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Sites sacrés et chemins de pèlerinage dans la région montagneuse de Kii (Japon)

Publié le 18/10/2016
Auteur(s) : Sylvie Guichard-Anguis, chargée de recherche - CNRS, Laboratoire Espaces, Nature et Culture (ENeC) UMR 8185, Université Paris-Sorbonne

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Dans les montagnes de la péninsule de Kii au Japon, le sacré s’applique à une imbrication très complexe de cultes et de religions. Ces croyances religieuses se sont progressivement superposées et s’allient aux caractéristiques naturelles de la région que sont les montagnes, les cours d’eau, les chutes, les arbres, les rochers, l’océan Pacifique et son rivage. Depuis la mise en place des pèlerinages, il y a environ mille ans, les paysages de la péninsule de Kii n’ont cessé d’évoluer de même que le rapport à ces cultes et religions. Comment s’articulent caractéristiques naturelles et croyances religieuses un millénaire plus tard ? Classée en tant que paysages culturels de montagnes sacrées en 2004 par l’Unesco, cette association entre les cultes et la nature pose le problème de son adaptation au monde contemporain. Comment s’effectue la protection de sites naturels et historiques dans l’une des régions les plus isolées du Japon, où se prolongent exode et déprise ? Les habitants des grandes villes japonaises éprouvent-ils toujours le même type d’attraction pour ces lieux sacrés ? Est-ce qu’une économie régionale peut se fonder sur l’attrait de pèlerinages en montagne ?

Sommet de Oboko sur le chemin Kohechi


 

La péninsule de Kii  (Japon)

Sur le chemin Nakahechi
La péninsule de Kii (Japon)

Le chemin Nakahechi est l’un des trois grands chemins de pèlerinage qui traversent la région montagneuse de Kii au sud d’Osaka et de Nara. Cette péninsule la plus large de Honshū en constitue la partie la plus méridionale. Bordée par le Pacifique sur trois côtés et voisine de la fosse marine de Nankai, elle est vulnérable aux tsunamis et aux typhons venus du Pacifique sud. La proximité du courant marin froid Kuroshio est à l’origine de l’ancienne prospérité de petits ports de pêche. Autrefois la baleine et aujourd’hui la blanchaille de sardines, le thon fournissent encore une certaine activité à ces villes, les seules de la région. La sylviculture est la principale activité sur les pentes montagneuses plantées de sugi (cryptomeria japonica) et de hinoki (chamaecyparis obtusa). Des lambeaux de forêt primaire subsistent autour de quelques sanctuaires : il s’agit d’une forêt tempérée mêlée d’éléments subtropicaux, composée de lauriers, camélias, chênes verts, bambous etc.
La culture de la mandarine (ou mikan), des prunes destinées à la salaison et de façon plus modeste la production de charbon de bois Binchōtan (produit à partir du bois du chêne Quercus phillyraeoides ubamegashi et principalement destiné aux grillades) complètent ce tableau de la production du secteur primaire. Le très grand isolement sur le plan des communications qui caractérise toujours cette région n’a guère favorisé l’activité de transformation.
En effet cette péninsule est dominée par un relief montagnard : 17 cols dépassent 1 000 mètres, 81 % des pentes ont plus de 30 % de déclivité, les espaces plans se limitent à quelques petites plaines littorales autour des embouchures. Au prix de considérables efforts, des terrasses ont été aménagées en champs voire plus rarement en rizières. Leur faible étendue n’a permis qu’une agriculture de subsistance. Les cours d’eau comme la rivière Kumano, la Koza, la Hiki constituaient les seules voies de communication intérieures jusqu’à ce que la construction de barrages ne vienne mettre fin à ces déplacements dans la seconde moitié du XXe siècle.

Des lieux sacrés au milieu des montagnes

Cependant malgré son très grand isolement, cette région est fréquentée depuis plus d’un millénaire par des pèlerins. En effet, elle constitue, depuis les débuts du premier millénaire, l’une des régions les plus sacrées du Japon, riche d'un extraordinaire amalgame religieux qui associe voire imbrique des pratiques venues de différentes sectes issues du bouddhisme, du shintō, des cultes de montagne, du taoïsme etc. Les chemins à travers les montagnes font l’objet de parcours initiatiques comme de pratiques ascétiques : escalade de sommets rocheux en sandales de paille, longues séances de prières sous des chutes d’eau en plein hiver, jeûne, sans oublier la marche elle-même sur les rudes chemins de montagne. Des stations thermales complètent cet ensemble de lieux de purification.
Les tout premiers pèlerins connus sont des empereurs retirés qui ont effectué le pèlerinage à Kumano avec leur cour durant l’Antiquité japonaise au XIe et XIIe siècle. Progressivement, la renommée de ce pèlerinage s'est élargie jusqu’à l’époque d’Edo (1603-1868) où elle a été dépassée par celle du pèlerinage des trente-trois étapes.

En 2004, cet ensemble régional a été classé en tant que paysages culturels de montagnes sacrées sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco sous le nom de « Sites sacrés et chemins de pèlerinage des monts Kii ». Trois zones sacrées principales composent cet ensemble : Yoshino et Ōmine, siège de la secte bouddhique ascétique Shugen, Kumano Sanzan, soit les trois grands sanctuaires de Kumano (Kumano Hongū Taisha, Kumano Haya Taisha, Kumano Nachi Taisha)  où sont vénérées les divinités de Kumano proches du shintoïsme et enfin le Kōya-san, centre religieux de la secte de bouddhisme ésotérique Shingon. Selon une théorie datant du Moyen âge, les divinités de ces grands sanctuaires taisha sont des manifestations locales de Buddha et de Boddhisattvas. Leurs territoires deviennent ceux du bouddhisme de la Terre pure, d’où l’immense popularité de ces pèlerinages. L’univers religieux japonais permet à des pèlerins de pratiquer différents cultes et religions au cours d'un même déplacement, puisqu’il n’existe pas de réelles séparations entre eux. Un pèlerin peut passer d’un univers religieux à un autre sur le même site. Ainsi, la première étape du pèlerinage bouddhique des trente-trois étapes, associé aux trente-trois manifestations de Kannon dans le sud-ouest du Japon se trouve sur le territoire du sanctuaire shintō Kumano Nachi Taisha de même que le Seiganto-ji (monastère Seiganto) bouddhique.
Le grand sanctuaire Kumano Hongū Taisha

Ces lieux sacrés sont situés à l’intérieur des montagnes boisées, à quelques exceptions près, comme Kumano Hayatama Taisha proche de l’embouchure de la rivière Kumano. Les arbres cernent ces sites qui ne se dévoilent au regard que dans les dernières centaines de mètres. Ces trois grands ensembles sont reliés entre eux par des voies de pèlerinage (Kohechi, Nakahechi) qui constituent un réseau qui s’étend également le long de la côte Pacifique (Ōhechi et Iseji). Figurent également à ce titre dans le classement la rivière Kumano et une portion de littoral. La présence parmi les sites classés d’une rivière en tant que voie de pèlerinage ainsi qu'un bain thermal représentent à ce jour des exemples uniques au monde. Cet ensemble est reconnu en tant que culture vivante.

Marcher dans les montagnes et forêts

Le maintien des paysages remontant au début du XXe siècle pose des problèmes considérables compte tenu de l’exode accru des populations pauvres de l’intérieur des montagnes et de la déprise qui l'accompagne depuis un siècle. Les paysages en portent les traces : maisons et hameaux abandonnés, friches agricoles. La forêt de production domine désormais la plus grande partie des pentes montagneuses ce qui a pour effet de priver de leurs moyens de subsistance les animaux sauvages (daims, sangliers, singes) qui se mettent à causer des dégâts dans les champs des agriculteurs restants.
Rizières abandonnées sur le chemin Kohechi

Peu à peu, à partir des années 1970, d’anciens chemins de pèlerinage qui avaient pratiquement disparu, sont remis en état et promus par des campagnes touristiques locales voire nationales. De nos jours, les marcheurs empruntent ces chemins non seulement dans le but de poursuivre la tradition de pèlerinage mais aussi à des fins touristiques voire de santé et de bien-être car la promotion touristique départementale à destination des habitants des grandes villes japonaises vante les pouvoirs régénérateurs de la nature environnante. À travers la nature et les traces d’occupation humaine, les citadins recherchent aussi à retrouver un Japon disparu avec sa ruralité idéalisée et son rapport à la nature fantasmé et baigné de nostalgie. L’écotourisme tend à tirer parti également de ces vastes espaces pratiquement inhabités. Dans cette région, différentes lectures parfois contradictoires de la nature se superposent désormais.
Pourtant promouvoir la marche ne semble pas suffisant pour relancer le développement local, qui nécessite avant tout de meilleures infrastructures de transport. L'effet d'attraction suscité par la nomination sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco semble s’essouffler. La promotion touristique se tourne vers la clientèle étrangère afin de régénérer une économie locale encore très mal en point.

Si le relief de la région montagneuse de Kii au Japon évolue lentement au passage des typhons sous l’effet des inondations et des glissements de terrain, le rapport à la forêt et à la nature de façon générale s’est complétement transformé. Il ne s’agit plus d’une forêt primaire sur la partie supérieure des montagnes et trouée par un habitat isolé mais d'une forêt de production sans habitants. Mais le marcheur, le plus souvent habitant des grandes villes japonaises, découvre une nature imprégnée des cultes et religions propres à cette région, riche d’une histoire millénaire, ainsi qu'un ailleurs situé dans un passé nostalgique.
 

Ressources complémentaires

 

Sylvie GUICHARD-ANGUIS,
chargée de recherche CNRS,
Laboratoire Espaces, Nature et Culture (ENeC) UMR 8185

 

Conception et réalisation de la page web : Marie-Christine Doceul,
pour Géoconfluences, le 19 octobre 2016

Pour citer cet article :  

Sylvie Guichard-Anguis, « Sites sacrés et chemins de pèlerinage dans la région montagneuse de Kii (Japon) », Géoconfluences, octobre 2016.
http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/fait-religieux-et-construction-de-l-espace/corpus-documentaire/sites-sacres-et-chemins-de-pelerinage-kii-japon