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Quand l’éducation fait son marché : ségrégation, marchandisation et néolibéralisation. L’exemple de Philadelphie

Publié le 13/04/2016
Auteur(s) : Nora Nafaa, docteure en géographie - université de Perpignan Via Domitia – UMR 5281 ART-DEV

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L'article montre en quoi la territorialisation de l’éducation, liée à la transition néolibérale qui met en compétition les territoires à travers une concurrence décomplexée des projets urbains, reflète mais aussi participe au renforcement de la ségrégation, notamment par la marchandisation de l’éducation. L’exemple de Philadelphie permet d’illustrer ce processus.

Bibliographie | citer cet article

Le regard des enseignants

« In West Philadelphia born and raised, […] I got in one little fight and my mom got scared, she said "you’re movin" with your auntie and uncle in Bel Air » chantait Will Smith en 1990 en introduction de la série télévisée Le Prince de Bel-Air. La série raconte l’histoire d’un jeune homme noir qui a grandi dans les quartiers ouest de Philadelphie, ghetto historique de la ville, et qui, suite à une bagarre, est envoyé par sa mère chez son oncle à Bel Air, quartier huppé de Los Angeles. Ici, les chances de réussite scolaire et donc sociale sont liées à la mobilité résidentielle.

Le système éducatif des métropoles étatsuniennes est tributaire des effets spatiaux de la ségrégation raciale en vigueur jusqu'aux années 1960. Bien qu'abolie par le Civil Rights Act (1964), la ségrégation raciale a laissé sa marque dans les métropoles où quartiers noirs et quartiers blancs sont toujours reconnaissables malgré les reconfigurations en cours. Les effets de la Grande Récession et les tensions raciales se traduisent au sein du système éducatif par l'aggravation des inégalités entre districts scolaires et par la faillite financière de certains districts scolaires urbains. La géographie de l’éducation, qui peut se définir comme l’étude de la distribution dans l’espace des services et lieux d’éducation ainsi que l'analyse de la dimension spatiale du système éducatif, de ses acteurs et de leurs stratégies, peut se révéler être un outil d’analyse de l’espace urbain contemporain et de ses recompositions (Taylor, 2009). Sa pertinence dans le cas des États-Unis tient au fait que l’école demeure au centre des stratégies résidentielles des familles et qu’elle subit des mutations, qui réinterrogent alors les choix des familles.
L’enjeu est ici de montrer en quoi la territorialisation de l’éducation liée à la transition néolibérale (Hackworth, 2007) qui met en compétition les territoires à travers une concurrence décomplexée des projets urbains (Harvey, 2014) [1] reflète mais aussi participe au renforcement de la ségrégation, notamment par la marchandisation de l’éducation. L’exemple de Philadelphie, grande métropole du Nord-Est des États-Unis de plus de 6 millions d'habitants (US Census, 2015), permet d’illustrer ce processus. Tout d’abord, le contexte de la triple ségrégation (socio-économique, raciale et scolaire) éclairera la géographie actuelle de la ville au prisme de la géographie de l’éducation. Ensuite, l'analyse des réformes du système scolaire menées par les acteurs politiques mettra en évidence le processus de marchandisation de l’éducation relevant de logiques néolibérales. Enfin, l’accent sera mis sur les stratégies des acteurs et les effets territoriaux de cette marchandisation qui renforce la ségrégation au sein de la ville.
 

1. Une ville triplement ségréguée : ségrégation sociale, raciale et scolaire

1.1. Philadelphie, une métropole du Nord-Est touchée par la crise

La ville est organisée selon le modèle urbain classique des villes du nord des États-Unis, théorisé par les sociologues de l’École de Chicago : des centres-villes où se concentrent les entreprises et emplois qualifiés dans les gratte-ciels qui forment la skyline, des péricentres paupérisés allant dans certains cas jusqu’au ghetto ethnique, et des banlieues majoritairement blanches, suite à la fuite des Blancs (white flight), et soumises à un étalement urbain de type urban sprawl (Ghorra-Gobin, 2003).
La ville de Philadelphie a perdu 13 % de sa population durant les années 1960, lorsque le white flight s'est accéléré. Après avoir atteint son maximum de population en 1950 avec 2,07 millions d’habitants, la ville a décliné de 1,95 million en 1970 à 1,69 million d’habitants en 1980. La ville est à cette époque au bord de la faillite et se situe parmi les villes les plus dangereuses des États-Unis, selon les statistiques de l’État fédéral.
Philadelphie (Pennsylvanie), une métropole du Nord-Est

Alors que les revenus moyens des ménages des comtés de Pennsylvanie et du New Jersey sont majoritairement au-dessus de la moyenne nationale, ceux de la municipalité de Philadelphie sont en-dessous sur plus des trois quarts du territoire municipal. Une grande partie est même sous le seuil de pauvreté [2].

Revenus moyens des ménages à Philadelphie et dans les comtés du New Jersey et de Pennsylvanie (par census tract)

Aujourd'hui, les secteurs dynamiques de l’industrie et du secteur tertiaire ne suffisent pas à soutenir l’économie locale. Philadelphie est une ville pauvre dont l’image est assombrie par les forts taux de criminalité hérités des années 1990 marquées par le déclin.

Graphique de l’indice du taux de criminalité en 2012

Source : Uniform Crime Reportes Statistics, FBI.

La désindustrialisation engagée dès les années 1960 a entraîné la ville dans une crise économique qui a paupérisé non seulement les quartiers péricentraux mais également une partie des banlieues, et a accentué les grandes inégalités de distribution des richesses. La crise économique de 2007 a encore renforcé ces contrastes de revenus.

Part des ménages vivant sous le seuil de pauvreté à Philadelphie en 2000 et en 2009 (par census tract)

Entre 2000 et 2009, sont apparus trois îlots de recensement (census tracts) où plus de 80 % des ménages sont sous le seuil de pauvreté. À l’inverse, dans le centre-ville, les ménages les plus pauvres ont migré et laissé la place à des populations plus aisées. Les processus de paupérisation et de gentrification sont ici nettement visibles.

À l’instar de nombreuses métropoles de la Rust Belt, Philadelphie présente une dimension bi-raciale très spatialisée : la population noire compte pour 43,4 % de la population contre 12,6 % en moyenne dans l'ensemble du pays. Blancs et Noirs vivent séparés. Les quartiers nord comme Tioga et Kensington et ouest comme Dunlap et Cedar Park abritent les populations noires à proximité des industries pourvoyeuses de main-d’œuvre. Cette partition résidentielle de l’espace urbain conditionne un séparatisme spatial qui concerne les églises, les établissements scolaires, les restaurants, etc…

Population blanche non-hispanique et population noire à Philadelphie en 2013

1.2. Déségrégation scolaire et ségrégation métropolitaine

Philadelphie est emblématique des changements opérés au sein de l’espace urbain au gré des politiques de déségrégation scolaire visant à corriger les effets de la ségrégation raciale dès les années 1960.

En 1964, le Civil Rights Act annonce la fin de la ségrégation raciale. La Cour suprême déclare la fin de la ségrégation scolaire, les parents sont libres d’inscrire leurs enfants dans l'école de leur choix indépendamment de leur appartenance ethnique (Spring, 2008). La déségrégation se met en place notamment à travers un processus de discrimination positive visant à rééquilibrer la distribution de la population scolaire. Parmi les lois de déségrégation scolaire, le busing fut l’entreprise la plus controversée et celle qui a motivé la fuite des Blancs. Cette pratique visait à réduire l’homogénéité raciale dans les écoles. Le principe était d’assigner des élèves noirs à des écoles autrefois réservées aux Blancs et vice-versa. Ces écoles étant la majeure partie du temps loin de leur domicile, les municipalités ont affrété des services de bus spécifiques pour le ramassage scolaire, d’où le nom de busing. Deux éléments expliquent alors la stratégie résidentielle des ménages blancs. Certains parents ne souhaitaient pas voir leurs enfants parcourir d’aussi longues distances en bus pour se rendre dans une moins bonne école ; et d’autres ne voulaient pas que leurs enfants fréquentent des enfants noirs.

Les années 1980 inaugurent une période de renoncement à la déségrégation scolaire et de renforcement des formes de ségrégation scolaire pour les minorités et particulièrement pour les populations noires. Le busing est progressivement abandonné dans la plupart des villes. Dans le même temps, l'installation des familles blanches en banlieue limite les effets des politiques de déségrégation. Ces changements conduisent à une surreprésentation des minorités pauvres dans les districts scolaires centraux. Ces derniers, dont le financement repose en grande partie sur la fiscalité locale, entrent dans un cycle de faillite financière (Giband, 2003). C'est dans ce contexte que la Cour suprême abandonne progressivement le busing dans les districts qui reviennent alors au système traditionnel fondé sur la carte scolaire, à travers les aires de recrutement des écoles (school catchment areas) : l’idée est alors d’affecter les enfants à l’école la plus proche de chez eux. Cette décision, largement contestée, a pour effet de renforcer l’homogénéité raciale des populations scolaires des ghettos, privant les enfants des quartiers noirs de toute forme de mobilité et de mixité scolaire.

Des années 1980 aux années 2000, se succèdent deux décennies de graves crises des districts scolaires des villes centres. L'offre éducative duale oppose durablement les districts scolaires centraux marqués par la concentration d’élèves pauvres issus des minorités aux districts de banlieue dominés par les classes moyennes blanches. Les districts des villes centres cumulent banqueroute financière, mauvais résultats scolaires, violences et délinquance au quotidien.

Au tournant des années 2000, s’opère un changement radical qui vise à la mise en place d’un véritable marché scolaire par un jeu de réformes d’impulsion néolibérale. Pièce maîtresse de ce changement, la loi No Child Left Behind (NCLB) [3], « Aucun enfant laissé pour compte » présentée en 2001 par l’administration Bush comme la seule apte à lutter contre la ségrégation scolaire, installe durablement la marchandisation de l’éducation et des espaces urbains de l’éducation dans les villes du pays.

 

2. Marchandisation de l’éducation : la recomposition d’un système éducatif en crise

La notion de marché scolaire désigne l'offre d'une large gamme d’écoles aux prestations différenciées qui vise à répondre à la demande des habitants. Parmi les ressources scolaires marchandisées on compte le ratio élèves/enseignants, les langues vivantes proposées, les options artistiques et sportives, les programmes spécifiques de préparation à l’entrée dans de grandes universités. La marchandisation scolaire n’est pas un fait nouveau aux États-Unis, elle relève d’un processus déjà mis en œuvre sous l'administration Reagan et définitivement acté par la loi No Child Left Behind, signée le 8 janvier 2002, mais elle se renforce du fait de la néolibéralisation des politiques éducatives.

2.1. L’éducation à l’école du néolibéralisme

Dans les années 1980 aux États-Unis, le système éducatif  est en difficulté, comme le montrent les résultats des élèves aux classements internationaux, la montée de la criminalité scolaire ou encore la faillite financière de certains districts scolaires. L’élection de Bill Clinton, le 3 novembre 1992, replace l’éducation au cœur du débat public et marque une inflexion dans la politique américaine par son orientation néolibérale. La loi No Child Left Behind (NCLB), votée au Congrès par les deux partis, démocrate et républicain, sous l’administration de George W. Bush, confirme l'orientation des années Clinton. Cette loi-cadre officialise l’ensemble des pratiques déjà à l’œuvre en termes exploratoires pour les porter à un échelon national. L’ensemble des recompositions du système éducatif en crise tend vers la construction, de plus en plus assumée par les acteurs publics, d’un véritable marché scolaire renforçant la logique consumériste dans les stratégies scolaires des familles.
L’objectif général de cette réforme est de transformer le mode de gestion du système éducatif afin d’améliorer les résultats des élèves. Deux principes sous-tendent le nouveau modèle. L’accountability (ou « évaluation ») conduit à la mise en place de tests au niveau de l'État fédéral et des États fédérés. Les élèves passent des épreuves de la maternelle au lycée, en mathématiques et en lecture, et plus récemment en sciences naturelles. Leurs notes sont évaluées par rapport aux moyennes de l’État fédéré et de l’État fédéral. En Pennsylvanie, le système en place est le Pennsylvania School System Assessment (PSSA). Outre les élèves, les écoles sont elles-même évaluées en fonction de leur ratio élève/enseignant, soit le nombre moyen d’élèves par enseignant. Tous les résultats sont en ligne sur les sites internet des écoles lorsque celles-ci sont fières de leurs performances ou sinon, disponibles sur le site du Département de l'Éducation de Pennsylvanie [4]. Ces évaluations ont permis d'instaurer un mode de régulation punitive. En effet, à partir des données disponibles en 2001, des financements quinquennaux ont été fixés avec de plus amples budgets pour les écoles les moins performantes afin de les aider à réduire l’écart avec les meilleures écoles. Au bout de cinq ans, lorsque celles-ci n’ont pas atteint les objectifs posés par l’État, les financements leur sont retirés. Les écoles, mais également les districts scolaires, entrent alors en concurrence pour l’accès aux ressources. Cette compétition peut avoir des effets dévastateurs qui renforcent encore davantage les formes de ségrégation scolaire.
Le second principe est le retrait progressif de l’État fédéral de certains services publics comme les bus scolaires ou encore les cantines au profit d'entreprises sous-traitantes. Dans le cas de Philadelphie, les bus de ramassage scolaire ont été supprimés. L’objectif affiché est de faciliter la gestion à l’échelon local des infrastructures scolaires mais de fait, la réforme tend à renforcer les inégalités entre les différents districts scolaires. L’État fédéral crée aussi de nouveaux types d’écoles dont la gestion est déléguée à des entreprises ou à des organisations tierces chargées d’atteindre les objectifs quinquennaux. Ces nouvelles écoles, proposant une alternative ou une concurrence, selon la perspective choisie, participent à la mise en place d’un marché scolaire.

2.2. Diversité scolaire et marchandisation de l’éducation, une dynamique nationale

L’organisation du système scolaire aux États-Unis se caractérise par l’absence d’un modèle unique (Spring, 2014). Les écoles publiques sont rattachées à des districts scolaires qui correspondent à des délégations du Ministère de l’éducation de l’État fédéré. Les districts peuvent varier en taille et en nombre d’élèves. Chaque district scolaire est ensuite subdivisé en sous-districts. Il est dirigé par une équipe menée par un superintendant, et composée de ses assistants et conseillers. Le district scolaire de Philadelphie fait partie des exceptions car il épouse les limites de la municipalité qui se trouvent être également celles du comté de Philadelphie car ces deux découpages se superposent.

Différents types d’écoles coexistent. Les neighborhood schools correspondent aux écoles publiques de quartier, et les élèves font partie d’un secteur de recrutement dessiné par le district. Elles n’ont pas de critère de sélection, sont gratuites et relèvent du district scolaire. Les écoles confessionnelles privées sont très variées. Elles sont majoritairement chrétiennes, et notamment catholiques. Payantes, elles constituent néanmoins une alternative aux écoles publiques de quartier car leur coût est en général moindre que celui des écoles privées non-confessionnelles. Les écoles israélites observent le même système mais le recrutement des élèves reste intra-communautaire alors que les écoles catholiques accueillent des élèves de toutes confessions. Les board schools sont des écoles privées, la plupart du temps non-confessionnelles, qui se caractérisent par un recrutement très sélectif et des frais de scolarité très élevés. Elles n’ont aucune obligation en termes de programmes scolaires et recrutent leurs élèves sur dossier. Elles possèdent souvent un internat et accueillent les enfants de la maternelle au lycée [5].
À celles-ci s’ajoutent d’autres types d’écoles publiques qui proposent de nouvelles options aux parents. Tout d’abord, les programmes magnet aussi appelés magnet schools, (ou « écoles aimant »), sont des écoles publiques de quartier au sein desquelles sont développés des programmes spéciaux qui recrutent les élèves sur dossier. Elles sont gratuites et relèvent du district scolaire. Elles ont été créées dans les années 1980 en réponse à l’échec du busing. Le recrutement à l’échelle du district devait alors amener les élèves blancs et noirs à se côtoyer. Elles font souvent l’objet de financements supplémentaires pour subvenir aux besoins en équipement (instruments de musique, laboratoires scientifiques, voyages linguistiques…). Les charter schools sont des écoles publiques financées par le district scolaire et qui ont signé des partenariats avec des entreprises, universités ou associations. Elles sont gratuites et gérées par des organisations éducatives de gestion partenaires du district.  Elles proposent des programmes spéciaux et recrutent sur un système de loterie. Les parents déposent des dossiers qui sont ensuite tirés au sort. Dans certains districts, les écoles effectuent une première sélection avant la loterie. De plus, il est possible pour les enfants des employés du district scolaire d’éviter cette procédure.

Les types d'écoles à Philadelphie
 
Type d'écoles Statut Budget Frais de scolarité Critères de recrutement Dépendance du district scolaire Aire de recrutement
Écoles locales
(neighborhood schools)
public public aucun aucun oui aire de l'école
Magnet schools public public aucun dossier et réunions oui district
Charter schools public public et privé aucun dossier et loterie oui district en priorité
Écoles catholiques privé privé faibles dossier non non définie
Écoles israélites privé privé faibles dossier et critère communautaire non non définie
Board schools privé privé élevés dossier non non définie
 

La diversité des écoles combinée à la production de données qui permettent de comparer leurs performances conduit à l'existence d'une hiérarchie des écoles (Giband, 2003). D’une manière générale, les réformes du NCLB dérégulent le système éducatif traditionnel : l’école sort du monopole public pour être considérée comme une valeur marchande.

2.3. Un pseudo-libre choix scolaire

La création des nouveaux types d’écoles publiques que sont les magnet schools et les charter schools élargit les possibilités de choix dans la trajectoire scolaire des élèves. Néanmoins, ces nouveaux programmes ne sont pas assez nombreux pour accueillir tous les enfants. Pour les écoles magnet, ce sont les plus talentueux qui sont recrutés, et pour les charter, les plus chanceux. L’idée de choix est tout même au cœur des discours politiques. Le NCLB a introduit la notion de libre choix scolaire. Après un busing forçant les élèves à traverser la ville, puis une sectorisation les forçant à rester dans leur quartier, en 2001, le Public School Choice (ou libre choix scolaire) introduit la possibilité de choisir son école publique dans le district scolaire (Lipman, 2011).
La répartition des élèves entre les différentes écoles publiques se fait aujourd’hui selon un principe de sectorisation. Le district scolaire de Philadelphie a mis en place pour chacun des niveaux scolaires une carte scolaire qui indique aux parents dans quelle école leurs enfants doivent aller. Elle est disponible sur internet [6] . Au cas où les parents souhaitent sélectionner une école hors de leur secteur, ils doivent contacter cette école et y postuler. Si l’école a des places disponibles, elle peut inscrire l'élève. Dans un contexte de ville rétrécissante dont la population diminue, la plupart des écoles publiques ont des places disponibles. Elles sont aussi très intéressées à accueillir de nouveaux élèves car leur financement est calculé selon le nombre d’élèves. Les parents s'informent de la géographie de l’éducation dans le district par les données disponibles en ligne.
Cependant, c’est un pseudo-libre choix scolaire pour plusieurs raisons. D’une part, les écoles d’un même quartier ont souvent les mêmes résultats scolaires. Or, pour envisager de scolariser ses enfants dans une autre partie de la ville, il faut emprunter les transports en commun ou bien conduire les enfants à l’école en voiture, ce qui est difficile lorsque les deux parents travaillent ou lorsqu’il s’agit de familles monoparentales, plus nombreuses dans les quartiers les plus pauvres. D’autre part, les écoles les plus performantes sont souvent déjà complètes. Il est difficile d’intégrer les écoles de quartiers prisés. Les différents entretiens réalisés sur le terrain ont permis d’identifier des pratiques de tri des élèves par les écoles. Officiellement, le tri est fait selon le niveau de l’élève et son projet éducatif, mais il est souvent corrélé à l’appartenance raciale et sociale de la famille.

La dérégulation complexe de l’espace scolaire qui résulte de ces différentes recompositions du système éducatif, loin de conduire à la mobilité affichée par les discours politiques, a pour effet de renforcer les indicateurs de difficultés sociales, notamment dans les deux ghettos historiques de la ville que sont North Philadelphia et West Philadelphia.

 

3. Acteurs et stratégies scolaires à Philadelphie

Les deux types d’acteurs qui contribuent à la nouvelle géographie scolaire sont les parents qui élaborent des stratégies scolaires adaptées au marché, et le district scolaire qui restructure le paysage éducatif, expression des dynamiques urbaines à l’œuvre.

3.1. Les parents : ressources et stratégies face au marché scolaire

Les changements du paysage scolaire de la ville de Philadelphie résultent des différents types de stratégies scolaires menées par les parents qui placent l’éducation au centre de leurs préoccupations. Une enquête de terrain réalisée au printemps 2013 a permis d’interroger ces stratégies et d’identifier les logiques qui les motivent [7].
Les moyens financiers des parents orientent leurs choix. D’une part, elles leur permettent ou non de déménager. D'autre part, elles leur donnent ou non les moyens de scolariser leurs enfants dans des écoles privées, confessionnelles ou non, qui se situent de fait dans les quartiers favorisés.

Le recrutement des écoles privées à l’échelon des îlots de recensement de la municipalité de Philadelphie et des comtés limitrophes

À l’échelle métropolitaine, la différence socio-économique entre la Pennsylvanie, à l’ouest, et le New Jersey, à l’est, peut se lire à travers le recrutement des écoles privées.
À l’échelle de la ville, les marges nord aux populations plus aisées ont une part plus importante d’enfants scolarisés dans les écoles privées. L’enquête menée s’est concentrée sur le quartier de West Philadelphia situé à l’ouest de la ville, sur la rive droite de la rivière Schuylkill. Ce quartier, qui appartient à l’un des deux ghettos historiques de la ville (Miller, Siry, 1980), n’est guère servi par les écoles privées, excepté pour sa partie nord, limitrophe des riches banlieues de la ville.

À l’échelle du district, on constate que le nombre d’enfants inscrits dans des écoles publiques de quartier a chuté au cours de la dernière décennie, tout comme celui des écoles catholiques. Ce recul s’explique par la présence d’écoles privées non-confessionnelles mais aussi par celle des écoles magnet et charter qui attirent les familles du fait de leur offre éducative de qualité. Parmi les réponses au sondage réalisé en 2013, seulement 50 % des familles enquêtées scolarisent leurs enfants dans des écoles publiques de West Philadelphia. 28 % ont choisi des écoles privées, écoles confessionnelles comprises, 12,5 % des écoles charter et 6,25 % la scolarisation à domicile. Parmi les familles enquêtées qui scolarisent leurs enfants dans des écoles publiques traditionnelles, 31 % le font dans des écoles hors de leur secteur de recrutement.
Le nombre total d’élèves inscrits dans les différents types d’écoles de 2003 à 2013 selon le Ministère de l’éducation dans le district scolaire de Philadelphie

Comment les familles sélectionnent-elles l'offre du marché scolaire ? Les écoles ont des aires de recrutement mais cette sectorisation est seulement administrative. 100 % des enquêtés répondent qu’ils ont choisi l’école de leurs enfants, même s’il s’agit de leur école de secteur. Une mère de famille raconte ses démarches lorsqu’elle a contacté le district scolaire :

  « MB : Je ne sais pas si nous sommes dans le secteur… Parce que lorsque j’ai appelé, je ne savais pas vraiment comment entrer dans une école, et comme vous pouvez aller n’importe où… J’essayais de savoir dans quelle école aller et ils m’ont donné le choix entre trois écoles et Powel était l’une d’entre elles…
NN : Quelles étaient les autres ?
MB : Je ne m’en souviens pas, une était sur Woodland.
NN : N’êtes-vous pas dans le secteur de Lea ?
MB : Je n’en suis pas sûre. J’ai commencé mes recherches et j’ai vu que Powel avait un très bon site internet et que les commentaires que les gens laissaient étaient très positifs comparés aux autres écoles. J’ai juste pensé que c'était une bonne école.[8] »
 

Chaque établissement se positionne sur le marché de l'offre scolaire en proposant des services ou programmes spécifiques.

  « MO : Nous avions quelques amis à Powel qui nous ont dit de venir à Powel. Et l’une des choses que j’ai vraiment aimée à Powel est qu’avant et après l’école, il y a une heure de rencontre. Tous les parents peuvent se voir, se parler ; j’ai pensé que c’était vraiment bien. Comme je connaissais certains parents j’ai pensé que ça serait une façon sympa de revoir des gens que je ne voyais plus trop. Je connais des gens là-bas avec qui je suis amie depuis quinze ans. Donc j’ai pensé que ça serait sympa. Et c'est le cas. [9] »  

Dans ce dernier cas, le choix de la famille s’est fait sur la base d’un réseau social. Le choix des familles est facilité par le fait qu'il y a plus de places que d’enfants à scolariser à Philadelphie du fait de la construction de nombreuses écoles au début du siècle alors que la population est passée de 2,1 millions en 1950 à 1,5 millions d’habitants en 2010.

3.2.  Recomposition scolaire et quartiers rétrécissants, les fermetures d’écoles comme symptôme de la crise

En conséquence du libre choix scolaire, les fermetures d’écoles dans le quartier de West Philadelphia ont été particulièrement nombreuses. En effet, après la seconde guerre mondiale de nombreuses écoles y ont été bâties pour répondre aux besoins démographiques (Clapper, 2006). Au moment de la déségrégation, les écoles blanches se sont vidées, laissant la place aux enfants noirs. Michael Clapper donne l’exemple de l'école élémentaire, Charles  Drew, construite en 1949 pour l'hyperghetto du quartier de West Philadelphia (2006, p. 246). Cette école délaissée dans le cadre du libre choix est en situation de sous-effectifs et doit faire face à une chute de ses financements. Le district scolaire n’ayant plus les ressources nécessaires pour entretenir cet établissement aux effectifs insuffisants a ainsi choisi de le fermer en  2012 et de vendre la parcelle. Ses élèves ont été répartis dans d’autres écoles du quartier situées à 700 mètres pour la première et 1,2 km pour la seconde.
À la rentrée 2013, 37 écoles ont été fermées à Philadelphie. Ces fermetures ont été décidées par le district scolaire afin d’adapter le nombre d’écoles au nombre d’élèves qui y sont inscrits. Parmi ces écoles, plus des deux tiers se situent au nord et à l’ouest de la ville. Ces fermetures d’écoles discriminent prioritairement les minorités noires, et les populations les plus pauvres, deux catégories qui tendent à se superposer. La fermeture des écoles publiques traditionnelles est au cœur des tensions sociales et raciales depuis 2012 à Philadelphie. Cette tendance à la désertification scolaire est également à l’œuvre dans d’autres grandes villes des États-Unis telles que New York City et Chicago, et frappent le même type de population.

Les fermetures d’écoles dans trois districts scolaires urbains (Chicago, New York City et Philadelphie)

Les fermetures d’écoles publiques dans des quartiers où la population n’est pas vieillissante sont symptomatiques de deux tendances : d’une part, les populations fuient ces quartiers, en l’occurrence des ghettos, d’autre part, les parents qui le peuvent inscrivent leurs enfants dans d’autres types d’écoles plus performantes, notamment les écoles magnet et charter.  David Giband écrit qu’on observe par le libre choix scolaire une « libéralisation des flux bien qu’encore limités, [et] les effets du libre choix déstructurent à l’évidence le fonctionnement de nombreux districts privés de recettes fiscales, des meilleurs élèves et des parents les plus aptes à s’investir dans la collectivité », (2003, p.398).
 

Conclusion : des élèves laissés pour compte

La ségrégation raciale aux États-Unis a été le moteur de recompositions territoriales importantes, qu’il s’agisse de migrations de populations noires des États du Sud vers les villes du Nord ou de celles des populations blanches des cœurs urbains vers les banlieues. Les politiques de déségrégation scolaire, menées des années 1960 aux années 1980, ont montré leurs limites dans un pays marqué par la mobilité résidentielle et scolaire des Blancs et des catégories sociales supérieures minorant l’effet des politiques publiques. Depuis le début des années 2000, à la nécessité de réduire la ségrégation scolaire s’est ajoutée la prise en compte de l’éducation comme élément central des politiques urbaines. Au même titre que l’aménagement des centres d’affaires, l’attraction de certaines catégories sociales, l’éducation est un élément d’attractivité et de recomposition des espaces urbains à l’œuvre dans nombre de projets urbains néolibéraux.

 

Notes

[1] Depuis les années 1980, le néolibéralisme, parfois nommé néo-conservatisme, transparaît dans les réformes opérées par les gouvernements. Il se manifeste par la promotion de l’économie de marché, au nom de la liberté individuelle et de l’efficacité économique ; il prône la dérégulation du marché avec l’idée que le marché peut se réguler de lui-même par le jeu de la concurrence. L’idéologie néolibérale s’attaque à l’État-providence et vise au recul du secteur public au profit du secteur privé (Hackworth, 2007).

[2] Le seuil de pauvreté s’élève à 22 050 $ par an pour un foyer de 4 personnes en 2010. C'est un seuil absolu calculé par le Bureau du recensement. Pour voir la méthode de calcul et tous les seuils de pauvreté selon l'année et la composition du foyer, consulter le Census Bureau, seuil de pauvreté.

[3] Public Law 107-110, 2002, An act to close the achievement gap with accountability, flexibility, and choice, so that no child is left behind, No Child Left Behind. Washington, D.C., Department of Education, Office of the Secretary, 34 p.

[4] Les résultats des évaluations sont accessibles sur la page Pennsylvania School System Assessment (PSSA).

[5] Il existe différents degrés d’écoles comme en France. L’Elementary school est l’école élémentaire qui accueille les enfants à partir du kindergarten,  l’équivalent de la grande section d’école maternelle en France. L’école est obligatoire à partir de cinq ans en Pennsylvanie. Le Middle school est littéralement l’école moyenne qui correspondrait au collège. Le High school est le lycée. Cependant, pour des questions de gestion de places ou encore de capacité d’accueil des classes, les deux premiers degrés ou les deux seconds peuvent être regroupés dans le même établissement.

[6] L'application qui permet de trouver l'école du secteur est disponible sur le site du district scolaire de Philadelphie : School Finder.

[7] Ce travail de terrain a été réalisé au printemps 2013 dans le cadre d’un mémoire de recherche (Nafaa, 2013).

[8] « MB: I don’t know if we are in the catchment… Because when I called, I really didn’t know how to get in a school, and like you can go anywhere… I was trying to figure out in which school she was going to and they gave me the choice between three schools and Powel [elementary school] was one of them.
NN: Which one were the other ones?
MB: I don’t remember, one was on Woodland [avenue].
NN: Aren’t you in Lea catchment?
MB: I’m not sure, I don’t know if it was in the schools. I started research and I saw that Powel had a good website and the reviews that people were posting were really positive as opposed to other schools. I just thought that was a good one. »

[9] « MO: We had a few friends at Powel who told us to come to Powel. And one of the things that I really liked about Powel is that before school and after school there is a cocktail hour. All the parents are hanging out, talking to each other; I thought that was really fun. Since I knew some of the parents already I thought that would be a fun way to see people I don’t see as much. I have friends there that I’ve been friends with for fifteen years. So I thought that it would be fun. And it is. »
 

Pour compléter

Ressources bibliographiques
Ressources webographiques
Pour aller plus loin : l'école américaine à l'écran

Documentaires

  • Capitalism, a love story, 2009, Michael Moore. Le documentaire du réalisateur engagé s’intéresse aux mécanismes et conséquences de la crise financière et reprend de manière plus large les dysfonctionnements du système américain, et notamment les problèmes rencontrés par la jeunesse.
  • Teached, 2011, Kelly Amis. Une série de petits épisodes qui soulève la question des inégalités, plus d’un demi-siècle après la fin de la ségrégation raciale, dans des contextes urbains où les minorités noires et hispaniques sont les plus touchées par l’échec scolaire et les conditions de scolarisation précaires. Le film s’appuie sur des travaux de recherches et explore également la surreprésentation des jeunes issus de minorités dans les prisons américaines.
  • Ten9Eight : Shoot for the Moon, 2009, Mary Mazzio. Le film suit une dizaine d’adolescents de différentes minorités issus de quartiers en majorité défavorisés lors d'une compétition nationale de jeunes entrepreneurs à New York.
  • Waiting for Superman, 2010, Davis Guggenheim. Le réalisateur suit un groupe d’étudiants prometteurs en passe d’être aidés par une fondation au sein d’un système scolaire public dont il révèle les multiples fractures.
     

Films

  • Boyz N the hood, 1991, John Singleton. Le film quasi-autobiographique raconte l’histoire de trois jeunes hommes du ghetto de South Central, à Los Angeles, peu de temps avant que n’éclatent les émeutes. L'un des trois, brillant à l’école, tente de rentrer à l'université malgré le contexte du quartier.
  • Detachment, 2011, Tony Kaye. Le parcours d’un professeur remplaçant qui se retrouve dans un lycée difficile de New York et témoigne du turn over des équipes au sein de ces établissements.
  • Ecrire pour exister, 2007, Richar LaGravanese. Inspiré d’une histoire vraie, le film retrace le parcours d’une jeune professeur d'anglais qui choisit comme premier poste le lycée de Long Beach situé dans les quartiers pauvres de Los Angeles. Elle se retrouve face à une classe d’étudiants issus des différentes minorités de la ville après les émeutes de 1992.
  • Rushmore, 1998, Wes Anderson. Max, jeune homme de milieu modeste bénéficie de vouchers lui permettant d’intégrer un lycée privé prestigieux, la Rushmore Academy. Le film permet de mettre en lumière tout le cadre parascolaire qui fait la réputation de l’école.
  • The Great Debaters, 2007, Denzel Washington. L’histoire vraie d’un professeur d’université entraînant une équipe de jeunes étudiants noirs aux concours de débat entre universités dans le contexte de la ségrégation raciale des années 1930 dans le sud des États-Unis. Le film permet de décrire également la situation du Texas au moment de la Grande Dépression.
     

Séries TV

  • Fat Albert and the Cosby Kids, 1972-1985, Bill Cosby. Le dessin animé est inspiré des souvenirs de Bill Cosby lors de son enfance à North Philadelphia. Chaque épisode raconte l’apprentissage de la vie quotidienne par un groupe d'adolescents noirs du ghetto.
  • Le Prince de Bel Air, 1990-1996, Andy & Susan Borowitz. Cette série raconte la trajectoire de Will, un jeune homme noir de West Philadelphia que sa mère envoie vivre chez son oncle à Bel Air, quartier huppé de Los Angeles. La série raconte la rencontre entre deux mondes, celui d’un jeune homme du ghetto et celle des Banks, dont le père est juge, mais également la place d’une famille noire qui a réussi dans un milieu social encore dominé par les Blancs dans les années 1990.
  • The Wire, Sur Ecoute, 2002-2008, David Simon. La série fut plébiscitée par la communauté scientifique tant le réalisateur a frôlé le documentaire-fiction sur Baltimore. L’attention peut se porter particulièrement sur la saison 4 qui décrit les maux du système éducatif américain et le quotidien des enfants du ghetto de West Baltimore.

 

 

Nora NAFAA,
doctorante en géographie, Université de Perpignan Via Domitia — UMR 5281 Art-Dev

 

Conception et réalisation de la page web : Marie-Christine Doceul,
pour Géoconfluences, le 13 avril 2016.

Pour citer cet article :  

Nora Nafaa, « Quand l’éducation fait son marché : ségrégation, marchandisation et néolibéralisation. L’exemple de Philadelphie », Géoconfluences, avril 2016.
http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/etats-unis-espaces-de-la-puissance-espaces-en-crises/articles-scientifiques/education-marche-philadelphie