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Habitabilité : tour d’horizon d’une notion et de ses limites

Publié le 28/01/2025
Auteur(s) : Anne Barrioz, agrégée et docteure en géographie, adjointe scientifique - Haute école spécialisée de Suisse occidentale, Genève
Lionel Laslaz, maître de conférences HDR en géographie et aménagement - Université Savoie Mont Blanc

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L'habitabilité est une notion qui connaît un succès croissant, en géographie et au-delà. Facilement multiscalaire, elle fait écho aux changements globaux et à leurs effets locaux. Le risque à trop l'utiliser est de l'user et d'en réduire la pertinence. On peut retenir que l'habitabilité n'est pas qu'une affaire d'aménités ou d'accessibilité des lieux, mais aussi un ressenti très différent d'une personne à l'autre, et fort variable dans le temps et l'espace en fonction des capacités des sociétés à surmonter les contraintes.

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La notion d’habitabilité est souvent utilisée sans définition précise et comme synonyme d’habiter ((Voir le glossaire de Géoconfluences : habiter et habiter (en didactique de la géographie).)), terme qu’elle intègre (Fourny et Lajarge, 2019) mais auquel elle ne peut être réduite. Au cœur des débats actuels, des sciences humaines et sociales à celles de l’environnement, des réflexions scientifiques à d’autres plus accessibles, notamment associatives (association Least ((Association genevoise qui « accompagne des démarches artistiques, scientifiques, écologiques, sociales et participatives afin d’activer la conscience collective et la résilience de notre "système Terre" » (least.eco/fr).)), 2024), elle est pourtant employée depuis plusieurs années. « Discrète, et pourtant réelle, l’habitabilité a été convoquée comme un artefact moral, capable de réduire la distance entre utopie fantasmée et espace concret » (Rollot, 2017, p. 10).

L’habitabilité intègre l’ensemble des conditions de vie et de qualité d’un lieu, aussi bien « matérielles qu’idéelles. Le terme renvoie à une idée de l’habiter plus large que le fait de résider. L’habitabilité d’un lieu est liée à l’existence de possibilités suffisantes de création et d’adaptation permettant aux individus de se l’approprier » (Géoconfluences, 2023). Elle concerne l’ensemble des vivants, humains et autres qu’humains et les met en relation avec l’espace habité, à différentes échelles (maison, quartier, planète...) (Fourny et Lajarge, 2019). Elle varie dans le temps et dans l’espace et en fonction des lieux fréquentés, des individus, de leur sensibilité et de leur état de santé, et de manière plus large de leur capital spatial : ressources (matérielles, culturelles, professionnelles, financières, alimentaires, etc.), mobilité, relations sociales, accès aux services et aux soins, rapport à l’environnement, etc. Elle ne saurait être limitée à un paramètre climatique qui l’a fait éclore au regard des changements globaux ; elle s’inscrit dans une logique volontariste qui fait de l’espace une capacité (Corsin Jimenez, 2003).

Los Ajaches

Document 1. L’habitabilité de Lanzarote (Canaries, Espagne) est conditionnée à sa situation insulaire ainsi qu’à la possibilité de stocker de l’eau et de dessaler l’eau de mer afin d’alimenter la population et de satisfaire les besoins de la clientèle touristique. Ici, à proximité du village de Femés, la cendre volcanique noire est utilisée pour maintenir l’humidité au contact du sol et protéger les plantes de l’évaporation. Cliché : Lionel Laslaz, avril 2024.

L’habitabilité fait référence à la capacité des êtres humains à habiter un espace vivable et à (s’)adapter (dans) les conditions qu’ils estiment nécessaires à leur bien-être global, leur santé, voire leur survie. Souvent considérée comme antonyme de l’invivable – qu’elle ne recoupe qu’incomplètement – et comme synonyme de la durabilité et de la vivabilité (Hucy et al., 2005 ; Blanc, 2010), l’habitabilité amène également à observer les évolutions d’un espace et parfois à le considérer, l’estimer ou simplement le sentir comme moins propice et favorable à la pérennité des êtres humains (épisode catastrophique, épuisement d’une ressource, etc.). De ce point de vue, les situations de la mer d’Aral (Cariou, 2020) ou de l’île de Nauru (Pollock, 2014) ont illustré la dépréciation rapide, en quelques décennies, de l’habitabilité dans le contexte de l’Anthropocène.

Ainsi, l’habitabilité amène à questionner les conditions et la qualité de vie relatives à l’espace dans une perspective globale qui intègre de multiples dimensions, à des échelles distinctes. Si cette notion est utilisée de façon relativement récente (1), elle a rapidement trouvé un certain écho par son potentiel pluridisciplinaire (2), à tel point que s’envisage parfois un changement de paradigme social autour de celle-ci (3).

1. Une utilisation relativement récente du terme « habitabilité »

L’habitabilité est définie communément comme le « fait pour un local (…) d’être habitable » (Larousse), mais ne revêt pas une acception établie, semble évoluer et peine à être conceptualisée.

1.1. De l’associatif au scientifique, l’habitabilité d’un monde à l’autre ?

Le monde associatif se munit de cette notion dans des domaines très divers. Quelques exemples récents l’attestent. Pour l’association Least (2024), « le terme « habitabilité » renvoie à un ensemble de conditions qui rendent un environnement propice à la vie ». Néanmoins, si la matérialité des conditions fondamentales d’existence amène dans un premier temps à interroger l’immobilier, les mobilités, l’activité et l’emploi (Adrets, 2024), il s’agit également de questionner des « modèles économiques et sociaux qui permettent de vivre à l’année » (Adrets, 2024). D’autres collectifs, comme l’Université des terrestres, reprennent l’idée de Jérôme Gaillarder (2023) au sein de laquelle la géo-pathie pourrait être une nouvelle discipline à construire et où l’habitabilité aurait toute sa place ((Université des terrestres, session d’été 2024, « La terre habitable – pour une nouvelle géo-pathie », 5 au 7 juillet 2024.)). Ce néologisme à l’initiative de Bruno Latour (2021) met en lien le pathos avec la Terre et l’espace dans une « nouvelle science des lieux » qui dédieraient ses réflexions aux conditions d’habitabilité terrestres.

Du côté scientifique, les chercheurs porteurs de l’ANR TerrHab avaient choisi entre 2011 et 2014 de questionner « l’énigme contemporaine de l’habitabilité ». Plus récemment, le « centre des politiques de la Terre » a lancé un cycle de séminaires 2023/2024 intitulé « s’engager avec/pour l’habitabilité de la Terre ». Les rencontres « Savoir habiter la Terre et ses limites » ont été organisées en 2024, notamment par l’Institut de Recherche pour le Développement et l’Université de Lille (lien).

Si ces exemples non exhaustifs montrent que la notion d’habitabilité semble ainsi trouver écho dans différentes sphères, ils révèlent aussi qu’elle est de plus en plus mobilisée, à défaut d’être réellement définie, conceptualisée, voire mise en débat.

1.2. Un ancien mais discret usage dans la langue française

Les géographes comme Max. Sorre – à travers la notion d’œkoumène – (1943), ou Éric Dardel (1972), ont sans doute eu avant l’heure ce goût de l’habitabilité, sans que le terme ne soit employé. Il serait pourtant attesté dès 1801 (CNRTL) et son utilisation aurait explosé après la Seconde Guerre mondiale. Ce site internet montre un pic d’utilisation dans le journal Le Monde dans les années 2000. Par la suite, dans une décennie marquée par une certaine perte d’intérêt, Alain Rey l’a définie de façon relativement vaste, comme une « qualité de ce qui offre plus ou moins de place à occuper » (2010, p. 1672). Pour autant, le terme regagnerait le langage depuis 2020, en lien avec quelques grandes crises (militaires, géopolitiques ou sanitaires) et la traduction par des journalistes de l’anglicisme liveability (Fourny et Lajarge, 2019), à la mode dans le monde anglophone. La crise du covid-19, les fortes densités humaines propices à la propagation des pandémies et des zoonoses, la dégradation de la biodiversité qui en serait à l’origine, l’omniprésence dans les discours des crises multiples, la faible capacité d’anticipation et d’adaptation de sociétés connectées et mondialisées, rendent la notion d’autant plus pertinente.

1.3. Un terme en mal de conceptualisation

L’habitabilité fait ainsi référence à la matérialité des conditions de vie, liées aux objets et aux lieux (logement, outil de déplacement, etc.). Mais elle se distingue de notions connexes : l’habiter (Sivignon, 1993 ; Lussault et al., 2007 ; Lazzarrotti, 2006, 2014 ; Lazzarotti et Frelat-Kahn, dir., 2012) peut faire référence à la résidence, aux mobilités de tous types, aux emplois et aux services, quand l’habitabilité revêt une dimension plus large, relative non seulement à l’habiter des êtres humains mais également aux conditions et à la qualité de vie. Comme le souligne Mathias Rollot (2017, p. 17), « la manipulation de l’idée d’habitabilité opère dans le cadre plus large qui la détermine, à savoir une vision culturelle polarisée de la vie humaine sur Terre et sa valeur ». Si l’on peut envisager de rattacher l’habitabilité aux vies humaines, il semble néanmoins nécessaire de penser la notion dans une perspective plus globale intégrant l’ensemble des êtres vivants. Notion pluridisciplinaire, l’habitabilité s’amorce également chez les géographes.

2. D’une notion pluridisciplinaire à l’amorce d’une réflexion sur l’habitabilité chez les géographes

Cette partie propose de penser les caractéristiques et notamment le bien-être et la sensibilité des êtres vivants comme prisme de lecture de l’habitabilité.

2.1. Une notion pour penser le caractère des lieux habitables

Le Trésor de la langue française (CNRTL) définit l’habitabilité comme la « qualité de ce qui est habitable en raison des conditions favorables qu’on y rencontre ». S’il est possible d’habiter dans une haute vallée retirée en pleine force de l’âge, vivre isolé est plus compliqué en vieillissant, puisque la nécessité de recourir régulièrement à des soins délivrés dans des espaces bien équipés est plus fréquente (Barrioz, 2023). Cette trajectoire sera commune à une bonne partie de l’humanité d’ici 2100. Néanmoins, pour ces habitants et habitantes (document 2), ce ne sont pas les services de santé ou de mobilité qui déterminent l’habitabilité, mais d’autres paramètres comme l’accès à une alimentation locale, à un cercle social soutenant ou encore à un abri simple protégeant des conditions climatiques plus ou moins difficiles.

Frénalay

Document 2. Chalets de Frénalay, Sixt-Fer-à-Cheval, vallée du Haut-Giffre (Haute-Savoie). Ce hameau de fond de vallée se trouve en situation de confins et n’est habité que saisonnièrement. L’isolement (accès, ensoleillement restreint en hiver, éloignement des services, etc.) ne constitue pas un paramètre d’inhabitabilité. La qualité du lieu, l’environnement du cirque et la vie locale participent au choix d’y résider. Cliché d’Anne Barrioz, janvier 2017.

À court terme, le caractère des lieux habitables fait d’ailleurs l’objet de nombreuses interrogations. À Tuvalu, dans l’archipel des Kiribati (Longépée, 2015) mais aussi aux Maldives (Duvat, 2024), les territoires insulaires, bien que « ni en voie de disparition ni menacés de l’être » (ibid.), sont confrontés à ces questions d’habitabilité par les risques associés à la montée des eaux et des conséquences de réponses humains inadaptées.

Lire aussi : Virginie Duvat, « La crise climatique crée-t-elle une situation d’urgence dans les atolls ? », Géoconfluences, mai 2024.

Ailleurs, comme au Koweït et au Pakistan, où le thermomètre a atteint 54°C en 2016 (Le Monde, 2023), l'augmentation de la température inquiète les autorités publiques, tout autant que les individus confrontés au risque de surmortalité. Comme le rappelle Virginie Duvat, « le concept d’habitabilité est porteur car il permet de prendre en compte d’autres piliers que la seule présence des terres émergées sûres » (2024). En effet, il ne s’agit pas seulement de comprendre quelles conditions permettent aux êtres vivants de vivre, voire de survivre, mais de voir comment chaque population d’humains ou autres qu’humains agence ses propres conditions, se sédentarise, se déplace dans l’objectif final de toujours s’adapter. Par exemple, la disparition des récifs coralliens pourrait « remettre en cause l’habitabilité des atolls » (Duvat et Magnan, 2012) et alimente le discours sur les migrations dites climatiques, dénoncé par Jean-Christophe Gay (2014) qui répond à « l’instrumentalisation des îles ». Les modèles montrent que l’adaptabilité « implique des ajustements morphologiques incompatibles avec une occupation humaine. L’adaptation verticale des îles implique leur submersion régulière (qui apporte du matériel sédimentaire) » (Duvat, 2024), laquelle affectera négativement leur habitabilité (Storlazzi et al., 2018) et la question du bien-être qui lui est liée.

2.2. Le bien-être comme condition d’habitabilité

L’habitabilité est considérée par Marie-Christine Fourny (2016, p. 7) comme « un processus relationnel. Elle associe la capacité d’un espace à être désiré, saisi, approprié et la capacité des humains à entrer en relation. Ce caractère relationnel fait que l’habitabilité représente à l’espace ce que l’empathie est à la personne : une capacité à éprouver des situations et des émotions, à entrer en résonance et répondre en apportant le confort approprié […] ». Ainsi, au-delà d’associer cette notion à l’idée en vogue de bien-être, l’habitabilité renvoie aux besoins fondamentaux pour certains êtres vivants, notamment physiologiques et sécuritaires.

tourisme volcanique en Islande Volcanisme en Islande

Document 3. L’Islande est soumise, outre aux contraintes propres aux hautes latitudes, à une activité volcanique intense. Mais celle-ci permet en retour de favoriser l’habitabilité de l’île : énergie peu coûteuse et abondante (85 % se fonde sur la géothermie), manne substantielle liée au tourisme, notamment depuis l’éruption très médiatisée de l’Eyjafjallajökull (2010). Le champ de lave du Merardalahnjúkar, datant de 2021 puis 2022 et encore fumant, se situe à une quinzaine de kilomètres de Grindavík, port frappé depuis décembre 2023 par la quatrième éruption engagée sur la péninsule de Reykjanes depuis 2021. Clichés de Lionel Laslaz, mars 2023.

L’habitabilité est ainsi intrinsèquement liée à ce que les visions des sociétés occidentales ont classé dans la « nature » à l’issue du grand partage nature/culture de l’époque moderne. Roger Ulrich (1984), qui a montré l’importance du contact avec la nature pour des personnes hospitalisées, est pionnier à ce sujet. Plus récemment, des chercheurs en psychologie, en neurosciences et en immunologie, comme Annie Moch (1989), Michel Le Van Quyen (2022) ou encore Qing Li et al. (2022), ont démontré l’existence néfaste de stress environnementaux ou celle bénéfique de composés naturels comme les phytoncides. Ces derniers participeraient au bien-être des habitants d’un lieu et donc finalement à son habitabilité.

Plus ou moins conscients de ces éléments, certains font le choix de migrer pour la qualité de vie supposée ou attribuée d’un espace. Dans certains territoires comme les hautes vallées alpines françaises, ce ne sont pas des arguments économiques, financiers ou familiaux qui sont exprimés comme première motivation à l’installation, mais des éléments liés directement à l’agrément, à la « nature » et aux conditions de vie globales (accès aux services, commerces, loisirs, etc.) (Barrioz, 2019). En effet, les paysages, les rapports au vivant qui dépassent les conditions humaines, les volontés de ménager l’espace et les conditions environnementales participent aujourd’hui à la décision de s’installer et vivre dans des territoires bien particuliers. Comme le rappelle Marie-Christine Fourny, « l’environnement » n’est ainsi plus seulement décor, mais un lien à partir duquel se fabrique une habitabilité collective » (2016, p. 7). En ce sens, les migrations d’agrément vers des territoires peu parcourus questionnent l’habitabilité des territoires puisque leurs habitants choisissent souvent le pas de côté et le dépassement des normes pour affirmer leur singularité (Tsing, 2015). Au-delà des liens entre pérennité et habitabilité d’un lieu, le terme interpelle également le rapport à la marginalité et à la normativité. Il revêt donc une certaine forme de subjectivité.

2.3. Habitabilité et sensibilité

Si l’habitabilité implique de « nommer quelque chose que nous ressentons » (Latour, 2021), une des dimensions terminologiques qui peut distinguer cette notion de celle d’habiter est le rapport sensible à l’espace. Marie-Christine Fourny (2016, p. 5) affirme que « l’habitabilité considère les rapports sensibles, émotionnels à un lieu, et intègre les qualités esthétiques, de confort, d’image, qui permettent de les activer ». Ainsi, prendre conscience de l’habitabilité d’un lieu ne correspond pas uniquement au fait de voir un paysage ou de mesurer ses conditions matérielles et idéelles de vie, mais d'aller plus loin en s’en imprégnant à l’aide des différents sens que les êtres vivants gardent en mémoire, développent ou acquièrent au fil de leur existence, en fonction de leur culture. En ce sens, en s’installant dans des territoires choisis, notamment à l’écart des grands centres, certains habitants mettent en œuvre une approche holistique de l’espace. Ils appliquent parfois directement ce que Virginie Boelen (2023) appelle « les 3S (slow, silence, solitude) ». Il peut s’agir, notamment dans les migrations d’agrément, de la construction de la sensibilité et de l’attrait d’un lieu pour un individu. Généralement, cette construction se réalise par une prise de conscience de l’habitabilité d’un lieu ou une mise à distance d’autres. Elle aboutit in fine à l’expérience sensible de l’être au lieu, exprimée de façons très variables selon les personnes, de l’attrait paysager pour un milieu, de l’expression du sauvage à celle de puissance, de reliance (Cosquer, 2021) ou même de ressenti énergétique (Revol, 2023).

Si par les services et les emplois offerts, les métropoles semblent plus favorables à l’habitabilité, le choix des individus peut se porter vers les espaces où ces derniers sont plus rares, mais où les conditions de vie sont jugées plus adaptées, à un instant t d’une vie. Il n’existe ainsi pas d’habitabilité dans l’absolu, elle est forcément relative, dans le temps et dans l’espace, en fonction des êtres humains. Le cadre recherché s’accompagne parfois par exemple de nuisances (sonores, olfactives) non anticipées et qui provoquent le mécontentement des néo-résidents. L’habitabilité demeure toujours le résultat d’un choix entre inconvénients et avantages, pris dans un faisceau de contraintes non choisies ou partiellement subies, comme l’ont montré les travaux de Lionel Rougé (2009) sur les périurbains.

Mairie de Saint-Jeannet (05)

Document 4. Mairie de Saint-Jeannet, 47 hab. en 2021 (Alpes de Haute-Provence). Ces petites mairies symbolisent les espaces ruraux de faible densité marqués par une pénurie de services. Cliché de Lionel Laslaz, avril 2016.

D’une autre manière, certaines populations expriment tisser une relation forte et intime avec l’espace, sans nécessairement la nommer. Elle réfère directement aux plans ontologiques des êtres et à ce qu’éprouver dans un milieu donné peut apporter à l’âme (Descola, 2014). En ce sens, pour les êtres humains, le lien avec la nature au sens large (visible/invisible) est donc fort, même s’il n’est pas toujours conscientisé. Considérer l’habitabilité, c'est donc intégrer les multiples dimensions (matérielles, idéelles, spirituelles) des lieux sous le prisme du vivant, où les êtres sensibles qui y vivent (humains et autres qu’humains), s’y retrouvent individuellement et en communauté, de façon juste, alignés avec leurs valeurs et leurs différents besoins d’ancrage. Ici il ne s’agit donc pas d’habitabilité pour assouvir des besoins du corps par la pratique spatiale, ni de consommation de l’espace pour ses conditions de vie acceptables, mais d’une autre vision qui peut amener à envisager un changement de paradigme, comme le temps du confinement l’a montré (L’Information géographique, 2020).

3. Envisager un changement de paradigme sous le prisme de l’habitabilité ?

L’utilisation régulière du terme d’habitabilité enjoint à dépasser le champ disciplinaire géographique et à questionner un éventuel changement de paradigme social.

3.1. Habitabilité et santé globale

De façon rationnelle, l’habitabilité fait référence à des conditions de vie acceptables, voire clémentes, qu’elles soient pré-existantes ou re-créées (accès à l’eau, alimentation, climat, qualité de l’air et des sols, confort d’un logement, limitation des nuisances environnantes, etc.). Pour autant, la santé globale d’un territoire ne se mesure pas uniquement à l’aide d’indicateurs physiques. Adrien Balocco et al. (2014) ont ainsi questionné « la relation entre les concepts d’habitabilité et de territorialité » notamment à travers l’idée de « vecteurs d’habitabilité ». À l’heure où, par exemple, des êtres humains et autres qu’humains sont amenés à se déplacer pour fuir des îlots de chaleur urbains, des fonds de vallées ou des territoires plus exposés à des conditions difficiles, l’habitabilité interpelle la géographie mais aussi d’autres sciences humaines et sociales comme la sociologie, l’ethnologie, l’anthropologie, ainsi que des sciences du vivant comme la biologie et la médecine, ou encore des sciences de la terre (climatologie…).

À travers les débats engagés à ce sujet, si l’habitabilité questionne, c’est qu’elle est également liée à des notions de salubrité, d’hygiène et de dignité. En ce sens, si des habitants font parfois le choix de vivre de façon marginale, au regard des conditions normatives de vie adoptées par les sociétés mondialisées, c’est aussi parce que leur propre conception de l’habitabilité s’appuie sur des paramètres autres, par exemple d’ordre sanitaire (capacité à produire des ondes Alpha, à s’éloigner des ondes électro-magnétiques qu’ils jugent néfastes, à faire baisser le taux de cortisol, etc.), pour s’intéresser aux lieux où l’on vivrait bien et longtemps.

Lire aussi : Christophe Imbert, Julie Chapon et Madeleine Mialocq, « L’habitat informel dans l’ouest de l’Ariège : marginalité ou alternative à la norme ? », Géoconfluences, avril 2018.

Les zones bleues (espaces où une forte proportion de centenaires aurait été observée) (Buettner et Skemp, 2016 ; Poulain et al., 2016) comme l’île d’Ikaria en Grèce, la province sarde de Nuoro en Sardaigne ou encore la péninsule de Nicoya au Costa Rica, en feraient partie. Il s’agit de comprendre la dimension rationnelle, spatiale, sociale tout autant que sanitaire de l’habitabilité d’un lieu. Ainsi, des centenaires poursuivent leur vie dans des petits territoires éloignés des services et montrent comment, à l’ère de l’individualisation des processus, de la technicité et de la consommation de masse, il est encore possible de vivre durablement en santé.

3.2. D’une nouvelle notion au changement de paradigme social ?

Notion spatiale, l’habitabilité touche une série de disciplines et de réflexions et révèle les mutations des sociétés actuelles. Pour Adrien Balocco et al. (2024), elle représente un agencement des idées. Elle montre la dépendance aux différents capitaux et la nécessité de dépasser les logiques productivistes, nécessitant aux yeux de certains (Latour, 2021) la constitution « de fronts de lutte, sur des questions [...] portant sur l’habitabilité ». Le capital environnemental (Richard et al., 2019) prend ici d’autant plus de place dans cette lutte des « classes » et ces enjeux de justice spatiale voire planétaire (association Least, 2024).

Lire aussi : Greta Tommasi, « La gentrification rurale, un regard critique sur les évolutions des campagnes françaises », Géoconfluences, avril 2018.

Ainsi, l’habitabilité ne serait pas qu’une question théorique ou technique (ibid.) mais pourrait selon certains, notamment aménagistes, « constituer un “fait total” » (Fourny et Lajarge, 2019, p. 133). Elle est fondamentalement politique, en ce qu’elle s’inscrit dans des revendications de justice sociale et environnementale, qui prôneraient un renversement de l’ordre établi ou seraient inscrites dans un changement de paradigme (Bourdeau, 2021, 2023). Ce dernier concernerait le passage d’une société de consommation, d’agréments et de loisirs liée à l'attractivité, à une société du bien-être, de la santé et de la qualité de vie, via l'habitabilité.

Conclusion

L’habitabilité s’apparente à une « convivialité protégée, comme lutte contre l’inhabitable et comme construction de compromis » (Balocco et al., 2024, p. 16). Plutôt qu’une notion fourre-tout et mobilisée à tort et à travers, l’habitabilité justement utilisée et comprise, n’est-elle pas l’occasion de faire lien pour renforcer le dialogue et la coopération entre les disciplines, au sein des sciences humaines et sociales, et entre ces dernières et les autres sciences ? Forte d’une approche transdisciplinaire, elle met en relation les capacités individuelles et les qualités spatiales (Fourny et Lajarge, 2019). Elle intègre les questions de santé globale (individuelles, collectives, territoriales) à travers plusieurs volets (activité physique/pratiques, notamment de nature ; paysages ; alimentation/santé et médecines intégratives ; lien social et culturel ; habitabilité des diverses formes de peuplement ; qualité de vie, etc.). L’habitabilité invite donc à repenser le rapport à l’espace et plus largement au monde, notamment lorsqu’elle se dégrade. En suivant Mathias Rollot (2017, p. 17) : « Du fantasmé au perçu, il faudra peut-être inventer une science de l’habitabilité qui sache travailler avec le subjectif, l’irrationnel, l’invisible, le symbolique, l’émotionnel, le rêve, le désir – bref, l’habitation de la Terre sous toutes ses formes. », qui se constitue en partie chez les sociologues et les urbanistes, mais intégrerait aussi d’autres disciplines comme la médecine et la physique.


Bibliographie
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Mots-clés

Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : capital spatial | changements globaux | habitabilité | habiter | migrations d’agrément | mobilité.

 

Anne BARRIOZ

Agrégée et docteure en géographie, adjointe scientifique à la Haute école spécialisée de Suisse occidentale, Genève.

Lionel LASLAZ

Maître de conférences HDR en géographie et aménagement, Université Savoie Mont Blanc, UMR 5204 EDYTEM, CNRS / Université Savoie Mont Blanc

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :  

Anne Barrioz et Lionel Laslaz, « Habitabilité : tour d’horizon d’une notion et de ses limites », Géoconfluences, janvier 2025.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/epistemo/articles/habitabilite