Qu’est-ce que le « rural » ? Analyse des zonages de l'Insee en vigueur depuis 2020
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Synthèse de l'article
L’objectif de cet article est de proposer des éléments de réflexion autour de la nouvelle définition du rural proposée par l’Insee, qui repose sur la grille communale de densité, et autour de la suggestion de combiner cette définition à celle du nouveau zonage en aires d’attraction des villes, pour distinguer différents types de territoires ruraux. Nous interrogeons également la méthode d’agrégation proposée par l’Insee pour définir des grilles de densité supra-communales. Les principales conclusions auxquelles nous parvenons sont les suivantes :
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La nouvelle définition des territoires ruraux, qui repose sur la grille communale de densité, est bien meilleure que les définitions précédentes dérivées du zonage en aires urbaines et du zonage en unités urbaines : alors que ces deux dernières définissaient le rural « en creux » (est rural un territoire qui n’est pas urbain), la nouvelle définition est « en plein ». Elle s’appuie sur un critère morphologique, la densité, et considère qu’un territoire est dit rural s’il est peu dense ou très peu dense, et qu’il est dit urbain s’il est de densité intermédiaire ou très dense,
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La part de la population rurale dans l’ensemble de la population, estimée à moins de 5 % si l’on part du zonage en aires urbaines et autour de 20 % si l’on part du zonage en unités urbaines, monte à 33 % avec cette nouvelle définition, selon les données du recensement millésime 2017.
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Cette définition du rural, dérivée de la définition proposée à l’échelle européenne, ne rend cependant pas compte de la diversité des espaces ruraux. La proposition de l’Insee de la croiser avec le zonage en « aires d’attraction des villes » va dans ce sens, mais elle apparaît trop réductrice. Seules des études complémentaires permettraient de mieux rendre compte de la diversité des espaces ruraux et des espaces urbains, ainsi que des interdépendances entre les différents espaces,
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La méthode d’agrégation de la grille de densité proposée par l’Insee permet d’identifier l’orientation rurale ou urbaine de territoires supra-communaux (EPCI, départements, régions, …). Si elle peut présenter un certain intérêt, nous préconisons, plutôt que de s’en remettre à une distinction binaire rural vs. urbain, de prendre acte du fait que la population de la quasi-totalité des territoires supra-communaux est pour partie urbaine et pour partie rurale,
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Il serait donc préférable dans la définition des politiques et dans l’orientation des fonds à destination du monde urbain ou du monde rural de partir non pas de l’orientation générale du territoire, mais de la composition précise du territoire en habitants dits urbains et en habitants dits ruraux.
Nous proposons dans cet article de présenter les différentes façons dont l’Insee a défini les espaces ruraux, pour ensuite souligner l’intérêt de la dernière définition retenue et validée lors du Comité Interministériel des Ruralités le 14 novembre 2020, définition qui repose sur la grille communale de densité.
Le groupe de travail piloté par l’Insee, à la base de cette définition, proposait dans un deuxième temps de combiner cette définition du rural au nouveau zonage en « aires d’attraction des villes », qui repose principalement sur le lien à l’emploi des territoires, mesuré à partir des mobilités domicile-travail. Ceci afin de distinguer un sous-ensemble de territoires ruraux sous l'influence d’un pôle d’un autre sous-ensemble hors attraction d’un pôle. Nous montrons les limites de l’exercice, qui nous semble trop restrictif pour être retenu. Des travaux plus conséquents mériteraient d’être entrepris pour proposer une typologie mieux adaptée des mondes ruraux.
Dans une dernière partie, nous présentons la méthode d’agrégation proposée par l’Insee pour définir l’orientation rurale ou urbaine des territoires supra-communaux. Nous considérons que cette méthode, qui peut être utile dans certains cas, pose malgré tout problème, car elle conduit à qualifier de « rural » ou « d’urbain » des espaces géographiques qui sont pour partie ruraux et pour partie urbains. Nous préconisons donc, pour orienter les politiques européennes, nationales ou régionales et les financements associés à destination du monde urbain ou du monde rural, de partir du poids effectif de chacune de ces deux composantes dans les choix d’allocation, plutôt que de s’appuyer sur une typologie binaire rural/urbain.
1. Une nouvelle définition du rural basée sur la densité
Combien pèsent les territoires ruraux dans l’ensemble de la population, dans l’ensemble de l’emploi, dans tel ou tel secteur d’activité, dans le nombre de chômeurs, ou dans toute autre variable d’intérêt ? Quelles sont les dynamiques comparées du rural et de l'urbain, du point de vue économique, social ou environnemental ? Observe-t-on des différences significatives entre ces deux catégories ou au sein de chacune d’elle ?
Répondre à ces questions suppose de répondre au préalable à une autre question : qu’est-ce qu’un territoire rural ? Jusqu’à récemment, la réponse de l’Insee a consisté à définir le rural « en creux » : est rural un territoire qui n’est pas urbain. Pour identifier les territoires ruraux, il convenait donc de commencer par définir les territoires urbains. Historiquement, deux réponses ont été proposées par l’Insee :
- La première, mobilisée depuis le recensement de 1954, consiste à partir de la définition des unités urbaines, une unité urbaine étant « une commune ou un ensemble de communes présentant une zone de bâti continu (pas de coupure de plus de 200 mètres entre deux constructions) qui compte au moins 2 000 habitants (source Insee). L’ensemble des communes hors unités urbaines forment ce que l’on peut appeler le « rural »,
- La deuxième réponse, depuis 1996, consiste à partir d’une autre partition de l’espace, le zonage en aires urbaines ((L’Insee définit ce zonage ainsi : « le zonage en aires urbaines de 2010 permet d'obtenir une vision des aires d'influences des villes (au sens d'unités urbaines) sur le territoire. Il partage le territoire en quatre grands types d'espaces : espace des grandes aires urbaines, espace des autres aires, autres communes multipolarisées et communes isolées, hors influence des pôles. Source : https://www.insee.fr/fr/metadonnees/definition/c1435.)), qui s’appuie sur la définition des unités urbaines mais y ajoute un indicateur économique, les déplacements domicile-travail, afin de déterminer la zone d’influence économique des unités urbaines ((Voir ici pour des précisions sur la définition de l’aire d’influence : https://www.insee.fr/fr/metadonnees/definition/c2070.)). L’ensemble des communes isolées hors influence des pôles peuvent être considérées comme formant le « rural ».
Plus récemment encore, en 2020, l’Insee a proposé de remplacer le zonage en aires urbaines par un nouveau zonage, les aires d’attraction des villes, qui sont définies ainsi : une aire est « un ensemble de communes, d’un seul tenant et sans enclave, constitué d’un pôle de population et d’emploi, et d’une couronne qui regroupe les communes dont au moins 15 % des actifs travaillent dans le pôle ». On retrouve le double critère de continuité du bâti et de déplacement domicile-travail. Des différences importantes avec le zonage en aires urbaines apparaissent cependant. D’une part, la notion de pôle ne repose plus sur la notion d’unité urbaine, mais sur la grille communale de densité. D’autre part, s’agissant de l’intégration de communes ou d’ensembles de communes à l’aire d’influence d’un pôle, si les déplacements domicile-travail continuent à être le seul critère utilisé, le seuil, de 40 % de navetteurs dans le zonage en aires urbaines, est abaissé à 15 % dans le zonage en aires d’attraction des villes ((Il est important de préciser que le zonage en aires urbaines était itératif, on comptabilisait les navetteurs allant dans le pôle principal de l’aire, mais aussi ceux allant dans un pôle dépendant de ce pôle principal. Dans le zonage en aire d’attraction des villes, on ne retient plus que les navetteurs vers le pôle principal, d’où l’abaissement de ce seuil. Voir ici pour des précisions et pour télécharger une note méthodologique complète : https://www.insee.fr/fr/information/4803954.)). Remarquons que, si l’on n’y prend pas garde, ce zonage pourrait faire l’objet d’une nouvelle définition du rural « en creux », puisqu’il inclut une catégorie de communes qualifiées de « communes isolées hors influence des pôles ».
Devant les critiques face aux définitions en creux du rural dérivées des définitions des unités urbaines ou des aires urbaines, l’Insee a proposé dans un premier temps une solution que l’on peut considérer pour le moins comme bancale, en abandonnant le terme de « rural », ce qui a fait dire à Gérard-François Dumont (2012) que l’on a assisté à un « meurtre géographique » : depuis 2010, le zonage en aires urbaines n’utilisait plus les notions de « pôle rural » ni « d’espace à dominante rurale », le terme a simplement disparu. Depuis 2020, le zonage en unités urbaines a de même abandonné la dénomination « communes rurales » pour désigner les communes hors unités urbaines.
De manière plus constructive, un groupe de travail a été constitué, suite au rapport de la mission « Ruralités : une ambition à partager - 200 propositions pour un agenda rural » de juillet 2019, dont la première proposition exprimait « le souhait que l’Insee propose une approche nouvelle des espaces ruraux, qui ne soit pas en négatif de la définition de l’urbain », proposition reprise dans l’Agenda rural (mesure 158). Le groupe de travail a proposé de définir le rural à partir de la grille communale de densité (voir l’encadré 1 pour des précisions sur la construction de cette grille), qui distingue les communes très denses, les communes de densité intermédiaire, les communes peu denses et les communes très peu denses. Le rural n’est plus défini en creux, il correspond à « l’ensemble des communes peu denses et très peu denses » ((Le rapport du groupe de travail est téléchargeable ici : https://www.cnis.fr/wp-content/uploads/2020/08/DPR_2%C3%A8me-Com-Territoires_Bilan_gt_rural.pdf.)). Cette proposition de définition du rural a été validée lors du Comité interministériel des ruralités (CIR) le 14 novembre 2020.
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Document 1. Le poids du rural et de l’urbain en fonction des zonages retenus
Population 2017 (effectifs) | Population 2017 (%) | |||
Rural | Urbain | Rural | Urbain | |
Zonage en aires urbaines 2010 | 2 993 029 | 63 531 310 | 4,5 % | 95,5 % |
Aires d'attraction des villes 2020 | 4 466 984 | 62 057 355 | 6,7 % | 93,3 % |
Unités urbaines 2010 | 14 602 398 | 51 921 941 | 22 % | 78 % |
Unités urbaines 2020 | 13 919 171 | 52 605 168 | 20,9 % | 79,1 % |
Grille communale de densité 2020 | 21 836 698 | 44 687 641 | 32,8 % | 67,2 % |
Les données sont issues du recensement millésime 2017, qui couvre la période 2015-2019. Elles couvrent l’ensemble de la France hors Mayotte.
Lorsqu’on calcule le poids du rural en fonction de ces différents zonages, on constate qu’il varie très sensiblement, comme l’avaient déjà montré Pistre et Richard (2018) sur des données du recensement 2014 : le « rural » concentre 4,5 % de la population si l’on retient comme zonage celui en aires urbaines, et que l’on considère que le « rural » correspond aux communes isolées hors influence des pôles, à 32,8 % si l’on retient comme critère les communes très peu denses et peu denses. Le nombre de ruraux passe ainsi en nombre absolu, selon les données du recensement millésime 2017, d’environ 3 millions à près de 22 millions de personnes. Le zonage en unité urbaine situe le « rural » dans une position intermédiaire, autour de 20 % de la population ((Cette part a baissé entre le zonage 2010 et son actualisation de 2020, en partie parce que des communes rurales ont gagné des habitants au point de dépasser le seuil statistique des 2 000 habitants agglomérés.)).
Quelle définition retenir ? Il semble que la définition du « rural » à partir de la grille communale de densité fasse consensus ((Le groupe de travail était composé de membres de l’Insee, de services statistiques ministériels (Drees, Depp, DGLC, SSP, SDES), de l’ANCT, du Cerema, de la FNAU et d’agences d’urbanismes, de chercheurs et d’association d’élus (AMF, AMRF). Le groupe a largement convergé sur ce point relatif à l’utilisation de la grille de densité. L’AMRF (Association des maires ruraux de France) a en revanche contesté le deuxième point consistant à le combiner au zonage en aires d’attraction des villes. Voir le communiqué de presse de l’AMRF sur la définition du rural.)) : elle ne définit plus le rural « en creux », mais « en plein », à partir d’un critère morphologique simple. Cette définition présente l’avantage également, et c’était l’un des objectifs, d’être en phase avec la définition européenne, ce qui facilitera les comparaisons européennes et permettra de se doter d’un critère homogène pour des sujets autour de la répartition des fonds européens par exemple. La grille européenne distingue trois niveaux de densité : très dense, densité intermédiaire, peu dense. Étant donné que la densité en France est sensiblement plus faible que dans les autres pays européens, la grille retenue en France décompose le troisième niveau en deux niveaux, peu dense et très peu dense.
Document 2. Zonage rural basé sur la grille de densitéSource : ANCT. Télécharger l’image en très grand. Voir une version en niveaux de gris contrastés. |
Ce choix n’est cependant pas exempt de reproches : Vanier (2020) par exemple, dans une critique de cette nouvelle définition du rural (comme du zonage en aires d’attraction des villes), explique qu’il gomme l’importance des interdépendances entre les différents espaces, que les modes de vies urbains et ruraux se combinent voire s’hybrident, ou encore que la trajectoire résidentielle des individus les fait passer, de manière contrainte ou choisie, d’un type d’espace à un autre. Continuer à raisonner sur des catégories anciennes de « rural » et « urbain » et les considérer comme étanches ou pire, en opposition, ne permet plus de comprendre la géographie de la France. Dans tous les cas, il est clair que le seul critère de densité ne permet pas de rendre compte de la diversité des mondes ruraux, ni des systèmes d’interdépendances au sein desquels ils sont plongés, tout comme les territoires dits urbains. Il conviendrait donc de compléter l’analyse.
2. Les limites d’une combinaison de la grille de densité et des aires d’attraction des villes
Il est ainsi proposé de distinguer :
- les communes rurales sous l’influence d’un pôle, qui sont des communes appartenant à la couronne d’une aire d'attraction de 50 000 habitants ou plus.
- les communes rurales hors influence d’un pôle, qui sont des communes n’appartenant pas à une aire d’attraction (communes isolées hors influence des pôles), ou appartenant à une aire de moins de 50 000 habitants (soit au pôle, soit à la couronne du pôle de ces aires).
Étant donné que les zones d’influence des aires d’attraction des villes sont définies sur la base de l’indicateur « domicile-travail », on comprend que c’est sur la base de ce seul indicateur, le lien à l’emploi, qu’est défini le lien entre rural et urbain. En retenant cette proposition, on aboutit à la répartition de la population résumée dans le tableau ci-dessous.
Document 3. Combinaison du critère de densité et du zonage en aires d’attraction des villes
Densité → ZAAV ↓ |
« rural » | « urbain » | Ensemble |
« hors influence d'un pôle de plus de 50 000 habitants » | 9 142 735 | 3 449 847 | 12 592 582 |
« sous l’influence d'un pôle de plus de 50 000 habitants » | 12 693 963 | 41 237 794 | 53 931 757 |
Ensemble | 21 836 698 | 44 687 641 | 66 524 339 |
En colonne, on distingue les communes urbaines, de densité 1 ou 2, et les communes rurales, de densité 3 ou 4. En ligne, on distingue les communes n’appartenant pas à une aire d’attraction, ou appartenant à une aire d’attraction de moins de 50 000 habitants, de l’ensemble des autres communes.
Sur la base de ce découpage, on comptabilise au recensement millésime 2017 plus de 9 millions de ruraux hors influence d’un pôle de plus de 50 000 habitants, soit 42 % de l’ensemble des ruraux, ou encore 14 % de l’ensemble de la population, et près de 13 millions de ruraux sous l’influence d’un pôle de plus de 50 000 habitants, soit 58 % de l’ensemble des ruraux et 19 % de l’ensemble de la population.
Cette façon de procéder présente un certain intérêt, en ce qu’elle réintroduit la question des relations entre les territoires. Elle le fait cependant de manière très limitée, en retenant comme seul critère les déplacements domicile-travail, avec de plus un seuil de rattachement aux pôles particulièrement bas de 15 %. Or, l’ensemble de la population ne travaille pas : l’enquête emploi de l’Insee montre qu’en 2017, on dénombre France entière hors Mayotte 26,8 millions d’actifs en emplois (source), soit 50,5 % des personnes de 15 ans ou plus, ou encore 40,4 % de la population totale. Compte-tenu du seuil de 15 % retenu par l’Insee pour définir les aires d’attraction des villes, on comprend donc que certaines communes rurales peuvent être rattachées à une aire dès lors qu’une minorité (15 % de navetteurs) d’une minorité (40,4 % d’actifs occupés) s’y rend pour le travail, soit un rattachement basé sur 6,1 % de la population ((Cette proportion de 6,1 % est une proportion minimale moyenne. Elle peut être plus élevée si la part des actifs occupés de la commune est plus forte, mais elle peut aussi être plus faible si cette part est elle-même plus faible. Il faut noter que le groupe de travail propose une autre décomposition, en définissant des communes rurales sous faible influence (part des navetteurs comprise entre 15 % et 30 %) de celles sous forte influence (part des navetteurs supérieure à 30 %).)).
Notons en passant que le terme même « d’aires d’attraction des villes » peut donner lieu à débat. Il sous-entend en effet que certains pôles concentrent l’emploi et que des personnes qui résident en dehors sont attirées par ce pôle, comme par un aimant, pour y travailler. Or, le fait qu’une personne réside dans un territoire dit rural et travaille dans un pôle de plus de 50 000 habitants peut résulter de différents processus :
- dans certains cas, effectivement, une personne qui résidait dans une commune dite rurale accepte un emploi dans un pôle, sans déménager pour autant, on peut donc parler, dans ce cas précis uniquement, d’attraction du pôle vis-à-vis de l’emploi ;
- dans d’autres cas, une personne qui résidait au sein du pôle et y travaillait continue à y travailler, mais, par exemple parce que son ménage s’agrandit (naissance d’un enfant), que le besoin d’un logement plus grand se fait sentir, que les prix pratiqués pour l’achat ou la location d’un tel logement au sein du pôle la dissuadent d’y rester, elle décide d’aller s’installer plus loin, dans certains cas dans une commune dite rurale. On devrait parler dans ce cas non pas « d’aire d’attraction des villes », mais « d’aire de répulsion résidentielle des villes » ;
- dans d’autres cas encore, la personne décide, non pas par contrainte, mais par choix, d’aller résider hors du pôle, pour profiter des aménités offertes par la commune dite « rurale ». On devrait dans ce cas parler « d’aire d’attraction résidentielle des campagnes ».
Le terme d’aire d’attraction des villes englobe en fait ces différents processus, sans que l’on puisse quantifier le poids de chacun, ce qui n’est pas sans poser problème. On comprend qu’on puisse le considérer comme relevant d’une vision, consciente ou inconsciente, urbanocentrée. De plus, il conviendrait de prendre en compte d’autres éléments pour juger de l’interdépendance entre les territoires, car le lien à l’emploi n’est à l’évidence pas le seul élément qui lie les territoires entre eux.
De telles tentatives ont déjà eu lieu dans le passé : Hilal et al. (2011) ont ainsi développé une analyse multifactorielle pour le compte de la Datar de l’époque, qui a permis de distinguer, sur la base de différents indicateurs, les campagnes des villes, des littoraux et des vallées urbanisées, les campagnes agricoles et industrielles, et les campagnes vieillies à très faible densité (voir Pistre et Richard (2018) pour des références à d’autres travaux du même ordre). Reproduire de tels exercices est d’ailleurs l’un des prolongements proposés par le groupe de travail dans sa partie conclusive ((Le groupe de travail explique notamment que « l’Insee lancera, en 2021, la mise à jour des bassins de vie. Ce zonage s’appuie sur des pôles de services et permet de définir leur zone d’attraction. Même si ce zonage n’est pas spécifique à l’espace rural, c’est dans ce type d’espace qu’il est le plus pertinent ». Autre piste évoquée : « l’ANCT pourrait également lancer des travaux d’étude sur les espaces ruraux, par exemple une mise à jour de la typologie des campagnes françaises ».)).
3. Les limites de la méthode d’agrégation de la grille communale de densité
En complément de la présentation de la grille communale de densité, l’Insee propose une méthode d’agrégation pour obtenir une grille de densité à un niveau supra-communal ((En fait, deux procédures sont envisagées par l’Insee : la première consiste à partir de la répartition communale des quatre classes de densité et d’étudier leur répartition pour le territoire étudié. La deuxième consiste à partir non pas des communes, mais des données carroyées des communes, puis à sommer les populations de chaque type de carreau. Nous retenons dans ce document la première méthode. La présentation de la grille communale de densité est disponible ici : https://www.insee.fr/fr/information/2114627.)). En partant des données par commune, on applique les règles de décision suivantes pour la maille étudiée (il peut s’agir des EPCI, des zones d’emplois, des départements, voire des régions, ...). Prenons l’exemple des EPCI (source Insee) :
- Si la part de population de l’EPCI considéré qui réside dans des communes de densité 1 est supérieure à 50 %, alors l’EPCI lui-même est considéré comme étant très dense (densité 1),
- Sinon, si la part de population qui réside dans des communes de densité 1 et 2 est supérieure à 50 %, mais que la part de la population résidant dans des communes de densité 1 est inférieure à 50 %, alors l’EPCI est considérée comme étant dense (2),
- Dans les autres cas, par construction, une majorité de la population habite dans des communes de densité 3 ou 4. Si la seule part de la population qui réside dans des communes de densité 4 est supérieure à 50 %, alors l’EPCI est considéré comme étant très peu dense (densité 4),
- Sinon, et c’est la dernière situation, on est dans le cas d’un EPCI dont la majorité d’habitants réside dans des communes de densité 3 ou 4, sans que la part de la population vivant dans des communes de densité 4 ne suffise pour dépasser les 50%, l’EPCI sera alors considéré comme peu dense (densité 3).
Ces quatre situations sont résumées dans le document 4.
Document 4. Agrégation de la grille communale de densité à l’échelle des EPCI |
Cette méthode d’agrégation peut être mobilisée pour définir l’orientation urbaine ou rurale globale d’un territoire : l’EPCI considéré sera qualifié d’urbain s’il est de densité 1 ou 2 et de rural sinon. Ceci pourrait servir de base à la définition de certaines politiques à telle ou telle échelle, qui visent à cibler le monde urbain ou le monde rural.
La limite de l’exercice, cependant, est de ne pas tenir compte précisément de la part de la population urbaine et rurale de chaque entité, mais de transformer cette part en une variable binaire (urbain ou rural) en fonction de l’orientation dominante. Insistons sur le fait qu’un EPCI à orientation urbaine ne signifie pas que toutes les communes qui le composent sont urbaines, mais qu’une majorité d’habitants habitent dans des communes dites urbaines.
Les cartes ci-dessous présentent deux façons de représenter l’orientation rurale ou urbaine des EPCI : la première suit la méthode d’agrégation proposée ci-dessus, et donne à voir le degré de densité obtenu par EPCI en France métropolitaine. Il aurait été possible de la simplifier encore, en regroupant d’un côté les EPCI de densité 1 et 2 et en les qualifiant d’urbains (que nous aurions tous représentés en une seule couleur rouge), et en regroupant de l’autre côté les EPCI de densité 3 ou 4 et en les qualifiant de ruraux (tous représentés selon une seule et même couleur verte).
Document 5. Agrégation de la typologie urbain/rural à l’échelle des EPCI : binaire et avec proportions
L’auteur remercie Juliette Mangin pour la réalisation des cartes et le Conseil Régional de Nouvelle-Aquitaine pour l’autorisation à les reproduire. |
La deuxième carte privilégie une version moins simplificatrice : c’est la part de la population qui réside dans des commune rurales qui est représentée, part qui varie entre 0 % et 100 % et peut prendre l’ensemble des valeurs. On ne réduit plus l’ensemble des valeurs possibles à 4 valeurs (les degrés de densité) ni à 2 (urbain versus rural), on les représente toutes plus finement.
La version non binaire de la définition du rural nous semble préférable, car elle permet de rendre compte immédiatement de l’imbrication des espaces ruraux et des espaces urbains à toutes les échelles supra-communales. Dans la mesure du possible, nous préconisons donc, pour orienter les politiques européennes, nationales ou régionales et les financements associés à destination du monde urbain ou du monde rural, de partir du poids effectif de chacune de ces deux composantes dans les choix d’allocation, plutôt que de s’appuyer sur une typologie binaire rural/urbain.
Conclusion
Pendant longtemps, le rural a été défini en creux, comme une catégorie résiduelle, la statistique nationale concentrant ses efforts sur la définition de l’urbain. Plusieurs phénomènes récents, parmi lesquels le renouveau du rural et une attention croissante portée au rural par la recherche d’abord, par le champ politique ensuite, ont amené l’Insee à chercher une définition plus satisfaisante du fait rural. L’entrée par la densité répond en partie à ce besoin, et présente en plus l’avantage de faciliter les comparaisons européennes et internationales. Il convient cependant d’aller plus loin, pour rendre compte de la diversité des espaces ruraux et des relations entre les différents types d’espace. Le croisement proposé par l’Insee entre degré de densité et aires d’attraction des villes va dans ce sens, mais il est loin d’épuiser le sujet et il apparaît réducteur, ne serait-ce que dans les termes utilisés, loin d’être neutres. Enfin, si la finesse de l’échelon communal donne des résultats intéressants pour qualifier de rural ou d’urbain les territoires à partir de la grille de densité, la méthode d’agrégation de cette grille, qui permet de qualifier d’urbain ou de rural les échelles supérieures comme les EPCI, les départements ou les régions n’est pas des plus pertinentes, car là encore trop réductrice. Une prise en compte de la proportion des urbains et des ruraux dans chaque territoire nous semble préférable.
Références citées
- Dumont Gérard-François (2012), « Un meurtre géographique : la France rurale par Sherlock Holmes », Population et avenir, n° 707, p. 3 (éditorial).
- Hilal Mohamed, Barczak A., Tourneux F.-P., Schaeffer Y., Houdart M., Cremer-Schulte E. (2011), « Typologie des campagnes françaises et des espaces à enjeux spécifiques », Travaux en ligne, n° 12, Paris, Datar, 80 p.
- Pistre Pierre, Richard Frédéric (2018), « Seulement 5 ou 15 % de ruraux en France métropolitaine ? Les malentendus du zonage en aires urbaines », Géoconfluences.
- Vanier Martin (2020), « Deux cartes pour regarder la France au fond des yeux », 14 décembre 2020, Slate.
Mots-clés
Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : aires d’attraction des villes | aires urbaines | densité | EPCI | espaces ruraux | intercommunalité | mobilités domicile-travail | unités urbaines | zonage
Olivier BOUBA-OLGA
Chef de service études et prospective à la Région Nouvelle-Aquitaine, chercheur au laboratoire Ruralités (EA 2252), Université de Poitiers
Mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :Olivier Bouba-Olga, « Qu’est-ce que le « rural » ? Analyse des zonages de l'Insee en vigueur depuis 2020 », Géoconfluences, mai 2021. |