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Jean-Claude Wieber : Le paysage, objet géographique obscur ou trop évident ?

Publié le 30/01/2002
Auteur(s) : Jean-Claude Wieber, professeur - Université de Besançon

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Compte-rendu d'une intervention du 30 janvier 2002, dans laquelle le spécialiste du paysage revient sur son parcours de géographe.

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30 janvier 2002

Introduction d'Emmanuelle Bonerandi (Géophile, ENS LSH)

Présentation des travaux de Jean-Claude Wieber, Professeur à l'Université de Franche-Comté (Besançon), qui a soutenu une thèse en 1977 sur la dynamique érosive et la structure des paysages. Il travaille aujourd'hui sur les concepts et représentations des paysages et a contribué à une approche de l'analyse systémique des paysages. Il a dirigé le volume 6 de l'Atlas de France - Reclus - Documentation française - Milieux et ressources.

L'importance du paysage en tant qu'objet géographique : Roger Brunet lui accorde sept colonnes dans ses Mots de la géographie ! C'est un concept polysémique : on parle en effet de paysage naturel ou non, de beau paysage, du paysage dans les représentations picturales. C'est aussi une valeur sociale ou culturelle, intégratoire ou conservatoire. C'est avant tout une perception, une apparence ou une représentation. Composée de tout ce qui nous entoure, l'analyse paysagère est souvent la première étape d'une analyse géographique (comme en géographie rurale). Enfin, comme l'a montré l'École de Besançon, le paysage est un ensemble de signes dont il faut décrypter la structure. Il faut donc définir un champ d'étude ainsi qu'une méthodologie pour l'appréhender.

 


Intervention de Jean-Claude Wieber

Jean-Claude Wieber remercie Emmanuelle Bonerandi qui a résumé les principaux aspects de ses travaux, ainsi que le public présent. Il souligne à son tour l'extraordinaire polysémie du terme qui va du paysage naturel (qui est à ses yeux une aberration) au paysage géographique (souvent celui du biogéographe), politique voire gastronomique ! Le paysage a toujours un rapport avec un support : l'espace géographique. 

Le paysage appartient à tout le monde, aussi bien aux peintres qu'aux philosophes, psychanalystes et géographes. Ces derniers ne sont qu'une corporation parmi d'autres qui s'intéressent au paysage. Personne ne peut l'annexer pour soi seul : il faut donc savoir qui en parle et ce qu'il en dit. Tous sont consommateurs du paysage. 

L'École de Besançon a proposé une définition systémique du paysage. (Brossard et Wieber, 1984 ; voir ci-après la bibliographie fournie par Jean-Claude Wieber). La question fondamentale est celle du statut spatial du paysage ; la question esthétique (beau/laid), pourtant fondamentale, ne peut venir qu'après. Cela pose donc un problème méthodologique : comment le paysage, vu par chacun en fonction de sa sensibilité, peut-il être appréhendé scientifiquement, c'est-à-dire avec une objectivité suffisante qui permette de passer de la vision d'un individu à une vision partageable. 

Le paysage change dans le temps : il faut distinguer quatre temporalités. Tout d'abord, à long terme, les processus qui sont à l'origine des paysages (comme la formation d'une corniche calcaire, ou l'apparition d'un tablier d'éboulis, mais aussi les évolutions techniques de l'humanité dont les constructions passent du bois au béton). Viennent ensuite, à une échelle annuelle, le rythme saisonnier qui modifie en profondeur les paysages (neige, couverture végétale). Enfin, à l'échelle de la journée, le temps modifie la lumière en fonction de la course du soleil. La quatrième temporalité est plus complexe à saisir : il s'agit du temps du mythe de la culture populaire et de l'implantation de stéréotypes. 

Le paysage existe dès lors qu'on le regarde – Selon Roger Brunet, « Le paysage est un espace sous un regard ». Jean-Claude Wieber va plus loin et ne limite pas la perception du paysage par la seule vue. Selon lui, tous les sens à l'exception du toucher (la notion de paysage implique la distance incompatible avec la sensation tactile), sont convoqués pour appréhender un paysage. L'odorat et l'ouïe peuvent aider à définir l'atmosphère du paysage ; ils sont moins précis que la vue (ils ne sont pas directionnels) mais peuvent aider à appréhender un paysage : ainsi, la vallée de la Loue est identifiable les yeux fermés ! Il nuance également ce propos de Brunet : pour lui il n'est pas nécessaire au paysage d'être vu pour exister. Cependant, Jean-Claude Wieber limite ses études (et donc son propos) à la vue qui est plus facilement appréhendable.

1. Rappel des définitions et histoire courante du paysage

Le mot n'apparaît qu'au XVIe siècle et s'apparente au paissagio italien ou au landascape néerlandais. C'est une fenêtre ouverte dans un tableau qui laisse apercevoir la nature et le monde extérieur. Cela a fini par désigner un tableau représentant une scène d'un milieu extérieur. Le paysage est très largement pictural : c'est donc un espace vu. Il n'existe pas de mot grec ou latin pour désigner le paysage comme nous l'entendons : cela traduit l'absence d'un concept, alors que le terme apparaît pour la première fois en Chine au IIe siècle av. J.-C. -Autour du mot naissant se forge le concept : la prise de distance d'un spectacle.

La géographie s'en empare : le XVIe siècle correspond aux grandes découvertes qui ont été rendues célèbres par les descriptions des explorateurs/géographes. De nos jours, la géographie n'est plus l'étude de l'organisation du paysage, mais de l'organisation de l'espace. A Besançon, Jean-Claude Wieber et les autres chercheurs s'interrogent sur l'organisation spatiale et les paysages et comment celle-là est à l'origine de ceux-ci. Cela amène a étudié la manière dont les espaces sont organisés. 

Le paysage est donc un objet complexe qui ne peut exister indépendamment du mot.

2. Définition du système paysager 

L'École de Besançon a élaboré en 1979 une représentation graphique de la définition du paysage conçu comme un système. Ce schéma se compose de trois boîtes : de gauche à droite on trouve la boîte productrice, le paysage visible et le système utilisateur. 

Image extraite de Paul Arnould, Vincent Clément, « Autour du paysage : propos de géographes », Géoconfluences, mars 2004.

- La première boîte, le système producteur, regroupe les objets qui entrent dans la composition des paysages : ces derniers sont tous fabriqués (construction naturelle ou humaine). Jean-Claude Wieber élude ainsi la question de différencier ce qui est naturel de ce qui ne l'est pas. Selon lui, le naturel est une sorte d'asymptote : on s'en rapproche sans jamais l'atteindre, et on s'en éloigne sans jamais l'éliminer. Ainsi, même dans la banquise arctique on rencontre des poussières d'origine anthropique ; de même, dans un espace confiné (il cite l'exemple de l'abri nucléaire du Président de la République) l'air qui circule reste naturel. Il développe ce qu'il entend par système producteur par la description d'un paysage du Jura : il souligne les interactions entre les données naturelles et la présence de l'homme qui ont abouti à des paysages originaux (pré-bois, ponts, village).

- La troisième boîte présente le système utilisateur c'est-à-dire celui qui utilise le paysage, qui s'en préoccupe (le géographe, l'aménageur, le peintre ou le simple consommateur). Cette boîte regroupe donc tous les individus mais prend soin de différencier les points de vue adoptés par chacun. Cela met en jeu la notion de filtre perceptif. Il convient donc de préciser quels sont les utilisateurs et quelles sont les fonctions utilisatrices requises. Ce qui est en jeu c'est la fabrication des images que l'on met en évidence par le recours à la sociologie, la psychologie et les acquis culturels. 

- La boîte du centre représente le paysage visible, c'est-à-dire non pas le paysage, mais le paysage vu si quelqu'un le regarde. C'est le maillon indispensable entre le système de production et l'utilisateur.

 

3. Cet effort théorique s'accompagne d'une réflexion sur le statut de l'espace : en supposant que le paysage a besoin d'un support, comment le paysage s' installe-t-il dans son espace ?

Le paysage se compose d'une collection d'objets visibles et dénombrables ; sa description utilise donc un langage pictural (point, ligne, surface). Le paysage s'apparente donc à un espace volumétrique (une sorte d'espace scénique) qui est projetable sur une carte qui traduit ce volume par les longitudes, latitudes et altitudes. Cela permet une vue complexe du paysage. Appréhender le paysage, c'est faire correspondre un espace volumétrique à une carte à deux dimensions. On cherche ainsi à répondre à la question : qu'est-ce qui est vu, ou pas, dans un paysage, depuis un point d'observation donné ? En effet, en chaque point les objets se réorganisent différemment créant ainsi des paysages. On peut obtenir des paysages très différents d'un même objet selon le point de vue adopté (comme pour une montagne).

4. Applications cartographiques et pratiques 

Jean-Claude Wieber expose ensuite des applications concrètes de ses recherches en développant des exemples précis qu'il présente avec des diapositives ou des transparents. Nous ne reprendrons pas ces développements dans ce compte-rendu ; nous chercherons seulement à souligner la fécondité du concept et la multitude des applications. 

Le but de la démarche entreprise est de déterminer des combinaisons spatiales pour chaque point de l'espace ; la télédétection et les systèmes d'information géographiques (S.I.G.) permettent de relever des données qualitatives et quantitatives pour chaque point et de les traiter. Les résultats obtenus sont présentés dans des matrices (tableaux d' information géographique) passées au crible des analyses factorielles (essentiellement l'Analyse Factorielle des Correspondances qui permet de traiter des informations aussi bien qualitatives que quantitatives), très en vogue à l'époque. L'intérêt est de dégager les structures du paysage, de définir la récurrence de certains types de paysages. Selon Jean-Claude Wieber, l'un des succès de Jacques Séguéla lors de la campagne présidentielle de 1981 est d'avoir choisi comme affiche pour François Mitterrand un paysage de village paisible, caractérisé par son clocher, ses habitations et ses champs, qui concerne 50% de la superficie du territoire : les Français s'y sont retrouvés !

On obtient aussi des cartes analytiques présentant ce que l'on voit depuis un point donné. Un exemple concret d'application est développé : la construction d'une ligne EDF implique la prise en compte du paysage ; aux contraintes techniques de localisation et d' implantation d'une ligne se rajoute un élément paysager qui prend de plus en plus de place dans nos sociétés. Une carte développée selon ses méthodes permet de définir le meilleur emplacement afin que la ligne soit le moins visible possible.

C'est un exemple de géographie et de cartographie appliquées à la prise de décision. C'est pour cela que les chercheurs de Besançon ont collaboré à des projets commandés par les collectivités territoriales (comme l'étude de l'évolution du boisement, les conséquences de la déprise agricole et les impacts dans l'aménagement de pistes de ski de fond). 

 


Bibliographie indicative

Définitions
Approches « quantifiées » et systématiques
  • MATHIEU D., WIEBER J.-C., 1973, « L'analyse des structures des paysages naturels », L’Espace géographique, n° 3, p. 171–184.
  • BROSSARD Th., JOLY D. et al., 1994, « Pratique des S.I.G. et analyse des paysages », Revue internationale de géomatique, vol. 4, n° 3–4, p. 243–256.
  • BROSSARD Th., JOLY D., 1999, « Évolution et suivi des paysages par S.I.G. », in : Le paysage : sauvegarde et création, éd. Champ Vallon.
Analyses visuelles
  • BROSSARD Th., JOLY D., PIERRET J.-M., 1993, « Déprise agricole et fermeture des paysages », Mappemonde, n° 3.
  • BROSSARD Th., JOLY D., WIEBER J.-C., 1998, « Analyse des paysages de cours d’eau », Revue Géographique de Lyon, vol. 73, n° 4, p. 299–308.
Paysages et peinture
Approche pédagogique
  • CONSIDERE S., GRISELIN M., SAVOYE F., 1996, La classe paysage, découverte de l’environnement, Paris, A. Colin, 144 p.
  • Une série de planches dans le volume 6 « Milieux et ressources » de l’Atlas de France, 1995, GIP Reclus – La Documentation française.
  • Les numéros de Mappemonde 1987/4 et de la Revue géographique de Lyon 1998/4 ainsi que les ouvrages publiés chez Champ Vallon (1995 et 1999) contiennent de nombreux articles sur le paysage autres que ceux qui ont été écrits par des Bisontins ; ils peuvent, bien sûr, être lus aussi.

 

Compte-rendu proposé par Yann Calbérac, le 30 janvier 2002.

 

Pour citer cet article :

« Le paysage, objet géographique obscur ou trop évident ?  », d'après une conférence de Jean-Claude Wieber à l'École Normale Supérieure de Lyon, Géoconfluences, janvier 2002, republiée en avril 2018.
URL : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/remue-meninges/jean-claude-wieber

 

Pour citer cet article :  

Jean-Claude Wieber, « Jean-Claude Wieber : Le paysage, objet géographique obscur ou trop évident ? », Géoconfluences, janvier 2002.
http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/remue-meninges/jean-claude-wieber