1943 : la création de l’agrégation de géographie
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« Sans doute les géographes ont-ils parfois versé dans un « impérialisme » qui n’était pas sans danger. Vieille querelle entre historiens et géographes : laquelle des deux disciplines était mineure par rapport à l’autre ? ». C’est ainsi que s’exprime François Lebon dans le très collaborationniste journal L’Œuvre, dans l’édition du 30 juin 1943, intitulant sobrement son court article « Promotion de la géographie ». Bien qu’étant hostile à la décision qui vient d’être validée par le ministre Bonnard de créer une agrégation de géographie, indiquant que « nous souffrons déjà bien trop de l’hypertrophie des spécialités », il se félicite en revanche de la majoration substantielle des heures d’enseignement de géographie dans les collèges et les lycées, appliquée à partir de la rentrée scolaire suivante.
Créée par décret le 28 avril 1941 (JOEF, 1941), en même temps que la licence, à l’initiative du ministre Jérôme Carcopino, l’agrégation de géographie ne devient cependant effective que deux ans plus tard, par l’arrêté du 28 septembre 1943 qui stipule qu’« il est institué une agrégation d’histoire et une agrégation de géographie » (JOEF, 1943). La voie est alors ouverte à l’organisation d’une première session en 1944. L’accouchement a donc été long, car le décret de 1941 a été vite ajourné face à une levée de boucliers : deux ans de longs débats ont été encore nécessaires, avec toute l’énergie du géographe Emmanuel de Martonne (1873-1955) et tout son entregent auprès des autorités ministérielles. Car la création d’une agrégation autonome, qui est un projet ancien, est loin d’aller de soi (Dumoulin, 1994), alors qu’il existe une agrégation d’histoire depuis 1831 (Chervel, 1993 ; Verneuil, 2017) – considérée dans les faits comme une agrégation commune d’histoire et de géographie, puisqu’elle comporte des épreuves de géographie (dont le poids est certes faible par rapport à celles d’histoire). Le projet suscite de nombreuses réticences, même chez les géographes. Elles existaient déjà lorsque des universitaires comme Paul Vidal de la Blache à la fin du XIXe siècle ou Albert Demangeon au début du XXe siècle avaient envisagé cette autonomie, puis les débats sont allés bon train durant l’entre-deux-guerres.
Mais le contexte, au début des années 1940, a alors bien changé : Emmanuel de Martonne, devenu un géographe de premier plan dans l’entre-deux-guerres, gendre de Vidal de la Blache, directeur de l’Institut de géographie, n’hésite pas, en effet, à jouer de ses relations auprès de Vichy, un régime qui s’intéresse de près à la jeunesse (Giolitto, 1991). C’est ce qui lui permet d’être écouté et appuyé par deux ministres successifs, d’abord par Jérôme Carcopino (1881-1970), ministre nommé en février 1941, puis encore davantage par le très collaborationniste et antisémite Abel Bonnard (1883-1968), qui arrive à la tête du ministère à point nommé, le 18 avril 1942 ((Pétainiste convaincu, il restera en fonction jusqu’au bout, faisant partie du dernier carré des fidèles de Laval, ne quittant Paris que le 20 août 1944, puis prenant la route peu glorieuse de Sigmaringen.)), alors que le grand projet du géographe semble s’enliser. Les archives montrent cependant une forme d’« imperméabilisation » des géographes au contexte qui les entoure, à l’image sans doute de la grande majorité du reste de la population : tous les débats, portant souvent sur des questions très techniques, n’ont bien souvent aucun lien avec les enjeux politiques et idéologiques de Vichy et de l’Occupation. Ces débats, même initiés par une personnalité aussi compromise que Bonnard, sont comme hors du temps, et peuvent même nous sembler, avec le recul, surréalistes, quand on connaît quel était par ailleurs le contexte du pays et de l’Europe en 1943. Il n’en demeure pas moins que 1943 est une année sans pareille pour la géographie, qui dispose désormais d’une agrégation à part, venant ainsi s’émanciper de la très ancienne hégémonie historienne, et dont l’enseignement est renforcé à la fois dans le secondaire et dans le supérieur (Ginsburger, 2017).
Les Archives nationales ont conservé un épais dossier (environ 300 pages et feuilles) ((Archives nationales (AN), F/17/13363.)) spécifiquement consacré aux débats et aux arbitrages relatifs aux programmes scolaires d’histoire et de géographie (1942-1943) et à la création de l’agrégation de géographie (1943). S’y ajoutent quelques éléments dans le dossier personnel, en tant que fonctionnaire, d’Emmanuel de Martonne ((AN, F/17/27312.)), ainsi que dans les papiers provenant du cabinet d’Abel Bonnard ((AN, F/17/13337 à 13341 (activité personnelle du ministre : lettres, circulaires, messages et allocutions), F/17/13342 (correspondance ministérielle en 1942), F/17/13346 à 13349 (correspondance du ministre pour 1943 et 1944), F/17/13335 (préparation et application des circulaires relatives à l’enseignement, 1942-1944), F/17/13372 (papiers de M. Roy, inspecteur général, chargé de mission au Ministère, 1940-1944).)), ministre de l’Éducation nationale entre 1942 et 1944 ((Appelé « Instruction publique » dès 1824, le ministère relatif aux affaires scolaires est rebaptisé « Éducation nationale » en 1932, avant un retour temporaire à l’« Instruction publique » au début du régime de Vichy (1940-1941). Celui-ci rétablit ensuite, et de manière définitive, l’expression « Éducation nationale ».)). C’est cette masse documentaire en partie inédite qui constitue le fondement de cet article.
1. Le grand dessein d’un géographe qui se heurte à des résistances
Ce résultat est largement l’œuvre d’un homme, Emmanuel de Martonne, géographe de conviction et très bien introduit dans les allées du pouvoir. Il a su habilement utiliser un contexte très particulier – l’Occupation et le régime de Vichy – pour faire avancer la cause de sa discipline, sachant que ces débats sont loin d’être nouveaux et s’étaient déjà beaucoup développés dans l’entre-deux-guerres. La géographie est alors en voie d’institutionnalisation, certes avec du retard sur l’histoire, mais beaucoup de chemin a été parcouru depuis le début du XXe siècle. Dans une pétition adressée au ministre Abel Bonnard en faveur de la création d’une agrégation spécifique, des étudiants écrivent ainsi que « la géographie, depuis une cinquantaine d’années, grâce aux travaux de l’École géographique française, est devenue une science importante, dont les progrès sont continuels » ((AN, F/17/13363, lettre et pétition au ministre de l’Éducation nationale, juin 1943.)). La géographie coloniale, en particulier, a joué un rôle tout particulier, en participant à la construction du lobby colonial et en montrant au pouvoir politique toute son utilité (Clavé, 2022). C’est durant une période de durcissement de l’Occupation et de raidissement du régime de Vichy que se déroulent d’intenses débats à propos de la géographie. Revenu au pouvoir avec le soutien des Allemands en avril 1942, Pierre Laval, chef du gouvernement, impose une collaboration à outrance, tandis qu’en novembre 1942 les Allemands envahissent la zone non occupée. Dès son retour au gouvernement, Pierre Laval nomme Abel Bonnard à la tête de l’Éducation nationale, le 18 avril 1942. Personne alors, ni Emmanuel de Martonne ni les autres universitaires, ne peuvent ignorer la politique particulièrement dure de ce ministre si zélé à servir la Révolution nationale, à appliquer les mesures antisémites dans toute leur rigueur et à se faire le porte-voix d’une collaboration sans limite.
Dès sa prise de fonction, le nouveau ministre prend connaissance du dossier épineux de l’agrégation de géographie, que son prédécesseur, Jérôme Carcopino, n’a pas eu le temps de trancher. La création d’une telle agrégation indépendante ne va alors pas de soi, elle suscite même d’âpres débats, qui reflètent des rivalités anciennes non seulement entre historiens et géographes mais aussi entre géographes (Clout, 2015).
Au courant des nombreuses oppositions qui se sont faites jour, le ministre Bonnard fait le choix de consulter largement durant un an, entre l’été 1942 et l’été 1943, à la fois les professeurs de géographie et d’histoire dans les facultés, mais aussi les inspecteurs généraux et, bien entendu, Emmanuel de Martonne. Dans un premier temps cependant, il fait le choix de la prudence, comme l’avait fait son prédécesseur : par un décret du 16 juin 1942, l’application de la réforme de 1941 est ainsi reportée d’un an, ce qui revient, en réalité, à l’enterrer. Conscient du risque, Emmanuel de Martonne reprend le combat, affûtant son point de vue, écrivant à de nombreux collègues pour leur exposer ses arguments. Les conditions matérielles du pays ne facilitent certes pas les échanges : difficulté à organiser des réunions à cause de l’embarras à obtenir des Ausweis pour franchir la ligne de démarcation, pénurie de papier, professeurs indisponibles. Mais de Martonne continue à être en relation avec le ministère. C’est ainsi qu’en juillet 1942, il s’entretient longuement avec Abel Bonnard, avant de lui faire parvenir, le 25 juillet 1942, « une note reproduisant les quelques idées [qu’il a] pu [lui] exposer de vive voix sur le rôle de la géographie dans l’Éducation nationale et sur la réforme séparant les examens de géographie de ceux d’histoire » ((AN, F/17/13363, lettre d’Emmanuel de Martonne au ministre de l’Éducation nationale, 25 juillet 1942.)) (document 1). Cette synthèse de sept pages résume parfaitement les idées de Martonne et montre toute sa résolution. Plus tard, il écrit que « l’agrégation spécialisée est la dernière forteresse que nous devons défendre » ((Lette d’Emmanuel de Martonne, le 24 août 1942, à Georges Chabot. Cité dans CHABOT Georges, « La genèse de l’agrégation de géographie », Annales de géographie, t. 85, n°469, 1976, p. 333-340. L’auteur s’appuie notamment sur la vingtaine de lettres que lui a envoyé Emmanuel de Martonne durant les années 1942 et 1943.)).
Document 1. Lettre d’Emmanuel de Martonne adressant sa note au ministre Abel Bonnard (25 juillet 1942)Source : Archives nationales, F/17/13363. Cliché de l’auteur. |
La détermination d’Emmanuel de Martonne contribue donc à relancer les débats chez ses collègues et à maintenir éveillé l’intérêt du ministre pour un sujet auquel il accorde une grande importance, la géographie comme l’histoire étant des disciplines centrales depuis les réformes de la IIIe République mais aussi chargées d’enjeux considérables aux yeux du régime de Vichy et des promoteurs de la Révolution nationale. Un des objectifs qui revient souvent dans les discussions est, également, de disposer de futurs professeurs solidement formés en géographie. Au fur et à mesure de l’avancée des débats, le cabinet du ministre élabore ainsi plusieurs projets de réforme, notamment celui daté du 8 décembre 1942 qui servira de cadre de réflexion aux réunions décisives de l’hiver (document 2).
Document 2. Note du cabinet du ministre sur le projet de réforme créant deux agrégations séparées (8 décembre 1942) |
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Source : Archives nationales, F/17/13363. Clichés de l’auteur. |
Les discussions partout en France révèlent des lignes de fracture dans le petit monde des universitaires. Ainsi, lors de leur réunion du 22 janvier 1943, les quatre professeurs d’histoire et de géographie de l’Université de Toulouse, dans leur compte rendu adressé au ministère, souhaitent « que l’histoire et la géographie restent unies dans une agrégation commune » car « l’enseignement des lycées n’a rien à y perdre et les futurs professeurs y gagneront une culture personnelle plus étendue et plus approfondie » ((AN, F/17/13363, procès-verbal de la réunion du 23 janvier 1943.)). La plupart des professionnels craignent en effet la rupture d’un équilibre qui semble avoir été trouvé depuis plusieurs décennies, en dépit des limites inhérentes à tout système. L’agrégation d’histoire (et de géographie), telle qu’elle existe alors, permet à leurs yeux d’évaluer les candidats dans les deux disciplines de manière relativement équilibrée (document 3). Les opposants au projet d’Emmanuel de Martonne craignent aussi une coupure trop nette dans ce couple fusionnel que forment l’histoire et la géographie, mais aussi une trop forte spécialisation qui serait ensuite préjudiciable dans l’enseignement secondaire : un agrégé de géographie aurait-il un bagage suffisant pour enseigner l’histoire au lycée ? C’est bien la nature même de la future agrégation qui est posée derrière ce débat ancien qui remonte à l’entre-deux-guerres : alors que pour Emmanuel de Martonne il s’agit d’en faire un concours de spécialisation vers l’enseignement supérieur, destiné en quelque sorte à pré-recruter les futurs enseignants du supérieur, pour ceux qui s’y opposent, au contraire, l’agrégation doit demeurer suffisamment « généraliste » pour recruter des professeurs d’histoire-géographie, et le système alors en vigueur, articulé autour de l’agrégation commune, leur paraît suffisant (document 3). En fait, les professeurs agrégés, longtemps majoritaires dans les lycées depuis leur création en 1802, ne le sont plus depuis le début du XXe siècle. Les « chargés de cours », notamment, ont vu leurs effectifs fortement progresser. Ils préfigurent, par certains aspects, les futurs certifiés qui seront institués avec le CAPES en 1950.
Document 3. La structure de l’agrégation d’histoire jusqu’en 1943
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2. Janvier-février 1943 : un moment charnière
C’est au début de l’année 1943 qu’ont lieu des discussions décisives au ministère. Le 11 janvier, lors d’une première réunion préparatoire qu’il préside, en présence de deux professeurs d’histoire et d’un professeur de géographie, Abel Bonnard indique « son désir d’être éclairé sur les avantages et les inconvénients qu’il y aurait à changer le régime actuel de la licence et de l’agrégation d’histoire et de géographie » ((AN, F/17/13363, procès-verbal de la réunion préparatoire au sujet de l’agrégation et de la licence d’histoire et de géographie, cabinet du Secrétaire d’État à l’Éducation nationale et à la Jeunesse, Paris, 11 janvier 1943.)). Les participants se montrent à nouveau hostiles à la création de deux agrégations autonomes, s’estimant satisfaits du système actuel, mais ils ne ferment pas complètement la porte à des changements. Ils sont ainsi favorables à un renforcement du poids de la géographie (en jouant sur les coefficients des épreuves par exemple) dans l’agrégation commune. Le ministre en prend acte, estimant « qu’on semble pencher pour le maintien d’une agrégation commune dont il faudrait réformer l’esprit et où il importerait d’augmenter le rôle de la géographie » ((ibid.)).
Cette solution apparaît toutefois très insuffisante à Emmanuel de Martonne, qui compte bien profiter des trois journées de réunion prévues au ministère les 9, 10 et 11 février 1943, pour plaider son point de vue et vaincre les réticences. Dès le 9 février, il rappelle fermement sa position à ses collègues et au ministre : « La géographie s’est développée considérablement, son accroissement relatif a été supérieur à celui de l’histoire. Nous arrivons à un moment où on veut bien lui reconnaître les mêmes droits. Il ne faut pas oublier que si elle a des liens avec l’histoire, elle en a avec d’autres sciences, les sciences naturelles, la géologie. […] Considérer une certaine autonomie par rapport à l’histoire c’est un point de vue très important » ((AN, F/17/13363, réunion du 9 février 1943, secrétariat d’État à l’Éducation nationale et à la Jeunesse.)). Dans son discours introductif le 9 février 1943, Abel Bonnard n’oublie pas de rappeler à ses invités que les réformes à apporter dans la formation en histoire et en géographie doivent s’inscrire dans le projet politique de la Révolution nationale (Barreau, 2000). Il évoque ainsi la nécessité d’abandonner « un prétendu universalisme qui n’était que l’expression mourante des idées abstraites » au temps de la IIIe République et de « renouveler l’esprit français », et, pour cela, il accorde une place capitale à l’histoire et à la géographie dont il s’engage à « augmenter l’importance », avec un rôle tout particulier dévolu à la géographie car il lui « paraît très important de dilater, de magnifier l’enseignement de la géographie elle-même » ((AN, F/17/13363, réunion du 9 février 1943, secrétariat d’État à l’Éducation nationale et à la Jeunesse.)). Puis la réunion s’engage. Après une trentaine de minutes à échanger des généralités sur l’importance de l’histoire et de la géographie, le ministre en vient à la question de l’agrégation et demande à ses interlocuteurs : « Est-il bon de faire les deux agrégations séparées ? ». Si Emmanuel de Martonne s’empresse de répondre par l’affirmative, il est cependant contredit par plusieurs de ses collègues. La majorité des participants sont hostiles au principe de deux agrégations séparées. C’est lors de la réunion du lendemain, le 10 février, qu’un consensus finit par se dégager en faveur de deux agrégations séparées, tout en conservant des liens entre les deux disciplines. Tout comme il y a déjà de la géographie dans l’agrégation d’histoire, il y aura aussi de l’histoire dans l’agrégation de géographie. Le principe en est acté par le ministre. Les débats sont aussi l’occasion de discuter, encore et toujours, de la difficulté à mesurer les aptitudes pédagogiques des candidats : ce sont des discussions presque aussi anciennes que les concours eux-mêmes.
Il est par ailleurs intéressant de noter que dans ce processus les étudiants aussi prennent la parole, même si leur point de vue, de toute évidence, n’a pas eu un grand poids. Une pétition signée par plus de 120 étudiants de la faculté des lettres de Paris est ainsi envoyée au ministre en juin 1943 : « notre vœu est que soit décidé la séparation entre les deux agrégations d’histoire et de géographie » ((AN, F/17/13363, lettre et pétition adressée au ministre de l’Éducation nationale, juin 1943.)) (document 4). Les signataires se plaignent de la lourdeur des programmes mais aussi du désavantage des géographes face à leurs concurrents historiens, puisque l’agrégation commune donne un poids plus important à l’histoire.
Document 4. Pétition des étudiants de la faculté des lettres de Paris (juin 1943)Source : Archives nationales, F/17/13363. Cliché de l’auteur. |
3. Une nouvelle agrégation autonome : quand la géographie s’émancipe des historiens
Une des dernières réunions au ministère a lieu le 30 juin 1943. La création d’une agrégation autonome de géographie ayant été validée, cette réunion porte sur des éléments techniques (document 5). Reprenant les termes du décret de 1941, un arrêté est ensuite publié le 28 septembre 1943 : l’agrégation de géographie est définitivement créée, s’ajoutant à celle d’histoire. L’arrêté fixe le contenu des épreuves pour les deux concours (documents 6 et 7).
Document 5. Texte préparatoire à la définition des épreuves et à la composition du jury de l’agrégation de géographieSource : Archives nationales, F/17/13363. Cliché de l’auteur. |
Document 6. Les épreuves de l’agrégation de géographie lors de sa création par l’arrêté du 28 septembre 1943
Document 7. Les épreuves de l’agrégation d'histoire lors de sa création par l’arrêté du 28 septembre 1943
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Il est remarquable de voir à quel point demeurent des continuités fortes dans l’agrégation de géographie depuis ses origines. Les appellations et les paradigmes ont bien entendu évolué en quatre-vingt ans, mais le concours s’est toujours articulé autour des mêmes blocs, du moins jusqu’à la réforme de 2001 (Knafou et Hagnerelle, 2007) : géographie physique, géographie humaine et géographie régionale à l’écrit, auxquelles s’ajoute une épreuve d’histoire, puis trois épreuves à l’oral, avec, déjà en 1943, le fameux « hors programme ». La place de la géographie de la France est également centrale, et le concours n’a jamais dérogé à cette règle depuis 1943.
Après une session très perturbée en 1939 (30 admis pour 274 inscrits) et une annulation en 1940, les sessions 1941 (22 admis pour 211 inscrits) et 1942 (8 admis pour 212 inscrits) de l’agrégation commune avaient pu se tenir. Mais dans un pays alors occupé et fracturé, victime de la pénurie et du rationnement, elles s’étaient déroulées dans des conditions exceptionnelles : la sous-admissibilité avait été supprimée, puis les candidats admissibles à l’issue des épreuves écrites avaient passé en bloc l’ensemble des épreuves orales, pour lesquelles deux centres avaient été nécessaires, l’un pour la zone occupée (Paris), l’autre pour la zone non occupée (Grenoble). Par ailleurs, en 1941 le jury avait décidé d’abaisser le niveau de l’admissibilité en faveur des candidats mobilisés en 1939-1940, puis en 1942 il avait fait bénéficier d’une mesure analogue les candidats qui avait été faits prisonniers en 1940 et qui ont ensuite été libérés de captivité. Jurys et candidats doivent également se montrer très économes en papier, une denrée devenue rare et très coûteuse…
La session 1942 voit aussi, pour la première fois, la mise en œuvre du certificat d’aptitude à l’enseignement dans les collèges, sur un programme très proche, ce qui a entraîné plusieurs doubles candidatures. C’est l’ébauche du futur CAPES, créé en 1950. C’est dans un contexte qui reste tout autant très difficile que l’agrégation de géographie inaugure sa première session en 1944, présidée, en toute logique, par Emmanuel de Martonne. Alors que les Allemands multiplient les opérations de représailles contre les civils, surtout après le débarquement du 6 juin, tandis que le régime de Vichy, à la dérive, se durcit encore un peu plus autour de la Milice, le jury réussit à recruter les premiers agrégés de géographie. Puisqu’il n’existe pas encore d'agrégation féminine (elle n’est créée qu’en 1970 pour être dissoute quelques années après), les femmes sont autorisées à se présenter : parmi les huit admis, figure ainsi une femme, normalienne et classée 8e (Anne-Marie Charaud). Cette session 1944 voit aussi la réussite de Philippe Pinchemel (1923-2008), appelé à devenir un grand géographe, spécialiste de l’étude des milieux.
Conclusion
Suscitant bien des réticences, fruit de longues et laborieuses discussions entre spécialistes mais aussi au plus haut niveau du ministère de l’Éducation nationale, l’agrégation de géographie (et la licence) est définitivement créée en 1943, grâce à la ténacité d’un homme de réseaux et de pouvoir, par ailleurs géographe reconnu par ses pairs, Emmanuel de Martonne, et au soutien du régime de Vichy. L’histoire et la géographie ont désormais chacune leur agrégation : deux agrégations certes désormais autonomes, mais non séparées puisqu’un consensus s’est rapidement dégagé pour maintenir la place de la géographie dans l’agrégation d’histoire et pour, en toute logique, introduire une part d’histoire dans celle de géographie.
La fin du régime de Vichy signifie aussi la fin des soutiens inconditionnels pour Emmanuel de Martonne. Pendant plusieurs années, il se heurte à l’hostilité viscérale de plusieurs de ses collègues, par exemple celle de Raoul Blanchard qui lance en 1951, appuyé par d’autres géographes en vue comme Jean Dresch ou Paul Veyret, une pétition pour réclamer la suppression de cette agrégation et le retour à l’ancien système. Si les débats ont pu être vifs, ils n’ont toutefois eu aucune conséquence concrète. C’est ainsi qu’en 2023 l’agrégation externe de géographie, dont c’est la 79e session, fête aussi ses 80 ans.
Bibliographie
Références citées
- Barreau Jean-Michel, Vichy contre l’École de la République. Théoriciens et théories scolaires de la « Révolution nationale », Paris, Flammarion, 2000.
- Chabot Georges, « La genèse de l’agrégation de géographie », Annales de géographie, t. 85, n° 469, 1976, p. 333–340.
- Chervel André, Histoire de l’agrégation. Contribution à l’histoire de la culture scolaire, Paris, INRP/Kimé, 1993.
- Clavé Yannick, « Quand la géographie était colonialiste : les géographes, des acteurs de la colonisation », dans Clavé Yannick (dir.), L’Empire colonial français en Afrique, de la conférence de Berlin aux accords d’Évian (1884-1962), Paris, Ellipses, 2022, p. 76–78.
- Clout Hugh, « French Geographers during wartime and German Occupation, 1939-1945 », Journal of Historical Geography, 47, 2015, p. 16–28.
- Dumoulin Olivier, « À l’aune de Vichy ? La naissance de l’agrégation de géographie », dans Gueslin A. (dir.), Les Facs sous Vichy. Étudiants, universitaires et universités de France pendant la Seconde Guerre mondiale, Clermont-Ferrand, Presses de l’Université Blaise Pascal, 1994, p. 23–38.
- Ginsburger Nicolas, « Historiens et géographes au scalpel de Vichy », Revue d’histoire des sciences humaines, 31, 2017, p. 163-185.
- Giolitto Pierre, Histoire de la jeunesse sous Vichy, Paris, Perrin, 1991.
- JOEF (Journal officiel de l’État français), 30 avril 1941, p. 1853.
- JOEF (Journal officiel de l’État français), 6 octobre 1943, p. 2609.
- Knafou Rémy, Hagnerelle Michel, « Faire évoluer les concours : l’exemple de l’agrégation de géographie », Éducation & Formations, n°76, décembre 2007.
- Verneuil Yves, Les agrégés. Histoire d’une exception française, Paris, Belin, 2017.
Pour aller plus loin
- Chevalier Jean-Pierre, « Éducation géographique et Révolution nationale. La géographie scolaire au temps de Vichy », Histoire de l’éducation, 113, 2007, p. 69–101.
- Les agrégés de l’enseignement secondaire. Répertoire 1809-1960. En ligne : http://rhe.ish-lyon.cnrs.fr/?q=agregsecondaire_laureats
Yannick CLAVÉ
Agrégé et docteur en histoire, agrégé de géographie, professeur en CPGE (lycée militaire d'Aix-en-Provence), CREHS (UR 4027, Université d'Artois).
Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :
Yannick Clavé, « 1943 : la création de l’agrégation de géographie », Géoconfluences, janvier 2023.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/geographie-espaces-scolaires/geographie-a-l-ecole/1943-creation-agregation-geographie