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Archive. Politique et géopolitique du pétrole russe (en 2005)

Publié le 15/02/2005
Auteur(s) : Julien Vercueil - IUT Jean Moulin, Université de Lyon, Centre d'Étude des modes d'industrialisation (CEMI/EHESS)
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NB. Le contenu de cet article donne des informations disponibles au moment de sa publication en 2005.

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L'ex-URSS a longtemps considéré son secteur énergétique comme un instrument politique tout autant qu'une ressource économique : ses relations passées avec Cuba, longtemps maintenue sous perfusion économique par des livraisons généreuses d'hydrocarbures en échange d'une loyauté politique et diplomatique dans le cadre de la guerre froide, en sont un exemple. Après la chute de l'URSS, la Russie a tenté de conserver cet usage géopolitique de la manne pétrolière, tout en subissant certains effets en retour sur sa vie politique intérieure.

Les hydrocarbures, enjeu de politique intérieure

Les conflits entre les républiques et le pouvoir central à propos de la propriété du sous-sol sont l'une des raisons majeures de l'éclatement de l'Union soviétique. Il est apparu très clairement à tous que l'ouverture des frontières et la libéralisation économique offraient des opportunités économiques d'une ampleur sans précédent pour le secteur privé comme pour l'État. En Russie, le gouvernement Tchernomyrdine a cru trouver dans la privatisation des principales entreprises pétrolières la solution à ses difficultés financières. Le schéma retenu en 1996 a abouti à la privatisation de la majorité de ces entreprises dans des conditions extrêmement favorables aux acquéreurs, qui ont ainsi pu constituer les principaux groupes industriels et financiers du pays (Menatep pour Ioukos, Oneximbank pour Sidanko et Surgutneftegaz, Logovaz pour Sibneft et Vossibneftegaz, Alfa group pour Tioumen Oil Company). La visibilité médiatique et l'ampleur de l'influence économique et politique des personnalités ayant profité de ces privatisations ont été telles qu'ils sont depuis lors communément désignés par le terme d' "oligarques".

Les remous provoqués par ces privatisations se sont finalement concrétisés par le limogeage du Premier ministre en mars 1998, au moment où il projetait de privatiser la dernière entreprise importante du secteur pétrolier, Rosneft. Depuis, l'une des raisons majeures de la popularité de l'actuel chef de l'État, Vladimir Poutine, est sa lutte proclamée contre la toute-puissance des oligarques. Quelles que soient les réserves que l'on puisse formuler à propos de l'efficacité réelle de telles intentions, le dernier effet de cette ligne politique est le démantèlement, fin 2004, de Ioukos dont les actifs industriels les plus rentables ont été rachetés indirectement par Rosneft, restée sous contrôle de l'État. Le rapprochement, initié courant 2004, entre Rosneft et Gazprom viserait à édifier un ensemble pétrolier et gazier de premier plan mondial, capable de rivaliser avec les majors internationales, mais à capitaux publics.

Un autre enjeu dominant le secteur des hydrocarbures est constitué par les disparités de revenus entre les régions de production et les autres. Par le jeu de la fiscalité, les régions riches en ressources naturelles subventionnent les régions qui en sont dépourvues, ce qui n'est pas sans poser des problèmes de répartition en période de marasme économique. Ainsi, lorsque les relations entre le centre et les régions se sont tendues au milieu des années 1990, certaines régions qualifiées selon ce schéma de "donneuses" ont refusé de reverser à l'État fédéral leur quote-part fiscale, dans le but d'en retirer un avantage économique et politique dans les négociations avec le centre. Il faut donc relire le souci actuel du Kremlin de restaurer la "verticale du pouvoir" au profit du pouvoir central et de garder le contrôle sur Transneft et Gazprom dans la perspective de ces relations parfois conflictuelles avec certaines régions richement dotées en énergie (la Tchétchénie est l'exemple le plus évident, mais le Tatarstan et la région de Tioumen sont aussi concernés).

Dans la CEI : usages géopolitiques du statut de fournisseur privilégié

La position de la Fédération de Russie au sein de la CEI en matière de production et de transport d'hydrocarbures est privilégiée à plus d'un titre.

Fournisseur quasi exclusif des ex-républiques européennes – Belarus, Ukraine, Moldavie – et des pays baltes en matière d'hydrocarbures, la Russie se pose aussi comme intermédiaire obligé auprès des autres républiques productrices (Kazakhstan et Azerbaïdjan pour le pétrole, Turkménistan pour le gaz) pour l'acheminement de leurs productions vers les marchés occidentaux (0,5 Mbj en 2002). La stratégie de la Russie a été d'échanger la livraison à bas prix d'hydrocarbures ou la mise à disposition de ses infrastructures de transport contre une forme de loyauté politique et diplomatique, notamment de la part de l'Ukraine, du Kazakhstan et du Belarus. Mais cette stratégie se heurte à moyen terme aux efforts des pays exportateurs de se constituer un résau de distribution indépendant.

Ainsi, au Kazakhstan, l'oléoduc CPC en fonction depuis 2001, permet de relier le gisement Kazakh de Tengiz au terminal pétrolier de Novorossiisk sans passer par le réseau de Transneft et à un coût inférieur de moitié à celui de la solution russe. Un projet similaire est en cours de réalisation, qui concerne l'Azerbaïdjan et le Kazakhstan. Il s'agit de la construction d'un oléoduc reliant Bakou au terminal de Ceyhan, sur la côte méditerranéenne de la Turquie, via la Géorgie. Les changements récents d'orientation politique de la Géorgie, puis de l'Ukraine tendent à renforcer cette tendance au relâchement de l'alignement des pays de la CEI sur la position russe.

Productions pétrolières en Fédération de Russie : infrastructures et gisements
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Ceci est d'autant plus problématique pour la Fédération de Russie qu'à l'inverse, celle-ci, et en particulier Gazprom, ont connu de nombreuses difficultés du fait de leur dépendance envers l'Ukraine pour le transport des hydrocarbures vers l'Europe occidentale : le maintien de tarifs d'acheminement élevés, la multiplication des prélèvements non autorisés sur les gazoducs et des impayés pour les livraisons officielles compliquent périodiquement les relations entre les deux pays. Ils ont indiscutablement freiné les possibilités de développement des exportations à l'Ouest, qui dépendent en partie de la branche ukrainienne du gazoduc. Gazprom a réagi à cette situation en lançant avec Totalfina Elf et Ruhrgaz un projet de gazoduc contournant l'Ukraine pour rejoindre la Pologne via le Belarus. À moins grande échelle, la même solution a été retenue pour le pétrole en mettant en service une section d'oléoduc aboutissant à Rostov sur le Don, qui longe côté russe la frontière avec l'Ukraine en lieu et place de l'ancien tronçon qui empruntait le territoire ukrainien.

Au cours des dernières années, le secteur de la mer Caspienne a focalisé l'attention des observateurs du secteur pétrolier. Les estimations les plus extraordinaires ont été avancées quant aux réserves d'hydrocarbures que la région recèle, alimentant un soudain regain d'intérêt : certaines faisaient état de 233 milliards de barils de pétrole, soit plus du tiers des réserves prouvées du Golfe. Aujourd'hui, l'évaluation la plus raisonnable semble se situer aux alentours de 30 milliards de barils, ce qui est déjà considérable à l'échelle de la région. Du fait de sa situation géographique et des règles de répartition – encore contestées – du sous-sol de la mer, la Russie ne serait directement bénéficiaire que de 2,7 milliards de barils de réserves prouvées. Néanmoins, elle reste impliquée dans les choix actuels concernant les ressources de la région à plusieurs titres :

  • Tout d'abord, les deux voies actuelles d'évacuation des ressources de la région ont été développées exclusivement dans le cadre de l'Union soviétique, ce qui se traduit par un réseau passant par le territoire russe (Bakou-Novorossiisk via la Tchétchénie qui fut contournée par un autre oléoduc par la suite, et Bakou-Supsa, plus au Sud, via la Géorgie).
  • Ensuite, toute production extraite de la région entre potentiellement en concurrence sur les marchés mondiaux avec les ressources provenant de Sibérie et du bassin Volga-Oural. Les entreprises russes ont donc considéré qu'il était de leur intérêt de prendre position sur le terrain de la Caspienne, y compris, dans la mesure du possible, sur des champs situés à l'extérieur du territoire russe, pour garder une marge de manœuvre vis-à-vis de ces projets.
  • Enfin, le gouvernement russe, considérant que de nombreux pays riverains de la région font partie de sa zone d'influence naturelle, n'a pas voulu demeurer à l'écart des tractations politiques qui s'y menaient, d'autant plus que celles-ci impliquaient directement les États-Unis.

Deux problèmes géopolitiques ont été soulevés à propos de l'exploitation des gisements de la Caspienne. Le premier concerne des problèmes liés au statut de la Caspienne – mer fermée, lac ou autre – qui impliquait une répartition très différente des zones économiques exclusives des pays riverains. La position de la Russie, initialement proche de celle de l'Iran sur cette question, s'en est progressivement éloignée pour susciter désormais des réactions ouvertement négatives de la part du régime iranien. En dépit d'accords bilatéraux et trilatéraux, le statut de la Caspienne n'est donc toujours pas officiellement défini.

Le deuxième problème est lié aux choix de voies nouvelles d'exportation des huiles extraites, alternatives aux voies contrôlées par la Russie. Celle-ci souhaitait monnayer une position accommodante sur le dossier des réserves contre un soutien des pays concernés à l'extension des capacités du réseau russe existant. La solution retenue sous la pression américaine a pourtant été d'utiliser une partie du réseau soviétique traversant la Géorgie en direction de Suapse et d'en dériver un tronçon vers Ceyhan, port en eau profonde situé sur la rive méditerranéenne de la Turquie.

La Russie, acteur énergétique global

Hors la CEI, la Russie aspire au statut d'acteur énergétique global, développant sa stratégie et son influence vis-à-vis des autres puissances internationales, établies ou émergentes. Dans cette perspective, les trois pôles de la "triade", mais également les pays membres de l'OPEP, sont concernés par la politique russe.

L'Union européenne est d'ores et déjà l'une des zones privilégiées de consommation des hydrocarbures russes. L'approvisionnement russe représente 16% du pétrole et 25% du gaz consommés par les pays membres. Avec l'élargissement de l'UE, cette position de fournisseur de référence ne fait que se renforcer : la production russe assure 90% des besoins en pétrole des pays d'Europe centrale et orientale. La Russie entend user de cette position favorable pour peser sur les choix de l'Union. Pour limiter l'incertitude politique liée à sa dépendance croissante envers l'énergie russe, l'Union Européenne a proposé deux dispositifs visant à inscrire ses relations énergétiques dans un cadre juridique stabilisé. Signée avec la Russie en 1994, la "Charte de l'énergie" vise ainsi, entre autres, à établir le principe de libre transit dans un environnement peu favorable, chaque pays de transit ayant tendance à rechercher à maximiser la rente de monopole attachée à sa situation. Cette charte a été complétée en 2000 par un "partenariat énergétique" plus global, qui inclut notamment les options d'interconnexion des réseaux de transport d'électricité.

Les relations avec la Chine et les États-Unis sont plus complexes. Dans les deux cas, les tentations liées aux besoins sans cesse croissants de deux leaders de la consommation d'énergie sont contrebalancées par la volonté de ne pas s'engager dans des projets qui induiraient une trop forte dépendance économique réciproque. Il est symptomatique que deux grands projets d'oléoducs liés à ces partenaires – l'un visant à relier le marché chinois au sud-est du réseau existant, l'autre devant rejoindre Mourmansk et par là, les marchés américains – aient été portés par une entreprise privée, soucieuse d'asseoir son indépendance vis-à-vis de Transneft. Plus symptomatique encore est le fait que cette entreprise privée – Ioukos – n'ait pu mener à bien ces projets, stoppée en plein essor par une procédure lancée par l'État et ayant abouti à son démantèlement. L'opposition frontale entre les projets de la Russie et des États-Unis sur les tracés d'évacuation du pétrole de la Caspienne est une autre illustration du jeu souvent contradictoire des intérêts des parties en présence.

Acteur global, la Russie se doit d'adopter une politique vis-à-vis de l'OPEP, dont elle n'est pas membre. L'organisation poursuit une stratégie de régulation des prix permettant une optimisation des revenus de la rente à long terme. Initialement, les compagnies russes, poussées par les objectifs financiers des holdings privées qui les possèdent, ont cherché à obtenir les recettes d'exportations à court terme les plus élevées pour financer leurs investissements. À moyen terme toutefois, sachant que les coûts d'exploitation du pétrole russe sont structurellement plus élevés que ceux du Moyen-Orient, et compte-tenu du niveau d'obsolescence de certaines infrastructures de transport, une telle attitude n'est pas soutenable. Pour financer l'effort d'investissement nécessaire au maintien des niveaux de production et d'exportation existants, les acteurs russes – en particulier l'État, dont le rôle va croissant et qui bénéficie des recettes fiscales liées aux prix mondiaux – ont intérêt à participer à une politique de modération des volumes exportés, qu'ils n'ont pas, en tout état de cause, les moyens concrets de contester. En restant à l'extérieur de l'OPEP, la Russie peut toutefois se permettre de conserver une marge de manœuvre apparente vis-à-vis des préconisations de l'organisation, tout en bénéficiant des effets indirects de ses décisions.

Conclusion

La Russie dispose de ressources en hydrocarbures de première importance. L'immensité de son territoire, jouxtant les trois zones principales de consommation (l'Europe, l'Asie, l'Amérique du Nord) et la taille de ses entreprises de production et de transport en font potentiellement un acteur majeur du "grand jeu" pétrolier du XXIème siècle.

La politique suivie par les autorités concernant le secteur des hydrocarbures reste toutefois peu lisible : après une libéralisation débridée qui s'est traduite, au milieu des années 1990, par la privatisation sans contrepartie réelle des fleurons de l'industrie pétrolière, le pouvoir en place tente depuis le début des années 2000 de regagner l'influence perdue, au besoin par des méthodes opaques. Si cette stratégie semble être couronnée de succès dans le cadre national, en revanche, elle l'est moins dans le cadre de la CEI ou des relations internationales, dans lesquelles l'influence russe ne progresse plus, quand elle n'est pas sur le déclin. De plus, les bases économiques à long terme de la puissance énergétique qu'est la Russie ne sont pas assurées. Faute d'une véritable stratégie de financement du développement énergétique, qui associe financement de l'offre et maîtrise de la consommation énergétique intérieure, la production et les exportations d'hydrocarbures risquent de ne plus progresser à l'avenir, condamnant les ambitions de puissance du pouvoir actuel à demeurer à l'état d'incantations.

Pour citer cet article :  

Julien Vercueil, « Archive. Politique et géopolitique du pétrole russe (en 2005) », Géoconfluences, février 2005.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/doc/etpays/Russie/RussieScient3.htm