Le paysage dans tous ses états

Les paysages des eaux douces

Publié le 28/04/2007
Auteur(s) : Jacques Bethemont, professeur émérite - Université de Saint-Étienne
Anne Rivière-Honegger, directrice de recherche CNRS - École Normale Supérieure de Lyon
Yves-François Le Lay, professeur des universités en géographie - École normale supérieure de Lyon

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Si le paysage est un tout, ce tout peut être ramené à un élément dominant qui lui donne sens, la ville ou la campagne, la plaine ou la montagne. Il en va de même pour l'eau, à ceci près que cet élément n'a ni forme ni couleur. Selon la formule de Léonard de Vinci [1], "elle n'a rien à soi mais s'empare de tout, empruntant autant de natures diverses que sont divers les endroits traversés". Sur cette base, les premières approches passent par l'identification des formes de l'eau et de la place qu'elles tiennent dans diverses configurations paysagères, y compris la ville, avant d'aborder les problèmes de perception et d'interprétation paysagère.

Les multiples formes de l'eau

Les formes de l'eau s'inscrivent dans plusieurs registres. Les naturalistes opposent les eaux courantes aux eaux stagnantes, alors que les hydrogéologues établissent le partage entre les eaux souterraines et superficielles. Sur le mode empirique, il existe une correspondance entre formes naturelles et formes anthropisées. À la nappe correspond la citerne ; au lac, l'étang ou le lac-réservoir, selon l'échelle ; au marais, le polder ; au cours d'eau, le canal ; au confluent et au défluent, les prises et les déversoirs du canal ; à la cascade, la chute d'eau équipée ; la lagune, l'estuaire et le delta enfin, sont des formes naturelles plus ou moins aménagées.

Cette classification binaire implique de multiples variations d'échelles et de formes. À titre d'exemple, s'agissant du lit du cours d'eau, outre la classification hiérarchique, les hydromorphologues distinguent des lits à méandres ou tressés, des seuils et des mouilles, des bras principaux, secondaires ou morts, des gorges et des chutes, etc. Analysant une forme aussi simple que l'étang, Reyt (1998) distingue, sans prétendre à l'exhaustivité, outre le lac collinaire, l'étang des loisirs, l'étang de chasse, l'étang de pêche, l'étang forestier, l'étang du moulin et l'étang industriel. La multiplicité des formes de l'eau s'avère infinie.

De l'eau dans les paysages aux paysages de l'eau

Cette complexité pose le problème de la place de l'eau dans le paysage (Dupuis-Tate et Fischesser, 2003) : composante ou élément dominant ? La réponse à cette question est à la fois ambiguë et subjective. Ambiguë : même peu ou pas visible, l'eau est toujours un élément structurant qui conditionne aussi bien ses formes que les choix sociétaux (Gonot, 2004). Subjective : elle peut être perçue de façons diverses, selon le sujet et selon le point de vue, l'échelle, le moment.

Le point de vue : le Val de Loire offre un éventail de perceptions variant selon la position du sujet dans l'espace. Tout parcours dans le Val propose une suite de paysages dominés par les relations subtiles qui s'établissent entre coteaux et varennes, châteaux et clochers, boires et cisses, sans que la Loire, séparée du Val par la Levée, n'apparaisse jamais comme un élément dominant, à supposer qu'elle soit visible. Mais une fois la Levée franchie, le Val disparaît et le paysage se réduit aux rapports entre l'eau, le sable et les peupleraies des îles : un paysage de l'eau.

L'échelle : une source peut être perdue dans un vaste panorama ou remplir le champ visuel, surtout si elle est peinte par Courbet avec adjonction d'une nymphe (ci-contre à droite). Ou encore, une masse d'eau inerte et grise peut ne pas retenir l'attention alors qu'une eau en mouvement peut occuper tout le champ visuel et faire oublier le cadre végétal qui l'enserre, à l'instar des chutes du Niagara peintes par Church (ci-dessous).

Le moment : l'étang de la mer Rouge, dans la Brenne, doit son nom aux reflets du soleil couchant dans ses eaux. Aux heures claires, simple nappe d'eau grise, il devient l'une des composantes du paysage de la Brenne. À un autre pas de temps, la plupart des cours d'eau sont d'autant mieux perçus que leurs débits sont excessifs : un étiage sévère ou une belle crue attirent les foules et les médias.

La source (Courbet G., 1868)

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Courbet G. (1868), La source, huile sur toile, 128 x 97 cm, Paris, musée d'Orsay.

À partir de la base Joconde : www.culture.gouv.fr/public/mistral/joconde_fr


Niagara Falls (Church F. E., 1857)

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Church F. E. (1857), Niagara Falls, huile sur toile, 108 x 229,9 cm, Washington, The Corcoran Gallery of Art.

http://corcoran.org/collection/highlights_main_results.asp?ID=51

Des espaces de liberté

L'espace de l'eau n'est jamais défini. Il varie avec le débit, les prélèvements, les rejets. Un fleuve comme le Mississippi multiplie les méandres, les faux bras et les lits abandonnés, de sorte que son lit majeur s'étend sur une largeur de plus de cent kilomètres à l'amont de Vicksburg. D'autres fleuves dits réguliers comme l'Amazone ou le Congo incluent dans leur lit moyen de vastes zones marécageuses. Finalement, tous les cours d'eau intègrent, en dehors des zones de gorges, des espaces indécis entre leurs lits d'étiage et de pleines eaux. Ces espaces peuvent revêtir des aspects multiples, varzeas amazoniennes, bayous du Mississippi, lônes ou brotteaux du Rhône, prairies ou ripisylves diverses. Ces territoires mal définis constituent l'espace de liberté du cours d'eau. Cet espace joue un rôle essentiel, en écrêtant les crues et en soutenant les étiages. Cette marge où, hors les prairies, le bois vif pousse sur le bois mort, où la viorne court d'arbre en arbre, où prospèrent des flores et des faunes qui n'appartiennent qu'aux bords de l'eau, constitue également un espace de liberté sur les plans économique et social.

Sur le registre économique, ces terres limoneuses ou vaseuses, gorgées de matière organique, étaient des lieux d'élection pour le boisillage : on y coupait du bois, tressait l'osier, cueillait des champignons ou des simples, braconnait (Chabenat, 1996). Des communautés riveraines peuvent encore y aménager des pâtures rustiques comme la blache rhodanienne, ou y pratiquer des cultures d'aubaine, orge ou avoine, semées en période de décrue et récoltées s'il plait à Dieu. Sur le registre social et au niveau le plus innocent, figure la Tanzwiese des prairies de l'Europe centrale. Après la fenaison communale, le dimanche, on y danse, on y boit, de jeunes couples échangent des promesses. Cette prairie, lieu de sociabilité honnête, peut devenir un lieu d'assemblée où se règlent les affaires et où, parfois, se joue le destin d'une communauté : c'est sur la prairie du Rütli que les hommes de Schwyz, Uri et Unterwald, scellèrent l'union des cantons suisses.

À un degré supérieur de marginalité, la lunca, l'espace de liberté du Danube en Roumanie, a permis la survie des communautés paysannes enfermées dans les contraintes socialistes. Sur cet espace hors plan, des champs de maïs ont assuré un complément d'alimentation, cependant que des pêches et des chasses clandestines amélioraient l'ordinaire des populations ; on y trouvait également des fours à chaux et des briqueteries à usage local, bref, toute une économie de survie. Les bords de l'eau ont servi de zones refuges à des minorités ou à des groupes marginaux : Camarguais et Briérons en France, Acadiens des bayous, Lipovènes du delta du Danube. Au-delà des différences de milieu, ces groupes minoritaires présentent les mêmes caractéristiques qui les différencient des populations avoisinantes et produisent le même type d'espace où l'eau assure leur vie matérielle et leur survie culturelle.

Remises en cause et mutations

Point n'est besoin d'insister sur le fait que ces groupes récessifs sont soumis à de fortes pressions qui visent à leur alignement sur les groupes dominants. Leur résorption passe par les grands travaux d'endiguement, de drainage, de barrages et de retenues qui sont souvent présentés comme des formes de progrès ou comme l'affirmation de l'ordre social face au désordre de la nature ensauvagée.

Ce processus de mutation prend des formes multiples. La plus radicale est sans doute la création de retenues qui impliquent le déguerpissement des populations établies dans la limite des emprises : Tignes ou Serre-Ponçon en France, la Nubie sur le Nil, l'Akosombo au Ghana, etc. Mais à ces destructions de paysages peut correspondre l'émergence de nouveaux paysages de l'eau comme Savines, commune ennoyée, transférée puis transformée en station lacustre de Serre-Ponçon. Mieux, il arrive que l'implantation d'une retenue, dans un cadre à peu près vide d'hommes, suscite l'émergence d'un territoire où la pêche artisanale et les cultures irriguées substituées aux cultures sur brûlis, attirent une population allochtone : un tel processus est à l'œuvre dans la vallée du Sourou (Burkina Faso) où de grands périmètres d'irrigation en difficulté coexistent avec des petits périmètres paysans qui vont se multipliant (Bethemont, Faggi et Zoungrana, 2004). À terme, le croisement de ces structures de l'eau, tant sophistiquées que rustiques, génère un territoire hydraulique.

L'eau dans la ville

Le double principe de sociabilité et de liberté atteint son plus haut niveau dans le cadre des villes implantées aux abords d'un cours d'eau. À des degrés divers, toutes ont traversé trois phases d'osmose, de rupture, puis de réappropriation de l'eau.

À la recherche de l'aquosité perdue

Dans le cadre des économies pré-industrielles, le cours d'eau a fourni l'eau de boisson, l'eau des processus artisanaux et un mode de circulation extérieur et intérieur à la ville (Serna et Gallicé, 2005). Amiens offrait un exemple remarquable de cette intégration, avec le réseau de canaux qui sillonnait la ville, la navigation sur la Somme en direction du port de Saint-Valéry, les ateliers travaillant la laine, et les hortillonnages qui ravitaillaient la ville en produits frais.

Vus à travers les deux tableaux de Céard [2], les quais de Lyon au début du XIXe siècle rassemblaient une part essentielle des activités urbaines. Côté Rhône, en rive gauche, les radeaux et les savoyardes, descendus du Haut-Rhône, desservaient le Port-au-Bois et les ateliers des tailleurs de pierre. Côté Saône, les quais de la presqu'île accueillaient les barques remontant le Rhône ou descendant la Saône. C'est là qu'arrivaient les marchandises et les articles de Paris. Une foule élégante voisinait avec tout un petit monde de passeurs, poissonniers, tireurs de sable, culs-de-piaux, cordiers, crocheteurs, laveuses, filles galantes, arracheurs de dents et tire-laine. C'est là que battait le cœur de la ville.

C'est pourtant à cette même époque que s'est amorcé le divorce entre la ville et le fleuve. Alors que la grève d'échouage était un territoire à la fois fluvial et urbain, la construction des quais de pierre établit une ligne de séparation entre terre et eau. Plus tard, la construction des quais hauts intégrés à l'espace urbain alors que les quais bas se spécialisaient dans les activités liées à l'eau, accentuera la marginalisation du fleuve. Plus tard encore, les quais seront transformés en entrepôts ou en parcs de stationnement automobile. Ce processus se retrouve sur tous les fleuves, parfois au détriment des sites patrimoniaux : l'usoir d'Orléans qui fut un haut lieu du commerce transitant entre Nantes et Paris, a gardé son pavement d'origine et ses anneaux d'amarrage, mais il a été transformé en parking. Simultanément, les canaux et rivières qui traversaient les villes, comme la Bièvre à Paris, l'Erdre à Nantes, la Rize à Lyon, ont été transformés en égouts puis recouverts au nom de l'hygiène et oubliés (Guillerme, 1983).

Ce sont les sports de l'eau, développés en France au lendemain de la guerre de 1870, qui ont lentement réintégré le fleuve dans la ville. C'est également au nom de l'hygiène, que des laisses de crue ont été transformées en parcs urbains comme le parc de la Tête d'Or à Lyon ou Hyde Park à Londres. À Londres et Paris, le tourisme fluvial intra-urbain a également contribué à cette réhabilitation et c'est également sur un espace de liberté du Rhône que Lyon a aménagé le parc de loisirs de Miribel-Jonage. Mais le temps des bas ports animés par le mélange des activités artisanales avec de multiples formes d'échanges est révolu. L'eau n'est plus qu'un décor, même pour Amiens qui restaure quelques canaux intra-urbains. Nous peinons à retrouver ce goût de l'eau qu'André Guillerme appelle l'aquosité.

Quand l'eau créait la ville

Certaines villes sont nées de l'eau et ont bâti leur espace en fonction de cet élément. Répondent à ce programme les jardins flottants de Xochimilco, mais c'est sur le pourtour méditerranéen qu'il faut chercher des références valables. Damas, Palerme, Naples, Valence, Murcia, Marrakech, sont conçues sur le même modèle d'une ville parcourue par l'eau. Celle-ci dessert les quartiers d'habitation, puis les quartiers d'artisans et enfin les jardins qui servent au ravitaillement de la ville. En fin de course, les eaux déjà polluées et chargées de sels minéraux servent à l'arrosage de céréales. Ce système supposait un équilibre entre la taille de la ville et sa dotation hydrique, tout comme entre les capitaux urbains et leur investissement dans ce qu'on appelait, selon les lieux, la ghouta, l'agro, la huerta ou le haouz. En fait, la croissance de la population urbaine et le développement industriel ont réduit la dotation agricole et l'avènement des économies d'échange a restreint le lien trophique entre ville et jardins. Les activités agricoles résiduelles sont maintenant tournées vers des cultures de marché, comme les citrons à Murcia ou les oranges à Valence. À Naples, la croissance urbaine a pratiquement détruit l'agro napoletano et, à Marrakech, la multiplication des résidences assèche la palmeraie.

L'inéluctable marginalité

Quelles que soient les mutations du couple ville-eau, les bords de l'eau ont toujours gardé quelque chose de leur marginalité consubstantielle. À Paris, c'est sur la Grève que se faisaient les exécutions capitales ; à Lyon, c'est dans les brotteaux que furent fusillés les fédéralistes en 1793. Les bords de l'eau sont heureusement le lieu d'autres activités, essentiellement ludiques. Les rives de la Sumida ont longtemps accueilli les "maisons de thé" de Tokyo et, à Lyon, c'est pour desservir les guinguettes du quartier de la Tête d'Or que fut construit, à la fin du XVIIIe siècle, le premier pont Morand.

Les plaisirs des bords de l'eau n'étant pas toujours innocents, des édiles, soucieux de la moralité de leurs contemporains, se sont toujours attachés à urbaniser ces espaces troubles. C'est ainsi qu'à Lyon, le Parc de la Tête d'Or, voué aux promenades bourgeoises, a relayé les buvettes de Morand. On retrouve le même processus à Vienne : le Prater, qui fut d'abord le cadre de la marginalité viennoise, fut transformé en une promenade pour calèche que l'empereur François-Joseph honorait de sa visite ; le temps de la Kakanie étant révolu, le Prater est devenu un immense parc de loisirs. Les grandes agglomérations n'ont-elles pas besoin de ces lieux de défoulement qui assurent le bon équilibre social de la cité ?

Des lieux de l'eau à l'imaginaire de l'eau

On retrouve dans nombre de cultures, à commencer par celle du monde gréco-latin, la croyance en un double régime des eaux superficielles et profondes. Léonard de Vinci [3] a souscrit à cette hypothèse et opposé au cours superficiel des eaux entre la source et la mer, un cours profond ou souterrain, remontant de la mer aux sources, par le fond des fleuves, puis par de multiples conduits jalonnés de grottes, de nappes et de lacs souterrains. Cette hypothèse fut corroborée, au XVIIe siècle, par le Révérend Père Kirchner S.J. [4]. Ce savant intrépide descendit dans le cratère du Vésuve, où il observa qu'il y avait là assez de soufre pour purifier les eaux et assez de vapeur pour les faire remonter en direction des sources. La terre étant assimilée à une sphère creuse, toutes les eaux de tous les fleuves communiquaient entre elles et se mêlaient aux eaux mythiques des quatre fleuves issus du jardin d'Eden. Rien d'étonnant à ce que les eaux souterraines, véritables eaux infernales, soient peuplées de créatures immondes comme l'Hydre de Lerne ou la Tarasque.

Les jeux de l'eau courante

Dans la croyance populaire, l'eau des sources était à la fois la plus pure et la plus proche des créatures infernales (Eliade, 1964 ; Gritti, 2001). C'est pourquoi elles étaient placées sous le patronage d'une nymphe, d'un druide, d'un marabout ou d'une vierge martyre (cf. Bergman : La Source) ). Ainsi sanctifiées, beaucoup de sources ont été ornées d'un nymphée, d'un marabout ou d'une chapelle protégeant une fontaine miraculeuse : à Athènes, la source du Bélier, chantée par Théocrite rend toujours leurs forces viriles aux hommes, alors qu'à La Louvesc, les eaux de la fontaine de Saint-Régis rendent les femmes fécondes. À elle seule, la Bretagne compte 170 fontaines miraculeuses dûment répertoriées (Royer, 1994) et spécialisées.

De ces croyances, qui renvoient à des valeurs archétypales, demeure l'idée de la valeur curative des eaux de source, transférée vers les eaux thermales. La source et son parc ont longtemps constitué le cadre de rassemblements populaires ou mondains. Il en reste parfois peu de choses comme à Aix-les-Bains où les hôtels fréquentés par les têtes couronnées ont été convertis en immeubles résidentiels. Vichy garde une certaine tenue, mais rien n'égale la splendeur des stations de l'Europe centrale comme Karlovy Vary ou Marianské Lazné (Marienbad) en Tchéquie.

Selon Héraclite, on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. L'eau qui coule a toujours été le symbole du temps qui passe et de l'anéantissement final dans l'océan. Ce thème a été maintes fois exploité par les poètes ou par les peintres (Mettra, 1990), par exemple l'eau dans La Tempête de Giorgione (ci-contre à droite), sans parler des récits hallucinés de Lovecraft. On retrouve bien d'autres représentations symboliques comme les quatre tableaux du Voyage de la vie de Thomas Cole (enfance, jeunesse, âge adulte et vieillesse) où une barque, montée par le sujet et protégée par un ange, suit le cours de l'eau, ruisseau fleuri, torrent impétueux, fleuve majestueux rompu par une cascade qui représente le démon de midi, onde sombre et calme aux fins d'une mort paisible (ci-dessous).

La tempête ( Giorgione, vers 1502)

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Giorgione (vers 1502), La tempête, huile sur toile, 82 x 73 cm, Venise, Galleria dell'Accademia.


The Voyage of Life : Manhood (Cole T. , 1842)

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Cole T. (1842), The Voyage of Life : Manhood, huile sur toile, 134 x 195 cm, Washington, National Gallery of Art - www.nga.gov.

www.nga.gov/cgi-bin/pdimage?52169+0

 

Autre lieu chargé de symboles, le confluent est le point de jonction de deux branches d'un même fleuve. Chacune d'elles a son propre régime et résume les caractéristiques de son bassin. Les flots chargés du Missouri évoquent la rudesse de l'Ouest américain face aux flots plus calmes du Mississippi-Ohio. La ville du confluent, Saint-Louis, a été fondée au contact d'un espace connu et d'un espace à conquérir. En dépit de la différence d'échelle entre les deux bassins américain et européen, le confluent lyonnais mêle de la même façon les eaux calmes de la Saône aux eaux quasi torrentielles du Haut-Rhône ; et les eaux ainsi mêlées donnent naissance à un régime fluvial presque équilibré et bientôt méditerranéen. Ce confluent est aussi le lieu où se fondent les mondes alpin, atlantique et méditerranéen, soit une puissance d'évocation unique en Europe. Et pourtant, le site du confluent, longtemps maltraité, fait l'objet d'un aménagement sans que rien ne rappelle le lien entre l'eau et la richesse culturelle du carrefour lyonnais.

Les ruptures du fil de l'eau

Qu'ils soient palustres ou montagnards, les marais ont eu longtemps mauvaise réputation (Donadieu, 1996 ; Bata et al., 2002). Leurs tourbières qui pouvaient engloutir hommes et bétail étaient considérées comme des lieux infernaux, éclairés par des feux follets ou ravagés par des feux de tourbières. Leur air était porteur de miasmes générant les "fièvres de marais". Les assainir par endiguement et drainage relevait donc d'une saine politique, d'abord à l'initiative des souverains ou des grands de ce monde en Camargue ou dans les marais de l'Ouest de la France, puis à celle des physiocrates dans les Fens ou l'Ombrie, et enfin à celle des hygiénistes dans la Sologne ou dans les Landes. Rares sont les œuvres de dessiccation entreprises sur des bases collectives et égalitaires comme en Hollande.

À terme, plusieurs paysages anthropisés mais placés sous le signe de l'eau, ont succédé aux marais : prairies drainées de la Bourbre en Dauphiné ou marais vendéen et breton ; marais mouillés sillonnés par des canaux dans le Marais poitevin ; chaînes d'étangs de la Dombes ; terres basses endiguées de la Camargue ou du delta du Pô ; polders ceinturés par des digues et vidés de leurs eaux en Hollande.

Même s'ils ont été facilités par la mise en œuvre de pompes à vapeur à dater du XIXe siècle, les travaux d'assainissement s'avèrent plus onéreux que rentables. Dans les Pays-Bas, seule l'intensité de la mise en valeur permet d'équilibrer les coûts de gestion. Dans la Dombes, l'équilibre s'est établi par le partage sur le même espace des intérêts croisés de l'agriculture, de la pêche commerciale et de la chasse de loisirs. Mais le plus souvent, les terres marécageuses relèvent de domaines latifundiaires, transformés en Camargue tant par les innovations techniques que par diverses crises qui ont facilité leur mise en valeur (Rivière-Honegger, 1990). Ailleurs, les terres asséchées à des dates récentes ont fourni l'assise de réformes agraires comme celles de Mussolini dans le delta du Pô et dans le Latium.

Alors qu'ils paraissaient voués à l'extinction, les marais – ou ce qu'il en restait – ont bénéficié depuis une trentaine d'années d'un retournement de perception qui s'inscrit dans la mouvance environnementaliste. Leur gestion dans le cadre de parcs naturels régionaux ou leur inscription au Patrimoine de l'Humanité, comme la lagune d'Ichkeul en Tunisie, ne suppriment pas toutes les tensions. En Camargue ou dans le Marais poitevin, celles-ci restent vives entre aménageurs et protecteurs de la nature.

Rompant la continuité de l'écoulement, la chute d'eau sépare deux espaces bien définis. Lors de son premier voyage dans la vallée alpine de la Lütschine, en 1775, Goethe médita sur la chute du Staubbach près de Lauterbrünnen. En haut, les glaciers et les rocs stériles ; en bas, un flux apaisé qui actionnait des moulins. Telle était l'image de sa vie où la chute marquait le passage entre la jeunesse agitée du Sturm und Drang et le calme olympien, la vie féconde et utile qui s'ouvrait devant lui. Venu en précurseur du romantisme, il repartait en défenseur du classicisme.

Les artefacts de la rivière

Sous sa forme domestique, la source se fait fontaine. Monumentale ou fonctionnelle, elle ne constitue pas un paysage mais reste un élément marquant dans le dispositif villageois ou urbain. Dans les économies traditionnelles, elle reste un lieu de sociabilité. Lorsque leurs eaux ne servent plus aux usages domestiques, les fontaines demeurent à l'état de monuments. Mieux, il s'en crée pour le seul plaisir de la vue et de l'ouïe. Les plus imposantes, comme la fontaine des Aglaouites à Kairouan, évoquent la puissance d'un sultan et l'importance de sa cavalerie. Les fontaines de Rome, encore alimentées par des aqueducs romains, ont été restaurées par la munificence des papes et des cardinaux qui y ont apposé leurs armes. À un niveau plus modeste, de nombreuses fontaines perpétuent la mémoire d'un bienfaiteur, pacha, évergète ou élu républicain.

L'aqueduc et le pont disent le savoir-faire de l'architecte et la puissance du maître d'œuvre. Les aqueducs romains n'ont pas été conçus pour la simple desserte des villes nouvellement créées ou conquises. Ils affirment la puissance romaine face aux populations romanisées de fraîche date. Le pont peut affirmer les mêmes valeurs, que ce soit à l'époque romaine ou à celle des ingénieurs comme Eiffel qui osa le viaduc de Garabit. Mais le pont est également porteur d'un symbole fort d'union. La destruction du pont de Mostar sur la Neretva symbolisa, en 1993, la rupture entre chrétiens d'une rive et musulmans de l'autre. Quelle que soit la force symbolique de sa reconstruction, rares sont les riverains qui le franchissent. La banalisation du passage symboliserait l'unité retrouvée entre les deux communautés.

Plusieurs civilisations ont développé le goût des jardins magnifiés par l'eau (Schama, 1999). La référence à Versailles et aux jardins princiers de l'époque baroque s'impose. Sur un registre plus intime, les parcs anglais comme celui de Blenheim préfèrent les nappes d'eau aux jets d'eau. Les jardins japonais ont exalté la fusion avec une nature souvent exubérante, alors que les jardins andalous ont recherché un accord parfait entre la vue et le bruit de l'eau. Tous ces jardins sont porteurs de multiples symboles : la gloire du Roi soleil à Versailles, celle d'Hadrien à Tivoli ; en Italie l'histoire de l'humanité suivie à travers un escalier d'eau à la Villa Lante. Le jardin peut se faire mystique dans les cloîtres des couvents ou savant dans les jardins botaniques dont le plus remarquable est sans doute celui de Padoue. Il peut être le point focal de l'inspiration artistique avec l'étang aux nymphéas de Monnet à Giverny.

À force de références poétiques, Bachelard (1942) a tôt souligné toute l'ambiguïté des images de l'eau. Oscillant entre la vie et la mort, l'eau miroitante offre un accès à soi comme au monde. L'eau printanière, chantée par Goethe, ondule et dénude, invitant à tous les jeux ; les eaux denses, profondes et sombres, engloutissent ou emportent dans la mort. Durand (1992) a creusé cette ambivalence aquatique. L'eau distingue le pur de l'impur. Elle relie les lieux, les moments et les symboles grâce à ses incessantes métamorphoses. Elle fusionne les contraires, avalant peu avant d'être absorbée. Les habitants de l'Europe tempérée sont sensibles à cette unitas multiplex. D'une part, ils ont bénéficié de l'abondance des eaux des fontaines gauloises et celtiques (Caulier, 1990) comme ils ont pâti des surabondances ponctuelles. D'autre part, ils ont reçu l'héritage des religions du Livre qui, s'étant constituées au contact de la pénurie d'eau, ont fait de cet élément un précieux don de Dieu (Hidiroglou, 1994). Bonne et mauvaise, l'eau permet d'influer sur le bien et le mal : c'est l'élément des apparitions et des pèlerinages, des rites dits anniversaires, de préparation et par procuration, des processions et déambulations, des ablutions et ingurgitations. Elle est le support des paysages oniriques comme des paysages utilitaires.

Notes

[1] Léonard de Vinci, Carnets C.A. 171.r.a.
[2] N. Céard, Vue des quais du Rhône et Vue des quais de Saône, Lyon, Musée Gadagne.
[3] L. de Vinci, Codex Hammer 1B 36r.
[4] A. Kirchner (1664) Mundus subterraneus.

 


Références, bibliographie

  • Bachelard G. - L'eau et les rêves. Essai sur l'imagination de la matière - Paris, José Corti, 265 p. - 1942
  • Bata P., Péan A., Guillemet D., Péret J. et Soubiran J.-R. (dir.) - Aux rives de l'incertain. Histoire et représentation des marais occidentaux de Moyen Age à nos jours - Paris, Somogy, 360 p. - 2002
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  • Caulier B. - L'eau et le sacré : les cultes thérapeutiques autour des fontaines en France du Moyen Age à nos jours - Paris, Editions Beauchesne et Laval, Presses de l'Université Laval, 176 p. - 1990
  • Chabenat G. - L'aménagement fluvial et la mémoire. Parcours d'un anthropologue sur le fleuve Rhône - Paris, L'Harmattan, 302 p. - 1996
  • Donadieu P. - Paysages de marais - Paris, J.-P de Monza, 199 p. - 1996
  • Dupuis-Tate M.-F. et Fischesser B. - Rivières et paysages - Paris, Ed. de La Martinière, 339 p. - 2003
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  • Eliade M. - Traité d'histoire des religions - Paris, Payot, 393 p. - 1964
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  • Royer E. - Fontaines sacrées et saints guérisseurs - Paris, Gisserot, 64 p. - 1994
  • Schama S. - Le paysage et la mémoire - Paris, Seuil, 720 p. - 1999
  • Serna V. et Gallicé A. (coor.) - La rivière aménagée : entre héritages et modernité. Formes, techniques et   mises en œuvre - Cordemais, Aestuaria n° 7, 508 p - 2005

 

Jacques Bethemont, professeur émérite, Université de Saint-Etienne,

Anne Rivière-Honegger, UMR 5600 - CNRS "Environnement-Ville-Société", Lyon,

Yves-François Le Lay , CRGA, Université Jean Moulin-Lyon III

pour Géoconfluences, le 26 mars 2006

Pour citer cet article :  

Jacques Bethemont, Anne Rivière-Honegger et Yves-François Le Lay, « Les paysages des eaux douces », Géoconfluences, avril 2007.
http://geoconfluences.ens-lyon.fr/doc/transv/paysage/PaysageScient2.htm