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Sylvie Brunel et Jean-Louis Chaléard : La faim, un enjeu géographique

Publié le 24/01/2002
Auteur(s) : Sylvie Brunel
Jean-Louis Chaléard, Professeur des universités - Université Paris I Panthéon-Sorbonne

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Compte-rendu d'une intervention du 24 janvier 2002, dans laquelle les deux spécialistes de la faim et des questions alimentaires, reviennent sur leur parcours de géographe.

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24 janvier 2002

Introduction de Myriam Houssay-Holzschuch (Géophile, ENS LSH)

Présentation des deux intervenants : 

  • Sylvie Brunel, géographe de formation, a choisi depuis 15 ans de mettre en ouvre ses compétences dans l'action humanitaire : Médecins sans frontières puis Action contre la faim, dont elle est devenue présidente en 2001. Elle est l'auteur de plusieurs ouvrages sur les relations Nord-Sud, dont La faim dans le monde : comprendre et agir (1999, PUF), Une tragédie banalisée, la faim dans le monde (1991, Hachette), Le gaspillage de l'aide publique (1993, Seuil), Tiers-mondes : controverses et réalités (1987, Economica). À paraître aux Presses de Sciences-Po : Famines et politique, ouvrage de synthèse sur son expérience et son analyse des famines.
  • Jean-Louis Chaléard, Professeur des universités à Paris I, a soutenu sa thèse d'État en 1994 traitant de Temps des villes, temps des vivres. L'essor du vivrier marchand en Côte-d'Ivoire. Il participe à des programmes de recherche sur les stratégies de sécurisation alimentaire dans le centre de la Côte-d'Ivoire et sur l' approvisionnement vivrier marchand en Côte-d'Ivoire. Il travaille actuellement sur les Andes. Auteur de Villes et campagnes dans les pays du Sud : géographie des relations (1999, Karthala), il a dirigé l'ouvrage Politiques et dynamiques territoriales dans les pays du Sud (2000, Presses de la Sorbonne).

Sylvie Brunel, cliché de David Monniaux, 2008 CC BY-SA 3.0. Jean-Louis Chaléard, auteur inconnu
Sylvie Brunel, cliché de David Monniaux, 2008 CC BY-SA 3.0.
Jean-Louis Chaléard, auteur inconnu.


Intervention de Jean-Louis Chaléard

Jean-Louis Chaléard remercie la Section de Géographie de l'ENS LSH et les personnes présentes de s'être déplacées. Il commente et critique le thème qu'on lui a demandé de traiter : les enjeux alimentaires dans les pays en voie de développement. En tropicaliste, il préfère centrer son exposé sur les problèmes spécifiques des pays tropicaux, plus que sur les problèmes des pays du Tiers-Monde. Il existe une spécificité de la géographie tropicale qui intègre deux types de problématiques : celles liées au développement, et celles propres à un contexte naturel tropical très important dans les régions rurales. La séance est placée sous le signe de la question alimentaire. Jean-Louis Chaléard s'est particulièrement intéressé à la question du ravitaillement des villes et plus spécifiquement aux productions vivrières commercialisées, au vivrier marchand. La distinction autoconsommation/commercialisation n'est pas très nette ; cela pose le problème de la consommation alimentaire à la campagne et de la constitution des marchés. Ce questionnement s'inscrit dans une démarche qui a guidé ses travaux : le but de l'exposé est de retracer ce parcours. 

Trois points seront successivement abordés : la naissance d'un questionnement sur le développement en Afrique tropicale ; la spécificité d'une démarche associant étroitement travail théorique et travail de terrain ; la présentation de quelques résultats.

1. Un questionnement sur l'Afrique tropicale et les pays en développement

1.1. Du Sénégal à la Côte-d'Ivoire 

Ancien élève de l'E.N.S. de Saint-Cloud, Jean-Louis Chaléard fait sa maîtrise au Sénégal en étudiant le bilan d'une opération locale de développement. Il est amené à réfléchir sur les sociétés rurales anciennes confrontées à des changements de technique, d'organisation sociale et de rapport à l'espace. Il accomplit son service militaire en Ethiopie. Sa thèse de troisième cycle porte sur la Côte-d'Ivoire et l'agriculture de plantation. Il retrouve les thèmes qu'il a déjà abordés en insistant sur le passage à un monde rural précapitaliste, sur la confrontation des milieux ruraux aux marchés mondiaux et aux politiques nationales inspirées par l'étranger. Il s'intéresse donc particulièrement à la question du vivrier en étudiant le département d'Agboville (département d'Abidjan) ; en effet, le Sud est transformé par les cultures vivrières, surtout le manioc, pour alimenter Abidjan.

1.2. La remise en cause des théories existantes 

Les travaux de Jean-Louis Chaléard s'inscrivent en réaction face à des travaux portant sur les relations ville/campagne dans les pays tropicaux : 

- Michaël Lipton (Why poor people stay poor) : selon lui, les relations ville/campagne sont biaisées. La ville spolie la campagne : la croissance urbaine est un obstacle à la production rurale. 

- Paul Bairoch (De Jéricho à Mexico) : la croissance urbaine conduit à augmenter les importations de denrées alimentaires, ce qui a tendance à couper la consommation urbaine des campagnes.

- La concurrence entre les cultures vivrières et les cultures d'export : selon cette thèse, les cultures d'exportation entraînent la famine à cause d'une concurrence entre les cultures vivrières et les cultures d'exportation pour la terre et le temps des travaux agricoles. La Côte-d'Ivoire offre un contre-exemple : cet État , qui a connu une très forte croissance urbaine après 1950 (à peu près 10 % par an), est le premier producteur mondial de cacao, le cinquième de café, un grand producteur d'hévéa, d'huile de palme ; c'est aussi l'un des pays les mieux nourris d'Afrique. 

Les relations cultures vivrières/cultures commerciales sont plus complexes qu'il n'y paraît.

1.3. Des questionnements généraux 

Ils portent sur les relations ville/campagne, production vivrière/consommation urbaine. Comment se développe le vivrier marchand ? Cela renvoie aux processus économiques de développement économique et à l' apparition d'un marché intérieur.

2. Une démarche multiscalaire et ouverte

2.1. Le contexte pluridisciplinaire de la démarche géographique

La géographie mêle plusieurs disciplines : économie, anthropologie, agronomie. C'est dû aux opportunités de recherche sur place. Les chercheurs ont très peu de moyens ; leurs travaux sont essentiellement financés par l'ORSTOM (aujourd'hui IRD) dans le cadre de centres de recherche pluridisciplinaires. Des emprunts entre les démarches des différentes disciplines se mettent en place. Il y a une véritable osmose de questionnements (qui tournent autour de l'analyse de populations pauvres confrontées au choc colonial et à la dépendance) et de techniques.

2.2. Agronomie et géographie

L'agronome étudie une filière de l'amont à l'aval. Certes, cela permet de mettre en évidence les processus de formation des prix, mais n'explique pas les choix qui ont guidé les paysans. Le choix résulte d'un système de cultures, de contraintes locales, de marché. L'approche par la filière ne permet pas l'analyse de la sociabilité des réseaux marchands ou l'analyse spatiale. A l'inverse, les études « ruralo-ruralistes » (comme l'Atlas des structures agraires au Sud du Sahara) sont consacrées aux terroirs (= espace sur lequel une communauté tire ses ressources ; c'est l'équivalent du finage sans les limites), ce qui est très réducteur : le paysan africain n'est plus coupé du monde. Il faut étudier l'englobant : la ville, les politiques, les marchés. Il faut étudier les flux pour mettre en évidence la domination des villes sur les campagnes.

2.3. Les méthodes de recherche

Il n'y a aucune spécificité de l'analyse des politiques agricoles. Jean-Louis Chaléard met en place des enquêtes alimentaires sur les marchés urbains : l'alimentation urbaine est plus ancrée dans le territoire qu'on avait tendance à le dire. Beaucoup de produits sont cultivés en ville (banane, plantain, manioc) dans le cadre d'une consommation intravertie. Pas de méthode spécifique pour les études à petite échelle. Mise en évidence d'oppositions : N/S (climat), W (culture du riz)/E (culture de l'igname). À plus grande échelle, il faut effectuer des relevés cadastraux, élaborer des questionnaires. On apprend aussi beaucoup en partageant un verre avec les paysans (représentations, conflits cachés.) !

3. Les résultats et l'élaboration d'un concept : l'essor du vivrier marchand en Afrique tropicale. 

Le vivrier marchand se situe dans le sillage de l'agriculture d'exportation. Ainsi en Afrique de l'Ouest, dans le cadre des petites exploitations (5 à 6 ha) de plantation (essentiellement café et cacao), on mêle agriculture commerciale et vivrière. C'est une association ancienne, directement hérité du brûlis ; en effet, dans les espaces défrichés par le feu, à l' ombre des arbres restant on plante des cacaoyers. Les cultures vivrières servent d'ombrage au cacao. C'est cette association vivrier/commercial qui rapporte le plus à la journée. Cela permet de gagner de l'argent et de la nourriture ; par ailleurs, cela permet d' agrandir sa propriété (les cultivateurs sont propriétaires des arbres, donc de la terre, au bout de 40 ans). À l'indépendance, la terre appartient à celui qui la met en valeur : on assiste donc à une véritable conquête de l'Ouest. Le système se développe rapidement. Mais aujourd'hui il n'y a plus de forêt à défricher et l'on observe des blocages. Les systèmes agricoles évoluent : on exploite des cultures vivrières dans les bas-fonds humides. Ce système fournit des surplus qui alimentent les villes. L'objet de sa thèse de 3ème cycle a été l'étude de la reconversion des anciennes plantations de café et de cacao : on plante du manioc qui rapporte beaucoup et qui connaît un développement considérable. Les cultures commerciales ont des cours fixés alors que les cultures vivrières suivent les cours du marché. Différents facteurs interviennent comme l'offre, la demande, la proximité des villes et donc des axes de communication. L'essor du vivrier marchand dans la périphérie des villes, comme dans le département d'Agboville, est la marque de la domination de la ville et de ses réseaux sur sa campagne périphérique. 

Conclusion

Cette démarche permet l'articulation du niveau local (stratégies paysannes) et du marché (local ou mondial) : ce qui permet de comprendre les choix des paysans. Mise en évidence de la constitution d'un marché intérieur indépendant du cours des matières premières, facteur de développement.

Questions et réactions
  • Sylvie Brunel : on observe le même phénomène dans le nord-est de la Thaïlande : le riz est une culture vivrière, le manioc une culture commerciale. Le manioc est récolté en fonction des cours ; la terre joue donc le rôle de grenier. Sylvie Brunel souligne aussi les carences liées à la monoculture. 
  • Paul Arnould (BioGéo - ENS LSH) : quel est le rôle des marchands de semences et plus largement des Industries Agro-Alimentaires dans l'Afrique de l'Ouest ? 

— À la différence de l'Amérique du Sud où les I.A.A. sont très puissantes, les I.A.A. sont peu présentes en Afrique de l'Ouest. Les produits commercialisés ne sont pas concurrentiels. Nestlé a cherché à s'y implanter, sans résultats, les populations restant fidèles à la tradition. C'est aussi l'occasion d'investissements étrangers pas toujours très clairs. 

  • Une élève : quelle est l'emprise spatiale des cultures vivrières dans le tissu urbain ? 

— C'est un phénomène urbain structurel (et non lié à l'urbanisation). Abidjan n'en a pas beaucoup : on les rencontre surtout dans les no man's land entre les quartiers ou dans les basfonds. Cela occupe 3 à 4 % de la population active d'Abidjan. Cela répond à une diversification horizontale (des produits cultivés) et verticale (c'est-à-dire sociale, aussi bien pour les plus pauvres qui cherchent à subvenir à leurs besoins, que les fonctionnaires qui cherchent à diversifier leurs revenus).

 


Intervention de Sylvie Brunel 

Sylvie Brunel se souvient de l'époque où elle préparait l'agrégation en suivant les cours de Jean-Louis Chaléard et de Paul Arnould à l'ENS de Saint-Cloud. Après une formation en droit jusqu'à la maîtrise, elle se réoriente vers la géographie. Après l'agrégation, elle enseigne une année à Lyon ; refusant sa mutation à Forbach en Moselle, elle se met en disponibilité de l'Éducation Nationale et se consacre à l' action humanitaire. Pendant 5 ans elle collabore à Action sans frontière, branche de Médecins sans frontières consacrée à la recherche, à l'époque (années 1980) où le tiers-mondisme fait débat. Elle étudie le manioc en Thaïlande et met en évidence les dangers d'une monoculture commerciale qui occasionne des problèmes de malnutrition.

En 1989, Action contre la faim lui commande une synthèse sur la faim dans le monde. La démarche qu'elle emprunte diffère de celle des spécialistes de l' humanitaire habitués à « zapper » de crise en crise et qui ne connaissent les pays que par les crises qu'ils traversent. En tant que géographe, elle cherche à saisir les structures et les mécanismes à l'œuvre ; elle a récemment soutenu une Habilitation à Diriger des Recherches dans ce sens. En 1989, le budget de Action contre la Faim s'élève à 40 millions de francs (à moitié d'origine publique) ; aujourd'hui, il dépasse les 500 millions (provenant à 80 % de fonds publics). Les États ont tendance à répondre aux crises politiques par de l' humanitaire. Action contre la faim intervient dans les cas de famine (qui touche chaque année 3 millions de personnes), et non pas de malnutrition (800 millions) en mettant en place des programmes mêlant différentes spécialités (agronomes, hydrauliciens.) comme la distribution de nourriture, la sanitation de l'eau, la protection maternelle et infantile. La question que doit se poser le géographe face à une famine est proche de celle formulée par Amartya Sen (Prix Nobel d'économie 1998) : la prévention de la famine est si facile à prévoir qu'il est étonnant qu'on essaie pas de les prévoir. Pourquoi rien n'est fait ? Rien ne destine un pays à être touché par la famine ; les famines sont là où il n'y a aucune raison qu'il y en ait : il y a des pays de malnutrition (Inde, Sahel, Andes, Nordeste brésilien.) qui ne sont pas des pays de famine.

Il existe une différence non pas de degré mais de nature entre famine et malnutrition. Les causes sont différentes et les remèdes à apporter sont spécifiques. La malnutrition est un déséquilibre de la ration alimentaire en quantité ou en qualité ; c'est avant tout un problème de pauvreté et de sous-développement : l'alimentation est monotone et carencée. La malnutrition touche les pauvres qui n'ont pas accès à une nourriture qui existe par ailleurs. La malnutrition n'est pas forcément liée au sentiment de faim. Ainsi, le manioc est pauvre en apports protéiques ; lors du sevrage d'un enfant, son alimentation devient carencée (passage du lait au manioc), il développe des oedèmes (maladie du kwashiorkor). La cause essentielle est la pauvreté et l'état d'ignorance qu'elle entraîne : en effet, les mères ne s'aperçoivent pas des troubles dont souffrent leurs enfants et n'y apportent aucun remède. La malnutrition est donc un phénomène global et diffus. La famine est un phénomène brutal, circonscrit dans le temps et dans l' espace, collectif, aigu et localisé. Elle touche une population qui a été privée de nourriture. Toutes les famines auraient le temps d'être enrayées, même si elles sont déclenchées par une catastrophe. La famine est une action politique. 

Par exemple, l'État éthiopien a refusé de venir en aide aux victimes de la famine de l'Ogaden. Les mécanismes de la famine prennent des semaines voire des mois : épuisement progressif des stocks alimentaires — flambée des prix — augmentation des produits de substitution (fruits de la chasse d'animaux sauvages ou de la cueillette) — migration des chefs de famille vers la ville pour trouver des revenus et procurer de la nourriture — les biens non fondamentaux sont vendus (bijoux, semences en risquant d'hypothéquer l'avenir) — apparition de la malnutrition chez les populations à risque (enfants de moins de 5 ans, femmes enceintes, vieillards). Dans le cas de la famine, on peut prévoir et agir avant la catastrophe. La famine surgit quand aucun signe n'a été pris en compte et que la seule issue est la mort. 

Différents exemples historiques confirment cette thèse, à savoir que c'est le pouvoir qui est la principale cause des famines. Ainsi, Staline a exterminé la classe des koulaks en les affamant. Le régime nazi, dans le cadre de la Shoah, a aussi éliminé les populations indésirables par la faim (camps, ghettos.). Les Khmers rouges cambodgien ont éliminé de la même façon les intellectuels. La situation actuelle n'a pas changé : les famines sont niées pour poursuivre des ouvres d'extermination. Les famines sont exposées par les États ; c'est pourquoi les affamés sont placés près des aéroports, des villes, des voies de communication afin de leur donner de la visibilité. Dans cette perspective, la famine est transformée en spectacle : les États utilisent l'image des affamés. Sylvie Brunel développe l'exemple du Biafra où le pouvoir en place a refusé la mise en place d'un corridor humanitaire ce qui a légitimé la création de Médecins Sans Frontières et la mise en place par leur soin d'une assistance aérienne de nuit. On assiste après le Biafra à une humanitarisation de l'aide internationale : on règle les problèmes politiques par des actions humanitaires. 

Sylvie Brunel développe un autre exemple : la famine de l'Ogaden en Ethiopie en mars 2000. La famine était prévisible depuis deux ans (sécheresse, pénuries.) mais le gouvernement refuse toute intervention, jusqu'au moment où on ne peut plus cacher la famine. On assiste alors à une surenchère humanitaire et médiatique : on va jusqu'à dire que 16 millions de personnes sont menacées ! Finalement, l'aide humanitaire a principalement servi à financer (et à gagner) la guerre menée par l'Éthiopie contre l'Érythrée. 

Certaines famines sont même créées : on place volontairement une population dans une situation alimentaire grave : au Soudan, en 1983, on a manipulé le spectacle de la famine dans un but géopolitique. La famine peut aussi être instrumentalisée. La Corée du Nord est transformée en caserne pour légitimer les rationnements. A la chute de l'URSS, la Corée ne reçoit plus d'aide de Pékin ou de Moscou : un contexte global de pénurie s'instaure. En 1995, des inondations sévissent ; le gouvernement fait appel à l'aide internationale et obtient des réponses des États-Unis et de l'Europe. Les ONG interviennent, mais n'ayant ni le choix des lieux d'intervention, des populations à aider, des méthodes, elles jettent vite l'éponge. Malgré le départ des ONG, certaines organisations anglo-saxonnes continuent d'aider et le système perdure. La Corée continue d'instrumentaliser la famine, chaque année, en invoquant différentes causes : la sécheresse. Fondamentalement, la Corée détourne l'aide humanitaire au profit des populations favorisées du régime, tout en entretenant la famine des populations jugées « dangereuses ». Cet état de fait est couvert par les États ; ainsi, les États-Unis peuvent maintenir 37 000 hommes au Sud du 38e parallèle. L'Irak, les État s-Unis et l'ONU entretiennent l'embargo qui entretien une grave famine. Pour Saddam Hussein (qui ne souffre aucunement de la faim) c'est un moyen de propagande qui sert à souder son peuple en le posant en victime. Le paradoxe est que la contrebande du pétrole permet à l'Irak d'engranger de l'argent !

Questions
  • Qu'en est-il des liens entre famine et conditions naturelles ? 

— Une catastrophe déclenche une pénurie alimentaire qui touche les victimes structurelles (les populations installées dans un lit majeur, sur un versant instable.). Le problème fondamental, c'est que l'aide est détournée. Avec quelques nuances à apporter, on peut toujours appliquer la grille de lecture proposée. 

  • Comment situer le géographe dans le champ de la compréhension des famines ? Qu'apporte-til ? Peut-on avoir un regard de géographe ? 

— Les ONG cherchent à intervenir le plus vite possible, c'est-à-dire sans prendre toujours le temps de réfléchir aux structures latentes. Les économistes, eux, sont trop confinés dans leur sphère. Le géographe, lui, a un point de vue global : il part de la géopolitique et du contemporain pour revenir aux permanences d'un territoire. Le géographe a aussi les capacités pour étudier l'efficacité d'un programme en utilisant les outils de cartographie, de SIG, les cartes de vulnérabilité.

  • Myriam Houssay-Holzschuch souhaite revenir sur les prises de position de Sylvie Brunel à l'occasion des largages de nourriture en Afghanistan lors de l'invasion américaine en novembre 2001. 

— Sylvie Brunel dénonce les surenchères délirantes de l'aide humanitaire en Afghanistan ; les largages ne résolvent pas la problématique des populations privées de nourriture. Elle souligne les dangers du « pourrissement » des pays par l'aide ; en effet, l'afflux d'argent entraîne une flambée des loyers, des salaires, des matériaux ainsi que l'apparition de boîtes de nuit et de bars destinés à divertir les professionnels de l'aide en mission sur place. Il y a donc une réflexion à mener sur le rôle politique et social des actions humanitaires. 

  • Myriam Houssay-Holzschuch : on commence à connaître l' impact économique de l'aide humanitaire, mais en connaît-on l'impact social ? 

— Il y a des travaux à mener dans ce domaine comme les regroupements de population, ou l'impact de l'utilisation des OGM dans l'aide alimentaire par exemple. L' aide humanitaire modifie en profondeur la relation des hommes à l'espace. Jean-Louis Chaléard rajoute que l'aide peut avoir un effet déstructurant comme en Bolivie où l'aide américaine en matière agricole arrivant à coût 0, casse les réseaux de production et de distribution locaux. 

  • Paul Arnould : Comment fonctionne Action contre la Faim ? Quel est son budget ? Quels sont ses effectifs ? Combien dure une intervention ?... 

— L'ONG fonctionne avec 500 millions de francs de budget, a 4 sièges (Paris, Londres, New York et Madrid) ; 70 personnes travaillent au siège parisien et 5 000 sont sur place dont 350 volontaires, âgés de 30 ans en moyenne. Il ne s'agit pas de faire du tourisme humanitaire : les compétences requises sont pointues et les missions sont longues (de 1 à 2,5 ans). Le problème de la « rentabilité » se pose : certaines actions à Haïti, au Tchad, au Mozambique (c'est-à-dire dans des cas d'urgence chronique) nécessitent des missions de longue durée (10 à 15 ans) et intéressent peu les bailleurs de fonds. L'ONG les finance donc en fonds propres. 

  • Un élève s'interroge sur la mise en place de la Cour Pénale Internationale pour punir les affameurs. 

— Pour le moment, le Traité de Rome n'est pas ratifié par suffisamment de pays pour le mettre en place, d'autant plus que les États-Unis et la France veulent instaurer une période de 7 ans au moins entre les faits et le jugement, ce qui, selon Sylvie Brunel, laissent aux preuves le temps de disparaître. La seule diplomatie possible est celle du « sparadrap » ou de « l'ambulance ». 

  • Pascal Grzywacz : Quels sont les moyens d'une activité politique ? 

— C'est la problématique essentielle de l'aide humanitaire : faut-il dénoncer ou agir en faveur des victimes ? A force de dénoncer (ce qu'a fait MSF) aucune intervention n'est plus possible. L'éthique et l'aide humanitaire sont deux éléments inconciliables.

 


Compléments bibliographiques

  • Sylvie Brunel, Tiers-mondes : controverses et réalités (1987, Economica). 
  • Sylvie Brunel, Une tragédie banalisée, la faim dans le monde (1991, Hachette)
  • Sylvie Brunel, Le gaspillage de l'aide publique (1993, Seuil)
  • Sylvie Brunel, La faim dans le monde : comprendre et agir (1999, PUF)
  • Sylvie Brunel, Famines et politique, ouvrage de synthèse sur son expérience et son analyse des famines.
  • Jean-Louis Chaléard, Le Temps des villes, temps des vivres. L'essor du vivrier marchand en Côte-d'Ivoire (thèse, 1994)
  • Jean-Louis Chaléard, Villes et campagnes dans les pays du Sud : géographie des relations (1999, Karthala).
  • Jean-Louis Chaléard (dir.), Politiques et dynamiques territoriales dans les pays du Sud (2000, Presses de la Sorbonne).

 

Compte-rendu proposé par Yann Calbérac, le 24 janvier 2002.

 

Pour citer cet article :

« La faim, un enjeu géographique », d'après une conférence de Sylvie Brunel et Jean-Louis Chaléard à l'École Normale Supérieure de Lyon, Géoconfluences, janvier 2002, republiée en avril 2018.
URL : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/remue-meninges/brunel-et-chaleard

 

Pour citer cet article :  

Sylvie Brunel et Jean-Louis Chaléard, « Sylvie Brunel et Jean-Louis Chaléard : La faim, un enjeu géographique », Géoconfluences, janvier 2002.
http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/remue-meninges/brunel-et-chaleard