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Territoires européens : régions, États, Union

Les possibilités de nouvelles relations énergétiques (Asie, Moyen Orient, Afrique), et Hydrocarbures : les limites du "grand jeu" russe

Publié le 20/12/2007

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Les limites à l'exploration de voies extra-européennes d'évacuation des ressources extraites du territoire russe sont essentiellement géographiques et logistiques : "géant aux narines bouchées" selon l'expression de Winston Churchill, la Russie ne bénéficie pas d'un accès aisé aux mers chaudes et à l'Atlantique, ni même, si l'on tient compte de l'occupation de l'espace russe, à l'océan Pacifique. Pour ce qui concerne les hydrocarbures, ses seules possibilités d'exportation à longue distance sont maritimes. Or deux détroits bloquent les accès de la Russie à l'Atlantique et à la Méditerranée : celui d'Öresund au Nord, celui du Bosphore au Sud. Pour s'affranchir de ces contraintes tout en limitant sa dépendance envers son client ouest-européen, la Russie cherche à ouvrir de nouvelles voies de livraison d'hydrocarbures vers le Sud, l'Est et vers les États-Unis.

Au Sud, la Chine, deuxième importateur mondial d'hydrocarbures, est un partenaire potentiel de grande importance : la Russie n'occupe pour l'instant que la quatrième place sur la liste de ses pays fournisseurs. L'essentiel des exportations de pétrole russe vers la Chine, soit 5% des quantités sortant de Russie, est acheminé actuellement par rail. Cette coûteuse solution n'est économiquement viable qu'en raison du niveau élevé actuel des cours mondiaux et n'offre pas de réelles perspectives de développement. Le projet d'oléoduc privé porté par Yukos, à destination du Pacifique et de la Chine, ayant été abandonné lors du démantèlement de l'entreprise, les projets d'infrastructures dans cette région sont désormais pilotés par l'entreprise publique Transneft. C'est le cas du projet East Siberia / Pacific Ocean (ESPO), oléoduc de 4 000 km capable d'acheminer 1,6 millions de barils par jour vers le Japon et la Chine, pour un coût variant entre 7 et 18 milliards d'USD suivant les estimations. Pour le gaz, les projets concernent deux gazoducs dont les tracés restent encore à finaliser.   

À l'Est, les gisements et installations de l'île de Sakhaline, sur l'océan Pacifique, offrent de réelles perspectives d'ouverture sur les marchés asiatiques, aussi bien pour le gaz que pour le pétrole [1]. Au Nord, la mer de Barents offre un débouché possible vers le marché américain. Les projets portés par Gazprom, Rosneft et Transneft consistent à réaliser un oléoduc et un gazoduc vers les ports de Mourmansk, Arkhangelsk ou d'Indiga sur la mer Blanche à partir du gisement du bassin Timan-Pechora. L'indisponibilité de certains de ces ports durant l'hiver suscite des interrogations sur les terminaux à privilégier. L'objectif est d'exporter entre 1,6 et 2,5 millions de barils par jour à partir de ces terminaux et de mettre sur pied des infrastructures de liquéfaction du gaz naturel pour exporter le gaz par bateau [24].

En parallèle, la Russie affirme son statut de puissance autonome en poursuivant une politique de rapprochement avec deux autres grands producteurs d'énergie : l'Algérie et l'Iran. Avec l'Algérie, les accords de coopération énergétique ont débouché sur l'exploration et le développement conjoint par Sonatrach (Algérie), Rosneft et Stroytransgaz (Russie) d'un gisement pétrogazier dans le sud Algérien et sur l'échange d'actifs entre Sonatrach et Gazprom. Les négociations avec l'Iran sont moins mises en valeur, du fait de la mise au ban du pays par les États-Unis et l'ONU. Elles se poursuivent toutefois : l'idée d'un "OPEP du gaz" regroupant entre autres l'Algérie, l'Iran et la Russie, a été considérée publiquement par Vladimir Poutine, dans une expression savamment dosée, comme "valant la peine d'y songer" [2]. La Russie a également confirmé son intention de coopérer à la construction d'un gazoduc reliant l'Iran et l'Inde à travers le Pakistan [3], montrant sa volonté de s'inscrire dans les négociations énergétiques entre les grands consommateurs asiatiques (Inde et Chine) et les grands pôles de production (Moyen-Orient et Asie centrale). Le fait que la Russie qui, via l'entreprise Atomstroyexport, assure la construction de centrales nucléaires en Iran, en Chine et en Inde, ait commencé à développer une coopération dans le domaine du nucléaire civil avec l'Algérie, est une indication significative à cet égard. Clairement, la volonté actuelle est d'éviter de se laisser enfermer dans une relation trop exclusive avec l'Union européenne.

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Hydrocarbures : les limites du "grand jeu" russe

Première limite, ses capacités de production

Pour disposer d'une réelle marge de manœuvre vis-à-vis de ses clients, la Russie devrait pouvoir compter sur des capacités de production excédentaires, à l'instar de l'Arabie Saoudite ou du Koweit, capables d'ajuster les quantités produites aux objectifs fixés par l'OPEP – ou aux leurs. Ce n'est pas le cas. Les perspectives de croissance de la production de pétrole et de gaz russes ne dépassent pas 1,5 à 2,5% par an, les installations fonctionnant au maximum de leurs capacités. Les champs pétrolifères en déclin ("post pic" de production) contribuent pour plus des deux tiers à la production pétrolière actuelle de la Russie, contre seulement un tiers pour les champs en situation d'expansion ("pré pic" de production) [4]. L'augmentation attendue viendra ainsi notamment de la croissance de la production du gisement de Sakhaline. Pour le gaz, l'essentiel de la croissance ne sera pas assuré par Gazprom mais par les compagnies gazières indépendantes de taille moyenne (Novatek, Itera, Northgaz), ou des compagnies productrices de pétrole à titre principal. Le seul élément permettant d'assurer aux compagnies nationales une marge de manœuvre consiste actuellement en la possession de gisements. Ceux-ci sont relativement peu ouverts aux investisseurs étrangers et ne sont pas développés avec la plus grande efficacité. Par opposition, le Kazakhstan, plus petit producteur, dont les infrastructures sont davantage contrôlées par les IOC, augmente régulièrement sa production (10% pour la production de pétrole entre janvier et avril 2007, et un objectif de croissance de 50% pour la production de gaz entre 2007 et 2010).

Deuxième limite, son marché intérieur

Limitée quant à ses capacités de production, la Russie doit en outre alimenter son propre marché énergétique, constitué de ses consommateurs finals et de ses industries. L'immensité de l'espace et  la rigueur du climat sont en elles-mêmes un handicap. Mais elles ne peuvent à elles seules expliquer le niveau de consommation énergétique observé en Russie. Pays de 143 millions de consommateurs, doté d'un PIB équivalent à celui d'un pays Européen de moyenne importance, la Russie est le troisième consommateur d'énergie au monde. Par l'effet combiné de la vétusté des infrastructures, des équipements, des processus industriels, et des niveaux des prix  intérieurs de l'énergie, l'efficacité énergétique de la Russie est l'une des plus faibles du monde [5]. Gazprom, premier producteur mondial de gaz, doit ainsi consacrer les deux tiers de sa production annuelle à la satisfaction de la demande intérieure [6]. Selon l'AIE [7], 30 milliards de m³ soit un cinquième des exportations annuelles aux membres européens de l'OCDE pourraient être économisés par la Russie en investissant dans les techniques d'optimisation de l'efficacité énergétique.

Pour alimenter ce marché, le régime soviétique avait développé les réseaux d'oléoducs et de gazoducs les plus importants au monde, représentant respectivement 50 000 et 157 000 kilomètres de tubes. Ces infrastructures n'ayant pas bénéficié des investissements nécessaires à leur entretien et à leur renouvellement, le réseau a désormais considérablement vieilli et il a perdu de son efficacité. Plus de 87% des gazoducs ont plus de dix ans, 60% plus de 20 ans, 20% (soit 31 000 kilomètres) plus de 33 ans.

D'ores et déjà, les conséquences du sous-investissement en infrastructures et d'une gestion hasardeuse des livraisons se font sentir en Russie. Ainsi que le rapporte Vladimir Milov, "pour la première fois, l'industrie russe d'électricité a dû faire face à des limitations de livraison de gaz durant les mois d'été de 2006, alors que la période correspond traditionnellement à un creux de consommation, [tandis qu'] en janvier et février 2006, les réductions d'approvisionnement aux centrales électriques en Russie centrale ont atteint 80 à 85% des montants prévus dans les contrats" [8].

Troisième limite, la Communauté des États indépendants (CEI)

Les accords politiques de la Russie avec ses partenaires de la CEI ont toujours comporté des clauses relatives à l'énergie ; dans l'esprit, celles-ci ont eu tendance à reproduire les accords de livraison énergétique de feu l'URSS à ses pays "frères", dont les prix défiaient toute concurrence. Toute la difficulté consiste pour la Russie à sortir de cette logique de prix subventionnés et organiser la migration vers les cours mondiaux sans remettre en cause la contrepartie politique de ces accords, qui reste importante pour elle.

Ainsi, en 2006, les pays de la CEI ont absorbé 96 milliards de m³ de gaz russe mais ils ont apporté moins de 200 milliards de roubles de recettes à Gazprom ; la même année, l'Europe a acheté 161,5 milliards de m³, qui ont donné lieu à des recettes de 846 milliards de roubles, soit un prix unitaire moyen plus de deux fois et demi plus élevé [9]. Les livraisons aux pays de la CEI ont ainsi généré en 2006 un coût d'opportunité de plus de 300 milliards de roubles pour l'entreprise. De ce point de vue, la CEI est comme une prison dont le geôlier serait lui-même prisonnier.

Quatrième limite, ses capacités d'exportation hors UE

La Russie peut-elle se passer du marché européen ? En dépit des annonces des autorités russes,  95% des exportations de pétrole brut de Russie sont destinés aux pays occidentaux. Trois interfaces (Droujba, Primorsk, Novorossisk) assurent  elles seules 84% des exportations russes de brut. L'une d'elles (Droujba) est actuellement dédiée à l'Union européenne, la capacité de montée en puissance des deux autres (sur la mer Noire et la Baltique) souffre encore de goulets d'étranglement géographiques : les détroits. Pour le gaz, la question est encore plus aiguë du fait des contraintes techniques que pose son transport : le moyen privilégié est le gazoduc. Le transport par bateau ne concurrence le gazoduc qu'au-delà  de 5 000 kilomètres de distance d'acheminement. Or les compagnies russes ne maîtrisent pas encore la technologie du GNL [10] : leurs premières ventes datent de 2006 et elles sont obligées de recourir à des partenariats technologiques avec des firmes occidentales de type IOC pour les développer (tel Total pour l'exploitation de Chtokman). Quoi qu'il en soit, pour de nombreux projets d'expansion des infrastructures d'acheminement évoqués précédemment, la question principale est celle de la capacité des gisements à remplir durablement les tubes installés, ce qui ramène le problème à celui des capacités de production.

Cinquième limite, sa cohérence stratégique

Au moins deux conditions sont nécessaires à la crédibilité d'une stratégie : qu'elle soit logiquement cohérente et qu'elle dispose des moyens nécessaires à sa mise en œuvre.

La stratégie de Gazprom semble souffrir d'un problème de cohérence et de moyens : compte tenu de ses ressources, ses capacités actuelles d'investissement ne sont pas de nature à faire face à l'immensité des besoins de modernisation de son réseau sur le territoire national. Pourtant, entre 2003 et 2005, Gazprom a investi 14 milliards d'euros dans d'autres secteurs que la production de gaz (pétrole, pétrochimie, électricité, construction notamment), dans un mouvement considéré comme davantage politique qu'économique [11]. Entre développement des revenus de court terme et sécurisation du moyen-long terme, entre soutien du marché intérieur et expansion sur le marché mondial, entre mission de service public et maximisation du profit, entre renforcement de son métier de base et diversification, entre bras armé du politique et compagnie internationale, Gazprom peine à adopter une stratégie cohérente.

Plus largement, la stratégie de la Russie en tant qu'acteur énergétique mondial rencontre quelques difficultés.  Au rythme actuel des investissements, il ne sera pas possible à la Russie de se dégager significativement de son client européen avant 20 ans, ce qui a pour conséquence que le coût de transfert de l'Union européenne pourrait bien se révéler, dans l'intervalle, moins élevé que celui de la Russie.

Cette situation signifie que la Russie doit impérativement s'affirmer comme un fournisseur d'énergie fiable pour l'Union européenne. Si celle-ci a le sentiment qu'elle peut se retrouver otage de relations Russie-Ukraine ou Russie-Biélorussie qui ne la concernent pas directement, elle ne pourra la considérer comme telle. De surcroît, sa réputation de fournisseur peu fiable sera un obstacle dans sa recherche de nouveaux partenaires, en Asie (Chine et Inde essentiellement) comme en Amérique du Nord (États-Unis). Les revirements de la partie chinoise dans ses pourparlers énergétiques avec la Russie pourraient ainsi être compris comme le signe d'un manque de crédibilité internationale des engagements de la Russie.

À plus long terme, affirmer la Russie en tant que puissance énergétique globale n'est une stratégie rentable que tant que perdure la structure actuelle des besoins énergétiques occidentaux. De ce point de vue, si l'on en croit les projections disponibles sur l'évolution à long terme de la situation énergétique mondiale, l'horizon n'est pas lisible au-delà de 30 à 40 ans. Les réserves d'hydrocarbures s'épuisant progressivement, les pays consommateurs d'énergie devront négocier une transition énergétique majeure qui aura des conséquences sur les pays producteurs. La stratégie actuelle de la Russie ne prend pas en compte ces éléments de réflexion : si elle est maintenue trop longtemps, la structure de l'économie russe risque fort d'accuser à terme une révolution industrielle de retard sur celle des économies occidentales.

Notes :

[1] Dans le dossier "La Russie, des territoires en recomposition" : "Nouveau front pionnier pétrolier et gazier dans l'Extrême-orient russe, Sakhaline"
[2] "L'OPEP du gaz" n'a finalement pas été lancée à Doha, lors de la rencontre interministérielle organisée entre les pays exportateurs de gaz en avril 2007. A sa place, un groupe de coordination a été mis en place entre les pays concernés.
[3] RFE/RL 16/06/2006.
[4] Country Analysis Briefs : Russia, Energy Information Administration of the United States, april 2007.
[5] En 2002, l'intensité énergétique de les économies de la CEI était la plus élevée du monde (Conseil Mondial de l'Energie, Rapport 2004).
[6] En 2006, 313 milliards de mètres cubes ont été livrés par Gazprom au marché intérieur.
[7] Optimising Russian Natural Gas- Reform and Climate Policy, IEA, 2006.
[8] Vladimir Milov, 2007, p. 94.
[9] Dans ce total (qui comprend la Turquie) les pays de l'UE représentent plus de 135 milliards, soit 24% de la production totale de Gazprom ; mais ils assurent les deux tiers de ses recettes d'exportation.
[10] Le Gaz naturel liquéfié (GNL) en portant sa température à environ - 160°C peut être transporté par navires spécialisés (méthaniers).
[11] Vladimir Milov, 2007, p. 94-95.

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Julien Vercueil, Université de Lyon,

Centre d'Étude des modes d'industrialisation (CEMI/EHESS),

pour Géoconfluences, le 20 décembre 2007

Pour citer cet article :  

« Les possibilités de nouvelles relations énergétiques (Asie, Moyen Orient, Afrique), et Hydrocarbures : les limites du "grand jeu" russe », Géoconfluences, décembre 2007.
http://geoconfluences.ens-lyon.fr/doc/etpays/Europe/popup/Vercueil2.htm