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Carte à la une. Un trajet, une route : exemple d'une carte d'itinéraire américaine de 1925

Publié le 18/02/2020
Auteur(s) : Quentin Morcrette, Docteur en géographie, postdoctorant, enseignant vacataire - Le Mans Université, Université Lyon 2

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Cartes d’itinéraire unique et cartes du réseau routier sont deux types de représentations utilisées pour s’orienter. Les secondes ont largement supplanté les premières au vingtième siècle. La carte d’itinéraire offre de nombreuses informations mais limitées à un itinéraire préétabli. Celle présentée ici ressemble finalement beaucoup aux cartes numériques d'aujourd'hui, rendues à nouveau courantes avec la géolocalisation, qui sont centrées sur l'utilisateur et sur la route qu’il emprunte.

Bibliographie | citer cet article

Quentin Morcrette carte routière

Figure 1. Strip Maps of Marked Highway routes in the U.S, Lincoln Highway, Omaha to Chicago and Philadelphia, feuille 22, Automobile Club of Southern California, Los Angeles, 1925, Newberry Library (temp map5C G3701.P2A 1925 A9 (PrCt)).

 

La route se déroule en une lente sinuosité, presque à la manière d’un cours d’eau. Son tracé simple, sous la forme d’un trait à l’épaisseur légèrement accentuée pourrait d’ailleurs laisser croire qu’il s’agit d’un fleuve dont l’embouchure ne serait autre que Philadelphie. Aucun nom associé au tracé, aucun numéro de route, aucune bifurcation brusque dans sa course ; seules quelques indentations, trop prononcées, peut-être, pour être naturelles, laissent deviner qu’il s’agit d’un aménagement anthropique. Les villes s’égrènent en un chapelet régulier le long de cet axe et c’est là que, parfois, la ligne prend un nom : « King Street » à Lancaster, « Main Street » à Coatsville, « 63rd Street » puis « Chestnut Street » à Philadelphie… C’est à Philadelphie d’ailleurs que l’on retrouve nettement, en un quadrillage de lignes serrées, l’image du plan hippodamien des villes américaines. La forme urbaine est ici appréhendée uniquement par l’entrecroisement des rues, originalité de certaines cartes produites aux États-Unis, pour lesquelles on fait usage de lignes là où la plupart des représentations que l’on trouve dans la tradition cartographique française favorisent les motifs surfaciques pour représenter les agglomérations. On retrouve cette symbolique sous forme plus schématique et généralisée encore dans les « bulles » que forment les localités le long du chemin. Entre celles-ci, peu d’informations : les voies de communications secondaires sont uniquement indiquées au niveau de leur intersection avec l’itinéraire principal, sous la forme de lignes fines ; seuls quelques axes majeurs sont développés ainsi que des voies ferrées et certains cours d’eau. Le long de l’axe principal cependant les informations sont plus denses et l’indication des garages, stations-services, ou usines automobiles (« auto factory ») annoncent un usage tourné vers le transport motorisé.

Une carte routière linéaire

Cette carte linéaire (ou strip map en anglais, langue dans laquelle cette appellation est davantage formalisée), représentant un itinéraire unique, fut publiée par l’Automobile Club of Southern California en 1925. Les associations que sont les automobiles clubs, à l’image de celui de Californie, jouèrent un rôle décisif dans le développement de l’automobile aux États-Unis dans la première moitié du XXe siècle. L’adhésion à celles-ci permettait aux membres de bénéficier d’un ensemble de services et de prestations en lien avec l’automobile. Mais l’objectif de ces associations dépassait le simple service au consommateur et elles participèrent à la promotion de programmes locaux ou nationaux visant à améliorer la qualité des infrastructures routières ainsi qu’à développer et à faciliter les déplacements automobiles en créant et en distribuant des produits cartographiques adaptés à ces derniers (Pace, 1990, Ristow, 1964).

Ainsi, sur l’exemple présenté ici, la variété des informations relatives aux distances est frappante. Une échelle graphique en miles est fournie (un mile correspond à environ 1,6 kilomètre) ; tandis que dans l’angle inférieur gauche de la carte, un cartouche permet de situer le territoire représenté dans un cadre plus vaste : la vingt-deuxième partie de la Lincoln Highway, route transcontinentale reliant Omaha à Philadelphie. Celui-ci précise par ailleurs que cette portion, de Lancaster à Philadelphie, est longue de soixante-sept miles. Les distances routières à proprement parler sont indiquées en détail, mais uniquement le long de l’axe central. Un autre cartouche, au-dessus de cet axe, explique comment lire ces dernières : celles reportées dans des cercles se comprennent depuis Lancaster, soit d’Ouest en Est et celles en dehors d’un cercle, depuis Philadelphie. Alors que sur les cartes routières classiques, les distances se lisent le plus souvent isolément, c’est-à-dire entre des points de références (bourgs, intersections…), ici, elles sont notées de manière cumulative, à partir des extrémités de l’itinéraire. Cette inscription cumulative à l’avantage de donner aux conducteurs des informations sur les distances intermédiaires et sur la distance totale, ceci dans les deux sens de circulation.

Mais, en concentrant les informations sur une route centrale, la carte isole un usage : le suivi d’un seul et unique itinéraire. L’objectif de l’instrument est évident : permettre à l’automobiliste de bénéficier d’un maximum d’informations utiles en vue de réaliser un trajet spécifique, au risque qu’il ne puisse pas quitter cet itinéraire défini, non par lui, mais par l’Automobile Club of Southern California. La représentation est caractérisée par une certaine pauvreté sémiologique : absence de couleurs (sans doute pour une raison de coût à une époque où, pourtant, l’impression couleur est déjà répandue((C’est toutefois à partir des années 1930 que l’usage de la couleur devient majoritaire dans la production de cartes d’itinéraire. Voir : Morcrette, 2018.))), d’informations sur le couvert végétal (forêts, cultures…), et ignore, ou marginalise l’espace encaissant la route. Ainsi, le réseau routier secondaire n’est représenté qu’au niveau des intersections avec l’axe principal. Une rapide comparaison avec les productions de l’USGS((United States Geological Survey, organisme responsable du levé et de l’édition des cartes topographiques américaines.)) de la même période montre pourtant que le réseau routier local s’étendait au-delà de ces intersections.

Le produit se présente sous la forme d’une fiche cartonnée et allongée : le support, cette feuille linéaire, renforce l'accent mis sur la route principale. Ce rôle de la matérialité rappelle que la carte est un objet (l’étymologie grecque khartès désigne ainsi le rouleau de papyrus, Brunet 1993) et que l’étude de la représentation ne peut, à ce titre, se faire sans celle du support (Verdier, 2017). Dans le cas présent, le territoire est représenté en fonction de l’orientation de l’axe de communication central. Il s’oppose en cela à ce que l’on peut observer pour la majorité des productions classiques : une division surfacique standardisée de l’espace. C’est bien celle-ci qui prévaut dans le découpage des territoires en dalles aliquotes que l’on retrouve dans les cartes de références et les cartes routières, par exemple chez Michelin, l’IGN, l’USGS, ou encore dans le cas des atlas, qui procèdent par divisions politiques ou régionales.

L'information et le support, influences réciproques

Tabula Peutingerana Gallica Tabula Peutingerana Gallica Zoom
Les Tables de Peutinger, copie d'une carte d'époque romaine par Konrad Peutinger (1465-1547), et détail. Source : Gallica.

L’histoire des cartes linéaires est ancienne. La Table de Peutinger, par exemple, est une copie du XIIIème siècle d’un original aux origines incertaines (Albu 2008, Salway 2005, Desbois 2012) qui représente, sur un rouleau de parchemin de 7 mètres de long, le monde connu par les romains. Mis à part ce cas très particulier, le format a été utilisé de longue date pour représenter les voies de communication et notamment les cours d’eau (MacEachren, 1986). La première diffusion de ce type cartographique pour le réseau routier peut être associée au travail de l’Anglais John Ogilby, qui fit paraitre en 1675 son atlas intitulé Britannia((Ogilby, John, Britannia, Londres, 1675.)). L’ouvrage permit d’obtenir une cartographie détaillée d’une partie non négligeable du réseau routier de l’Angleterre et du Pays de Galles. Il a, par la suite, été largement repris et amélioré (notamment sur le plan de la portabilité, puisque l’ouvrage d’Ogilby pesait près de 8 kilogrammes) en Angleterre, et c’est sous un format similaire qu’a été publié le premier atlas routier américain((Christopher Colles. A survey of the Roads of the United States, New York, 1789.)). Un point de vue comparatiste montre que l’usage de ces artéfacts est plus développé dans le monde anglo-américain que français (Vittoria, 2011). Ces productions présentent l’avantage d’être simples à réaliser, et de permettre l’indication détaillée d’un itinéraire dans toute sa longueur en un nombre réduit de pages (puisqu’il est possible d’associer plusieurs bandes d’itinéraire sur la même feuille), réduisant ainsi les problèmes de portabilité. En revanche, cela produit un effet tunnel. L’espace géographique n’est visible qu’aux environs immédiats de la route : plus que liées à une démarche géographique de description de la terre dans son ensemble, les cartes d’itinéraire peuvent ainsi être assimilées à la présentation d’un espace hodographique (de la route, hodos).

britannia atlas

Extrait de l'atlas Britannia par John Ogilby, 1675. Domaine public (voir en meilleure définition).

 

En lien avec l’évolution des techniques cartographiques et des modes de transport, ce genre cartographique été largement supplanté par les cartes routières durant le XXe siècle. Ces dernières, qui indiquent l’ensemble du réseau routier, permettent de visualiser une infinité d’itinéraires potentiels. Contrairement à la carte d’itinéraire unique qui suppose de suivre la route proposée, s’orienter avec une carte routière revient plutôt à faire un ensemble de choix pour naviguer d’un point à un autre.

Le développement du numérique favorise l’usage de la cartographie d’itinéraire, entraînant ainsi une forme de remobilisation d’un type cartographique ancien, relégué au second plan durant ce que l’on pourrait appeler l’ère de la carte routière. Les outils contemporains permettent géolocalisation (et Location Based Services), interactivité et personnalisation de l’information, facilitant ainsi la consultation d’itinéraires « à la demande ». Cette importance renouvelée est donc doublée d’un changement de nature des cartes d’itinéraire, mais aussi d’un changement dans leur degré de diffusion. La quasi-ubiquité des représentations cartographiques, permise par la dématérialisation (au sens où celles-ci sont accessibles en dehors du support carte per se) favorise en effet l’usage massif et répété de celles-ci.

Pour autant, cette dématérialisation ne signifie pas que les représentations soient indépendantes de leur support et la consultation des représentations numériques est tributaire des technologies de l’écran. Les cartes routières papier se présentent généralement pliées et sont de grande dimension une fois dépliées (souvent plus d’un mètre carré dans le cas des cartes Michelin par exemple), l’espace englobé par le regard de l’utilisateur est ainsi plus étendu, à échelle constante, que dans le cas de l’utilisation d’une application numérique via une interface classique((C’est-à-dire en dehors des dispositifs originaux destinés à des usages spécifiques, développés par exemple au D. Rumsey Maps Center de Stanford, voir https://library.stanford.edu/rumsey/technology.)) (en particulier dans le cas d’une consultation sur tablette ou sur mobile multifonction). On peut d’ailleurs interpréter la remobilisation des cartes d’itinéraire unique comme une réponse aux contraintes du support. Le format agit alors comme un facteur limitant l’usage sous forme de carte routière, mais favorisant celui focalisé sur l’itinéraire particulier. Comme dans le cas de la carte de l’ACSC, ces productions numériques se caractérisent alors par une mise à l’écart de l’espace en dehors des environs immédiats de l’itinéraire demandé. Qui plus est, celle-ci est encore renforcée par la géolocalisation en temps réel, qui a pour conséquence une représentation cartographique de l’itinéraire non plus hodocentrique (centrée sur la route), mais égocentrique, c’est-à-dire centrée sur l’individu (Sommer 2002 [cité dans Thielmann, 2007]).

L’adoption d’une posture critique mène à voir, dans ces formes, des mécanismes à travers lesquels la représentation cartographique n’est plus cet « outil privilégié de la connaissance géographique » (Le Fur, 2007, p. 7.) telle que définie par les manuels scolaires. La figure de la carte d’itinéraire, qui ne permet pas de saisir les caractéristiques géographiques du territoire traversé, risquerait alors de générer ce « geographic illiteracy » (« illettrisme cartographique »), que dénonçait déjà Andrew McNally III en 1987 (McNally, 1987) ? Certaines recherches contemporaines abondent dans ce sens, qui montrent que la construction d’une image mentale d’un territoire est rendue difficile par l’usage des représentations numériques d’itinéraire (Bouvin, Brodersen et al., 2006 ; Münzer, 2006 ; Ishikawa, 2013 ; Willis, 2009). Si consulter un certain type de carte influence les représentations mentales de l’espace et donc les pratiques spatiales des individus, il est légitime de se demander si l’usage répété des cartes d’itinéraire numériques ne participe pas, dès lors, à la perception d’un monde fragmenté puisque focalisé sur une route et centré sur l’individu.

 


Bibliographie

  • Albu Emily (2008), “Rethinking the Peutinger Table”, in Talbert Richard et Unger Richard (dir.), Cartography in Antiquity and the Middle Ages, Leiden - Boston, Brill, pp. 111-120.
  • Bouvin N., Brodersen C., Bødker S., Hansen A., Nylandsted K. (2006), “A comparative Study of Map Use”, CHI 2006, 22-27 avril, Montréal, Canada.
  • Brunet Roger, Ferras Robert, Théry Hervé (dir.) (1993), Les mots de la géographie. Dictionnaire critique. Reclus, La Documentation française, 518 p.
  • Desbois Henri (2012), Les mesures du territoire : aspects techniques, politiques et culturels des mutations de la carte topographique, Habilitation à diriger des recherches, volume inédit, Université Paris X Nanterre, 213 p.
  • Di Palma Vittoria (2011), “Flow: Rivers, Roads, Routes and the Cartographies of Leisure”, in Hvattum M. (ed.), Routes Roads and Landscapes, Farnham, Ashgate Publishing Ltd., 2011, pp. 27-43.
  • Ishikawa Toru, Kazunori Takahashi (2013), “Relationships between Methods for Presenting Information on Navigation Tools and Users’ Wayfinding Behavior”, Cartographic Perspectives, 75, pp. 17-28.
  • Le Fur Anne (2007), Pratiques de la cartographie. Paris, Armand Colin, 2007, 127 p.
  • MacEachren Alan M. (1986) “A Linear View of the World: Strip Maps as a Unique Form of Cartographic Representation”, The American Cartographer, 13/1, pp. 7-25.
  • Mcnally III Andrew (1987), “ ’You can’t get there from here‘ with today’s approach to geography”, The Professional Geographer, 39, 4, pp. 389-392.
  • Morcrette Quentin (2018), Tracer la route, Les cartes d’itinéraire du papier à l’écran, usages et représentations : contribution pour une étude diachronique comparée (France/Etats-Unis), thèse de doctorat, Université Lumière Lyon 2, 637 p.
  • Münzer Stefan et al. (2006), “Computer-assisted navigation and the acquisition of route and survey knowledge”, Journal of Environmental Psychology, 26, pp. 300-308.
  • Pace Ginny (1990), “Automobile Club of Southern California, 1900-1990”, Southern California Quarterly, 72.4, pp. 393-403
  • Ristow Walter W. (1964), “A Half Century of Oil-Company Road Maps”, Surveying and Mapping, 24.4, p. 617-637.
  • Salway Benet (2005), “The Nature and Genesis of the Peutinger Map”, Imago Mundi, vol 57, n°2, pp. 119-135.
  • Thielmann T. (2007), “‘You haved Reached your Destination!’ Position, positioning and superpositioning of space through car navigation systems”, Social Geography, 2, pp. 63-75.
  • Verdier Nicolas (2017), « La cartographie et ses matérialités induites : les objets intermédiaires de la carte », dans Besse Jean-Marc et Tiberghien Gilles (dir.), Opérations cartographiques, Arles, Actes Sud, p. 157-167.
  • Willis Katharine et al. (2009), “A comparison of spatial knowledge acquisition with maps and mobile maps”, Computers, Environment and Urban Systems, 33, pp. 100-110.

 

 

Quentin MORCRETTE
Docteur en géographie, postdoctorant, enseignant vacataire, Le Mans Université et UMR 5600 EVS (Environnement Ville Société)

 

 

Mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :

Quentin Morcrette, « Un trajet, une route : exemple d'une carte d'itinéraire américaine de 1925 », carte à la une de Géoconfluences, février 2020.
URL : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/carte-a-la-une/carte-routiere-1925

 

Pour citer cet article :  

Quentin Morcrette, « Carte à la une. Un trajet, une route : exemple d'une carte d'itinéraire américaine de 1925 », Géoconfluences, février 2020.
http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/carte-a-la-une/carte-routiere-1925

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