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Génies de l’eau et protection des zones humides en pays dogon (Mali)

Publié le 18/10/2016
Auteur(s) : Bertrand Sajaloli, maître de conférences - Université d’Orléans, EA 1210 CEDETE

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Précocement étudiés par les anthropologues et les ethnologues (Desplagnes, 1906 ; Griaule, 1938 ; Dieterlen, 1941), omniprésents dans l’œuvre de Michel Leiris (1992, 1996), les Dogons font partie des rares peuples de l’Afrique de l’Ouest ayant accédé à une certaine notoriété européenne, voire à une véritable fascination, du fait de l’extraordinaire site de falaise dans lequel ils enterrent leurs morts mais aussi de leurs croyances et de la complexité de leur cosmogonie. Celle-ci mobilise intensément les milieux naturels, et notamment l’eau et les zones humides, particulièrement rares et précieuses dans cette région du Mali caractérisée par la longueur de sa saison sèche. Dès lors, si les pratiques rituelles n’ont pas pour objectif de préserver la ressource en eau, il est néanmoins troublant de constater qu’elles en déterminent un calendrier et une gestion propices à un usage collectif et solidaire. C’est ce lien entre sacré et préservation des milieux qui est évoqué ici, et ce d’autant plus que le pays dogon est en proie aujourd’hui à des concurrences religieuses, salafistes et djidahistes notamment.

La falaise de Bandiagara (Mail)
Village dogon et tombes perchées

La falaise de grès et l'habitat-refuge des Dogons

Mare collective au pied de la falaise

La mare sacrée abrite une grande richesse biologique

Une cosmogonie de l’eau

Au Mali, dans la boucle du Niger, le pays dogon, vaste plateau gréseux dominant la plaine sableuse du Seno par la célèbre falaise de Bandiagara, est soumis à un climat sahélo-soudanien. Pendant la saison des pluies (de juin à septembre), les eaux collectées par les diaclases du plateau forment de multiples cascades dévalant l'escarpement et alimentent les zones humides en contrebas. Durant la longue saison sèche, seules persistent quelques sources et mares, alors essentielles pour les communautés villageoises qui enregistrent, pour des raisons historiques [1], de très fortes densités. Jean Gallais parle ainsi « d'erreur géographique » corrigée par une utilisation extrêmement fine du milieu et de l'eau et par une organisation sociale complexe en partie régulée par l'animisme. La cosmogonie dogon, attribuant à l'eau et à l'humide une valeur essentielle, nous conduit à formuler une hypothèse fonctionnelle. Le sacré animiste, contrôlant les rapports de l'homme à l'eau, protégerait la ressource aquatique et interviendrait dans la conservation des zones humides.
Le peuple dogon a fait l’objet d’études anthropologiques approfondies depuis 1931 et la mission Griaule [2] Dans la cosmogonie dogon, l'eau, fondatrice du mythe, est à la fois semence divine et force vitale. En effet, Amma, dieu suprême créa la terre et en fit son épouse. De leur union naquirent des jumeaux qui portent le nom de nommo, maîtres de la parole et de l’eau. Les nommo, génies de l’eau, dont l’apparence habituelle est le serpent-python, peuplent tous les points d’eau. Selon la croyance, s'ils « quittent le puits ou la mare, l'eau ne va pas tarder à tarir » (Bouju, 1997). Les nommo, sont donc vénérés comme génies positifs, car ils fournissent l'eau indispensable à toute vie. Mais, ils en protègent et en limitent aussi l’accès. Ils peuvent alors prendre forme humaine et contraindre ceux qui n’ont pas respecté les consignes religieuses à se baigner dans la mare. La victime, souvent étrangère au clan, est alors entraînée vers le fond. Nombreux sont les récits évoquant ces disparitions mystérieuses où le nommo « boit le sang » du noyé.

Rituels de l'eau et protection de la ressource

Sous l’égide du hogon, chef de la communauté qui détient le pouvoir religieux et politique, les pratiques rituelles structurent les relations entre les hommes et les génies, et par là même l’utilisation collective des ressources naturelles. L'eau, rare et précieuse, peut être souillée matériellement et symboliquement d’où les multiples précautions et interdits visant à limiter son utilisation abusive, à éviter les pollutions, à préserver les réserves halieutiques. L’accès à l’eau est sévèrement contrôlé. Les rites de pluie, parmi les seuls qui soient publics et collectifs, donnent lieu à de grandes cérémonies et des sacrifices pour que les précipitations se déclenchent. La pêche annuelle de saison sèche, comme celle de la mare de Bamba, voit sa date fixée par le hogon et est également précédée de longues cérémonies rituelles qui assurent le respect des règles et leur bon déroulement.

La pêche annuelle de saison sèche à la mare de Bamba
La cérémonie rituelle avant la pêche

La cérémonie de l'attente

La pêche traditionnelle

L'accès à la ressource est limité par les pratiques rituelles

De même, l'animisme attribue une valeur symbolique aux éléments naturels. Crocodiles, silures, serpents sont liés aux génies d'eau et aux ancêtres défunts : ils sont donc respectés. Les usages des plantes, notamment celles associées aux zones humides, peuvent aussi être réglementés. Par exemple, certains clans dogons ne doivent pas entrer en contact avec la plante hygrophile Ipomea repens, considérée comme l’herbe du génie d’eau, d’où son appellation de nommo-bele. Enfin, la connaissance des génies tient une place importante dans les mécanismes de prise de décision pour la gestion des ressources naturelles, et constitue ainsi un puissant vecteur d'autorité. Des institutions villageoises alamodiou, qui émanent directement du hogon, ont pour mission la protection de la nature. Elles communiquent, par un crieur public, les règles à respecter concernant la coupe du bois, la lutte contre les incendies, les droits de pâturage, l'accès à l'eau, l’aménagement et la protection des sources, marigots et puits. Pour assurer le respect de ces règles, l’alamodiou dispose de « brigades » souvent affublées de masques spéciaux et investies de pouvoir magique.

Mettre le sacré à distance dans un système en mutation

Ce lien entre pratiques rituelles et protection de la ressource en eau connaît aujourd’hui quelques limites. D’une part, il existe un biais anthropologique tendant à figer le mythe dogon alors que la tradition est particulièrement plastique et s’adapte à la modernité que représentait, par exemple, le tourisme européen avant l’insécurité chronique de cette région [3].
D’autre part, les religions monothéistes sont en fort développement et cherchent à effacer la sacralité de la nature pour la restituer à un Dieu unique ; c’est notamment le cas d’un islam sectaire qui impose un strict abandon des pratiques animistes (sacrifices, masques, cérémonies de l’eau…) liées aux rites dogons de même qu’ils contestent toute autorité coutumière comme celle du hogon. Les influences extérieures, depuis les colons jusqu'aux ONG, tendent à disqualifier ce sacré de nature. Enfin, l'État malien avait, en particulier sous la dictature de Moussa Traoré (1968-1992), conduit une politique de coercition des villageois dans laquelle savoirs traditionnels, pouvoirs de décision et de sanction, avaient été très diminués, notamment pour les alamodiou. Avec le retour de la démocratie en 1992, l'engagement du processus de décentralisation entendait réactiver les pouvoirs traditionnels locaux tout en dotant les communes de maires élus. Mais, depuis 2006, l’arrivée des salafistes djihadistes liée au démantèlement de leurs groupes par l’Algérie et à la chute de Khadafi en Libye (2011), la montée en puissance de mouvements islamistes de libération du Nord du Mali (AQMI, MNLA, Ansar Dine, MUJAO [4]), et le contrôle de la région par l’insurrection islamique de janvier 2012 à janvier 2013 [5] ont considérablement accru l’insécurité dans le pays dogon ainsi que l’influence exercée par les islamistes. Dernier avatar de ce conflit complexe entre le Nord du Mali et le reste du pays, le Front de Libération du Macina (FLM), dirigé par des Peuls djihadistes mène depuis 2015 des actions violentes dans le secteur du pays dogon. La question se pose donc de la résistance de la tradition dogon face à la diffusion de l’islam, qu’il soit progressiste ou radical, et plus généralement des autres religions monothéistes (Togo, 2011).
 

En définitive, la mythologie dogon n'a pas pour principal objectif la préservation de l'environnement ; cependant, en structurant les systèmes politiques et religieux traditionnels, elle tend à instaurer un contrôle autoritaire mais équilibré des ressources naturelles et donc des zones humides. Elle en constitue donc une heureuse conséquence. Au moment où cette région connaît des mutations profondes (accroissement démographique, manque de terres, et surtout conflits armés entre des islams de différentes obédiences et l’État…), la question majeure réside dans la faculté de ce système traditionnel à intégrer la nouvelle donne territoriale et à résister à des cultures religieuses qui lui sont étrangères.

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Notes

[1] Les Dogons se sont réfugiés au XVe siècle sur ces terrains difficilement accessibles afin de fuir la domination des autres ethnies, notamment islamiques.

[2] La Mission Dakar-Djibouti est une célèbre expédition ethnographique qui a été menée en Afrique sous la direction de Marcel Griaule de 1931 à 1933 en compagnie de Michel Leiris. Il s'agissait pour une équipe composée de linguistes, d'ethnographes, d'un musicologue, d'un peintre, d'un naturaliste et d'un responsable des prises de vue cinématographiques, de traverser le continent d'ouest en est afin de collecter un maximum de données ethnographiques. Ce projet scientifique commandé par l'État français eut également des visées politiques et économiques : asseoir la position française en Afrique, notamment en Afrique de l'Est, et s'opposer de cette façon à l'influence grandissante de la couronne britannique sur ce continent. Plusieurs expéditions de Griaule ont suivi : la Mission Sahara-Soudan (1935), puis la Mission Sahara-Cameroun (1936-1937) et enfin la Mission Niger-Lac Iro (1938-1939).

[3] Le pays dogon, notamment grâce à son extraordinaire falaise et à l’originalité de sa culture et de son artisanat, fut l'un des rares sites d’Afrique de l’Ouest ayant suscité un important tourisme, notamment par le biais de l’agence de voyage Point Afrique. Depuis l’insurrection des Touaregs et des islamistes fondamentalistes en 2012, et l'insécurité qui en découle, le tourisme, à l’origine d’un réel développement local, a entièrement disparu du pays dogon.

[4] Créé en 2006, AQMI est l’acronyme de Al-Qaïda au Maghreb Islamique. MNLA signifie Mouvement National de Libération de l’Azawad. Ansar Dine, les défenseurs de la religion ; ce mouvement allié à AQMI ne doit pas être confondu avec un mouvement religieux Ançar Dine qui, légalisé en 1992, est dirigé par le prédicateur Chérif Ousmane Haïdara, vice-président du Haut Conseil Islamique du Mali, qui s’est opposé à la charia, aux amputations et à la destruction des mausolées de Tombouctou. MUJAO signifie Mouvement pour l’Unicité et le Jihad en Afrique de l’Ouest. Il est issu d’une scission d’AQMI.

[5] En janvier 2013, la France a lancé l’opération Serval et repoussé les mouvements salafistes au nord du Mali.
 

Ressources complémentaires
  • Bouju J., 1997, Nommo, le génie d’eau. Paroles Dogon, Tellem et Nongom, in OLATS / Afrique Virtuelle.
  • Dierterlen, H., 1941, Les âmes des Dogons, Institut d’ethnologie, Paris.
  • Desplagnes L., 1906, « La région du moyen Niger », Annales de géographie, vol. 15, n° 80, p. 177-180.
  • Gallais J., 1994, Les Tropiques, terres de risques et de violence, A. Colin.
  • Gallier F., 2003, Étude du patrimoine naturel dogon, UNESCO/AFVP
  • Griaule, M., 1938, Jeux dogons, Travaux et mémoires de l’Institut d’ethnologie, Université de Paris.
  • Griaule M., 1966, Dieu d’eau, Fayard.
  • Leiris, M., 1992, Journal 1922-1989, Paris, Gallimard
  • Leiris, M., 1996, Miroir de l’Afrique 1931-1967, coll. Quarto, Gallimard
  • Meyran, R., 2005, « Marcel Griaule. Les Dogon : la fabrication d'un mythe », Sciences Humaines n° 159.
  • Togo, A., K., 2011, L'assaut des "nouvelles" religions au pays Dogon : islam, protestantisme et catholicisme face aux croyances traditionnelles, L'Harmattan.

 


 

Bertrand SAJALOLI,
Université d’Orléans, EA 1210 CEDETE, bertrand.sajaloli@univ-orleans.fr


 

Conception et réalisation de la page web : Marie-Christine Doceul,
pour Géoconfluences, le 21 octobre 2016

Pour citer cet article :  

Bertrand Sajaloli, « Génies de l’eau et protection des zones humides en pays dogon (Mali) », Géoconfluences, octobre 2016.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/fait-religieux-et-construction-de-l-espace/corpus-documentaire/genies-de-leau-et-protection-des-zones-humides-en-pays-dogon-mali