Les terroirs de l'aire AOC Bergerac

Publié le 11/01/2007
Auteur(s) : Éric Rouvellac - université de Limoges

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Les vignobles étalés sur les régions Midi Pyrénées et Aquitaine (hors Bordelais) possèdent une personnalité double : ils forment l'ancienne zone d'approvisionnement des ports de Bordeaux et de Bayonne et leur relatif isolement lors des siècles passés leur ont conféré une sélection ampélographique [1] particulière, avec parfois des cépages endémiques à forte personnalité, (Strang, 1997). Depuis 15 ans, ces vignobles du sud-ouest sont entrés dans une politique de valorisation scientifique de leurs terroirs. Le plus grand d'entre eux, Bergerac (40 000 ha d'appellation inclus dans 91 communes dont 13 000 plantés ; 13 appellations d'origine contrôlée), a entamé cette démarche en 2001 à travers une recherche en trois volets : une étude géomorphologique à grande échelle ; une étude pédologique également à grande échelle ; une étude des potentialités viticoles à partir des terroirs alors définis.

Nous [2] avons été en charge de la première partie en réalisant une cartographie géomorphologique des terroirs de l'aire AOC Bergerac au 1/10 000e. Obtenir une connaissance approfondie des terroirs viticoles du Bergeracois est nécessaire pour faire connaître des terroirs qui sont parfois mal exploités, pour donner aux viticulteurs les moyens de faire le meilleur choix possible à la plantation de la vigne, à son mode de conduite et à la vinification.

Le terroir viticole est un outil dont il faut tirer la meilleure expression pour l'individualiser et valoriser le vin qui en est produit. L'expression de terroir viticole fait appel à une notion fortement chargée d'histoire et de symboles. Donner un sens scientifique au terme de terroir n'a pas toujours été aisé. La plupart des scientifiques s'accordent sur une définition donnée dans le lexique agraire de la commission de géographie rurale et représentant le terroir comme : "un territoire présentant certains caractères qui le distinguent au point de vue agronomique de ses voisins" (1968).  C'est en nous inspirant de ces travaux antérieurs et du renouveau amené dans cette notion en viticulture par les agronomes que nous définissons à notre tour le terroir comme la plus petite portion de territoire, la plus petite unité taxonomique, homogène à tous les points de vue, et cartographiable à grande échelle, (Rouvellac, 2005).

Cartographier géomorphologiquement les terroirs a permis de les déterminer et de caractériser leur potentiel viticole suivant une méthodologie de différenciation selon douze critères. Cette cartographie des terroirs de l'aire AOC Bergerac constitue un outil de départ pour la phase suivante, l'étude pédologique et la cartographie des sols élaborée par l'ENITA de Bordeaux. Elle constitue un résultat important pour les acteurs de la filière viti-vinicole bergeracoise qui appréhendent mieux le milieu et qui ont une idée synthétique des potentialités du vignoble. Ces travaux ont été effectués de 2001 à 2005.

Nous nous proposons de rendre compte des résultats de cette recherche géomorphologique, de la méthodologie employée et de la cartographie des terroirs du vignoble de Bergerac.

La géomorphologie des 91 communes qui contiennent l'aire AOC aboutit à une donne "première" et évolutive sous l'influence de processus naturels et anthropiques. Les terroirs géographiques en sont l'expression à la plus grande échelle d'homogénéité. Ces terroirs sont ensuite parfois cultivés, érodés, abandonnés, construits, végétalisés artificiellement, détruits…, bref modifiés par les sociétés humaines successives. Nous proposons de les retranscrire ici par un tableau.

Fort de ces connaissances, il nous faut maintenant mieux approcher le concept de terroir pour les définir, les décrire et les cartographier.

L'aire AOC Bergerac au Sud-Ouest de la France

Une géomorphologie marquée par l'hétérogénéité des dépôts sédimentaires continentaux (carte et tableau)

Les critères de différenciation des terroirs

La mise en évidence de portions de territoire homogènes, de terroirs, est possible par la perception de critères de différenciations. Ces terroirs s'individualisent en mettant en évidence déjà un certain nombre de critères évidents : le sol, la roche mère du sol, qui peut être le substratum géologique ou le manteau d'altérites, d'alluvions, de colluvions, (formations superficielles), l'altitude, la pente, l'exposition, la végétation, l'histoire. Ces critères s'imbriquent les uns dans les autres, ils s'organisent comme une chaîne de liens de dépendance et d'interdépendance : par exemple une forte pente d'un versant alliée à la pression agricole passée peut entraîner une érosion importante, aboutissant parfois à une destruction du sol, à une végétation très ouverte, buissonnante et nanifiée, d'autant plus si ce versant est exposé en adret. Nous voyons à travers cet exemple que le terroir est un concept à l'intersection du physique et de l'humain. La société a modifié les terroirs au cours de l'histoire, en a ruiné parfois, ceux-ci connaissent donc une évolution au cours de leur utilisation, (Hinnewinkel, 1999).

Ainsi trois critères, l'histoire du terroir, son utilisation actuelle, son évolution, sont directement tributaires de la société. Deux autres, le sol et la végétation, ont été modifiés totalement ou en partie par la société. Voici cinq critères de différenciation des terroirs qui ont la particularité d'être sous l'influence humaine. Nous en avons défini plus haut quatre autres à caractère physique, l'altitude, la pente, l'exposition, le substratum, qui sont des données naturelles indépendantes bien que la pente puisse être modifiée par le travail humain. Nos réflexions, fruits de l'étude du terrain, de lectures et de discussions avec d'autres chercheurs ou des viticulteurs nous ont conduits à définir trois autres critères physiques pour différencier les terroirs : le sol, le site, les processus hydropédologiques.

Ainsi le sol, dont la définition demeure souvent différente pour de nombreux chercheurs, constitue un critère qui mérite d'être détaillé. Nos observations nous ont conduits à distinguer sol, manteau et substrat. En effet, le sol peut reposer sur une roche mère qui n'est pas le substrat géologique; ainsi tous les dépôts quaternaires de la Dordogne, masquant les substrats de l'ère tertiaire, jouent le rôle d'un manteau et constituent la roche mère des sols qui s'y développent. C'est le cas également pour les sols se formant sur et à partir de formations superficielles, (altérites, sidérolithique, grèzes…).

Dans d'autres cas, le sol peut être si réduit que le manteau ou le substrat affleure directement. Ainsi la vigne pousse-t-elle directement dans les graves sur les terrasses les plus anciennes. Voilà deux formes d'évolution / destruction des sols liées à la crise érosive générée par la viticulture, culture peu couvrante.

Vues de l'appellation Bergerac

Butte témoin et cuesta de Monbazillac

Les Cailloux, Gageac-et-Rouillac, direction sud-ouest.

Au fond apparaît la butte témoin du Perrou, Z = 115 m sur son plateau sommital taillé dans le calcaire de Castillon. La butte est séparée du front de cote par le talweg qui se dessine au deuxième plan.

Pécoula, Pomport, direction nord.

Vue du plateau sur le dissèquement de la cote de Monbazillac par la Gardonette dont on aperçoit l'échancrure au deuxième plan. Le front de cote (ou talus) se termine localement au Septy, se prolonge par une butte témoin à Moncuq, tous deux couronnés par le relativement dur calcaire de Monbazillac.

Le Fumat, Monbazillac, direction sud

Trois parties se distinguent sur ce cliché définissant autant de terroirs :

  • au troisième plan le talus viticole ou front de cuesta de Monbazillac,
  • au deuxième plan le replat d'avant front taillé dans les molasses de St-Nexans, saupoudré parfois de graves anciennes de la Dordogne, très érodées par les travaux viticoles,
  • au premier plan les colluvions de fond de versant couverts eux aussi de vigne.

Un autre critère, complexe lui aussi, est apparu bien discriminant, le site et la configuration d'un terroir : le site exprimant la position relative du terroir dans le versant ; la configuration exprimant sa position dans son environnement plus étendu. Trop souvent, le terroir est analysé pour lui-même alors qu'il n'existe qu'en relation avec ses voisins, et en relation avec les hommes qui l'exploitent.

Tout terroir subit les pluies d'intensité / durée variables qui peuvent donc dépasser plus ou moins fréquemment le seuil de saturation propre à chaque terroir. Tout terroir subit les aléas liés au cycle de l'eau et il évolue avec les conditions météorologiques, ce qui nous a permis de prendre en compte les processus hydrologiques, pédologiques et morphogéniques observables, autre critère complexe de différenciation des terroirs. Il faut en effet comprendre comment les précipitations peuvent influer sur la nature et le devenir du terroir, à travers le sol de celui-ci, et expliciter quelles formes cela prend dans le paysage. Ces processus demeurent tous les trois en corrélation.

Le topoclimat n'apparaît pas comme un critère à part entière, alors que de nombreux auteurs, géographes, pédologues, agronomes, le retiennent comme tel dans la définition du concept de terroir.

Nous n'avons pas suivi cette démarche pour deux raisons :

  • la grande échelle à laquelle nous avons travaillé et cartographié les terroirs prend en compte le topoclimat à travers l'altitude, l'exposition, le site, la pente.
  • le contexte climatique général de l'aire AOC Bergerac demeure trop homogène à petite échelle pour entamer une réflexion en parallèle avec les terroirs, phénomènes de grande échelle.

 

La question des topoclimats face aux terroirs mérite d'être posée, nous sommes conscients de toutes les nuances atmosphériques que peut comporter un terroir particulier, (Fourestey, 1998 ; Renoult, 1997). Par exemple en cas de rayonnement nocturne fort, un fond de doline ou un fond de vallée peut devenir un creux à gel ; par contre, par grande insolation, un terroir très caillouteux peut avoir des propriétés d'albédo particulières.

Nous arrivons donc à douze critères fondamentaux pour différencier les terroirs : l'altitude, la pente, l'exposition, le site et la configuration, la végétation, le sol, les formations superficielles, le substrat, les processus observables, l'histoire de chaque terroir, l'utilisation actuelle, l'évolution en cours.

Ces douze critères, isolés momentanément le temps de l'analyse, "travaillent", interviennent ensemble dans l'espace-temps de l'aire des terroirs. Ils s'individualisent par la variation dans l'espace de l'altitude, de la pente et de la position géographique dans le versant et dans l'organisation géographique de l'aire.

La cartographie des terroirs de l'aire Bergerac

Toute cartographie est confrontée à la question des limites des phénomènes qu'elle représente. Très vite, notre réflexion cartographique a rencontré cet écueil. Car si à certains endroits les terroirs se succèdent les uns aux autres sans problèmes, à d'autres ni l'examen minutieux des photos aériennes, ni la visite sur le terrain n'apportent de réponses satisfaisantes. Il existe cependant de bons indicateurs des limites de terroirs, comme les seuils de pente. Nous avons ainsi délimité différents types de terroirs, de versants et de plateaux, à l'aide de ceux-ci.

Les talus de terrasses sont aussi de bons indicateurs de limite ; terroirs à part entière, ils indiquent par leur double rupture de pente le passage d'un niveau alluvial à un autre. De plus, ils sont souvent signalés par une route, ou un chemin, l'homme ayant aménagé cette limite naturelle pour la circulation. C'est alors la nature des formations graveleuses plus ou moins sableuses, limoneuses ou argileuses, plus ou moins siliceuses, qui va nous guider dans la différenciation des terroirs.

Un terroir connaît une limite plus ou moins bien définie en surface, mais aussi en profondeur. Ainsi un manteau de grèzes peut recouvrir un ancien niveau alluvial, la limite est alors nette. Mais lorsque des altérites recouvrent par endroit le plateau calcaire par exemple, la nature du terroir et son extension peuvent être difficiles à déterminer. Dans tous les cas, un terroir tire son essence de la nature de la majorité de ses composants, (Kuhnholtz-Lordat, 1991). Une fois chaque terroir ou famille de terroirs individualisé, il faut leur attribuer un signe et une couleur particulière, c'est l'objet de l'élaboration de la légende de la carte. Les terroirs préexistent naturellementà toute agriculture et au cours de l'histoire, les paysans adaptaient leurs cultures aux aptitudes des terroirs utilisés. Par rapport au terroir, l'agriculture est donc seconde, elle ne détermine pas les terroirs, mais elle les modifie parce qu'elle change les conditions de leur évolution et cela d'autant plus que les exploitants sont plus nombreux et plus efficacement outillés. L'agriculture constitue un critère d'évolution du terroir. La légende de la carte reflète donc cette ligne de pensée : chaque type, chaque famille de terroir apparaît d'abord dans une couleur, celle du facteur géomorphologique le plus discriminant, ensuite vient le choix de l'intensité de la couleur.

Carte des terroirs de l'aire AOC Bergerac - Pécharmant

Légende

Chaque couleur dans son intensité et chaque signe ne doivent pas être lus isolément mais en liaison avec les signes de couleur intensité et formes voisines pour saisir l'organisation des terroirs puisque ceux-ci ne sont pas seulement des individus mais les maillons d'une certaine chaîne qui se matérialise dans la carte des terroirs. La carte des terroirs n'est pas une carte des parcelles, elle n'informe que sur la position de telle parcelle dans tel terroir ou à cheval sur deux terroirs différents. Elle est le résultat d'une analyse en compréhension et en extension des plus petites portions d'espaces homogènes cartographiables. À l'échelle de la carte de l'aire se distinguent les familles de terroirs et les différents types qui composent chacune d'entre-elles, à une plus grande échelle, de l'ordre de l'hectomètre ou du décamètre, la carte laisse apparaître chaque terroir, avec certains détails significatifs pour chacun d'entre eux.

Conclusion

En examinant le caractère de cette cartographie, l'utilisation qu'en font les demandeurs, les scientifiques, les viticulteurs et autres acteurs du monde viticole, l'enseignement de la carte relève de deux ordres, appliqué et fondamental.

Dans la recherche appliquée puisqu'elle peut être utilisée par le milieu viticole, par le Syndicat de défense de l'AOC Bergerac, par le Conseil Interprofessionnel des Vins de Bergerac (CIVRB), qui pourront mener une étude d'adéquation entre terroirs et qualité des vins. La carte des terroirs permet de communiquer auprès de tous les viticulteurs pour repenser la distribution de la vigne, des différents cépages, en fonction des terroirs, dans le long terme. La cartographie constitue le support de l'étude pédologique qu'a effectuée l'ENITA de Bordeaux.

La carte débouche également sur des prolongements dans la recherche fondamentale en géographie en permettant une réflexion sur la taxonomie des espaces, une approche du concept de terroir au sein de cette taxonomie, en proposant une cartographie à grande échelle en fonction des terroirs. Ce travail cartographique nous fut demandé pour représenter de façon scientifique ce que tout viticulteur ou habitant de l'appellation ressent plus ou moins empiriquement, et pour mettre fin à quelques polémiques sur la nature de tel ou tel terrain. Une confusion pourrait être faite entre cru et terroir. Cet argument tombe tout de suite car la carte des terroirs a été dressée en totale abstraction de la vigne et à fortiori, du vin. Il faut préciser à ce sujet que pour nous le terroir n'est qu'un des critères, qu'un facteur dans la viticulture, l'agriculture en général, Même s'il prend une place primordiale souvent, positivement ou négativement dans la qualité du vin.

 

Notes

[1] L'ampélographie est l'étude des cépages. Cette discipline est récente (fin du XIXe siècle) mais la notion de cépage est ancienne car les romains avaient déjà repéré certaines variétés supérieures aux autres (l'amineum notamment).

[2] De vifs remerciements sont adressés à nos partenaires scientifiques dans cette étude : l'ENITA Bordeaux, le Comité interprofessionnel des vins de la région de Bergerac (CIVRB), la Fédération des vins du bergeracois (FVB), la chambre d'agriculture de Dordogne, et à nos partenaires financiers : le syndicat de défense de l'AOC Bergerac, le Conseil général de Dordogne, le Conseil régional de l'Aquitaine, l'Union européenne.

Références bliographiques

  • Delpon M. - Les vins de Bergerac - Dire éditions, Cahors - 2001
  • Enjalbert H. - Les pays aquitains, le modelé et les sols - Thèse de Doctorat, Université de Bordeaux 3 -   1961
  • Fénelon M. - Le Périgord, étude morphologique - Thèse Doctorat, Université de Paris Sorbonne - 1951
  • Fourestey P. - Incidence du climat, des sols et du comportement de la vigne sur la constitution et la qualité   des vins rouges de l'AOC Rosette Pécharmant - Mémoire de DNO, Université de Bordeaux 2 - 1998
  • Gachet B. - Étude géomorphologique des plateaux du sud bergeracois - Maîtrise de géographie, Université   de Bordeaux 3 - 1982
  • Hinnewinkel J.C. - Terroirs et qualité des vins, quels liens dans les vignobles du nord de l'Aquitaine - Sud   Ouest Européen, 6, 9-19 - 1999
  • Kuhnholtz-Lordat G. - La genèse des appellations d'origine des vins - Coll. Avenir œnologie, Chaintré -    1991
  • Lavignac G. - Cépages du Sud-ouest - Éditions du Rouergue, Rodez - 2001
  • Lemay M.H. - Bergerac et ses vins - Édition Féret, Bordeaux - 1994
  • Renoult H. - Facteurs naturels et anthropiques de la qualité des vins de Bergerac - Maîtrise de géographie,   Université de Bordeaux 3 - 1997
  • Rouvellac E. - Les terroirs du vin de Cahors - PULIM, Limoges - 2005
  • Strang P. - Vins du Sud-Ouest - Édition du Rouergue, Rodez - 1997

Quelques ressources en ligne

 

Éric Rouvellac, Université de Limoges, Faculté des lettres et des sciences humaines

GEOLAB UMR - 6042 CNRS,

pour Géoconfluences le 11 janvier 2007

 

 


Mise à jour :   11-01-2007

 

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Pour citer cet article :  

Éric Rouvellac, « Les terroirs de l'aire AOC Bergerac », Géoconfluences, janvier 2007.
http://geoconfluences.ens-lyon.fr/doc/typespace/vin/VinScient9.htm