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L'agriculture russe post-soviétique : rupture ou continuité ?

Publié le 15/02/2005
Auteur(s) : Pascal Marchand - université de Lyon 2

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Les résultats obtenus par l'agriculture post-soviétique sont inférieurs encore à ceux de l'agriculture soviétique, déjà considérée comme le boulet du système. L'examen des structures de ce secteur laisse par ailleurs perplexe car, après privatisation, il est encore aux mains d'exploitations collectives. Pendant ce temps, les magasins d'alimentation des grandes villes sont massivement approvisionnés en viandes importées, qui couvraient 70 à 90% du marché de Moscou et de St Pétersbourg au début des années 2000. Une décennie après la chute du communisme, le tableau est en apparence paradoxal.

 

L'effondrement des productions

Les productions animales et végétales ont fortement régressé depuis le début des années 1990. En raison des variations annuelles considérables des récoltes dans le domaine des productions végétales, la comparaison doit porter sur des moyennes inter-annuelles. On peut donc comparer la dernière moyenne de l'époque soviétique avec la dernière moyenne de la décennie eltsinienne pour les grandes productions de la Russie :

(en millions de tonnes)
1986-1990
1996-2000
 
2001
2002
2003
Céréales
104,3
65,2
 
85,2
84,7
65,5
Dont blé
53.5
34,3
 
47
50,6
34,1
Betteraves à sucre
33,2
14
 
14.6
15,5
19,4
Tournesol
3,1
3,3
 
3,2
4,6
4,7
Pommes de terre
35,9
34,5
 
35
35,9
36,7

Si la production alimentaire de base se maintient, tout comme celle de graines de tournesol (largement exportées), la production moyenne de céréales chute de 37% (toutes sont affectées, blé, orge, seigle), et celle de betteraves à sucre de 58%. La SAU a régressé, passant de 214 millions d'ha en 1990 à 197 en 2000, surtout du fait de la forte rétraction des surfaces ensemencées, passées de 118 à 85 millions d'ha (sources : "Sel'skoe khozïaïstvo Rossii", éditions 1995 et 2002).

La première moyenne de l'époque Poutine n'est pas encore complète, mais les premiers chiffres indiquent une certaine reprise de la production. Il faut par ailleurs noter que, depuis 2002, paradoxalement, la Russie renoue avec la situation d'exportateur de céréales, qui était la sienne au début du XXe siècle.

En règle générale dans le monde, sauf événement exceptionnel, l'effectif du cheptel ne connaît pas d'évolutions brutales d'une année sur l'autre. Or, en Russie, on constate un effondrement spectaculaire de l'effectif du cheptel bovin (en 2001, 46% de l'effectif de 1990), porcin (40%), ovin (25%). Seul le troupeau de vaches laitières (une partie du troupeau de bovins) présente une situation moins dégradée (59%). La chute semble stoppée depuis 2000, et on assiste peut-être à une stabilisation, à très bas niveau.

Evolution comparée des cheptels : URSS (1928 - 1940) et Fédération de Russie (1990 - 2002)

L'évolution de la décennie est en tout cas désastreuse. Si l'on compare la situation des années 1990 - 2002 aux années de la collectivisation de 1928 à 1940 (voir graphiques ci-dessus), on remarque que la chute a été plus rapide (entre cinq et sept années) mais moins profonde. Le redressement postérieur à la collectivisation ne se retrouve pas dans la décennie 1990. La chute liée à la fin du collectivisme est beaucoup plus longue (12 ans ininterrompus) et surtout plus profonde. Mais est-on sorti de la collectivisation ?

L'immobilisme des structures agraires

Historiquement, l'agriculture russe est une activité collective. Il existait des paysans libres au Moyen-Age, mais la généralisation du servage au XVIe siècle eut progressivement raison d'eux. Au milieu du XVIIe siècle, ils ne formaient plus que 10% de l'effectif, les autres étant serfs ou esclaves. Au XIXe siècle, le servage était général et l'activité du "moujik" était réglée par les pratiques collectives de l' "obchtchina", la communauté rurale, dans laquelle beaucoup de révolutionnaires russes voyaient la quintessence du socialisme agraire. L'idée du Grand Partage, le "partage noir", était répandue dans les campagnes, mais il s'agissait de prendre les terres de la noblesse pour les attribuer à la communauté, pas aux individus.

Alexandre II abolit le servage en 1862, mais il transféra les terres aux communautés, pas aux individus. Ces communautés, sous le nom de mir, réglaient toute l'activité agricole et acquittaient impôts et redevances sous la direction des Anciens. Les terres restaient en collectivité et étaient redistribuées à intervalle régulier en fonction des besoins de chaque famille. Si on sait que le mot russe mir désigne à la fois la "paix" et le "monde", on mesure le poids de ce qu'on appelle le "vieux communisme agraire russe". Sauf pour les rares migrants et pour les ouvriers temporaires des fabriques des villes, on ne sortait jamais de son village, très éloigné de son voisin, et on y vivait selon les règles de l'Harmonie orthodoxe, dans la collectivité.

C'est ce conservatoire de routines improductives que Stolypine entreprit de briser. Pour créer une classe de "véritables fermiers", sa réforme de 1906 autorisa les paysans qui le désiraient à sortir de la propriété collective en obtenant "leur part", qu'ils pouvaient enclore et sur laquelle ils pourraient mener l'activité agricole de leur choix. Cette idée tomba en désuétude après sa mort, mais en 1914, 2.5 millions d'exploitations s'étaient quand même libérées du mir. Leurs possesseurs, désignés sous le nom de "koulaks", pourtant pour la plupart fort peu aisés, étaient haïs par ceux qui étaient restés dans les collectivités : ils avaient voulu rompre avec l'égalitarisme rural.

Entre 1917 et 1926, les terres passèrent entre les mains des collectivités rurales et la sortie du mir devint impossible. La masse de la population ne vit pas la "dékoulakisation" avec déplaisir et y participa même largement. Ce n'est que lorsqu'elle comprit que la collectivisation stalinienne n'était pas l'attribution des terres aux communautés rurales, que s'ensuivit une destruction systématique du cheptel pour ne pas le laisser collectiviser.

Le système de kolkhozes et sovkhozes mis en place à partir de 1928, avec quelques réformes, était toujours en place en 1991 lors de la chute de l'URSS. En 1989, la situation était légèrement déséquilibrée en faveur des sovkhozes, plus nombreux, occupant plus de personnel, sur une SAU plus vaste (voir tableau ci-dessous). Les différences entre "coopératives" (kolkhozes) et "fermes d'État" (sovkhozes) étaient, de fait, minimes. "Kolkhoziens" et "ouvriers des sovkhozes" (c'était leur nom) étaient autorisés à posséder un lopin mais seuls les premiers avaient le droit d'en commercialiser la production sur le "marché kolkhozien". Le kolkhoze avait un président élu, candidat unique "soutenu" par le parti unique, alors que le sovkhoze avait un directeur nommé par le même parti unique. Dans leur version post-stalinienne, lorsque les paysans furent à nouveau autorisés à élever du bétail à titre privé, les structures agraires soviétiques se situaient dans la continuité des pratiques collectives de la Russie du XIXe.

L'"économie auxiliaire de production", les fameux "lopins kolkhoziens" renforcés par les potagers des employés, mérite attention car ils assuraient une part considérable dans certaines productions (cf. tableau ci-dessous), le tout produit pendant les heures perdues puisque les possesseurs de lopins avaient tous un emploi rémunéré à temps plein dans l'exploitation collective. Se fondant sur ces données, des observateurs non-russophones, et particulièrement naïfs il est vrai, avaient pronostiqué qu'en libérant cette formidable énergie kolkhozienne, c'est à dire en distribuant les terres, la Russie deviendrait un pays de cocagne. Produire une telle quantité de denrées alimentaires et assurer l'entretien d'un tel troupeau (qui doit être nourri à l'étable pendant six à sept mois en Russie), à temps perdu, supposait de fait une productivité "fantastique", mais à tous les sens du terme. Il suffisait en effet de parcourir la presse officielle soviétique pour savoir que ces données relevaient de ce qu'on appelle en russe, l' "otchkovtiratielstvo", au sens littéral, le "frictionnage des yeux". Kolkhoziens et employés consacraient en réalité une grande partie de leur temps de travail officiel à leur lopin privé, avec les engrais et le matériel de la collectivité, nourrissaient leur énorme troupeau sur les terres collectives pendant l'été, avec les fourrages de la collectivité pendant l'hiver.
Cette "formidable productivité" n'était qu'une supercherie et il suffisait de rapporter les productions déclarées des surfaces annoncées pour s'en douter.

C'est la raison pour laquelle, la réforme agraire, officiellement engagée dés 1993, n'a produit aucun effet. Depuis 1991, les citoyens russes peuvent s'installer comme "fermiers individuels", "fermer" en russe. La formule connût un engouement rapide (270 000 fermes au 1er janvier 1994) mais bien modeste comparé au mouvement engagé par Stolypine un siècle auparavant, surtout si on considère que la population active agricole compte 9,7 millions de personnes en 1990. Le nombre de fermes plafonna à 280 000 en 1996, pour redescendre doucement à 266 000 au 1er janvier 2002.

Sources : Annuaires statistiques soviétiques - "Narodnoe Khozïaïstvo SSSR v 1989", p. 432 ; "Sel'skoe khozïaïstvo", 1991, p. 130 ; "Sel'skoe khozïaïstvo v Rossii", 2002, p. 52

En décembre 1991, la loi imposa une réorganisation en différentes formules de privatisation, aux 25 500 kolkhozes et sovkhozes. Les entreprises s'adaptèrent d'autant plus facilement qu'elles obtenaient, ce faisant, l'effacement de leurs dettes. Le programme fut achevé en 1994, même si le gouvernement avait dû concéder la possibilité de garder le statut ancien. Au 1er janvier 1994, 9 600 kolkhozes et sovkhozes subsistaient, la plupart par choix, contrôlant 29,3% des terres agricoles. Plus de 15 000 s'étaient transformés en "sociétés à responsabilité limitée" ou en "sociétés anonymes", fonctionnant avec les mêmes directions qu'avant, de la même façon collective. La part du patrimoine de chacun avait été précisée en superficie (en nombre d'hectares) mais non localisée. Il n'y a d'ailleurs toujours pas de cadastre pour le faire, ce dernier est en cours d'élaboration. La terre reste à la communauté et est exploitée en commun, comme à l'époque soviétique. Anne Gazier (maître de conférences de droit public, Université d'Amiens) parlait, dés 1994, d'une réforme de pure façade, "limitée à un changement d'étiquette".

Des structures ambiguës

Dans les années 2000, les statistiques ne distinguent plus qu'une seule catégorie "organisations agricoles" pour désigner les différents types d'exploitations collectives (kolkhozes et sovkhozes d'ancien modèle, nouveaux types de "sociétés"). En 2001, la SAU russe couvre 196 millions d'hectares. D'après les catégories statistiques, les "organisations agricoles" disposent de 78,8% de cette étendue et les "fermes", de 8,1 %. Le solde (14,1%) est "à la disposition des citoyens" (tous les citoyens, urbains ou ruraux qui demandent à disposer de lopins plus ou moins importants), mais il s'agit majoritairement de pâtures et de prairies de fauche (source : "Sel'skoe khozïaïstvo v Rossii", 2002, p. 52). Si on s'en tient aux surfaces ensemencées (85 millions d'ha), la répartition est substantiellement différente : 85,1% se trouvent dans les exploitations collectives, 9,2% dans les fermes, et 5,7% font partie de l'"économie familiale" (ce sont les "lopins à disposition des citoyens" urbains ou ruraux).

Les autorités russes associent "fermes" et lopins "à la disposition des citoyens" dans un grand "secteur privé", instituant une redoutable confusion. Si les lopins de la population urbaine peuvent être apparentés de loin à une activité privée (il s'agit d'un jardinage de survie), ce n'est pas le cas des lopins des ruraux. Ces derniers, héritiers des "lopins kolkhoziens" généralisés à toute la population rurale, assurent une part prépondérante de l'élevage russe, mais fonctionnent en symbiose complète avec les grandes exploitations collectives, sans lesquelles ils ne pourraient subsister. Les trois catégories statistiques se regroupent en fait en deux, celle des "fermiers" et celle des exploitations collectives.

Les "fermiers" disposent en moyenne de 62 hectares (en propre). Cette moyenne masque de grands écarts entre les exploitations, puisque plus d'un tiers d'entre elles (39,5%) sont minuscules et possèdent au plus 10 ha, ne représentant à elles toutes que 3,1% de la surface totale. À l'opposé, 5.5% d'entre elles, disposant de plus 200 ha, rassemblent la moitié (51,1%) de l'espace aux mains des fermes privées.

Les fermes ne représentent une part substantielle de la production que dans trois domaines : les céréales, le tournesol et les betteraves à sucre. Elles jouent également un rôle dans l'élevage ovin. Elles sont par contre totalement marginales dans les autres productions (cf. tableau ci-dessus). Contrairement à toute attente, les fermiers délaissent donc les productions à forte valeur ajoutée (fruits, légumes, élevage) et se consacrent à la céréaliculture assolée.

Les exploitations collectives représentent encore 85% des surfaces ensemencées. Elles emploient la quasi-totalité des 7,9 millions d'actifs de l'agriculture (tous sauf les 266 000 fermiers). Dans le cadre de la "privatisation", tous les employés (instituteurs inclus) ou retraités ont reçu un lot de 2 à 10 hectares selon la région, incluant ou non leur "lopin" (dont la surface varie selon les régions entre un et deux hectares). Cette attribution est attestée par un papier, mais les terres n'ont pas été localisées (il serait d'ailleurs difficile de le faire pour tous puisqu'il n'y a toujours pas de cadastre en Russie).

Leur lot étant pour l'instant théorique, les employés des collectifs ne disposent que de leur modeste lopin pour assurer une production "privée", mais ils continuent à y "sur-performer" toutes les normes de productivité connues (voir tableau ci-dessus).

Comme l'a très bien écrit J. Pallott (2003, p. 42), ces lopins sont en "situation d'échange réciproque non-monétaire avec le collectif". Le "rural" (paysan, mais aussi fonctionnaire ou technicien) ne tient pas à se séparer du collectif qui lui ouvre ses pâturages, lui loue des terres, met du cheptel à sa disposition par contrat tacite. Par ailleurs, l'employé du collectif peut dérober toute sorte de produits et ceci, "le vol du sac de blé du collectif" selon la formule de G. Ioffe (2000, p. 290), continue d'être la forme la plus répandue de cette symbiose. Le sociologue I. Kliamkine (2003, p. 163) est encore plus direct : "la possibilité de voler est la raison économique essentielle et parfois unique" du maintien du collectif. Un arrangement tacite permanent entre la direction et les employés assure un équilibre entre chapardage et survie de l'exploitation collective. Les abus sont réprimés.

Dans certains ménages, les lopins ne servent qu'à l'auto-consommation de la famille élargie. À l'autre extrême, certaines personnes entreprenantes et ayant réussi à disposer d'un véhicule ont constitué de véritables entreprises privées. Ils rassemblent leur production, celle de leurs proches, celle de leurs voisins (moyennant commission), peut-être aussi une partie de celle du collectif, et livrent le réseau de clientèle qu'ils se sont constitués (marchés, conserveries, collectivités, grossistes …) contre paiement en liquide. Entre ces deux extrêmes se trouvent la majorité des ruraux.

Entre rumeurs et réalités, les médias témoignent Voir le document

Toutes ces évolutions posent le problème de la passivité apparente de la masse des paysans. Pourquoi si peu de "fermiers" ?. Pourquoi rester dans le cadre collectif pour mener des activités privées comme le font les possesseurs de lopins ?. L'explication selon laquelle 75 ans de collectivisme ont tué l'esprit d'initiative n'est pas satisfaisante. Trois siècles de collectivisme n'avaient pas empêché le développement de l'activité privée sous Stolypine et, aujourd'hui, le florilège d'astuces déployé par les acteurs ruraux montre que l'esprit d'initiative ne manque pas dans les campagnes russes.

Les obstacles à l'initiative

Le milieu russe n'est pas très favorable à l'activité agricole, qui doit y affronter de nombreux aléas. Sur l'essentiel du pays, l'hiver russe ne dure pas moins de cinq mois (de température moyenne négative). Les fortes gelées précoces et tardives qui l'encadrent imposent au total une stabulation moyenne de sept mois à l'élevage. L'intensité des pointes de froid interdit les semailles d'automne sur plus de la moitié du pays et les cultures de printemps sont partout entravées par la "raspoutitsa" qui retarde l'accès aux champs. Toute la partie fertile du pays (les tchernoziums) est sujette quant à elle à des vagues de sécheresse redoutables qui sont les principales responsables des variations de la production céréalière.

La vie dans le village russe, isolé surtout au printemps, mais aussi en hiver, reste par ailleurs difficile. Elle est presque impossible sans un minimum d'entraide. Les villageois ont besoin de matériel pour labourer, semer, récolter et celui-ci n'est disponible que dans l'entreprise collective. Rentrer les fourrages et le bois nécessaire à l'hiver requiert aussi le matériel de la collectivité et, plus encore, l'assistance des voisins. Il en va de même pour la construction et les grosses réparations des isbas. Sans cette entraide la survie est impossible en cas d'incapacité temporaire. Les pratiques collectives étaient une nécessité dans la Russie d'autrefois.

Elles restent nécessaires en raison du sous-équipement des campagnes héritées de la période soviétique. Les taux d'équipements des foyers urbains et ruraux peu après le chute du régime, en 1993, donnent une idée de cette indigence :

 
Eau courante
Chauffage central
Eau chaude
Salle de bains
Téléphone fixe
Urbains
83%
84%
75%
69%
42%
Ruraux
30%
20%
16%
9%
17%

(Sources : Rossiiskii statistitcheskii ejegodnik, 1998, pp. 254, 573 et 575)


À la fin de la décennie, comme le montrent les données de l'année 2000, un certain rattrapage a été effectué, mais le sous-équipement des foyers ruraux reste considérable :

 
Eau courante
Chauffage central
Eau chaude
Salle de bains
Téléphone fixe
Urbains
86%
87%
79%
75%
68,5%
Ruraux
39%
37%
24%
17%
23,5%

(Sources : Rossiiskii statistitcheskii ejegodnik, 2001, pp. 201, 469 et 471)

Cliché C. Lallement, village de Goritsy (Nord-ouest de la Russie, oblast de Tcherepovets), juillet 2004

Comme, en revanche, l'équipement des foyers en télévision était presque complet dés l'époque soviétique, les ruraux peuvent constater, notamment dans les films, leur situation d'infériorité. Le monde rural est au surplus encore plus sous-équipé dans le domaine des équipements de loisirs (cinéma, restaurant, théâtre, dancing …). Le développement récent de la voiture individuelle ne rompant que partiellement l'isolement en raison du faible développement du réseau routier moderne, on comprend que l'exode rural ait été très fort à l'époque soviétique, et le demeure. Il frappe surtout les jeunes et, parmi eux, les plus entreprenants.

Le choix de l'activité agricole dans le cadre d'une "ferme" familiale reste une entreprise difficile compte tenu de l'environnement économique hérité de l'URSS.

Les difficultés de l'agriculture privée en Russie

En l'absence d'une mise de fond, l'acquisition des intrants nécessaires à l'activité agricole est très difficile pour un fermier privé, c'est à dire sorti du collectif. Le matériel existant appartient intégralement aux exploitations collectives. L'acquisition de matériel neuf, tout comme celui d'engrais et de semences, dont les prix se sont mis "au niveau mondial", leur est presque impossible en l'absence de moyens financiers. Contrairement à Stolypine, qui avait veillé à ce qu'un réseau de banques paysannes puisse appuyer ceux qui voulaient sortir de la collectivité, les gouvernements post-soviétiques n'ont pas réformé le système bancaire. Les banques restent donc absentes du milieu rural.

La vente de la récolte soulève également de nombreux problèmes. Les capacités des entreprises collectives, déjà très insuffisantes par rapport à leurs propres besoins, ne leurs sont pas ouvertes. Sans capacité de stockage, et sans moyens d'en créer, les fermiers sont donc contraints de vendre leur récolte au plus vite. C'est ce problème précis qui explique que les fermes familiales ne produisent pas de denrées périssables pour le marché (légumes, fruits, produits d'élevage). Trouver acheteur pour les produits moins périssables (céréales, tournesol) pose déjà problème car le marché est un monopole des structures collectives, tout comme les moyens nécessaires au transport.

Pour toutes ces raisons, les fermiers sont amenés à vendre leurs productions à vil prix et avec des marges limitées par les divers arrangements qu'ils doivent passer avec les employés des collectifs pour mener à bien leur activité. Confrontés en revanche à des prix élevés pour leurs intrants, ils sont victimes de ce que certains ont appelé une seconde crise des ciseaux.

Si certains membres des collectifs collaborent avec les fermiers ("prêt" de matériel, d'engrais …), les structures en tant que telles sont en général hostiles à toute coopération avec eux. La raison en est que si le mouvement des fermes individuelles trouvait un milieu favorable et se développait, il priverait les collectifs de tous leurs éléments les plus entreprenants. C'est aussi pour cette raison que les membres du collectif qui demandent leur part de terres et s'installent comme "fermiers" reçoivent systématiquement des terres médiocres, éloignées les unes des autres.

Le gouvernement lui-même n'a pas pris les mesures nécessaires au succès des fermes familiales. De 1991 à 2001, le "fermier" ne pouvait ni vendre, ni acheter de terres, et pouvait se les voir retirer si l'administration jugeait qu'il n'en "faisait pas bon usage". Il n'y avait donc pas de véritable propriété mais une jouissance à titre précaire. Ce flou juridique était peu propice à l'entreprise (Marchand, 1997). Ce n'est qu'en 2002 que la loi autorisant l'achat et la vente de terres a été votée. Et encore, comme le souligne Wegren (2002, p 659) la transaction doit-elle obligatoirement être faite par l'intermédiaire de l'administration locale, ce qui, selon sa formule, "ouvre un champ immense à la corruption".

Si on s'en tient aux déclarations ministérielles et aux mesures adoptées par les récents gouvernements (ceux de l'ère Poutine), les autorités semblent souhaiter une agriculture fondée sur deux secteurs. Les exploitations collectives viables seront aidées dans leur activité (notamment par un soutien des cours). Le gouvernement espère voir s'affirmer ainsi un réseau de grandes entreprises collectives intégrées dans des structures agro-industrielles. Celles qui ne sont pas rentables seront incitées à se démanteler en fermes individuelles. Cette préférence pour les grands ensembles agro-industriels rappelle beaucoup le modèle des agro-villes khrouchtchéviennes, transmutées sous Brejnev en "Unions agro-industrielles", et ne témoigne pas de beaucoup de considération pour la "ferme familiale".Il serait cependant étonnant que les grandes entreprises collectives, devenues entreprises capitalistes, puissent tolérer l'activité des "lopins", c'est à dire l'activité privée dans le cadre et aux dépens du collectif.

Le gouvernement ne cherche pas non plus à remédier à l'impasse héritée du soviétisme sur l'équipement de l'immense monde rural russe (routes, eau courante, équipements collectifs), indispensable à un véritable développement de l'initiative.

La dévaluation du rouble qui a suivi la crise de 1998 a toutefois permis un redémarrage de l'agriculture russe, en réduisant la compétitivité des produits importés. L'essor rapide des industries agroalimentaires (industries laitières, transformation de produits carnés, produits de céréales...) constitue un aiguillon stimulant pour la production agricole mais ne joue qu'avec les structures collectives, les petits paysans restent incapables de fournir une production de niveau sanitaire requis. À moyen terme, l'agriculture russe parviendra-t-elle à relever le défi du développement ?

Références bibliographiques (accessible en langues occidentales)

  • Gazier Anne - La réforme agraire en Russie - Problèmes Politiques et Sociaux, n° 735 - 1994
  • Ioffe Grigory, Nefedova Tatiana - Areas of crisis in russian agriculture ; a geographic perspective - Post soviet geography and economics, n° 4, pp. 288-305 - 2000
  • Kliamkine Igor, Timofeev Lev - La Russie de l'ombre - Paris, Presse de la Cité, 297 p., 2003,
  • Marchand Pascal - L'agriculture post-soviétique, la crise sans mutation ? - Annales de géographie, n° 597, pp. 459-478 - 1997
  • Pallott Judith, Nefedova Tatiana - Geographical differentiation in household plant production in rural Russia - Eurasian geography and economics, n° 1, pp. 40-64 - 2003
  • Wegren Stephan - Observations on russian's new agricultural land legislation - Post soviet geography and economics, n° 8, pp. 651-660 - 2002
  • Wegren Stephan - Russian peasant farms and household plots in 2003 : a research note - Eurasian geography and economics, n° 3, pp. 230-239 - 2004

Filmographie

  • Sur la vie au kolkhoze :
    • Le bonheur d'Assia d'Andreï Kontchalovski ("Les films de ma vie")
  • Sur le monde rural post-soviétique :
    • Riaba, ma poule d'Andreï Kontchalovski
    • Dans ce pays là de Lydia Bobrova
    • Les petites vieilles de Guenadi Sidorov

Pour compléter, quelques ressources en ligne

 

Pascal Marchand, professeur à l'Université de Lyon II,

Pôle d'études en politiques sociales et économiques, Grenoble II.

Pour Géoconfluences le 8 février 2005


Mise à jour :   15-02-2005

 

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Pour citer cet article :  

Pascal Marchand, « L'agriculture russe post-soviétique : rupture ou continuité ? », Géoconfluences, février 2005.
http://geoconfluences.ens-lyon.fr/doc/etpays/Russie/RussieScient.htm