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Territoires européens : régions, États, Union

Sur le chemin de l’intégration européenne : les difficultés de la réforme régionale bulgare

Publié le 01/12/2003
Auteur(s) : Emmanuelle Boulineau - Université de Lyon, ENS de Lyon

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Introduction

Le terme de décentralisation résonne comme une devise dans les discussions d'intégration des Pays d'Europe centrale et orientale (PECO) dans l'Union européenne. Cette demande de décentralisation n'est toutefois pas l'apanage des institutions européennes vis-à-vis des pays candidats, elle fut aussi, dès l'effondrement des régimes socialistes, une revendication affirmée. En 1990, les tables rondes entre les autorités politiques et une opposition naissante ont placé au cœur du débat bulgare l'avènement de l'autonomie locale, acquise dans un premier temps au niveau communal.

Avec la perspective de l'intégration européenne en 2007, la Bulgarie s'engage à adopter des critères communs de gestion administrative parmi lesquels figure la gestion décentralisée et l'avènement de collectivités territoriales. Les modalités de décentralisation et de promotion des collectivités territoriales sont l'objet d'analyses mais l'intérêt se porte relativement peu sur ce qui apparaît pourtant en creux : la persistance d'un fonctionnement centralisé en Bulgarie.

 

Refonder l'État post-socialiste : le poids de l'histoire

La réflexion sur la décentralisation et ses enjeux nécessite une analyse de l'État et de ses modalités de construction.

 

Modifications des frontières bulgares (1878-1945) Cartorama en six cartes : 1878 (deux cartes), 1885, 1913, 1919, 1945

 

Sources : Rizov (1917), Grosser historischer Weltatlas - Réalisation : Emmanuelle Boulineau

C'est tout d'abord l'histoire de l'État bulgare qu'il faut garder à l'esprit. Né en 1878 de la décomposition de l'empire ottoman, l'État moderne bulgare possède une histoire courte à l'aune de l'histoire des États modernes ouest-européens. Les deux États médiévaux bulgares (681-1018 et 1185-1393) constituent une référence historique dans l'histoire nationale, mais ils s'apparentent à des empires sans les caractères territoriaux et politiques d'un État moderne. L'histoire de l'État refondé en 1878 est traversée de ruptures historiques majeures (les guerres balkaniques puis la Première guerre mondiale, 1944, 1989) qui correspondent à autant d'ébranlements dans le processus de formation étatique et territoriale.

Pourtant, si l'on peut dégager des effets de continuité dans l'histoire mouvementée de l'État bulgare, la centralisation est une direction prise de façon précoce (Lory, 1985). La gestion impériale de l'espace ottoman s'appuie sur la maîtrise des routes et des nœuds urbains, sur la distinction communautaire selon la religion et sur la défense de fronts de contact avec l'extérieur. Rien à voir donc avec les idées de territoire, de nation et de frontière introduites avec l'État-nation en 1878.

La logique de l'État-nation se manifeste dans sa dimension territoriale par un fonctionnement administratif centralisé et hiérarchisé qui couvre chaque parcelle d'un territoire national clairement délimité par des frontières. Le schéma centre-périphérie structure ces relations territoriales : le centre concentre pouvoirs et compétences et régit une périphérie dominée. Dans ce pays construit sur le modèle de l'État-nation, l'interrogation sur les identités régionales entre d'emblée en confrontation avec l'identité nationale. L'identité régionale est perçue comme un mouvement de la périphérie contre le centre dont la seule modalité d'expression est le conflit. L'ascension de Sofia signe l'accomplissement de la capitale comme nœud du pouvoir. Les décennies de pouvoir socialiste renforcent la gestion très centralisée en concentrant les prises de décisions à Sofia.

Sofia, centre historique du pouvoir

De droite à gauche: la statue équestre du tsar libérateur (Alexandre II), l'Assemblée Nationale avec, sur le fronton, la devise "l'union fait la force", la cathédrale orthodoxe Alexandre Nevski et le bâtiment de l'Académie des sciences bulgare. Cet aménagement date de la fin du XIXe début du XXe siècle.

photo : E. Boulineau, oct. 2000

Sofia, l'architecture socialiste du pouvoir.

Au centre l'imposant bâtiment administratif de l'Assemblée Nationale est d'une architecture sévère. Le mât qui le surmonte portait auparavant l'étoile rouge, déboulonnée depuis. Il s'agit de l'ancienne maison du Parti. Le pouvoir du peuple se trouve encadré, à droite, par l'actuel palais du Président de la République et de quelques ministères et, à gauche, par le siège du gouvernement et du Premier ministre. Les percées de grandes artères couvertes de pavés jaunes soulignent la perspective.

photo : E. Boulineau, oct. 1998

Sofia sur la voie des transformations

Le drapeau bulgare flotte sur les bâtiments officiels et les parterres de fleurs donnent une note colorée. Les drapeaux des pays de l'UE et de l'OTAN symbolisent la marche de la Bulgarie vers les institutions occidentales.

photo : E. Boulineau, sept. 2003

Reconstruire les fondements étatiques après 1989  

Souvent présentée comme le meilleur élève du grand frère soviétique, la Bulgarie a adopté, après 1945, le système de L'État-Parti socialiste, caractérisé par une très forte centralisation et une hiérarchisation rigide du fonctionnement administratif, le tout étroitement verrouillé par le Parti unique. Après l'effondrement de 1989, il faut dès lors combler un vide juridique : reconstruire la primauté de l'institution étatique, longtemps éclipsée par le pouvoir du Parti, rétablir l'autorité politique d'un État associé au régime oppressif, redonner à l'État ses moyens de régulation sociale et territoriale, amenuisés au fur et à mesure que la crise grippait le système socialiste.

C'est l'objectif de la Grande Assemblée nationale élue en juin 1990 pour proclamer une nouvelle constitution en 1991. Cet acte fondateur de l'État bulgare s'appuie sur une définition unitaire du pays : l'article 2 stipule que "la République de Bulgarie est un État unitaire à autogestion locale. Les formations territoriales autonomes n'y sont pas admises". Pour comprendre cet article, il faut se replacer dans le contexte très tendu de sa rédaction : tension politique et tension sociale issue des mesures de bulgarisation forcée des noms turcs à partir de l'hiver 1984-85. Cette politique déclenche durant l'été 1989 une vague de migrations sans précédent des Turcs bulgares vers la Turquie voisine, estimée à 370 000 individus d'un groupe qui forme environ 10% de la population nationale. Elle contribue ainsi à déstabiliser un régime moribond et à faire éclater au grand jour les attentes de la minorité turque.

Le législateur redoute la double allégeance politique possible des Turcs qui serait source de forces centrifuges, voire de sécession territoriale. L'unité territoriale est proclamée dans la Constitution : la Bulgarie est un territoire un et indivisible qui n'admet pas l'exception territoriale. Ce que le législateur redoute c'est la double allégeance politique possible des Turcs qui serait source de forces centrifuges, voire de sécession territoriale. L'autonomie locale est ainsi accordée dans les faits à la commune, la région doit attendre. La constitution définit la commune comme l'unité de base où s'exerce l'autogestion locale et déclare la région niveau intermédiaire entre le niveau central et le local, chargé de l'harmonisation de leurs intérêts respectifs. La centralisation apparaîtrait dans un premier temps comme une solution de continuité au regard de l'histoire de l'État moderne bulgare, comme un rempart contre les velléités centrifuges mais aussi comme une garantie de statu quo dans l'attente d'une stabilisation politique.

Les niveaux administratifs bulgares, organes et compétences
 
Niveau national
Niveau régional
Niveau communal
Nombre d'unités
1 (NUTS 0)
28 (NUTS 3)
262 (NUTS 4)
Organes
Assemblée nationale : 240 députés élus au suffrage universel direct pour 4 ans
Gouvernement : à sa tête, premier ministre élu et démis par l'Assemblée nationale
Président de la république :
élu au suffrage universel direct pour 5 ans
Cour constitutionnelle : 12 juges garants du respect de la constitution
Préfet de région : nommé par le gouvernement

Préfet(s) adjoint(s) : nommé(s) par le gouvernement

Administration régionale :
assiste le préfet dans ses fonctions
Maire de la commune : Organe exécutif local, élu au suffrage universel direct pour 4 ans
Conseil municipal : Organe législatif local, élu au suffrage universel direct pour 4 ans
Maire de mairie (kmetstvo) : élu dans les villages de la commune de plus de 500 habitants
Compétences
L'Assemblée nationale exerce le pouvoir législatif et assure le contrôle parlementaire
Le gouvernement exerce le pouvoir exécutif, dirige et met en œuvre la politique intérieure et extérieure du pays
Le Président de la république :
chef de l'État, il incarne l'unité de la nation et représente la Bulgarie dans les relations extérieures
Le préfet de région :
-
assure la mise en œuvre de la politique de l'État et de l'harmonie entre les intérêts nationaux et régionaux
- exerce dans la région l'administration de l'État et le contrôle administratif
- est responsable du respect des intérêts nationaux, de la légalité et de l'ordre public
Le maire de la commune dirige l'ensemble de la fonction exécutive de la commune est responsable de l'état civil, de l'ordre public, du respect et de l'application des lois
Le conseil municipal :
- définit la politique d'aménagement et de développement de la commune
- décide des problèmes d'importance locale qui ne sont pas de la compétence exclusive d'autres organes

Source : Constitution de 1991 et loi sur l'autogestion et l'administration locales. Situation en 2000.

La réforme régionale de 1999 : un pas vers l'Europe

Il faut attendre l'année 1998 pour voir l'autonomie régionale discutée dans le débat politique. Entre 1991 et le printemps 1997, les Bulgares ont connu cinq gouvernements. L'instabilité politique se double d'une grave crise économique qui conduit à la mise en place d'une caisse d'émission sous contrôle du Fonds monétaire international en 1997. La marge de manœuvre financière de l'État se trouve ainsi réduite et conditionnée par la stabilisation des indicateurs macro-économiques. Depuis 1997, l'accélération des réformes est notable et l'adhésion à l'Union européenne devient une réalité de plus en plus présente. L'approfondissement de l'autonomie de gestion, portée par l'Union européenne, exige de reconsidérer le rôle et les compétences de la région. Les incitations européennes à la décentralisation régionale recouvrent trois caractères principaux : un transfert de compétences du niveau central vers l'échelon régional, un allègement de la tutelle administrative centrale désormais réservée au contrôle de la légalité des actes émis par les unités décentralisées, la détermination d'un cadre territorial de référence comme lieu de définition de projets dans une logique ascendante du bas vers le haut. Au regard de ces trois éléments, le degré de décentralisation bulgare apparaît bien mince.

Le cadre régional consacre le statu quo du maillage administratif antérieur, en dépit d'un changement de découpage régional. La maille communale est conservée - on compte actuellement 262 communes bulgares. Le maillage régional passe de 9 régions instaurées en 1987 à 28 unités, sans introduire toutefois de bouleversements dans la structure territoriale de l'administration bulgare.

La réforme régionale de 1999 entérine peu ou prou le retour aux 28 départements (okrag) mis en place par la réforme socialiste de 1959-1961. Le maillage régional de 1999 résulte d'une réforme pragmatique, placée sous le signe de l'efficacité fonctionnelle. En fait, il s'agit d'un transfert du terme de région (oblast) à l'ancien maillage pour se conformer à la constitution bulgare qui ne reconnaît qu'une division en communes et en régions. Ce choix semble aller à l'encontre des incitations européennes : la miniaturisation de la maille régionale en 28 unités entre en contradiction avec le principe européen de vastes régions harmonisées sur le gabarit de la NUTS 2.

La décentralisation annoncée se déguise en fait sous une déconcentration. La région est gérée par un gouverneur, nommé par le gouvernement et chargé d'y appliquer la politique de l'État. Le gouverneur exerce la tutelle administrative par voie hiérarchique et contrôle la légalité des actes communaux et le respect de la législation nationale.

La mise en place d'une politique régionale en 1999 (révisée début 2003), inspirée des recommandations européennes, ne donne pas davantage d'autonomie à la région et en complique même la définition. En effet, les 28 régions administratives (NUTS 3) perdurent et 6 régions de développement sont définies à partir du regroupement des précédentes pour correspondre au niveau NUTS 2.

Deux niveaux régionaux coexistent sans que leurs prérogatives respectives soient clairement départagées, notamment pour les plans de développement régional établi à chacun de ces niveaux (cf. document ci-contre).

En fait, dans la pratique de la politique de développement régional, le fonctionnement hiérarchique descendant et la gestion sectorielle perdurent. Le niveau régional est en quelque sorte court-circuité par la présence très vivace des délégations ministérielles dans chaque région.

Dans l'administration régionale, des experts coordonnent, assistent et proposent mais somme toute personne ne décide et il faut s'en référer au ministère pour tout investissement. Le ministère, à Sofia, a le dernier mot et tient les cordons de la bourse.

 

Conclusion

La convergence des pays d'Europe centrale et orientale vers des institutions décentralisées est un préalable difficilement négociable pour l'intégration dans l'Union européenne. L'exemple bulgare montre que la persistance de la centralisation n'est pas l'expression d'un archaïsme ou d'une incapacité à s'adapter à ces recommandations européennes mais qu'elle montre une complexité bien plus existentielle de la nature même de l'État bulgare. La culture politique bulgare est étrangère à l'autonomie régionale, en ce sens son introduction ne va pas de soi et exige un débat serein sur le projet collectif de reconstruction de l'État. Les incitations européennes apparaissent comme un révélateur de dilemmes internes, un catalyseur de débats, pour autant elles ne doivent pas se muer en prescription absolue.

 

Bibliographie

  • Badie B. - La fin des territoires : essai sur le désordre international et sur l'utilité du respect - Fayard - 1995
  • Billaut M. - "Singularités des problèmes de minorités en Bulgarie" in : Roux M. (coord.), Nations, État et territoire en Europe de l'Est - L'Harmattan - 1992
  • Boulineau E. - "Pouvoirs et territoire dans une commune bulgare : l'exemple de Laki" in : Gillette C., Bonerandi E. et Tayab Y., Les territoires locaux construits par les acteurs - Géophile-ENS Lettres et Sciences humaines - 2001
  • Boulineau E. - "Les réformes administratives en Bulgarie depuis 1990 : les habits neufs des découpages socialistes", in : Rey V. et Saint-Julien T. (coord.), Territoires européens : différences, différenciation et intégration - Lyon, Presses de l'ENS Lettres et Sciences humaines - à paraître (2004)
  • Lory B. - Le sort de l'héritage ottoman en Bulgarie : l'exemple des villes bulgares, 1878-1900 - Istanbul, Isis - 1985
  • Lory B. - Bulgarie : la permanence de la question nationale - Historiens et géographes - n° 329 - 1990
  • Maurel M-C. - Un succédané de la perestroika : la nouvelle réforme territoriale en Bulgarie - Le courrier des pays de l'Est, n° 338 - 1989
  • Rey V. – Les territoires centre-européens, dilemmes et défis - La Découverte - 1998

 

Emmanuelle Boulineau, ENS de Lyon, Géophile


Mise à jour :   01-12-2003

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Pour citer cet article :  

Emmanuelle Boulineau, « Sur le chemin de l’intégration européenne : les difficultés de la réforme régionale bulgare », Géoconfluences, décembre 2003.
http://geoconfluences.ens-lyon.fr/doc/etpays/Europe/EurScient3.htm