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Le développement durable, approches géographiques

Gouvernance territoriale et gestion des déchets : l'exemple de la Campanie (Italie)

Publié le 18/11/2008
Auteur(s) : Fabrizio Maccaglia - laboratoire "Construction sociale et politique des territoires" CoST
Sylviane Tabarly, professeure agrégée de géographie, responsable éditoriale de Géoconfluences de 2002 à 2012 - Dgesco et École normale supérieure de Lyon
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NB. Le contenu de cet article donne des informations disponibles au moment de sa publication en 2008.

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Naples et la Campanie [2] sont devenues la plaque tournante du trafic de déchets dans la péninsule italienne. En l'espace de deux décennies, la Camorra a pris le contrôle de la filière campanienne de traitement des déchets, au point d'y introduire un mode de régulation informel qui s'est progressivement substitué au mode de régulation légal. Ces activités témoignent de sa capacité à criminaliser tout un secteur d'activité et à orienter la conduite de l'action publique, via notamment la corruption, ce qui fait d'elle un acteur à part entière du jeu territorial.

Naples et la Campanie : localisations élargies

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©® GeoAtlas

L'histoire récente montre que la Camorra recompose régulièrement son économie autour d'une ou deux activités porteuses en fonction des opportunités du marché criminel, tout en maintenant ses activités que l'on peut désormais qualifier de traditionnelles (comme l'extorsion, l'usure, la contrefaçon, la contrebande de cigarettes) ou secondaires (comme la prostitution ou la traite d'êtres humains). Ainsi, le tremblement de terre qui secoua la région de Naples en 1980 (3 000 morts) avait donné lieu à un déblocage massif de fonds publics pour porter secours aux populations et pour reconstruire les territoires sinistrés. Une part considérable de ces fonds avait alors été captée par la Camorra dont les entreprises étaient parvenues à se faire attribuer directement, ou indirectement par le jeu de la sous-traitance, de nombreux marchés liés à la reconstruction. Les travaux n'ont ensuite jamais vu le jour ou ils ont été abandonnés en cours de route, l'entreprise disparaissant ou faisant subitement faillite après avoir encaissé les traites.

Aujourd'hui, l'économie de la Camorra est alimentée par deux activités majeures que sont le trafic de cocaïne et le trafic de déchets, chacun produisant ses propres territoires. La gestion des déchets est devenue un champ d'activité pour la criminalité camorriste au début des années 1990, lorsque les communes campaniennes éprouvèrent des difficultés croissantes pour évacuer leurs déchets vers des décharges saturées [3]. Les clans se sont alors faits prestataires de service pour le compte de ces communes : leurs entreprises de transport se chargeaient d'éliminer les déchets qu'elles ne parvenaient plus à gérer, soit en les abandonnant dans l'arrière-pays, soit en les entreposant dans les décharges non réglementaires.

Ce trafic de déchets mobilise d'importantes complicités au sein des administrations locales et du personnel politique [4]. La loi n°221 du 22 juillet 1991 prévoit la dissolution de toute administration municipale ou provinciale soupçonnée d'être infiltrée par la mafia ou de subir une influence d'origine mafieuse. Si les 75 conseils municipaux campaniens dissous dans le cadre de cette loi ne sont pas tous impliqués dans le trafic de déchets, cette donnée témoigne de la capacité de la Camorra à infiltrer et corrompre les institutions publiques. Une capacité qui est elle-même directement liée à son enracinement dans le tissu social [5].

Plusieurs facteurs ont conjugué leurs effets pour provoquer une pénurie de décharges publiques et pour aboutir à la situation de crise des années 2000 : la fermeture des sites inadaptés ou présentant un risque pour la santé et l'environnement, la saturation des sites maintenus en activité et l'absence d'infrastructures complémentaires pour le traitement des déchets comme les incinérateurs, les unités de fabrication de compost ou les centres de recyclage. Enfin, la crise s'est développée dans un contexte où la quantité de déchets produite augmente de manière régulière. Avec six millions d'habitants en 2006 (dont 3 pour la seule aire métropolitaine), la région campanienne produit 6 600 tonnes de déchets par jour. Ainsi, les autorités locales ont complètement perdu le contrôle de la situation, avec d'autant plus de rapidité qu'elles ont été concurrencées par des entreprises liées ou appartenant à la Camorra capables de proposer aux municipalités des solutions alternatives à un coût réduit.

Il apparaît ainsi que l'action publique défaillante en matière de gestion des déchets a laissé le champ libre à la Camorra. Elle nous montre que l'illégalité se développe et devient une alternative au mode de fonctionnement légal et normal d'une société dès lors où elle dispose d'un espace d'expression. Dans ces conditions l'illégal et le légal ne s'opposent pas. Ils sont indissociables et tout autant partie prenante de la production d'une société et du fonctionnement de son territoire. L'illégal est un rouage de la mécanique territoriale. Cette gestion parallèle a longtemps permis aux territoires de continuer à fonctionner "normalement" en apparence.

La gestion des ordures domestiques s'est organisée dans le cadre d'un dispositif d'urgence, lorsque la région campanienne a été placée sous tutelle du pouvoir central à partir de 1994 [6]. Il repose sur la nomination d'une autorité spéciale (le commissario straordinario) qui se substitue aux maires pour organiser la gestion des déchets [7]. Cette autorité spéciale a eu, entre autre, la possibilité de régir les marchés publics qui ne sont plus systématiquement attribués via des appels d'offres mais sous la forme de concessions directes. Elle dispose en outre de fonds publics spéciaux pour entreprendre des interventions d'urgence. Les procédures de contrôle sont sinon purement écartées du moins menées avec négligence. Le dispositif, dont la durée devait être limitée, a été maintenu jusqu'en 2008 par un jeu de prorogations régulières (14 ans au total) devenant ainsi un mode ordinaire et stable d'action publique. Les terrains sont tout particulièrement l'objet d'une intense spéculation [8]. La Camorra, grâce à ses complicités au sein de l'appareil administratif, a accès à des informations réservées qui lui permettent de les acquérir à bas prix avant de les revendre ou de les relouer aux autorités au prix fort.

Le trafic de déchets s'est développé selon deux formes. Il a pris tout d'abord la forme d'opérations ponctuelles et relativement peu organisées qui ne cherchaient pas à se donner une apparence légale : les déchets, notamment domestiques, sont abandonnés en périphérie des villes (au milieu de terrains vagues, sous des ponts, dans des cours d'eau), enfouis dans des champs ou entreposés dans des carrières abandonnées. Les clans ont pris l'habitude d'incendier les décharges sauvages en plein air pour faire de la place et accueillir de nouvelles cargaisons de déchets. Ces incendies libèrent des quantités considérables de dioxine dans l'atmosphère qui contaminent l'ensemble de la chaîne alimentaire. On a relevé dans la localité de Calabricito, située sur le territoire de la commune d'Acerra, une contamination en dioxine [9] cent mille fois supérieure à la réglementation [10] ! La zone située entre les communes de Nola, Marigliano et Acerra, rebaptisée le "triangle de la mort" (ou "Triangle des poisons", carte ci-dessous et encadré "Un triangle de la mort" en Campanie, infra), est particulièrement touchée par ce phénomène [11]. Les relevés effectués indiquent la présence d'huiles minérales, de plomb, de scories salines, de résidus d'aluminium et des poussières provenant des fumées des hauts-fourneaux de l'industrie métallurgique.

Chronologie de crises
  • 11 février 1994 : déclaration de l'état d'urgence à Naples et en Campanie pour la gestion des déchets.
  • 1994-1996 : la gestion de l'état d'urgence est assurée grâce à l'augmentation des capacités de stockage des décharges réquisitionnées auprès des gestionnaires privées.
  • Mars 1996 : la gestion de l'état d'urgence, précédemment confiée au préfet, incombe désormais au président de la région. Celui-ci doit rédiger le plan régional de gestion des déchets. Le préfet assure la gestion du service de ramassage.
  • Juin 1997 : publication du Plan régional de gestion des déchets (‘'Piano Regionale per lo smaltimento dei rifiuti”).
  • 1998 : la Commission d'enquête parlementaire constate qu'après quatre années d'une gestion dérogatoire, la Campanie est toujours en situation d'urgence.
  • 2001 : première grande crise du ramassage des ordures ménagères.
  • 2007-2008 : deuxième grande crise.
  • 27 juin 2007 : la Commission européenne ouvre une procédure d'infraction (à la législation européenne sur la gestion des déchets) contre l'Italie  pour la crise chronique dans le domaine de la gestion des déchets à Naples et en Campanie.
  • 31 juillet 2007 : renvoi devant le tribunal de Naples de 28 personnes impliquées dans la gestion des déchets durant l'état d'urgence, dont le président de la région campanienne Antonio Bassolino et ancien commissaire délégué à l'état d'urgence.
  • Janvier 2008 : ouverture du procès. La première audience est fixée au mois de mai.
Le "triangle de la mort" (The Lancet oncology, 2004)

Des données sur la production et la gestion des déchets en Campanie
  • Production annuelle de déchets domestiques (2007) : 2 806 113 tonnes
  • Production quotidienne de déchets domestiques (2007) : 7 345 tonnes
  • Production quotidienne de déchets domestiques à Naples (2007) : 1 400 tonnes. Tri sélectif : 10,6% des déchets domestiques produits. Déchets non ramassés : 100 000 tonnes. Nombre de ballots de déchets domestiques issus du tri sélectif ("ecoballe") et en attente de traitement : 8,5 millions.
  • Coût de l'exportation des déchets campaniens vers l'Allemagne : 215 € par tonne. Coût quotidien pour l'exportation des déchets campaniens vers l'Allemagne : 400 000 €

Ces décharges sauvages posent des questions de visibilité et de traçabilité. Si les territoires et les acteurs de ce trafic sont connus de tous, populations locales comme autorités, ils ont néanmoins fait l'objet d'un travail de dissimulation pendant de longues années, permettant ainsi au trafic de se développer et de se consolider. Très souvent, les terrains utilisés pour enfouir ou abandonner les déchets ont continué à être utilisés sous la forme de terrains de parcours par les bergers ou de terrains constructibles [12]. Or, s'il est difficile d'établir un rapport de causalité net entre un environnement et le développement de certaines pathologies, il est néanmoins possible d'établir des corrélations dans les zones particulièrement touchées par l'enfouissement clandestin de déchets.

Mise en décharge, incinération des déchets et santé : de corrélations en causalités

La question des impacts sur la santé de la chaîne du traitement des déchets est largement débattue, voire controversée. D'une manière générale, il est difficile en effet de faire la part des causes de morbidité dans des situations très multi-factorielles. Ainsi, très souvent, les dépôts de déchets et les installations pour les traiter sont associés à des zones d'habitat dégradés concentrant des populations en souffrance socio-économique. Les incertitudes et les inquiétudes relatives à ces impacts sanitaires alimentent largement les réactions sociales des populations concernées.

Nous proposons ici quelques approches de la question, à partir de la situation en Campanie.

Source : Francesco Forastiere, Department of Epidemiology, Rome E Health Authority, Rome (Italy)in Population health and waste management : scientific data and policy options. Report of a WHO workshop, mars 2007 (96 p.). Traduction, adaptation : S. Tabarly. www.euro.who.int/healthimpact/MainActs/20070228_1

Notes pour lire le document

* CH4, méthane ; CO2, dioxyde de carbone ; PM, particules en suspension (Particule Matters, dont les PM10 au diamètre inférieur à 10 µm) ; SO2, dioxyde de soufre ; Nox, oxydes d'azote ; CO, monoxyde de carbone ; Métaux, mercure, plomb, arsenic, etc. ; COV (non CH4), Composés organiques volatils, hors CH4 ; NH3, ammoniac ; POP, polluants organiques persistants dont les organochlorés comme les dioxines et les furanes) ; PCBs, polychlorobiphényles

** L'indicateur des Années de vie corrigées de l'incapacité (AVCI ou Disability Adjusted Life Years / DALY), a été élaboré par l'Organisation mondiale de la santé et la Banque mondiale en 1993 afin de disposer d'un outil de comparaisons internationales et de mesure du "fardeau de la maladie" et de l'espérance de vie corrigée en fonction des risques d'incapacité.

Guides et glossaires des déchets et polluants, par exemple :

 

Un "triangle de la mort" en Campanie ?

La revue médicale The Lancet Oncology a publié, en 2004, une étude d'Alfredo Mazza, chercheur au Centre national de la recherche italien (Centro Nazionale per la Ricerca / CNR) révélant l'impact négatif de la crise de la gestion des déchets sur la santé publique en Campanie.

L'Organisation mondiale de la santé évoque une surmortalité de 12% en comparaison avec le reste de l'Italie pour ceux qui vivent dans un rayon d'un kilomètre autour des décharges clandestines.

Les polluants, qui se concentrent dans la chaîne alimentaire, jettent la suspicion sur certaines productions agro-alimentaires de la région. Aussi, en mars 2008, les autorités italiennes, confrontées au doutes exprimés par la Commission européenne sur sa possible contamination à la dioxine, ont décidé de retirer de la vente et de suspendre la commercialisation de mozzarella produite avec le lait de bufflonnes de Campanie (spécialité AOC) ... tout un symbole !

Indice composite de précarité socio-économique. Distribution par quintiles et par municipalités.

Source : Lucia Fazzo, Stefano Belli, Fabrizio Minichilli, et al. - " Cluster analysis of mortality and malformations in the Provinces of Naples and Caserta", Istituto Superiore di Sanità (ISS),  Vol. 44, No. 1: 99-111, 2008 www.iss.it/binary/epam/cont/.../8859993.pdf et www.iss.it

L'indice composite de précarité socio-économique (Deprivation index / DI) utilisé ici provient de l'expérience britannique [13]. Il est basé sur une analyse factorielle à partir de cinq variables socio-économiques, principaux facteurs de surmortalité : la part de la population n'ayant pas dépassé l'enseignement primaire ; la part de chômeurs dans la population active ; la part de population non propriétaire de son logement ; la part de familles monoparentales ; la superficie moyenne des logements.

L'impact du traitement des déchets sur la santé humaine : l'exemple de la Campanie

La gestion des déchets en Campanie pose des problèmes depuis plus d'une décennie. La question est devenue une urgence nationale. Les équipements sont insuffisants et les pratiques de mise en décharge et d'incinération sont illégales. Leur impact sur la santé est largement inconnu mais il est souvent rapporté que les populations vivant dans la région concernée sont victimes de taux de mortalité et de morbidité excédentaires attribuables à leur exposition aux déchets.

Les autorités italiennes en charge de la gestion des déchets ont lancé une étude pilote Scope. Cette étude concerne 196 municipalités dans deux provinces (Naples et Caserte). Elle s'est consacrée à l'étude de la mortalité par cancer et aux malformations génétiques entre 1994 et 2002, cartographiées selon les méthodes d'analyse multi-factorielle des variations géographiques des indicateurs de santé (Bayesian mapping).

La corrélation entre les sur-mortalité et sur-morbidité observées d'une part, la gestion des déchets et les autres facteurs de risques d'autre part a été analysée en détail.

Les résultats ont fait apparaître que quelques municipalités ont un excès significatif de certains cancers (estomac, reins, foie et poumon) et de malformations congénitales urogénitales et cardio-vasculaires. Ces municipalités sont principalement localisées dans une aire située à cheval entre les deux provinces où se sont majoritairement concentrés les dépôts illégaux de déchets. Cependant, le lien entre les expositions aux déchets et de nombreux autres facteurs de risques (environnement global, mode de vie) n'est pas clairement établi.

Source : F. Mitis et al., OMS (WHO), bureau régional de l'Europe. Investigating the impact of waste treatment on human health: a study in Campania region (Italy), 2007 www.euro.who.int/healthimpact/MainActs/...1 et www.euro.who.int/document/e91021.pdf

Traduction, adaptation : S. Tabarly

Municipalités de Campanie présentant un risque excessif de mortalité et de malformation congénitale

Localisations des sites de mise en décharge de déchets, légaux et illégaux (2002)

On pouvait dénombrer en Campanie en 2007 environ 5 000 décharges et lieux d'enfouissement illégaux, en activité ou fermés.

Sources documentaires
  • Organisation mondiale de la santé / Bureau régional de l'Europe, différentes sources documentaires :www.euro.who.int/healthimpact/.../=French parmi lesquelles :
    • Investigating the impact of waste treatment on human health: a study in Campania region (Italy)www.euro.who.int/healthimpact/.../20050207_1
    • Population health and waste management : scientific data and policy options. Report of a WHO workshop Rome, Italy, 29-30 March 2007 (96 p.). Des études de cas et de la méthodologie :www.euro.who.int/healthimpact/.../20070228_1
    • Marco Martuzzi et Francesco Mitis - Waste treatment and health in Campania, southern Italy, World Health Organization, European Centre for Environment and Health, Rome (Italy) in Population health and waste management: scientific data and policy options, Report of a WHO workshop, Rome, Italy, 29-30 March 2007 www.euro.who.int/document/e91021.pdf
    • Francesco Mitis et al., Mortality in an Area of Southern Italy Characterized by Multiple Toxic Dumping Sites, Spatial Epidemiology Conference, London 2006www.spatepiconf.org/.../proceedings.pdf
    • Senior, Kathryn, and Alfredo Mazza. "Italian 'Triangle of Death' Linked to Waste Crisis". The Lancet Journal, Vol. 5, No. 9. September 1, 2004.
    • Compte-rendu : Bianchi F, Comba P, Martuzzi M, Palombino R, Pizzuti R. www.epicentro.iss.it/.../Lettera_Lancet.pdf et www.thelancet.com
    • Dioxine et santé en Campanie, lancement d'une nouvelle étude : www.bulletins-electroniques.com/actualites/52914.htm

 

Des formes plus élaborées que la simple mise en décharge des déchets ont alors été adoptées. Pour masquer la dangerosité des déchets industriels et pour les commercialiser sous la forme de compost pour l'agriculture ou de matières premières recyclées à destination des cimenteries, les clans utilisent de fausses certifications. Ce trafic de déchets industriels repose sur une manipulation qui porte le nom de "giro bolla" ou valse des étiquettes [14]. Elle consiste à faire transiter les déchets de manière fictive d'un opérateur à un autre. C'est au cours de ce transit fictif que les déchets sont déclassifiés, les déchets industriels ou dangereux devenant de simples déchets domestiques et une traçabilité fictive leur est donnée. Cette manipulation permet de produire de faux certificats attestant que ces déchets ont été traités et neutralisés alors qu'ils ne changent pas de mains et ne font l'objet d'aucun traitement. Les déchets industriels ou dangereux sont, de cette manière, sortis du circuit pour être illégalement commercialisés, abandonnés ou enfouis [15]. La déclassification des déchets se fait avec la complicité des laboratoires d'analyses aussi bien privés que publics [16].

Désormais, le trafic ne repose plus exclusivement sur la capacité à contrôler le territoire pour y abandonner les déchets comme dans les premiers temps, mais sur la capacité à gérer les flux de déchets en leur attribuant une traçabilité fictive et en les réintroduisant dans le circuit économique. C'est de cette manière que la Camorra a remonté l'ensemble de la filière au point d'en contrôler les principales activités. Ce trafic, à la différence du trafic de déchets domestiques produits sur place, repose sur des déchets industriels originaires des régions du Nord de la péninsule, scories toxiques provenant de la métallurgie ou boues issues de la pétrochimie par exemple. Il dévoile la complémentarité fonctionnelle qui lie les territoires du Nord de la péninsule, producteurs de déchets industriels en grande quantité, et ceux du Sud, utilisés comme déversoirs pour ces mêmes déchets industriels.

Le trafic de déchets s'inscrit parfois dans une véritable chaîne de production de richesses. Aujourd'hui, les entreprises de collecte de Campanie sont parmi les plus performantes d'Italie, et elles ont des relations commerciales avec les plus grands groupes mondiaux de ramassage d'ordures. Ce sont en effet les seules et uniques en Italie qui font partie du Système européen de management environnemental et d'audit (SMEA) [17], qui a pour objectif la prévention et la réduction de l'impact sur l'environnement des activités industrielles et agricoles. Dans le nord de l'Italie, de très nombreuses entreprises gérées par des sociétés napolitaines opèrent dans le respect absolu des normes [18].

Il est aussi de notoriété publique que la Camorra est particulièrement présente dans le secteur des transports. Or, ainsi que l'attestent les registres des chambres de commerce [19], les entreprises de transport œuvrant dans le BTP ont massivement changé de catégorie au cours des années 2000 en se faisant immatriculer dans le secteur du transport des déchets. La production et la commercialisation du ciment et du béton armé en Campanie sont assurées par deux entreprises qui appartiennent à deux clans puissants de la Camorra [20] L'approvisionnement en sable nécessaire à la production de ciment et de béton armé est un autre exemple de diffusion des activités mafieuses. En effet, pour se soustraire aux contraintes portant sur l'exploitation des carrières, les clans se sont lancés dans la ... pisciculture ! Ce tour de passe-passe leur permet de ne plus dépendre de l'administration régionale mais de l'administration municipale, beaucoup plus "conciliante" et qui a en charge la délivrance des autorisations pour l'exercice de la pisciculture. Les sablières sont masquées en bassins d'élevage de poissons et peuvent ensuite être comblées avec des déchets.

Les trafics fonctionnent simultanément sur des logiques territoriale et réticulaire. La connexion entre les différents territoires du trafic (les lieux de production de déchets et les décharges clandestines) est assurée par le va-et-vient des camions et leurs cargaisons de déchets. Les mouvements peuvent être labiles et ténus, tant ils ne cessent de se recomposer en fonction du contexte dans lequel ils s'inscrivent, on s'aventure alors dans ce que Roger Brunet nomme "l'antimonde" [21]. Tout l'enjeu est de parvenir à restituer la manière dont ce processus produit et structure des territoires. Les trafics dévoilent comment différents acteurs, à partir d'un même espace, peuvent produire des territoires multiples (légaux et illégaux, administratifs et criminels), disjoints ou superposés, conflictuels ou complémentaires. Le fonctionnement de la criminalité camorriste s'est substitué à un service public largement défaillant ce qui en explique la longévité car elle a rétabli une forme d'équilibre dans un système bloqué.

La géographie du trafic de déchets semble aujourd'hui évoluer. Le contrôle de plus en plus serré du territoire de la part des forces de l'ordre a contraint la Camorra à abandonner l'usage de ces décharges sauvages de plein air ou souterraines. Si la Campanie en demeure le centre de gravité, elle n'est plus la seule région touchée par ce trafic. Depuis quelque temps déjà, les clans de la Camorra ont pris l'habitude de se débarrasser de leurs cargaisons dans les régions limitrophes comme le Latium, les Abruzzes ou le Molise. Cette évolution du trafic est à mettre en relation avec le renforcement du contrôle du territoire campanien par les forces de l'ordre pour lutter contre le phénomène des décharges sauvages. On voit ainsi que le territoire du trafic de déchets se recompose en permanence selon les formes que prend le trafic et le contexte dans lequel il se développe. Des enquêtes ont également mis à jour l'existence de flux de déchets du sud vers le nord, du nord-ouest vers le nord-est et du nord vers le centre, autant de signes qui indiquent un développement du trafic hors de la seule sphère criminelle [22] et à l'échelle de la péninsule.

Au cours de l'année 2003, dans un contexte de "crise dans la crise" où la Campanie s'est retrouvée dans l'incapacité d'évacuer ses déchets malgré le dispositif d'urgence en vigueur, les déchets de Giffoni, Valle Piana et de Paolisi ont été acheminés vers les provinces de Varese, Como et Milan (enquête "Eldorado") [23] où, au lieu d'être traités dans des sites spécialisés, ont été envoyés dans des unités de fabrication de compost pour l'agriculture, enfouis dans des chantiers de construction ou entreposés à l'intérieur d'établissements industriels [24].

Aspects et processus de la criminalisation des déchets en Campanie

Le trafic perdurera tant qu'équipements et infrastructures resteront insuffisants. Tant que la Campanie ne disposera pas d'équipements capables de prendre en charge et de traiter les déchets produits sur son territoire. Il en est de même concernant le trafic de déchets industriels et dangereux produits dans les régions du Centre et du Nord. Ce trafic ne pourra être jugulé qu'à partir du moment où les industries disposeront d'unités de traitement spécialisées opérationnelles et en nombre suffisant. La construction ou la mise en service de ces équipements se heurtent en Campanie à l'opposition des populations et de leurs élus. Nous sommes passés au cours de ces dernières années d'une opposition sélective contre des équipements lourds comme les incinérateurs ou les décharges, à une situation de refus systématique de toute forme d'équipement, y compris d'équipements "inoffensifs" comme les unités de fabrication de compost ou les îles écologiques (plates-formes publiques où les déchets déposés par les usagers sont triés en vue de leur recyclage). Cette opposition se nourrit de la conviction diffuse que ces équipements constitueront, à terme, un danger pour la santé publique parce qu'ils seront gérés par la Camorra et/ou parce qu'ils ne répondront pas à la réglementation en vigueur.

 

Des images pour une crise urbaine : de Google Earth aux photos de presse ...

Un exemple : l'histoire de la décharge de Pianura

Images Google Earth

GEarth.gif   Pointeur .kmz pour localiser Pianura et sa décharge avec Google Earth ou Map. Avec commentaires, en anglais, des photos de Salvatore Laporta. Les coordonnées : 40°51'16.04"N / 40°51'16.04"N

Les magistrats italiens avaient, en 1997, ordonné, la fermeture du centre d'enfouissement des déchets de Pianura. Sur fond d'affaires illicites, la construction de l'incinérateur qui devait prendre la relève n'était toujours pas terminée à la fin de l'année 2007. Les déchets, de provenance et de nature diverses, souvent toxiques, ont été déchargés ici pendant environ 40 ans, sur des dizaines de mètres.

La décharge de Pianura est située à flanc d'une colline escarpée et jouxte des zones d'habitat, à proximité aussi d'un parc naturel. Ces amas glissent peu à peu et sont lessivés par le ruissellement et les infiltrations d'eau (lixiviats).

Lors de la dernière crise de la collecte des ordures ménagères en région napolitaine en 2007, le gouvernement Prodi a proposé de remettre en service la décharge de Pianura, provoquant colères et manifestations des populations.

Reportage photographique de Salvatore Laporta (AP Photo)

Clichés accessibles en ligne sur www.daylife.com/home

 

Une galerie de photos sur le site de La Repubblica (Gallerie fotografiche)

www.repubblica.it/2006/05/gallerie/cronaca/campania-rifiuti/13.html

(accès au site externe par ces miniatures)

Clichés hébergés sur le site de la Repubblica.it en mai 2006. Localisations : à gauche, Pozzuoli ; à droite, Melito

Tout l'enjeu pour les pouvoirs publics est de parvenir à regagner la confiance des populations locales et de leurs élus. Une confiance qui a été perdue par l'incapacité à résoudre les dysfonctionnements persistants dans la gestion des déchets et qui ont débouché sur la situation de crise que l'on connaît aujourd'hui. Le rétablissement de la confiance nécessite tout d'abord un intense travail de pédagogie sur le terrain pour faire prendre conscience des enjeux de la situation. Il passe également par la mise en place d'un réel processus participatif capable d'impliquer les élus et la population dans l'élaboration et la mise en œuvre du nouveau plan de gestion des déchets. Il est donc nécessaire que les autorités campaniennes parviennent à reprendre la main sur la gestion des déchets. Autrement dit, à faire en sorte que les entreprises liées à la Camorra ne soient plus en mesure de se substituer à un service public défaillant.

 

Notes et références

[1] La principale source documentaire de cette page sont les suivantes :

 

[2] La Campanie est divisée en cinq provinces : d'Avellino, de Bénévent (Benevento), de Caserte (Caserta), de Naples (Napoli), de Salerne (Salerno)

[3] Commissione parlamentare d'inchiesta sul ciclo dei rifiuti e sulle attività illecite ad esso connesse, Relazione territoriale sulla Campania, Relatori Roberto Barbieri e Donato Piglionica, Approvata nella seduta del 13 giugno 2007. Commissione parlamentare d'inchiesta sul ciclo dei rifiuti e sulle attività illecite ad esso connesse, Seconda relazione territoriale sulla Campania, Relatori Roberto Barbieri e Donato Piglionica, Approvata nella seduta del 19 dicembre 2007.

[4] Sur la consolidation de la criminalité camorriste, on se  reportera à : CESONI, M.L., 1995, Développement du Mezzogiorno et criminalités : la consolidation des réseaux camorristes, Thèse de doctorat, EHESS.

[5] L'enquête "Madre terra" a mis à jour un trafic consistant à vendre comme compost des boues contaminées par des hydrocarbures et des métaux lourds provenant de dépurateurs municipaux de la région de Caserte (notamment de Cumes, Villa Literno, Capri, Sant'Agnello, Caivano). Ces boues ont été épandues, telles quelles, sur des terrains agricoles dans l'attente d'être ensemencés pour produire du fourrage et des légumes. Au centre de ce trafic figure un employé de l'administration provinciale.

[6] Corte dei conti, Sezione centrale di controllo sulla gestione delle Amministrazioni dello Stato, Programma delle attività di controllo sulla gestione per l'anno 2005 (deliberazione n. 1/2005/G), La gestione dell'emergenza rifiuti effettuata dai Commissari straordinari del Governo, Magistrati istruttori Antonio Mezzera e Renzo Liberati.

[7] Corte dei conti, Sezione centrale di controllo sulla gestione delle Amministrazioni dello Stato (deliberazione n. 7/2002/G), Relazione sulla gestione degli interventi straordinari in materia di smaltimento dei rifiuti in Camapnia affidati al presidente della giunta regionale della Campania (anni 1999-2000), Relatore Stefano Siragusa.

[8] Commissione parlamentare d'inchiesta sul ciclo dei rifiuti e sulle attività illecite ad esso connesse, Relazione territoriale sulla Campania, Relatore Paolo Russo, Approvata nella seduta del 26 gennaio 2006.

[9] Le terme de "dioxines" désigne une famille de composés aromatiques tricycliques chlorés. On dénombre 75 polychlorodibenzo-p-dioxines (PCDD, les dioxines) et 135 polychlorodibenzo-furanes (PCDF). La plus toxique de ces molécules est une dioxine, souvent dite "de Seveso" (la 2,3,7,8-tétrachlorodibenzo-p-dioxine / TCDD) en référence au grave accident industriel du nord de l'Italie (Lombardie).

[10] Commissione parlamentare d'inchiesta sul ciclo dei rifiuti e sulle attività illecite ad esso connesse, Relazione territoriale sulla Campania, Relatore Paolo Russo, Approvata nella seduta del 26 gennaio 2006.

[11] Ibid.

[12] On reconnaît très facilement les habitations construites sur ces terrains car elles sont soutenues par des piliers pour les maintenir debout. Sans ces piliers, elles vacillent sur leurs bases car elles ont été construites sur des sols qui recouvrent de vieilles décharges clandestines mal compactées.

[13] Cadum E, Costa G, Biggeri A, Martuzzi M. - Deprivation Mortality and malformations in Campania and mortality : a deprivation index suitable for geographical analysis of inequalities. Epidemiol Prev 1999;23:175-87.

[14] Commissione parlamentare d'inchiesta sul ciclo dei rifiuti e sulle attività illecite ad esso connesse, Relazione finale, Relatore Paolo Russo, Approvata nella seduta del 15 febbraio 2006.

[15] La toxicité potentielle des déchets a conduit le gouvernement genevois à rompre le contrat conclu avec les autorités campaniennes, par lequel il s'engageait à incinérer plusieurs milliers de tonnes de déchets en provenance de Naples et de sa région dans l'usine de Chenevriers.

[16] Commissione parlamentare d'inchiesta sul ciclo dei rifiuti e sulle attività illecite ad esso connesse, Relazione finale, Relatore Paolo Russo, Approvata nella seduta del 15 febbraio 2006.

[17] Système européen de management environnemental et d'audit (SMEA / EU Eco-Management and Audit Scheme / EMAS), un outil de gestion et de mesure de la performance environnementale utilisable par tous les secteurs économiques, privés ou publics : http://ec.europa.eu/environment/emas/index_en.htm

[18] Roberto Saviano, La Repubblica, repris dans Le Courrier international du 18 janvier 2008www.courrierinternational.com/article.asp?obj_id=81313

[19] Commissione parlamentare d'inchiesta sul ciclo dei rifiuti e sulle attività illecite ad esso connesse, Relazione finale, Relatore Paolo Russo, Approvata nella seduta del 15 febbraio 2006.

[20] La Procal, qui appartient au clan Alfieri, approvisionne le marché de la région vésuvienne, de Nola et de Naples. La Cedic, tenue par les clans de Caserte, fournit les entrepreneurs de cette même région.

Commissione parlamentare d'inchiesta sul ciclo dei rifiuti e sulle attività illecite ad esso connesse, Documento sui traffici illeciti e le ecomafie, Relatore Massimo Scalia, Approvata nella seduta del 25 ottobre 2000.

[21] Houssay-Holzschuch, M. (dir.) - "Antimondes. Espaces en marge, espaces invisibles", Géographie et cultures, n°57, 2006

[22] Des sociétés intervenant dans la gestion des déchets, qui ne sont pas liées à la criminalité mafieuse camorriste ou non, participent également à ce trafic aujourd'hui.

[23] Commissione parlamentare d'inchiesta sul ciclo dei rifiuti e sulle attività illecite ad esso connesse, Relazione territoriale sulla Campania, Relatore Paolo Russo, Approvata nella seduta del 26 gennaio 2006.

[24] L'enquête "Mosca" a quant à elle montré que des déchets dangereux en provenance du site industriel de Porto Marghera (Venise) ont été épandus dans la région sur des terrains mis en culture grâce à la complicité de sociétés agricoles locales (Commissione parlamentare d'inchiesta sul ciclo dei rifiuti e sulle attività illecite ad esso connesse, Relazione finale, Relatore Paolo Russo, Approvata nella seduta del 15 febbraio 2006). Ces déchets de plusieurs milliers de tonnes, contenant de l'arsenic, du souffre, du mercure, du chrome, du cuivre, du plomb et des rejets hautement toxiques, disposaient de faux documents qui masquaient leur niveau réel de dangerosité.

Une sélection de ressources pour prolonger

 

Rédaction : Fabrizio Maccaglia et Sylviane Tabarly,

Sélection documentaire, mise en page web : Sylviane Tabarly,

pour Géoconfluences le 18 novembre 2008

 

Mise à jour partielle :   18-11-2008


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Pour citer cet article :  

Fabrizio Maccaglia et Sylviane Tabarly, « Gouvernance territoriale et gestion des déchets : l'exemple de la Campanie (Italie) », Géoconfluences, novembre 2008.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/doc/transv/DevDur/DevdurDoc8.htm