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Les religions dans les banlieues : territoires et sociétés en mutation

Publié le 18/10/2016
Auteur(s) : Hervé Vieillard-Baron, professeur émérite à l’Université Paris Ouest Nanterre-La Défense - Université Paris Ouest Nanterre-La Défense

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Depuis le début du XXe siècle, la place des religions dans l’espace français a été affectée par cinq faits majeurs : le vote des lois relatives à la séparation des Églises et de l’État et à l’exercice public des cultes entre 1905 et 1907, la croissance de la diversité religieuse avec l’accueil successif de plusieurs vagues migratoires, l’urbanisation des périphéries des villes pour répondre à l’urgence démographique, les recompositions des religions traditionnelles avec le déclin des pratiques, et plus récemment, l'intensification des réseaux avec la croissance exponentielle des sites en ligne qui provoquent un repositionnement des acteurs locaux, qu'ils soient politiques, sociaux ou religieux.
Après 1945, les adeptes de l’islam, du judaïsme et du bouddhisme ont fortement augmenté, notamment dans les banlieues des grandes villes, dans un contexte hexagonal d’émancipation individuelle et de déchristianisation. L'observation montre que l’implantation de ces religions résulte largement des conditions socio-économiques de l’immigration et que leur pouvoir d’attraction dépend de la présence locale d’un centre communautaire, sinon de la puissance des liens construits sur une mémoire partagée. En termes spatiaux, il est clair que les vieux quartiers ouvriers des villes et les grands ensembles d’habitat social ont joué un rôle primordial, mais non exclusif, dans l’accueil de ces formes d’expression religieuse.
Pour les catholiques, les banlieues en croissance ont été considérées dès les années 1930 comme de véritables « terres de mission », ce qu'elles sont devenues ensuite pour les musulmans et les évangéliques. Le phénomène de "réveil", récurrent dans le protestantisme dès le XVIIe siècle, aurait touché tout spécialement les quartiers sensibles des agglomérations françaises et les populations modestes. Mais aujourd'hui, les ménages issus de l'immigration, loin d'abandonner leurs pratiques, semblent au contraire les renforcer soit comme stratégie d'intégration (c'est-à-dire comme passerelle vers le pays d'accueil) quand ils appartiennent à la religion catholique majoritaire, soit au nom du respect de l'identité d'origine et de la tradition nourricière.

Pour le fait religieux aussi, les banlieues apparaissent comme un laboratoire des relations entre le social et le spatial, entre l'espace et les processus sociaux. Pour appréhender ces relations, il nous a semblé utile, dans un premier temps, de faire le point sur les sources disponibles en France dans l’approche des religions en soulignant les principaux écueils à éviter dès lors que l’on mène une recherche sur le sujet. En second lieu, nous nous focaliserons sur le la diversité du fait religieux, sur la question du dénombrement des édifices religieux et sur les défis que pose la pluralité des appartenances, en nous appuyant plus particulièrement sur la banlieue parisienne. Nous centrerons notre propos sur deux terrains : le département de Seine-Saint-Denis et la communauté d'agglomération Val de France située au sud-est du Val d'Oise. La répartition des lieux de culte et des communautés qui s'y sont développées, la modification des quartiers qui en résulte et les questions qu’elles peuvent poser à la vie locale seront mises en avant à partir de quelques exemples.
 

1. Les difficultés de l'approche méthodologique

1.1.  Les conditions de la recherche

Pour mémoire, la religion relève du domaine privé dans un État laïque comme la France et l’appartenance religieuse n’apparaît plus dans les statistiques nationales depuis 1872. De plus, les registres de population par commune [1], fortement discrédités en France dès 1815, sont interdits depuis 1944. Par conséquent, la plupart des sources disponibles pour saisir le nombre des adeptes, la localisation et l’intensité des phénomènes religieux sont sujettes à caution. Outre les dénombrements (souvent incomplets) des édifices issus de l'Observatoire du patrimoine religieux fondé en 2006, il s’agit de sources ministérielles confidentielles qui ne sont pas relayées par les préfectures ni par le Bureau des cultes, de sources communautaires inégalement fiables dans la mesure où elles ont tendance à exagérer le nombre de leurs adhérents pour des raisons militantes, et enfin de sources statistiques annexes : données annuelles des églises sur les sacrements, études des organismes sociaux sur la répartition des étrangers, résultats de recensements et d’enquêtes menés par les grands instituts nationaux, sondages effectués à partir d’échantillons représentatifs.

On soulignera en second lieu que les conditions de la recherche sur les phénomènes religieux ont profondément changé depuis une vingtaine d’années avec la prolifération des sites et des réseaux sociaux (Twitter, Facebook, YouTube notamment), mais ces derniers sont devenus si nombreux qu'il devient difficile de démêler le vrai du faux. Chaque grande religion possède un portail web qui constitue une porte d'entrée pour accéder facilement à un éventail de ressources : sites divers, pages web, forums de discussion, adresses mail, publications, moteurs de recherche, etc. Les sites église.catholique.fr, protestants.org, judaica.net, akadem.org (pour le campus numérique juif), islamenfrance.fr et al-islam.com (site du ministère des Affaires religieuses de l'Arabie saoudite), bouddhisme-france.org et chretiens.info (pour les évangéliques et pentecôtistes) sont parmi les plus connus en France. Rappelons pour mémoire qu'un an avant son départ, en janvier 2013, le pape Benoît XVI avait proposé comme thème pour la 47ème Journée mondiale des Communications sociales "Réseaux sociaux : portes de vérité et de foi ; nouveaux espaces pour l'évangélisation" [2].

Les services de l’État eux-mêmes ont parfois tendance à se décharger sur ces sites de leur mission de communication. Alors qu’en 2003, nous avions pu obtenir du Bureau des cultes des informations portant sur la fréquentation des lieux de prière musulmans sur l’ensemble du territoire, leur adresse et leur affiliation, cela n’a pas été possible en 2015, car ces informations sont « classifiées » c’est-à-dire inaccessibles sans autorisation spéciale du ministre de l’Intérieur.
De plus, force est de constater que la suppression des Renseignements Généraux en 2008 et le cloisonnement des services ont été préjudiciables non seulement à la connaissance du terrain, mais aussi à la recherche. Toutefois cette culture de proximité semble se reconstruire avec l'instauration récente de la Direction centrale de la sécurité intérieure (DCRI) qui bénéficie d'importants moyens techniques et humains.

Si les données des Églises chrétiennes sur les pratiques sacramentelles et les effectifs de prêtres ou de pasteurs sont d’un intérêt secondaire, les enquêtes plus sociologiques menées par divers instituts de sondage comme la SOFRES ou l’IFOP (en 1952, en 1989, en 1994, en 2001, en 2011 notamment) sont éclairantes. Elles permettent de suivre cinq indicateurs principaux : l'appartenance à une religion, la pratique cultuelle, la fréquence de la prière, la croyance en Dieu et la croyance en une vie après la mort. Par ailleurs, l’INSEE et l'INED donnent des informations à partir d'études ponctuelles comme celles qui ont été réalisées en 1996 sur l'état de la pratique religieuse en France et en 2008 sur l'influence de la pratique religieuse sur les comportements familiaux. Il est possible aussi de se référer aussi à l'enquête sur les "valeurs" des Européens, menée dans tous les États de l’Union européenne [3]. Cette enquête permet de suivre 21 variables identiques touchant aux valeurs sociétales : travail, famille, relations sociales, morale, religion et politique en 1981, 1990, 1999 et 2008.

Sur le fond cependant, il est impossible d'avoir une vision exhaustive des appartenances et des comportements religieux sur un territoire donné à un instant t, tant ils sont multiformes, volatiles et changeants. Le danger serait évidemment d'ancrer définitivement dans l'espace des comportements qui sont en constante évolution, d'autant qu'il est déjà malaisé de différencier les pratiques purement rituelles (baptême, mariage, enterrement religieux par exemple) des croyances authentiques. Il serait aussi très hasardeux de s’enfermer dans un culturalisme primaire en glissant sans précaution méthodologique de classements ethniques à des catégorisations religieuses définitives. L’amalgame récurrent qui conduit à identifier musulman, arabe et intégriste est significatif à cet égard. Proposer un tableau rigide de l'inscription spatiale des lieux de culte serait également problématique, alors qu'une partie d'entre eux sont nomades (ceux qui se disent évangéliques, par exemple), sinon en construction ou en restructuration - quand ils ne sont pas purement et simplement en situation d'abandon.

1.2. Les difficultés à définir et à classer les lieux de culte 

Les notions même de « culte » et de « lieu de culte » qui apparaissent dans le cadre législatif doivent être interrogées. D’après le ministère de l’Intérieur, tout culte - pour être enregistré juridiquement et bénéficier des avantages de la loi de 1905 - doit avoir des lieux d’usage clairement répertoriés, des officiants définis, un organe représentatif et une capacité à recevoir des dons et des legs, cette capacité étant entérinée par l’administration si le statut associatif est jugé conforme. De plus, la liberté des individus doit être respectée, avec le droit pour chacun de s’affilier ou de se désaffilier sans subir la moindre contrainte, ce qui exclut a priori les sectes.

Les lieux de culte sont classés, comme tous les établissements recevant du public, selon leur surface et leur capacité d’accueil (moins de 250 fidèles, entre 250 et 500, de 500 à 1000, plus de 1000, etc). Une capacité élevée n’implique pas nécessairement une forte visibilité : de grands entrepôts situés en fond de cour peuvent être invisibles, ce qui est souvent le cas en banlieue. Les lieux accueillant moins de 20 fidèles, recensés dans les foyers de migrants avant que la réglementation ne les interdise, ne sont pas soumis à la réglementation des ERP (établissements recevant du public) contrôlés à Paris par la préfecture de police.

La nature des fonctions qui leur sont assignées influe aussi sur leur désignation et leur classement. Par exemple, la Charte du culte musulman de 1994 précise que le titre de mosquée sera donné seulement aux établissements qui rassemblent quatre fonctions principales : une fonction religieuse (accomplissement du rite et transmission du dogme), une fonction culturelle (diffusion et visibilité de la culture musulmane), une fonction intellectuelle (enseignement du Coran et interprétation des textes) et une fonction sociale représentée par la solidarité communautaire. La salle de prière n'est don pas considérée comme une mosquée dans la mesure où elle ne prend en charge que la célébration de la prière. C'est ainsi que la région parisienne ne comptait en 1999 que trois grandes mosquées identifiées par un minaret très visible, celles de Paris, de Mantes-la-Jolie et d’Évry. Depuis cette date, plusieurs autres mosquées avec des minarets de taille plus réduite ont été construites.

Matériellement, il est évident que les religions qui s’installent en France se trouvent en position d’infériorité par rapport aux religions anciennement enracinées (catholiques, juives et protestantes) qui disposent d’un patrimoine monumental dont l'entretien relève du financement public dans la mesure où il existait avant la loi de 1905. D'un point de vue juridique, il existe néanmoins trois procédures permettant d’aider à la construction de lieux de culte après 1905 [4]. La première, négociée dans les années 1930 par le cardinal Verdier pour les Chantiers du Cardinal [5], autorise les municipalités à mettre un terrain à disposition des associations qui désirent bâtir un édifice religieux. La formule du bail emphytéotique, utilisée aujourd'hui encore, permet de fixer le loyer à un niveau symbolique. La seconde procédure, selon l’article 11 de la loi de finances du 27 juillet 1961, permet aux départements et aux communes de garantir les emprunts contractés pour financer la construction d’édifices répondant à des besoins collectifs de caractère religieux dans les agglomérations en extension. Enfin, les communes peuvent subventionner directement des projets associatifs mixtes, comportant à la fois un lieu de culte et des locaux à usage collectif (à destination culturelle ou sociale par exemple), ce qui a été le cas de la ville d'Évry qui a participé avec l'État et la Région Île-de-France au financement du musée d'Art sacré associé à la nouvelle cathédrale.

1.3.  Un dénombrement problématique et des localisations parfois inattendues

Aussi étonnant que cela puisse paraître, le nombre d'édifices religieux implantés en France n'est pas exactement connu. Ni le ministère de l'Intérieur, ni la Conférence des évêques de France, ni la Fédération protestante de France, ni mêmes les instances juives et musulmanes  n'avancent de chiffre précis. En l'absence de recensement communal systématique, il importe donc de croiser des sources diverses : communautaires, préfectorales, municipales ou associatives. L'apport de l'Observatoire du patrimoine religieux, de statut associatif, n'est pas à négliger non plus. Il procède depuis 2006 à un inventaire participatif des édifices religieux de France en faisant appel à des volontaires dans chaque commune. En juin 2016, il recensait ainsi 68 075 édifices religieux, quelles qu'en soient l'origine et l'affectation. Selon cet observatoire, on compterait environ 50 000 édifices catholiques en France, y compris les ruines et les bâtiments désaffectés. Compte tenu des regroupements de paroisses et des fermetures de bâtiments, 10 148 d'entre eux connaissaient une activité cultuelle en janvier 2016  pour 10 millions de Français qui se disent pratiquants catholiques, occasionnels ou réguliers, et 44 millions de baptisés environ. Quant à la base Mérimée, mise en ligne depuis 1995 par le ministère de la Culture, elle recense 26 382 bâtiments religieux d'intérêt patrimonial (basiliques, cathédrales, chapelles, collégiales, églises paroissiales, temples, synagogues, etc.), à la même date.

En outre, en 2016, on dénombre environ 1 200 temples pour 900 000 adeptes du protestantisme, et 500 synagogues et oratoires pour 500 000 israélites environ. Par comparaison, en s'en tenant aux chiffres du Bureau des cultes, pour 5 millions de musulmans "sociologiques" (environ 40 % d'entre eux étant des pratiquants réguliers ou occasionnels), on comptait en 2015 environ 2 270 lieux de culte musulman en France métropolitaine (dont 80 mosquées au sens architectural) et 320 dans la France d'outre-mer (212 pour le seul DROM de Mayotte). Les localisations des salles de prière musulmanes soulignent en 2016, comme en 1999, la prédominance des régions ayant accueilli le plus grand nombre de migrants depuis la Seconde Guerre mondiale : c'est-à-dire les régions Íle-de-France (583 lieux de culte musulman), Rhône-Alpes (296), Provence-Alpes-Côte-d'Azur (207), Nord-Pas-de-Calais (142), Lorraine (120), Languedoc-Roussillon (116). L’architecture même des lieux de culte – mosquée-cathédrale, salle de prière, salle réservée dans un foyer, entrepôt transformé en mosquée, mosquée-pavillon - permet souvent de mesurer les transformations structurelles des communautés et le niveau d’intégration des musulmans dans l’espace urbain. Il faut dire que l’islam ne s’exprime visuellement sur le territoire métropolitain qu’à partir de la construction de la Grande Mosquée de Paris, inaugurée en 1926, par conséquent après la loi de séparation de 1905 [6].
La Grande Mosquée de Paris

La Grande Mosquée de Paris a été inaugurée en 1926, en hommage aux musulmans morts au champ d’honneur en 1914-18.
Voir le site officiel de la Grande Mosquée.

 
Lieux de culte en France et pratiquants en France en 2015-16 : estimations
  Nombre de lieux de culte Nombre de pratiquants
Catholiques 10 148 ≈ 10 millions
Protestants 1 200 ≈ 900 000
Juifs 500 ≈ 500 000
Musulmans 2 590 ≈ 2 millions

Sources : Ministère de l'Intérieur, Observatoire du patrimoine religieux

 

Faut-il rappeler enfin que tous les lieux de culte ne sont pas déclarés, surtout quand ils se situent dans des pavillons, des entrepôts, des appartements privés ou des caves dont l'usage cultuel est provisoire ? Quand ces lieux ne respectent pas les normes des ERP, le préfet peut prendre un arrêté de fermeture, décision toujours délicate qui rencontre parfois l'opposition de la municipalité concernée. L'absence de légalité et des oppositions internes au sein même de la communauté peuvent également entraîner la fermeture sur décision de justice, ce qui a été le cas par exemple de la mosquée de la Porte d'Aix à Marseille en mars 2015 [7].

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2. Espaces migratoires et pluralité religieuse : une longue histoire

2.1. Des implantations cultuelles liées souvent à une localisation en poche des populations immigrées

Complément : La localisation géographique des immigrés (INSEE, 2016)


Pour comprendre l’implantation des lieux de culte dans les quartiers, on est conduit naturellement à interroger les conditions politiques, économiques et sociales de l’immigration. En ce qui concerne les musulmans, des recherches déjà datées sur la base des recensements de 1975 et de 1982 ont montré que le premier ancrage des Maghrébins (dont la religion est a priori l'islam, ce qui n'est pas toujours le cas en fait) était lié davantage à la disponibilité du parc social « de fait » (logements anciens au loyer peu élevé situés dans les villes-centres ou les vieux quartiers ouvriers) qu’à celle du parc HLM (Guillon, 1989). Mais en 1999 (selon le recensement fait sur une base déclarative), c'est en banlieue que résident près des trois quarts des Maghrébins franciliens : 191 000 Algériens (sans compter les immigrés français d'origine algérienne), 146 000 Marocains et 60 000 Tunisiens, le nombre des Africains étrangers (hors Maghreb) étant à l'époque de 187 750.
En 2016 encore, le nombre de Maghrébins est toujours plus important en petite couronne qu’en périphérie lointaine. Après une installation provisoire dans un logement précaire à Paris, ces immigrés sont en effet concernés par les mécanismes d’attribution du logement social qui contribuent à les localiser, en un second temps, dans les grands ensembles périphériques, par exemple à Saint-Denis, Gennevilliers, Saint-Ouen, La Courneuve ou Aubervilliers. 
Aujourd’hui, la mobilité d'une partie des ménages d'origine maghrébine se limite encore aux segments les moins valorisés du parc social, et l’on assiste de ce fait à une localisation en poche dans les quartiers concernés. Trente années de développement social et de politique de la ville n’ont pas réussi à contrer ces formes de division sociale de l'espace, au moins pour les ménages modestes.

Localisation en poche des immigrés selon le pays de naissance au centre de l'agglomération parisienne

Source : APUR, L'accès à l'emploi et au logement s'améliore pour les immigrés à Paris mais les inégalités et les discriminations persistent, novembre 2011, 8 p.
Pour voir en meilleure résolution, cliquer ici.

La population immigrée de Saint-Denis en 2012
  Nombre Part de la population de Saint-Denis Part de la population française
Population immigrée totale 39 681 36,6 % 8,7 %
dont : population masculine 21 273 19,6 % 4,3 %
population féminine 18 408 17,0 % 4,5 %
moins de 15 ans 1 730 1,6 % 0,4 %
15-24 ans 3 447 3,2 % 0,7 %
25-54 ans 25 131 23,2 % 4,8 %
55 ans et plus 9 373 8,7 % 2,8 %

Source : INSEE, 2012.
Le cas de la ville de Saint-Denis où l'on compte, sur une population totale de 109 000 habitants, 36,6 % d'immigrés en 2012 est significatif de la localisation en poche.

Mais l’implantation d’un lieu de culte n’obéit pas uniquement aux logiques de concentration résidentielle des fidèles et à leur simple désir de vivre collectivement leur religion. Elle résulte d’un long processus administratif et juridique, ne serait-ce que pour la délivrance du permis de construire, mais aussi d’un acte politique au sens fort du terme quand il s’agit par exemple d’aller à l’encontre des associations de voisinage qui se déclarent hostiles à toute construction cultuelle. Dans de nombreuses communes, la place à accorder aux associations qui représentent les fidèles fait partie des enjeux électoraux, surtout quand elles se déclarent musulmanes.

2.2.  Le défi de la pluralité religieuse dans l'espace des banlieues

Alors que les banlieues sont parfois présentées rapidement comme le lieu de la fin du religieux, c'est-à-dire de la sécularisation et de la désaffiliation, elles constituent paradoxalement un lieu de mutation pour les anciennes religions et un point d'appui majeur de religions nouvellement implantées. En ce sens, elles rendent compte du renouveau du religieux dans les espaces urbains (Dejean, 2011). Les nouveaux lieux cultuels expriment la pluralité du « marché religieux », chaque individu pouvant y satisfaire son désir de pratique, ou se « bricoler » son propre système de croyance (Hervieu-Léger, 1999). De fait, les cultes ne sont plus seulement localisés dans des édifices identifiés comme tels mais ils se pratiquent souvent dans des espaces inédits (usine désaffectée, entrepôt, hall d'hôtel, salle des fêtes, etc.) tantôt de façon fort discrète, tantôt de manière très visible. Cette présence nouvelle conduit les acteurs municipaux à revoir leurs principes d'aménagement et de gestion, et parfois leur conception du fait religieux.

 

Salle de prière musulmane El Irshad à Garges-lès-Gonesse (Val d'Oise)

Source : « Mémoires et Identités en Val de France », 2011

À l'évidence, expériences religieuses et pratiques interfèrent sur l'espace et sur l'attachement au lieu, dans une relation dialectique. Nous en avons rendu compte à Sarcelles avec l'installation des juifs séfarades et des musulmans maghrébins, puis des chrétiens assyro-chaldéens (Vieillard-Baron, 1995). Les territoires culturels du religieux y ont été progressivement construits et délimités par les diverses communautés, tout en s'interpénétrant occasionnellement. On observe que la distinction, héritée de la fin du XIXe siècle, entre public et privé, tend à s'amenuiser. La dynamique « intégraliste » des religions de la tradition (catholiques traditionnalistes, juifs orthodoxes, fondamentalistes protestants, musulmans wahhabites...) conduit à saisir toute la vie du croyant et à brouiller les limites du politique et du religieux. Si une sacralité particulière est conférée à l'espace, des continuités invisibles élaborent une géographie intime qui s'inscrit dans une recherche de sens propre à chaque individu (Tuan, 1976). Mais les jours de fête (pour Noël, Pessah, Hanoukka ou l'Aïd par exemple), les frontières du religieux ont tendance à déborder sur l'espace public. Ces lignes d'identification peuvent révéler des lignes de démarcation au moment des tensions les plus vives, comme lors des émeutes aux connotations antisémites de juillet 2014, qui traduisaient le sentiment de frustration des jeunes musulmans, convaincus que depuis la naissance du grand ensemble, la municipalité se montrait plus conciliante pour les communautés juive et chrétienne que pour la communauté musulman.

Ainsi l'espace n'apparaît ni comme un donné, ni un comme simple support : il résulte de rapports sociaux entretenus localement. Il se construit et se transforme avec les individus qui le peuplent et qui l'animent. Il est "vécu" au sens fort du terme. Avec le développement des connections et des interrelations, le lieu constitue un point d'intersection majeur entre le local et le global, il rend compte des liens que les individus et les communautés tissent dans le monde entier. En somme, mondialisation et localisme religieux se répondent dans les quartiers au sein d'une société démocratique comme celle de la France, quitte à générer de l'incompréhension au quotidien, notamment en matière de reconnaissance de la différence.

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3. En Seine-Saint-Denis, une forte croissance des lieux de culte évangéliques et des mosquées

Dans ce département de petite couronne parisienne [8], le paysage cultuel a été profondément modifié par l'arrivée de ménages immigrés issus des anciennes colonies ou de l'étranger et par la redistribution interne de la population parisienne. Compte tenu des besoins de l'agriculture et surtout de l'industrie et de l'artisanat, ce territoire a  accueilli au cours du XXe siècle des travailleurs issus de nombreux pays d'Europe (Belgique, Italie, Espagne, Pologne, Russie, Portugal...), mais aussi du Maghreb, d'Afrique subsaharienne, de Turquie et du sous-continent indien.

Après de multiples retards, dix nouvelles mosquées et plusieurs salles de prière ont été ouvertes dans le département depuis 1990 (à Montreuil, Aulnay-sous-Bois et Bagnolet par exemple), et une quinzaine d'autres devraient voir le jour dans les prochaines années. À Bobigny, après le rejet de quatre projets successifs, le permis de construire de la grande mosquée a été signé en 2006, en partenariat avec la préfecture et l'association des musulmans de Bobigny. Un terrain de 1500 m2 a été loué en centre-ville pour un euro symbolique par le biais d'un bail emphytéotique administratif de 99 ans. La mosquée qui doit accueillir 1500 personnes comprendra une salle de prière, une salle de conférence, des salles de classes et un petit espace commercial permettant de rentabiliser les investissements. Mais les retards s'accumulent... Dans le nord-est du département, la communauté d'agglomération de Clichy-Montfermeil a vendu en 2009 un terrain à l'association cultuelle locale au prix fixé par les Domaines. La construction d'une grande mosquée de 1800 fidèles a néanmoins été interrompue fin 2010, suite au délitement de l'association porteuse du projet et au manque de solidarité entre les mosquées turques, marocaines et algériennes. De nombreuses autres communes ont vu affluer les demandes de terrain et de permis de construire.

Les solutions envisagées doivent s'inscrire pleinement dans le paysage urbain, les services de l'urbanisme imposant souvent l'aménagement d'espaces verts et de parkings, ce qui est potentiellement source de conflit. Elles s'accompagnent souvent de bâtiments complémentaires : locaux culturels accueillant des activités d'études (bibliothèque, apprentissage linguistique) et de soutien scolaire, locaux commerciaux, salon de thé, salle de sport et hammam. Ces locaux peuvent être aidés financièrement par les pouvoirs publics comme « soutien à des équipements culturels ». On touche ici au paradoxe de la loi de 1905 qui garantit le libre exercice des cultes sans le financer, mais qui n'interdit pas de subventionner les activités associées.

Les lieux de culte créés depuis 1930 en Seine-Saint-Denis par commune et par religion

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Réalisation : J. Robert, H. Vieillard-Baron, L'Information géographique, 2016.
Les créations concernent toutes les religions. Les salles musulmanes et les églises évangéliques arrivent nettement en tête, ces dernières dépassant même le nombre des mosquées dans quelques communes, comme Saint-Denis, Pantin, Noisy-le-Sec ou Noisy-le-Grand.

Les Églises évangéliques sont dispersées dans divers locaux provisoires : hôtel, espace vacant dans les zones industrielles, magasin désaffecté, garage, ancienne boîte de nuit... Néanmoins, ce sont ces groupes qui apparaissent aujourd’hui les plus dynamiques du point de vue de la fréquentation et du prosélytisme. Selon le responsable de l’Église « Source de vie » de Sarcelles, on ne comptait pas moins de 300 églises évangéliques en 2012 dans les deux départements de Seine-Saint-Denis et du Val d’Oise. Rien qu’à Saint-Denis, dans le secteur de La Briche, on dénombre une trentaine de salles louées le dimanche matin pour les offices évangéliques. Cette dispersion est significative de l’extrême fractionnement de ces églises. Les réseaux évangéliques estimaient en 2012 qu’une nouvelle église évangélique se créait tous les dix jours en France, certaines d’entre elles se limitant à quelques personnes, il est vrai. Le Conseil national des Églises évangéliques de France (CNEF) a été institué en 2010 pour mettre un peu d’ordre dans ce foisonnement et éviter les confusions avec certains groupes sectaires dominés par des pasteurs qui profitent de la crédulité de leurs fidèles, sans avoir pour autant de formation théologique.

L'église évangélique arménienne d'Arnouville-lès-Gonesse

Source: Google Street View, octobre 2015, site Arnouville et son passé.
L'église évangélique arménienne d'Arnouville a été inaugurée en 2009.

Localisation des communautés évangéliques et pentecôtistes en Seine-Saint-Denis en 2009

Source : Frédéric Dejean, 2009

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4. Dans la communauté d'agglomération Val de France, les mutations rapides du paysage religieux

À l'échelle de la communauté d'agglomération Val de France [9], située au sud-est du Val d'Oise, il est possible de saisir de manière encore plus fine l'évolution du paysage religieux de banlieue. Pour ce faire, nous avons utilisé le recensement municipal des lieux de culte actualisé en avril 2012 avec l’aide de la mission « Mémoires et identités en Val de France », mais aussi un panel d'enquêtes semi-directives menées auprès d'une quinzaine d'habitants et de divers responsables associatifs. Nos travaux menés antérieurement sur le grand ensemble de Sarcelles Lochères ont également été mis à profit.

4.1. Progression et diversification des lieux de culte

En un siècle, le nombre de lieux de culte a décuplé dans le territoire du Val de France, comme le montre le graphique ci-dessous. Une autre mesure de l'évolution du fait religieux est donnée par le nombre de déclarations d'associations enregistrées à la sous-préfecture de Sarcelles. Ainsi, 35 associations à caractère cultuel et culturel dont le siège social est situé sur le territoire de Val de France ont été enregistrées depuis 1999, la plupart d’entre elles se réclamant d’une Église évangélique, certaines affirmant une dimension nationale ou ethnique (ivoirienne, camerounaise, congolaise, béninoise, haïtienne, caraïbe et tamoule par exemple).

Évolution du nombre de lieux de culte dans les communes du Val de France (1900-2012)

Les recensements montrent que le nombre de lieux de culte a décuplé dans le périmètre de la communauté d’agglomération en une centaine d’années, et a quadruplé en quarante ans : on est passé ainsi de 4 lieux de culte en 1900 (une église catholique dans chaque commune) à 13 lieux de culte en 1965, et à 59 en mai 2012 (70 en incluant les églises évangéliques non affiliées, les lieux de culte en construction et ceux dont le permis de construire a été déposé).

L'église apostolique arménienne d'Arnouville

Source : « Mémoires et Identités en Val de France », 2010.
L’église apostolique arménienne Sainte-Croix de Varak avec son clocher octogonal de style arménien a été inaugurée à Arnouville en 1932.

Les trois-quarts des lieux de culte en Val de France ont été créés par et pour les migrants. En effet, plus de 100 nationalités se côtoient ici et près de 40 % des habitants sont nés hors de métropole. Chaque groupe issu de l'immigration apporte sa propre pluralité religieuse à la société locale, même si l’on observe des regroupements de mouvances historiquement proches. À titre d’exemple, les chrétiens assyro-chaldéens qui étaient à l'origine soit catholiques uniates (c’est-à-dire unis au pape de Rome), soit nestoriens, jacobites ou orthodoxes syriaques, ont abandonné une partie de leurs différences en se trouvant réunis à Sarcelles par les hasards de la migration. Dans un autre registre, les Indiens de Pondichéry qui sont musulmans, catholiques, protestants, hindouistes, sikhs ou bouddhistes, ont tendance à se définir en France par leur seule identité pondichérienne, en relation avec l’ancien comptoir français. Stratégiquement, dans les négociations avec les collectivités territoriales, ces migrants ont compris qu’il était préférable de se présenter comme une communauté rassemblée.
Les implantations cultuelles traduisent bien la diversité des origines. En 2012, on dénombrait ainsi sur le territoire de la communauté d’agglomération, 9 églises ou chapelles catholiques romaines, 5 églises orientales (deux arméniennes, une copte et deux églises chaldéennes), un temple réformé, une quinzaine d’églises évangéliques (dont 3 églises baptistes), une église néo-apostolique, 23 synagogues ou oratoires juifs, 12 salles de prières musulmanes (dont une mosquée en construction à Garges-lès-Gonesse et une grande mosquée dont le permis de construire devrait être déposé à Sarcelles), une pagode bouddhiste (d’origine lao) et une « salle du royaume » [10] dédiée aux Témoins de Jéhovah.
 La seule diversité culturelle des chrétiens a fait dire à un prêtre de Sarcelles interrogé en avril 2009 : « Chaque dimanche, nos églises, surtout celle du Bienheureux Jean XXIII, prennent l’allure d’une véritable usine du Bon Dieu. Après la messe de 8 heures, il y a celle de 9 heures pour les Sri-Lankais ou les Vietnamiens, puis, après celle de 10 heures 30 qui est pour tous, celle de 13 heures pour les Chaldéens, celle-ci précédant l’assemblée du Renouveau charismatique... ».

4.2. Des localisations des lieux de culte liées aux logiques de regroupement

Pour comprendre les logiques d'implantation cultuelle, il faut tenir compte des conditions d’accueil offertes par les municipalités, du marché du travail à l’époque de la migration, de l’offre foncière et, plus encore, de l’offre locative à destination de ménages souvent très modestes - aussi bien dans le parc social HLM que dans le parc social « de fait ». Dans les communes de Sarcelles et de Garges, plus de 50 % du parc de logements est de type HLM (52,7 % à Sarcelles et 51,3 % à Garges en 1999), sans compter les copropriétés « sociales ».

Pour justifier la présence d'une grande synagogue et deux oratoires dans le quartier des Cholettes, dit « quartier juif », le grand rabbin évoquait pour Sarcelles, Garges et Villiers-le-Bel, la composition suivante dans les années 1960 : « 35 % d’Algériens, 35 % de Tunisiens, 12 % d’Égyptiens et 5 % de gens de France ». La plupart d'entre eux résidaient à l'époque dans des grands ensembles.
La localisation des premiers arrivés et les publicités internes aux réseaux ont permis, à des degrés divers, la constitution de filières migratoires permettant des regroupements sur des bases familiales, affinitaires ou religieuses [11]. Les religions peuvent en effet jouer un rôle dans le fonctionnement de ces filières. C'est ainsi que l’origine nationale des prêtres constitue également un facteur d’appel pour les fidèles catholiques. Par exemple, un prêtre de retour de mission au Vietnam a attiré beaucoup de Vietnamiens dans l’église Saint-Martin du Vieux Pays de Garges où il venait d’être nommé. De la même façon, un prêtre d’origine congolaise (RDC) a fait venir de nombreux Congolais du Val d’Oise après sa nomination dans cette même église. De leur côté, les Églises protestantes ont tendance à se renforcer par l’hébergement d’Églises plus modestes, ou par un soutien actif à l’essaimage de communautés dans d’autres communes. Ainsi, l’Église réformée de Sarcelles et son centre culturel (le Grenier) ont accueilli, dans le grand ensemble de Lochères, une Église camerounaise pendant plusieurs années. De même, l’Église « Source de Vie » qui s’est implantée à Sarcelles en 1985 et qui appartient au réseau d’Églises évangéliques de la banlieue nord de Paris, héberge une Église pour malentendants et une Église tamoule.

Le « quartier juif » dans le grand ensemble de Sarcelles-Lochères

Source : H. Vieillard-Baron, Le risque du ghetto dans la région parisienne, Thèse de doctorat, Université Paris 1, 1990

4.3. Une inscription inégale dans l’espace urbain : entre visibilité et invisibilité

Selon leur régime de visibilité (Dejean, 2009) en corrélation avec leur puissance d’attraction
, les lieux cultuels se classent en trois types :
- le lieu de proximité qui répond aux besoins des pratiquants du quartier. Souvent implantés dans des locaux détournés de leur fonction initiale (appartements, pavillons, locaux commerciaux, espaces industriels, salles d’hôtels ou de réception...), ils reflétent par leur invisibilité la précarité des fidèles. La majorité des salles de prière musulmanes, le temple réformé de Sarcelles et la plupart des oratoires juifs sont dans ce cas ;
 - le lieu-source qui manifeste l’unité de la communauté et qui attire bien au-delà du quartier en regroupant les fidèles de la région ;
- le lieu-symbole qui exprime son ancrage dans la cité par des attributs architecturaux bien visibles (clocher, minaret, coupole, chandelier à sept branches...).  Il peut être aussi un lieu-source et un lieu de proximité. C’est le cas des anciennes églises catholiques des quatre communes concernées (Saint-Martin de Garges et Saint-Pierre-Saint-Paul de Sarcelles par exemple), de l’église apostolique arménienne Sainte-Croix de Varak à Arnouville, mais aussi de la synagogue consistoriale inaugurée en 1965 à Sarcelles. Si la mosquée "Foi et Unicité" apparaît à Sarcelles plutôt comme un lieu de proximité par sa taille modeste, la future grande mosquée devrait être un autre lieu-symbole [12].

Un lieu-symbole : l'église catholique Saint-Pierre-Saint-Paul de Sarcelles

Source : Monumentum.fr (Creative Commons 3.0)
L'église paroissiale avec son clocher datant du XIIe siècle.

Entre invisibilité et visibilité des lieux de culte musulmans
La salle de prière de Garges-lès-Gonesse

Source : « Mémoires et Identités en Val de France », D.R. 2010
La salle de prière de l’association cultuelle et culturelle des musulmans de Garges-lès-Gonesse.

La mosquée « Foi et unicité » à Sarcelles

Source : « Patrimoine en Val de France », 2012. D.R.
La mosquée de l'Association des musulmans d’inspiration sunnite (« A.M.I.S ») de Sarcelles.

Le projet de grande mosquée de Sarcelles

Source : site Grande mosquée de Sarcelles, « A.M.I.S », 2016
Le projet du centre culturel et cultuel de Sarcelles dans le quartier Watteau.

 

L'église chaldéenne Saint-Thomas Apôtre, du nom du fondateur de l'église chaldéenne en Mésopotamie, consacrée en 2004, a été construite à proximité de la gare de Sarcelles-Saint-Brice, en limite communale entre route et voie ferrée. Elle est exceptionnelle par sa taille. Le bâtiment principal de 2450 m² est érigé sur quatre niveaux : si le troisième est destiné au culte, les autres ont diverses fonctions (bureaux, salles de conférence et de catéchisme, logements des religieux). Le parvis de l'église a été dénommé "Place des martyrs assyro-chaldéens" par décision du Conseil municipal.)Elle a été complétée par l'église Saint-Jean Apôtre consacrée en mars 2016 à Arnouville. Moins imposant, le bâtiment est également de style chaldéo-babylonien et orienté vers l'est selon la tradition des églises d'Orient ; elle se situe en position stratégique au carrefour d'Arnouville, de Villiers-le-Bel et de Gonesse, et sur l'axe Paris-Roissy. L'église qui permet d'abriter 500 fidèles est complétée par des bureaux, des salles d'enseignement, une bibliothèque et une salle polyvalente.

L'église chaldéenne Saint-Thomas Apôtre de Sarcelles

Source : « Patrimoine en Val de France », 2012. D.R.
D'une capacité de près d'un millier de fidèles, cette église orientale, d'architecture babylonienne, est la plus grande implantation assyro-chaldéenne d'Europe occidentale.

L'église chaldéenne Saint-Jean Apôtre d'Arnouville

Source : Chantiers du Cardinal
Cette église, également de style chaldéo-babylonien, mais de taille plus modeste, a été consacrée en 2016.

On voit ainsi que les lieux de culte régulièrement fréquentés et bien ancrés dans le paysage urbain se présentent comme des centres de vie sociale et des espaces de ressourcement communautaire. Bien acceptés par les municipalités qui les ont parfois encouragés, ils assument une diversité de fonctions : fonction cultuelle associée à l’exercice du culte et à l’éducation religieuse, fonction culturelle manifestée par une bibliothèque, des conférences, des cours de danse, de sport ou de musique, fonction de formation avec des cours de langue, des enseignements de base sur les écrits fondamentaux et des cours spécialisés sur des notions et des textes plus pointus, fonction sociale pour soutenir les familles en difficulté, venir en aide aux plus démunis et coordonner les activités bénévoles (soutien scolaire, garderie, repas, fêtes, etc.).

4.4.  Des pratiques religieuses qui modifient la vie des quartiers

Si les modalités d’insertion des lieux de culte dans un quartier influencent les pratiques, il n’est pas rare que celles-ci modifient en retour la vie du quartier. À Sarcelles, le secteur des Cholettes où les commerces casher et les services destinés aux juifs pratiquants sont nombreux, est parfois dénommé « Petite Jérusalem ». Une approche par l'onomastique à partir des noms relevés sur les boîtes aux lettres y met en évidence un fort regroupement de séfarades originaires d'Afrique du Nord. On observe une continuité de l'espace entre la synagogue, les commerces casher, le mémorial de la Shoah et l’école orthodoxe Torat Emet [13]. L'avenue Paul Valéry, située dans ce même secteur, constitue un terrain de rencontre où les jeunes juifs mettent en scène par des signes visibles leur appartenance à la communauté. C’est le nombre des institutions juives, des commerces casher ou communautaires, et ce rapport fluctuant aux frontières entre le public et le privé, avec des formes temporaires d’appropriation de l’espace qui fait le « quartier juif ». L'anthropologue Annie Benveniste parle même de territoire « ethno-religieux » à son propos. Les réseaux y sont très dynamiques : qu’il s’agisse de la location ou de l’achat d’un appartement, d’une école ou d’un service spécifique, l’information y circule très rapidement par le biais des circuits familiaux et le jeu des interconnaissances. De la sorte, ce quartier fonctionne comme un espace de transition marqué tout à la fois par le souvenir du pays d’origine, l’accès direct aux services communautaires et l’acculturation à la société locale.
Localisation de la population séfarade de Sarcelles en 1989

Source : enquête directe et onomastique d'après l'annuaire téléphonique
H. Vieillard-Baron, 1990

Les Assyro-Chaldéens, arrivés à Sarcelles dans les années 1980 en provenance de la province du Hakkari située à la frontière turco-irakienne, ont également constitué une sorte de quartier chaldéen en se regroupant dans le lotissement des Chardonnerettes où ils ont acquis une centaine de pavillons. Alors qu’ils se sont dispersés à leur arrivée en fonction des opportunités locatives, ils ont accédé progressivement à la propriété. L’entraide communautaire, le petit pécule rapatrié de Turquie, et surtout les économies réalisées au prix d’un travail acharné dans la confection et dans le commerce leur ont permis de disposer de l’apport initial indispensable. Ils sont à la tête de boutiques et de nombreuses entreprises artisanales ou de services dispersées sur tout le territoire communal. Leur regroupement est cependant un peu moins visible que celui des séfarades, d’autant que l'église Saint-Thomas Apôtre dont la construction les a mobilisés dix années durant, ne se situe pas au centre du lotissement.

Légende :

Distribution des commerces et des services chaldéens à Sarcelles (2005)

Réalisation : Yann Hugonie, d'après Cécile Forestier, mémoire DEA, Paris IV, 2005.

En revanche, d’autres quartiers ne sont que peu marqués sur leur territoire par la présence des nouveaux acteurs religieux, car la progression de la culture du réseau ne se traduit pas dans l’espace. À l’exception de la mosquée « Foi et Unicité » de Sarcelles, les mosquées sont peu visibles sur le territoire de l’agglomération. Mais les choses évoluent. La nouvelle mosquée pakistanaise de Garges contraste fortement avec les premières implantations. À sa manière, cette mosquée traduit le nouvel âge de l’islam dans les banlieues. Le premier âge, l’islam des « darons », marqué par la discrétion des pères souvent illettrés, est dépassé, de même que le second âge, celui des frères et des « blédards » qui étaient détenteurs d’un projet politique et qui revendiquaient une application plus stricte du Coran (Kepel, 2011). L’islam d’aujourd’hui est porté par les enfants de la seconde et de la troisième génération, sinon par des migrants aux assises financières solides et fortement soutenus par leur pays d’origine (Turquie, Pakistan, etc.).

La mosquée pakistanaise de Garges-lès-Gonesse

Source : « Patrimoine en Val de France », 2012. D.R.
La nouvelle mosquée pakistanaise, implantée dans un vaste pavillon moderne à Garges, rue D. Casanova, traduit le nouvel âge de l’islam dans les banlieues.

Les problèmes les plus souvent soulignés lors des entretiens concernent les projets d'extension, la circulation, les accès aux parkings et le stationnement des véhicules pendant les prières. Localement, plusieurs permis de construire ont été refusés à cause des prévisions insuffisantes de places de parking. Prétexte ou non, le sujet reste sensible pour les municipalités, même si celles-ci ont appris à mieux le gérer au fil du temps. Au-delà de la position de stricte neutralité imposée par la loi de 1905, les circonstances conduisent les interlocuteurs institutionnels (préfets, président de communautés d'agglomération, maires, chefs d'établissement...) à se placer plutôt en position de négociation. Ils parviennent souvent à trouver des accommodements raisonnables, en permettant la construction d’édifices religieux dignes et fonctionnels, et en participant au financement de centres culturels. De leur côté, les paroisses catholiques ont appris à négocier avec les chrétiens nouvellement arrivés dans le cadre de la Pastorale des migrants ; elles ouvrent leurs locaux et adaptent leur liturgie. En retour, la présence active des migrants contribue puissamment au renouveau local des pratiques. L’église catholique Jean XXIII construite au cœur du grand ensemble de Sarcelles a été agrandie en 2003 - tout un symbole puisque deux églises catholiques y avaient été fermées dans les années 1970.


Conclusion

Pour finir, on voit bien que l'effervescence religieuse a profondément transformé le paysage de la ville contemporaine et que les croyances ne sont pas dissociables du creuset spatio-temporel dans lequel elles se constituent. Dans les grandes agglomérations françaises (Paris, Lyon, Marseille, Toulouse, Lille, Bordeaux, Nice, Strasbourg, Grenoble en particulier), la diversité des édifices religieux issue de la pluralité des origines migratoires a ébranlé les anciens équilibres en induisant une sorte de compétition pour l'espace. Alors que les nouveaux acteurs religieux (associations spécialisées, ONG transnationales, fidèles constitués en contre-pouvoir, pasteurs globe-trotters, etc.) sont tentés par des logiques de marquage communautaire, cette pluralisation repose la question de l’adaptation de la société locale et, plus largement, celle de la tolérance à l’autre. De fait, de nouvelles logiques sociales s’inventent dans la confrontation au religieux au cœur de la ville, et tout spécialement dans les banlieues populaires, comme en Seine-Saint-Denis et dans le Val de France. Des pratiques cultuelles expansives et le souci, inégalement partagé il est vrai, de s’affirmer dans l’espace public entrent régulièrement en tension avec les usages traditionnels.
Dans le même temps, on ne peut plus échapper aujourd'hui aux effets de la mondialisation. Le transnationalisme religieux qui repose sur la mobilité des hommes et des idées postule un décloisonnement géographique et une véritable déterritorialisation avec le développement d'une culture de réseau fondée sur la croissance remarquable du numérique. Comme le souligne une spécialiste des religions : « Les cultures de réseau participent à la mutation des fonctions urbaines qui passent du rôle traditionnel de pôle de concentration des ressources vers celui de carrefour de flux » (Endelstein, 2010).
Dans ce contexte, le renouveau du religieux met au défi la nature intégratrice des sociétés occidentales. En France, il ne cesse d’alimenter le débat sur l’actualité du modèle de laïcité. Au quotidien, les relations entre « religion et vie publique » et « religion et école » restent très sensibles, tout en conduisant localement à des formes de compromis. La forte présence des immigrés a imposé des changements au sein du milieu politique local. Une génération de conseillers municipaux originaires du Maghreb, du Moyen-Orient et d’Afrique subsaharienne a émergé dans plusieurs communes marquées par une tradition d'accueil, comme Saint-Denis,  Aubervilliers, Gennevilliers, Sarcelles ou Villiers-le-Bel. Il n’en reste pas moins que la très faible représentation des Français issus de l’immigration dans la représentation nationale, à l’Assemblée nationale comme au Sénat, constitue une sorte d’anachronisme dans l’espace politique contemporain. Faut-il alors s’étonner des formes de substitution qui conduisent les plus déterminés à s'appuyer sur le dysfonctionnement du politique pour s’investir davantage dans le religieux ?

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Notes

[1] Poulain M. et Herm A., 2013, « Le registre de population centralisé, source de statistiques démographiques en Europe », Population, Vol. 68, p 215-248. D'après les auteurs, la plupart des pays d'Europe possèdent des registres par commune à l'exception notable de la France, du Royaume Uni, du Portugal et de l'Irlande.

[2] Le pape écrit ainsi dans sa lettre du 24 janvier 2013 : "Les croyants ont de plus en plus ce sentiment que si la Bonne Nouvelle n'est pas connue aussi dans l'environnement numérique, elle pourrait être absente de l'expérience d'un grand nombre pour qui cet espace existentiel est important. L'environnement numérique n'est pas un nombre parallèle ou purement virtuel, mais fait partie de la réalité quotidienne de nombreuses personnes, en particulier des plus jeunes. Les réseaux sociaux sont le résultat de l'interaction humaine, mais ils donnent à leur tour de nouvelles formes à la dynamique de la communication qui crée des relations..."  Site du Saint-Siège.

[3] accessible sur le site The European Values Study (en anglais).

[4] Annexe au procès verbal de la séance du 11 mai 1990, N° 1348, Assemblée Nationale.

[5] Les Chantiers du Cardinal ont été fondés en 1931 par le cardinal Verdier, archevêque de Paris. Cette oeuvre est chargée d’aider à la construction d’églises et de bâtiments paroissiaux dans le département de la Seine, en particulier dans la banlieue en pleine expansion démographique. Voir le site Chantiers du Cardinal.

[6] Les textes publiés avant 1950 sur la religion des « travailleurs nord-africains » en France ne disent rien sur la nécessité d’implanter de nouveaux lieux de prière ; ils soulignent au contraire le relâchement de l’observance des prescriptions religieuses. Par exemple, le Cahier n°2 de l’INED publié en 1947, en se faisant l’écho du rapport de Robert Sanson, souligne que les neuf dixièmes des Nord-Africains du foyer de Gennevilliers ne respectent plus le jeûne du ramadan.

[7] Voir l'article et le reportage de France 3 Provence-Alpes, "La mosquée de la porte d'Aix à Marseille est murée sur décision de justice", 10 mars 2015.

[8] La Seine-Saint-Denis a été créée en juillet 1964, en regroupant des éléments des départements de la Seine et de la Seine-et-Oise.

[9] La communauté d'agglomération Val de France est une structure intercommunale née de la communauté de communes de Sarcelles et Villiers-le-Bel (1997), puis Arnouville (2000), transformée en communauté d'agglomération qui intègre Garges-lès-Gonesse en 2002. Bonneuil et Gonesse la rejoignent en 2014. Elle a laissé la place à la nouvelle communauté d'agglomération Roissy Pays de France le 31 décembre 2015.

[10] Les Témoins de Jéhovah désigent leur lieu de culte sous le nom de Salle du Royaume.

[11] Jannoud C. et Pinel M.H., 1974, La première ville nouvelle, Mercure de France, p. 243.

[12] Voir le site du futur centre cultuel et culturel des musulmans de Sarcelles : mosquée de Sarcelles (Association des musulmans d’inspiration sunnite « A.M.I.S »).

[13] Podselver L., 2000, « De la périphérie au centre : Sarcelles, ville juive », in Les juifs et la ville, C. Bordes- Benayoun (dir.), Presses universitaires du Mirail.

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Pour compléter :

Ressources bibliographiques

Bibliographie de référence

Bibliographie générale

  • Bastian J.-P., Champion F., Rousselet F. (dir.) 2001, La globalisation du religieux, Paris, L’Harmattan.
  • Césari J., 1994, Etre musulman en France, Paris, Karthala. 367 p.
  • Davie G. et  Hervieu-Léger D., 1996, Les identités religieuses en Europe, Paris, La Découverte, 336 p.
  • Eskenazi F. et Waintrop E., 1991, Le Talmud et la République, enquête sur les Juifs français à l’heure des renouveaux religieux, Paris, Grasset
  • Etienne B., 1990, L’Islam en France : Islam, État et Société, Paris, Éditions du CNRS
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  • Godard B. et Taussig S. 2007, Les musulmans en France. Courants, institutions, communautés, un état des lieux, Paris, Robert Laffont
  • Godard B., 2015, La question musulmane en France. Un état des lieux sans concessions, Paris, Fayard, 349 p.
  • Hervieu-Léger D., 1993, Vers un nouveau christianisme ? Introduction à la sociologie religieuse du christianisme occidental,  Paris, Cerf
  • Hervieu-Léger D., 1993, La religion pour mémoire,  Paris, Cerf
  • Jazouli A. (Dir.), 1995, Les jeunes musulmans en France, étude exploratoire,  Banlieuescopie
  • Khosrokhavar F., 1997, L’Islam des jeunes,  Paris, Flammarion
  • Kepel G., 2012, Quatre-vingt-treize, essai, Gallimard, 322 p.
  • Kepel G., 2012, Banlieue de la République. Société, politique et religion à Clichy-sous-Bois et Montfermeil, Gallimard, 526 p
  • Le Goff J., Rémond R. (dir.), 1992, Histoire de la France religieuse,  tome 4 « Société sécularisée et renouveau religieux", Paris, Le Seuil
  • Schnapper D. (dir.), 2001, Exclusions au cœur de la cité, Paris, Anthropos
  • Tribalat M., Simon P., Riandey B., 1996, De l’immigration à l’assimilation : enquête sur les populations d’origine étrangère en France, Paris, La Découverte
  • Vieillard-Baron H., 1994, Les banlieues françaises ou le ghetto impossible, Éditions de l'Aube, Série "Monde en cours". Réédition en livre de poche (augmentée d'une postface), 1996
  • Vieillard-Baron H., 2011, Les banlieues : des singularités françaises aux réalités mondiales,  Carré "Géographie", 2ème édition, Hachette Supérieur
  • Vincent J. F., Dory D., Verdier R. (dir.), 1995, La construction religieuse du territoire, Paris, L’Harmattan
  • Zwilling Anne-Laure, 2014, Minorités religieuses, religions minoritaires dans l'espace public : visibilité et reconnaissance, Presses Universitaires de Strasbourg, 249 p.
     

Articles et revues

Atlas, annuaires, rapports et mémoires

Ressources webographiques

 

Hervé VIEILLARD-BARON,
professeur émérite à l’Université Paris Ouest Nanterre-La Défense, chercheur au LAVUE, UMR CNRS 7218


 

Conception et réalisation de la page web : Marie-Christine Doceul,
pour Géoconfluences, le 19 octobre 2016

Pour citer cet article :  

Hervé Vieillard-Baron, « Les religions dans les banlieues : territoires et sociétés en mutation », Géoconfluences, octobre 2016.
http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/fait-religieux-et-construction-de-l-espace/articles-scientifiques/les-religions-dans-les-banlieues-territoires-et-societes-en-mutation