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Notion à la une : marginalité

Publié le 12/07/2016
Auteur(s) : Marie Morelle, maître de conférences - Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, Laboratoire Prodig

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La géographie n’a pas été la première discipline à discuter de la notion de marginalité. Il convient d’en faire une brève généalogie afin de voir les contextes dans lesquels la notion se déploie, les approches géographiques qui s’en saisissent, pour construire quels objets de recherche, sans perdre de vue les débats qui accompagnent son existence dans le champ de la géographie et des sciences sociales.

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Aux origines de la notion : la marginalité en sciences sociales

Les historiens comptent parmi les premiers à avoir introduit dans le champ des sciences sociales la notion de marginalité sociale. Ainsi, Bronislaw Geremek s’intéresse à la figure du vagabond dans son analyse de la pauvreté dans les cités médiévales. Toutefois, c’est l’École de Chicago qui suscite de nombreuses recherches sur les individus marginaux (l’étranger, le hobo) puis sur les groupes en marge de la ville. En minorité, coupés de leur communauté d’origine, ils ne sont pas reconnus comme membres de la société urbaine. Ils peuvent être perçus comme transgressant les normes dominantes. Parler de marginalité revient à appréhender sous l’angle moral diverses conduites en lien avec les notions de déviance et d’inadaptation. La marginalité apparaît souvent comme l’avers de la notion d’intégration pour autant elle-même sujette à débats : être intégré traduit-il un processus d’adhésion collective à des normes organisant la vie en société ou l’intégration relève-t-elle d’un processus de normalisation ?

Par ailleurs, dans leurs travaux, anthropologues et sociologues de l’École de Chicago accordent aussi une importance forte à la traduction spatiale des situations marginales étudiées tels le ghetto et les territoires des gangs.

La marginalidad : une étude des positions sociales dans les villes latino-américaines

La notion de marginalidad, développée en Amérique latine, renforce l’appréhension de situations sociales dans leur dimension spatiale. Dans les années 1970, l’exode rural participe d’une forte croissance urbaine sur le continent. De nombreux habitants, migrants ou non, se voient contraints de s’installer illégalement en périphérie des villes, sur des terrains sous-équipés quand bien même existent aussi des logements dans des immeubles taudifiés des centres-villes. Dans une approche marxiste, cette urbanisation massive rend visible l’existence, aux portes des centres urbains, d’une « armée de réserve » de travailleurs exclus du marché du travail au gré des cycles de production industrielle, produit du système capitaliste mais finalement à la marge du salariat. En outre, leur présence fait écho à la théorie de la dépendance et à son appréhension du monde divisé en centre et en périphéries, où les économies occidentales dominent celles des pays relevant alors du Tiers Monde [1]. On voit ainsi les liens entre les notions de marginalité (en sciences sociales) et de périphérie (en géographie), soulignant l’importance d’un rapport à un centre (politique, social, spatial).

Face aux difficultés d’accès au marché du travail, il est de plus en plus question de parler en termes de « masse marginale ». En Amérique latine comme en Asie ou en Afrique, l’insuffisance d’emplois salariés conduit à l’émergence de la notion de « secteur informel ». Dans le monde du développement comme dans le champ scientifique, les débats portent sur le devenir des activités économiques informelles, considérées comme la marque d’un dysfonctionnement politico-économique ou inversement comme le signe d’un nouveau dynamisme entrepreneurial. Plusieurs chercheurs plaident pour dépasser une approche duale en montrant les articulations entre formalité et informalité et ce qu’elles disent du rapport à la loi et à l’État. En géographie, cette question est également discutée depuis l’étude de l’accès au foncier et au logement [2].

En France : la géographie sociale face à « la nouvelle pauvreté »

C’est dans le contexte de la première décennie de crise économique que la notion de marginalité se déploie en France. La hausse du taux de chômage conduit à discuter du rôle de l’État-providence dans une économie marquée par la prégnance d’idéologies néo-libérales. Plutôt que de parler d’un état (être en marge de la société salariale ou en être exclu pour employer un terme très présent dans la littérature scientifique dans les années 1990, parfois en substitution à celui de marginal), plusieurs sociologues soulignent l’importance d’analyser les processus conduisant à ces situations : il est davantage question de marginalisation ou encore de désaffiliation (Castel, 1995). Tendant à se superposer à celle de la pauvreté dans les années 1980 et plus encore 1990, la problématique de la marginalité conduit à analyser les inégalités sociales en lien avec l’étude des rapports de domination : quels sont les enjeux sociaux et politiques autour des catégorisations et placements des individus et groupes au sein d’une société donnée ?

En géographie, si la notion de marge existe d’abord dans le champ de la géographie physique (marge continentale, glaciaire…), celle de marginalité marque les débuts de la géographie sociale. D’un côté, il s’agit de continuer de discuter de la marginalité comme produit des rapports sociaux dans le cadre d’une économie capitaliste puis néo-libérale. De l’autre, dans une approche foucaldienne [3], il est question de comprendre comment des institutions et leurs agents contribuent à forger des catégories (le déviant, le délinquant, le détenu, le migrant) au service de la production et du maintien d’un ordre social et politique. Plus exactement, depuis les marges d’une société et leur matérialisation en des espaces donnés (la prison notamment), il s’agit de comprendre l’exercice du pouvoir.

Une marge sociale et spatiale : l'aire de grand passage des gens du voyage à Trignac (Loire-Atlantique)

Source : Géoportail, image satellite Pléiades, 2014 (en haut) ; carte IGN Saint-Nazaire 1/25 000, éd. 2014 (en bas)
Pour consulter sur le Géoportail, cliquez ici.

L'aire d'accueil des gens du voyage, installée à proximité de l'échangeur de Certé, le long de la voie express Nantes-Saint-Nazaire, accueille 400 caravanes durant trois mois chaque été. Située sur 15 ha de prairies inondables classées Natura 2000, elle ne peut accueillir aucune construction, pas même des équipements sanitaires et des branchements électriques.


De manière générale, l’enjeu est de discuter de la place de l’espace dans une approche de la marginalité, sans se limiter au constat d’une possible mais non systématique superposition entre positions sociale et spatiale. Il est nécessaire de se distancier de la seule notion de marge spatiale pour s’intéresser à la marginalité et aux processus de marginalisation sociale appréhendés en géographie, dans leur dimension spatiale. Les réponses politiques et institutionnelles, la spatialisation des problèmes publics et le traitement par l’espace (territorialisation de l’action sociale et politiques de logement, découpages en zones de sécurité, carte scolaire, etc.) sont des pistes de réflexion fécondes en géographie : partant de la notion de marginalité sociale, il est question de comprendre comment la référence à l’espace exprime, redouble ou réduit les différenciations sociales et comment sont produits à la fois une marge et des catégories de marginaux. On relèvera que l'étude de la marginalité ne se résume pas à discuter de la pauvreté mais peut aussi conduire à des travaux sur les élites et diverses formes spatiales telles les communautés fermées.

Outre les approches sociales mais aussi culturelles de la géographie, les notions de marge et de marginalité se rencontrent à d’autres échelles et dans d’autres approches de la géographie. En particulier dans le contexte de la globalisation, il s’agit pour les géographes d’appréhender les nouveaux discours sur la division du monde, ses possibles marges économiques et politiques (en lien avec les frontières, les effets de seuils) mais aussi les flux qui le traversent et participent de sa perpétuelle reconfiguration. Dans cette perspective, à une autre échelle, s’inspirant à nouveau du binôme centre-périphérie, des géographes étudient par exemple les marges rurales et les transformations des espaces périurbains, soucieux d’en discuter les limites et de saisir leurs dynamiques de production [4], parfois en écho aux travaux sur les discontinuités et processus de différenciations spatiales chers à l’analyse spatiale [5].

Pour conclure

Quel que soit le champ disciplinaire, on aura soin de noter que la marginalité n’est jamais élevée au rang de concept. Renée Rochefort, dans les années 1980, rappelait combien cette notion « était floue » et que « le plus grand risque serait qu’en enfourchant un mot à la mode, les géographes contribuent (…) à le sacraliser dans leur récupération hâtive, alors qu’il s’agit d’abord de le démystifier » (1986 : 26). Autant que de s’appuyer sur des concepts pour comprendre le monde, il est question de discuter ces outils notionnels mis à notre disposition, leur contexte d’émergence, leur utilisation et leurs effets (Fassin, 1996 : 68).

 


Notes

[1] Pour autant, les analyses en termes de déviance ne disparaissent pas nécessairement, au risque de lectures culturalistes, comme le montrent les travaux de l’anthropologue Oscar Lewis à Mexico sur « la culture de la pauvreté » : Les enfants de Sanchez. Autobiographie d’une famille mexicaine, 1961.

[2] Ainsi Marc Vernière étudie les populations expulsées du centre-ville de Dakar qui s’installent dans les périphéries de la capitale sénégalaise, à Pikine dans les trames loties ou non par les autorités. L’auteur discute de leur double marginalité sociale et spatiale et leur quête d’un statut de citadin. « À propos de la marginalité : réflexions illustrées par quelques enquêtes en milieu urbain et suburbain africain », Cahiers d'études africaines. 1973. Vol. 13 n°51, pp. 587-605.

[3] Il s’agit de s’inscrire dans le sillage de la pensée du philosophe Michel Foucault : celui-ci a mené une généalogie de diverses institutions conduisant à discipliner des individus avant de discuter plus largement des manières dont s’incarne le pouvoir et sont produites et gouvernées des populations.

[4] Voir par exemple le dossier « Les espaces de l’entre-deux » coordonné par J. Le Gall et L. Rougé, paru dans la revue Carnets de géographes, n°7, 2014, qui discutent des espaces périurbains qui, s’ils ne sont pas nécessairement qualifiés d’espaces marginaux sont présentés comme espaces de transition ou encore espaces intermédiaires, donc appréhendés en continuité avec un espace considéré central et non pensés comme externes à un centre.

[5] Voir Brunet Roger, 1968, Les phénomènes de discontinuité en géographie, Paris, Éd. du CNRS, Coll. Mémoires et Documents, 117 p.

 

 

Bibliographie indicative
  • Castel Robert, 1995, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 490 p.
  • Fassin Didier, 1996, « Exclusion, underclass, marginalidad : Figures contemporaines de la pauvreté urbaine en France, aux États-Unis et en Amérique latine », Revue Française de Sociologie, vol. 37 (1), p. 37-75.
  • Geremek Boroslaw, 1987, La potence ou la pitié. L’Europe et les pauvres du Moyen Age à nos jours, Paris, Gallimard, 330 p.
  • Grafmeyer Yves, Joseph Isaac, 1990, L’École de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, Paris, Aubier, 377 
  • Rochefort Renée, 1986, « La marginalité de l’extérieur et de l’intérieur », in Vant André (dir.), Marginalité sociale, marginalité spatiale, Paris, Editions du CNRS, p. 26-34.
  • Schneier-Madanes Graciela, 1980, Marginalité spatiale : états et revendications ; le cas des villes latino-américaines, Paris, Maison des sciences de l’homme, 95 p.
  • Vant André (dir.), 1986, Marginalité sociale, marginalité spatiale, Paris, Éditions du CNRS, 265 p.

 

 

Marie MORELLE,
maître de conférences, HDR en géographie,
Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, Laboratoire Prodig

 

 

Pour citer cet article :
Marie Morelle, « Marginalité », Notion à la une de Géoconfluences, juillet 2016.
URL : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/notion-a-la-une/notion-a-la-une-marginalite

 

Pour citer cet article :  

Marie Morelle, « Notion à la une : marginalité », Géoconfluences, juillet 2016.
http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/notion-a-la-une/notion-a-la-une-marginalite