La Russie, puissance arctique contrariée

Publié le 18/02/2025
Auteur(s) : Clara Loïzzo, professeure en classes préparatoires aux grandes écoles - lycée Masséna, Nice

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Région périphérique voire marginale, l’Arctique russe est pourtant anciennement peuplé. Sa mise en valeur s’est articulée autour des ressources minières et énergétiques depuis un siècle, et a connu une accélération récente à la faveur du changement climatique. En parallèle, la région arctique regagne en importance géopolitique, ce qui justifie sa remilitarisation. Pourtant, les coûts environnementaux et sociaux dépassent de beaucoup les dividendes que la Russie peut espérer de l'exploitation de l'Arctique.
Sommaire
  1. 1. La Russie et l’Arctique
  2. 2. L’Arctique russe, un espace de plus en plus investi au service de la stratégie de puissance russe
  3. 3. Les limites de la stratégie russe en Arctique

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Lors des sommets du Conseil de l’Arctique, une instance de coopération régionale plutôt centrée sur les questions sociales et environnementales, affleurent parfois des questions plus géopolitiques. Ce fut ainsi le cas lors du sommet de Reykjavik en mai 2021, alors que la Russie prenait la présidence tournante du Conseil de l’Arctique, avec la déclaration de Sergeï Lavrov, ministre russe des affaires étrangères qui, face à des critiques occidentales portant sur la remilitarisation de l’Arctique russe, réaffirmait l’importance de l’Arctique pour la Russie, rappelant le caractère stratégique d’une région que la Russie considère comme sa zone d’influence privilégiée, sinon son pré carré (AFP, 2021).

La relation de la Russie à l’Arctique peut se comprendre à deux échelles :

  • D’une part en considérant l’importance du pays le plus vaste au monde dans cette macro-région polaire, aux délimitations multiples, définies sur des bases bioclimatiques ou politiques, que l’on pourra ici assimiler à celle des États bordiers de l’Océan glacial arctique (L’Arctic-5 : Russie, Canada, États-Unis, Norvège, Danemark via le Groenland) ou immédiatement voisins de l’Arctique (l’Arctic-5 auquel on peut ajouter la Finlande, la Suède et l'Islande, soit les huit pays membres du Conseil de l’Arctique). Le Conseil de l’Arctique ne comprend pas que des États mais également des associations de peuples autochtones, dont une russe (Raipon), et des ONG.
  • D’autre part, en se référant à la place des régions arctiques au sein du territoire russe, celle d’une périphérie pourvoyeuse de ressources essentielles, objet de dynamiques d’intégration territoriale incomplète, voire de (re)conquête dans la logique d’un front pionnier (Hohmann, 2017).

Ces deux échelles sont indissociables, car si la Russie occupe incontestablement une place centrale au sein de la région arctique, le Grand Nord russe est essentiel à la Russie, non seulement sur le plan géoéconomique, mais aussi sur le plan géopolitique. La Russie en fait un élément clef de sa stratégie de puissance, que l’État russe entend réaffirmer depuis les années 2000. Une troisième échelle est à considérer : l’échelle globale, dans le contexte d’une accélération du changement climatique, particulièrement intense en Arctique, qui tend à renforcer les convoitises sur la région d’États à dimension arctique et, de plus en plus, extérieurs à l’Arctique, comme en témoigne l’importance croissante entre autres de la Chine, alors que la guerre en Ukraine et les tensions entre Russie et OTAN recomposent les jeux de puissance. Dès lors, en combinant ces échelles d’analyse, on pourra se demander comment la stratégie de puissance russe mobilise l’Arctique.

La Russie entretient une relation très spécifique avec l’Arctique. Elle tend ainsi à investir de plus en plus ses périphéries arctiques, en combinant différents outils (remilitarisation, exploitation, désenclavement). Pour autant, cette stratégie est fragilisée, aussi bien par les conséquences de la valorisation d’un environnement fragile, que par la guerre en Ukraine qui se répercute indirectement en Arctique.

 

1. La Russie et l’Arctique

L’Arctique joue un rôle considérable pour la Russie dont une grande partie du territoire relève de cet espace, ce qui justifie un intérêt ancien, renouvelé dans le contexte contemporain.

1.1. La place majeure de la Russie en Arctique, la place majeure de l’Arctique en Russie

Au sein des États riverains de l’Arctique, la Russie occupe une place majeure. Elle possède en effet 53 % du linéaire côtier arctique, ici ponctué de nombreux archipels, et la moitié des terres émergées de la région. La moitié du territoire russe est situé au-delà du 60e parallèle nord, et un tiers au-delà du cercle polaire (66°33’N). Plus de la moitié de la population mondiale vivant à l’intérieur du cercle polaire arctique est en Russie, soit plus de 2,5 millions d’habitants sur 4 millions au total (Vidal, 2021). Sur les 12 villes arctiques et subarctiques dépassant 100 000 habitants, 8 se trouvent en Russie (Laruelle, 2020). La partie russe de l’Arctique compte également les populations autochtones les plus nombreuses, ainsi que les ressources les plus abondantes.

Pourtant, le grand Nord est une région périphérique au sein de l’organisation du territoire russe, lequel s’est construit à partir du centre moscovite au sud. Faiblement peuplée (moins de 2 % de la population totale de la Fédération de Russie), immense et peu dense, caractérisée par des conditions climatiques extrêmes quoique différenciées, exploitées pour ses ressources au service du centre, c’est aussi une région qui demeure pour l’essentiel enclavée et mal desservie. C’est néanmoins un espace déterminant pour l’ensemble de la Russie, qui en retire 10 à 20 % de son PIB (Vidal, 2021), une proportion variable en fonction des régions considérées, et 22 % de ses exportations (Laruelle, 2020), d’autant plus que l’économie russe est très dépendante de l’exportation de matières premières, énergies fossiles et minerais notamment.

Document 1. La Russie en Arctique, des intérêts cruciaux

Russie arctique carte - Russia arctic map

1.2. Un intérêt ancien pour l’Arctique

La région arctique est essentielle pour la Russie, et cet intérêt n’est pas nouveau. Peuplé de longue date par des populations autochtones comme les Dolganes ou les Nénètses, précocement exploré, occupé et exploité par les Russes d’Europe (par exemple avec la ruée vers l’or de la Kolyma dans les années 1930), l’Arctique est doté d’une valeur stratégique ancienne, comme en témoigne l’importance du port de Mourmansk, libre de glace toute l’année. La région est surtout mise en valeur de façon très volontariste durant la période soviétique où l’État déploie une politique pionnière de conquête à coups de subventions publiques massives (sur-rémunérations, nombreux avantages pour les ouvriers) et en recourant aux migrations forcées dans le cadre du système concentrationnaire du Goulag, comme pour Norilsk, camp minier fondé en 1935, aujourd’hui l’un des principaux centres industriels du grand Nord. La maîtrise du territoire repose alors sur son exploitation via des centres urbains monofonctionnels et sur son peuplement, le grand Nord rassemblant 3,4 millions d’habitants en 1989. Lors de la guerre froide, sa situation face aux États-Unis lui confère également une grande importance stratégique (nombreuses villes fermées, dites également « villes interdites », dotées de fonctions de surveillance, de bases militaires navales et terrestres, de bases de lancement). L’effondrement de l’URSS, qui tarit les financements et dévalue stratégiquement l’Arctique, se traduit par un retrait de l’État, entraînant un dépeuplement massif de l’Arctique, quoique pas uniforme puisque les villes du pétrole et du gaz nées dans les années 1970 poursuivent leur développement. La présence militaire décline fortement, de nombreuses bases étant abandonnées ou fermées.

Document 2. Population de Mourmansk, Norilsk et Novy Ourengoï (1920-2020)

Population 3 villes de l'arctique russe

1.3. Un intérêt récemment renouvelé

Les années 2000, avec la première présidence de Vladimir Poutine, replacent l’Arctique en bonne place dans les priorités russes. La Russie est le premier État arctique à déposer, dès 2001, une demande officielle d’extension de son plateau continental auprès de la Commission des limites du plateau continental des Nations Unies, et apporte en 2015 de nouvelles preuves attestant selon elle que les dorsales de Lomonossov et de Mendeleïev s’inscrivent bien dans la continuité du plateau continental russe, et élargit même ses revendications, chevauchant des revendications concurrentes au niveau du Pôle Nord, ainsi qu’au large du Groenland et du Canada (un accord de délimitation a été signé en 2010 avec la Norvège quant à la délimitation dans la mer de Barents).

Lire aussi : Frédéric Lasserre, « La course à l’appropriation des plateaux continentaux arctiques, un mythe à déconstruire », Géoconfluences, septembre 2019.

Le planter de drapeau russe au Pôle Nord par 4 261 mètres de fond en 2007, purement symbolique mais très médiatisé, est à mettre en relation avec les convoitises accrues s’exerçant sur l’Arctique, alors que le service géologique des États-Unis (USGS) publiait un rapport très optimiste (et probablement surévalué) quant aux réserves d’hydrocarbures qu’abriterait la région. L’intérêt pour l’Arctique est alors conforté par l’accélération du réchauffement climatique à l’échelle régionale : 2008 marque également un record (largement dépassé depuis) de fonte estivale de la banquise depuis les débuts de la surveillance par satellite, pour une région qui connaît un réchauffement trois fois plus rapide que la moyenne mondiale [1]. La Russie se fixe d’ailleurs en 2008 une stratégie arctique, aux objectifs renouvelés en 2020 dans sa « stratégie du développement de la zone arctique de la Fédération de la Russie et de la sécurité nationale jusqu’à 2035» [2] qui insiste sur la place centrale de l’Arctique dans le développement national. Pour Vladimir Poutine (en 2014), l’Arctique « est une concentration de pratiquement tous les aspects de la sécurité nationale – militaire, politique, économique, technologique, environnementale, en termes de ressources », en conséquence de quoi la Russie doit « prendre des mesures supplémentaires pour ne pas se laisser distancer par [ses] partenaires, pour maintenir [son] influence dans la région et peut-être, dans certains domaines, devancer [ses] partenaires » [3]. La région occupe bien une place stratégique dans le discours et les stratégies de puissance russes.

Document 3. Surfaces maritimes englacées (banquise), moyennes quotidiennes dans l’hémisphère nord, 1979-2024

Surface en glace millions km²

Source : J. C. Comiso, C. L. Parkinson, R. Gersten, A. C. Bliss, and T. Markus (2025), “Current State of Sea Ice Cover”, traduit et adapté par Géoconfluences.

 

2. L’Arctique russe, un espace de plus en plus investi au service de la stratégie de puissance russe

Pour évoquer ce redéploiement dans la région arctique, Sophie Hohmann (2017) parle d’une « reconquête » du front pionnier arctique russe, un réinvestissement qui articule trois enjeux prioritaires, support du renouveau des ambitions russes : la dimension stratégique, la dimension économique, et la dimension logistique.

2.1. Remilitarisation

La stratégie russe s’incarne d’abord dans un renforcement de ses capacités militaires en Arctique, « bastion stratégique » (Laruelle, 2020) ancien, mais largement désinvesti après la fin de la guerre froide lors de laquelle la proximité des États-Unis et de leur allié canadien avait entrainé une forte militarisation. La Russie a ainsi rouvert et modernisé quatorze anciennes bases aériennes, et en a inauguré six nouvelles (Alexeeva et Lasserre, 2022). Elles sont situées sur le littoral ou des îles arctiques russes, à l’image de la base ultra-moderne du « Trèfle Arctique » au sein de l’archipel François-Joseph, à 600 km du Pôle Nord, ce qui en fait la base militaire la plus septentrionale du monde et la vitrine de ce redéploiement. Les effectifs de cette base demeurent cependant modestes et les équipements russes en Arctique sont essentiellement défensifs, avec par exemple le déploiement de batteries anti-aériennes S-400 en Nouvelle-Zemble, en parallèle du renforcement du système de surveillance (drones et satellites). La presqu’île de Kola, au nord-ouest du territoire russe et voisine de la Finlande, demeure une pièce maîtresse de ce dispositif, avec le port de Mourmansk et la ville fermée de Severomorsk, située à une quinzaine de kilomètres, qui abrite le siège de la Flotte du Nord et les deux tiers des SNLE russes (sous-marins nucléaires lanceurs d'engins).

Cette dynamique s’accompagne de la multiplication des exercices militaires dans la région, par exemple récemment Umka-2022 organisé en septembre 2022 dans la mer des Tchouktches (à l’extrême nord-est de l’Arctique russe, au voisinage de l’Alaska) avec des tirs depuis des sous-marins à propulsion nucléaire (Reuters, 2022). Ce qui ne manque pas d’aviver les craintes de l’OTAN, surtout dans le contexte de la guerre en Ukraine, suscitant en réponse l’organisation d’autres exercices militaires par l’OTAN, comme « Trident Juncture 2018 » (plus grand exercice militaire depuis la fin de la guerre froide, organisé en Norvège), qui s’ajoute aux exercices réguliers déjà en place comme « Cold Response » (OTAN, 2022), des manœuvres bisannuelles organisées depuis 2006 par l’OTAN également en Norvège, ayant mobilisé, en 2022, 30 000 militaires issus de 23 pays, ou encore ICEX, exercice annuel de l’OTAN en Arctique. La présence de l’OTAN en Arctique tend donc aussi à se renforcer, surtout depuis l’invasion de la Crimée qui a considérablement tendu ses relations avec la Russie.

Document 4. L’Arctique, militarisé depuis longtemps et pour longtemps

 

Cold Response

Cold Response (OTAN) 2009. Crédit : Jaran Gjeland Stenstad / Soldatnytt.

Trèfle arctique

La base russe du Trèfle arctique en 2017. Crédit : ministère de la Défense de la Fédération de Russie

2.2. Exploitation

Ce réinvestissement passe aussi par une accélération de l’exploitation des ressources arctiques, et en particulier des ressources énergétiques, pourvoyeuses de revenus et d’influence. Les conditions extrêmes d’exploitation exigent des prouesses techniques et des investissements massifs, et certains projets ont dû être abandonnés, comme le trop coûteux projet d’exploitation offshore de l’immense gisement de Shtokman. Pour autant, les mégaprojets se multiplient, s’appuyant parfois sur des villes monofonctionnelles très spécialisées. Dans le seul domaine des hydrocarbures, citons Yamal LNG, actif depuis 2017, principal site de production gazière, complété par le colossal projet Arctic LNG 2 sur la presqu’île voisine de Gydan, et par le projet Vostok (pétrole) dans la péninsule de Taïmyr. En 2025, le site fonctionne désormais à pleine capacité avec une production annuelle de 16 millions de tonnes de GNL. Moscou entend donc valoriser pleinement le potentiel économique d’une région d’où proviennent 90 % du gaz et 60 % du pétrole produits en Russie (Paul et Swistek, 2022) soit 10 % du pétrole et plus du quart du gaz produits dans le monde (Simonet, 2016). Mais on peut aussi citer les projets d’Olenegorsk (fer), ou encore de Monchetundra (cobalt, cuivre et nickel), dans un secteur épargné par les sanctions occidentales liées à l’invasion de l’Ukraine depuis 2014 et surtout 2022, contrairement à celui des hydrocarbures.

2.3. Désenclavement

L’accélération de la mise en valeur du Grand Nord suppose aussi son désenclavement. Par la mer, c’est la route maritime du Nord qui en est l’instrument principal, servant des objectifs à la fois internes (désenclavement) et externes (contrôler une future voie du commerce mondial). À ce jour, la route arctique la plus facilement praticable, le passage du nord-est, longe les côtes russes, de plus en plus accessibles à la faveur du réchauffement climatique : l’Arctique pourrait être totalement libre de glaces l’été à l’horizon 2030 (Courrier International, 2023). La Russie est à la tête de la très grande majorité de la flotte mondiale de brise-glaces (Baccaro et Descamps, 2020), et elle est la seule à posséder des brise-glaces à propulsion nucléaire, ce qui lui confère la suprématie dans ce domaine. En novembre 2022 est inauguré l’Ural, troisième brise-glace d’une série lancée par Rosatom (Euronews). Avec la modernisation des terminaux portuaires (Arkhangelsk, Tiksi, Pevek, Anadyr), la Russie fait du développement de la route maritime du nord la colonne vertébrale de sa stratégie arctique. Ainsi, le trafic de destination (qui a pour origine ou arrivée un port de l’Arctique russe) a fortement progressé au rythme du développement des projets extractifs, atteignant 34,9 millions de tonnes en 2021 (Vullierme et Delaunay, 2022), soit un quintuplement depuis 2016 avec 3 227 voyages, et avec des progrès particulièrement notables pour le trafic de méthaniers, qui passe de 0 à 516 voyages entre 2016 et 2021 (ibid.). Toutefois, en dépit des ambitieux objectifs affichés par Moscou et du déploiement d’une communication active vantant les mérites d’un itinéraire raccourci entre Europe et Asie, le trafic de transit empruntant la route maritime du Nord sur toute sa longueur, bien que croissant, demeure très modeste (seulement 2 millions de tonnes transportées en 2021), ce qui rappelle les limites du trafic maritime polaire, entre conditions climatiques extrêmes, contraintes logistiques, nouvelles difficultés suscitées par le changement climatique, desserte lacunaire de l’arrière-pays et impossibilité d’établir des lignes régulières (Lasserre, 2019 ; Pic, 2020).

Lire aussi : Pauline Pic, « Naviguer en Arctique », Géoconfluences, février 2020.

Le désenclavement terrestre, lui, demeure limité, en dépit des héritages – tels que la route fédérale R-504 « Kolyma » en Extrême-Orient, longue de près de 2000 km, surnommée « la route des os » en raison des conditions extrêmes de sa construction par les prisonniers du Goulag – et des projets. Le caractère pour l’heure toujours lacunaire des infrastructures limite fortement la maîtrise territoriale du Grand Nord.

Document 5. Mouvements de navires et trafic maritime sur la route maritime du Nord

Source : Vullierme et Delaunay, 2022. 

Source : Vullierme et Delaunay, 2022.

Volume en transit : empruntant toute la route. Volume transporté : ensemble des marchandises en circulation, y compris trafic de destination vers Mourmansk.

Les ambitions russes sont donc étroitement liées à l’exploitation des ressources, ainsi qu’à la présence militaire : l’augmentation du trafic implique de développer les capacités de sécurité et de secours, et renforcent la volonté de Moscou de contrôler cette route. Il existe un désaccord quant au statut des détroits entre les archipels et les côtes de l’Arctique russe, qui conditionne les droits de navigation. La Russie revendique une ligne de base inscrivant ces détroits au sein de ses eaux intérieures, ouvrant la possibilité d’un contrôle étroit, voire d’une tarification du transit international, là où les États-Unis préfèrent voir des détroits internationaux, garantissant la liberté de navigation à laquelle ils sont très attachés.

Et l’accroissement des intérêts économiques en jeu justifie la volonté russe de sécuriser la région, une stratégie pragmatique visant à fournir la stabilité nécessaire au développement de projets économiques, dans une région que la Russie perçoit comme vulnérable.

 

3. Les limites de la stratégie russe en Arctique

Cette volonté de mise en valeur du Grand Nord se heurte néanmoins à des limites de nature environnementale et stratégique.

3.1. Une mise en valeur qui fragilise environnement et populations

Les modalités actuelles de la mise en valeur du Grand Nord russe sont prédatrices et destructrices pour l’environnement, dans une région par ailleurs très fragile. À tel point que l’on peut parler d’une crise environnementale, avec localement des concentrations préoccupantes de pollutions, comme à Norilsk, classée parmi les villes les plus polluées au monde (Chernyshova, 2022) en raison de la concentration de sites miniers et d’industries lourdes, ou dans la péninsule de Kola. Des déchets radioactifs y sont stockés depuis la guerre froide, notamment dans la « poubelle nucléaire de la mer de Barents ». Malgré la décontamination de certains sites récemment, les progrès restent très limités (Laruelle, 2020). Ce développement se fait aussi au détriment des populations, notamment autochtones (moins de 10 % de la population de l’Arctique russe, comme les Nenets, les Khantys, ou les Tchouktches) profondément déstabilisées par les recompositions sociales, le changement climatique et le développement des projets extractifs qui menacent leurs droits d’usage. Or les communautés autochtones sont les mieux placées pour répondre aux défis de la crise environnementale provoquée par les politiques développementalistes des états centralisés (Devictor, 2023).

Or le changement climatique, qui a pu être présenté de manière ambivalente dans les discours officiels comme une aubaine, ou qui semble de prime abord faciliter l’exploitation de l’Arctique en en allégeant les fortes contraintes, fragilise fortement le Grand Nord russe, comme le rappellent les records de température et les grands incendies de 2019 et 2020. La fonte du pergélisol, ce sol gelé tout ou partie de l’année qui concerne 60 % du territoire russe, déstabilise ainsi végétation et infrastructures, occasionne d’importants surcoûts d’entretien, contribue au changement climatique par des émissions de méthane, renforce certaines contraintes (comme pour la navigation) et accroît les risques industriels comme avec le déversement de produits pétroliers dans une rivière près de Norilsk en 2020 (Vitkine, 2020). Et ce alors même que le réchauffement climatique tend à s’accélérer dans la région en raison du phénomène d’amplification arctique, ce qui permet une exploitation accrue des ressources fossiles et retarde d’autant leur abandon.

3.2. La guerre en Ukraine et ses conséquences

La dégradation des relations entre pays occidentaux et Russie affecte les ambitions russes dans la région à différents niveaux, depuis l’invasion de la Crimée en 2014, et plus encore depuis le début de la guerre en Ukraine en février 2022.

D’abord, les sanctions occidentales adoptées en réponse à l’agression russe contrarient le scénario de mise en valeur des ressources, très dépendant de l’apport de technologies et de capitaux étrangers via des firmes transnationales qui jouent un rôle important dans l’Arctique russe, à l’image de Total Énergies par exemple, partie prenante des projets Yamal et Arctic-LNG 2. BP et Shell ont mis ainsi un terme à leurs relations avec l’entreprise d’État Gazprom, et de nombreux autres investisseurs poursuivent leur désengagement. Les sanctions ralentissent donc considérablement les projets industriels (Vidal, 2024), même si la Russie se tourne de plus en plus vers des partenaires alternatifs tels que la Chine, dans une logique de complémentarité pragmatique, car l’émergent asiatique convoite les importantes ressources minières et énergétiques de l’Arctique russe. La signature en avril 2023 d’un accord de coopération à Mourmansk, ainsi que d’accords bilatéraux dans de nombreux domaines en mai 2023 (Reuters, 2023 ; Courrier international, 2023), confirment le rapprochement entre les deux partenaires, bien que la Chine demeure méfiante.

Ensuite, le contexte stratégique actuel remodèle en profondeur la gouvernance de l’Arctique et recompose la géopolitique régionale. L’Arctique est désormais une région encore plus stratégique car, comme la Mer Noire ou la Baltique, c’est une zone de contact avec l’OTAN, s’inscrivant dès lors dans un « continuum géostratégique » (Vidal, 2021). Finlande et Suède, inquiètes de l’attitude de leur puissant voisin russe, ont renoncé à leur neutralité historique pour demander à rejoindre l’OTAN, ce qu'elles ont fait respectivement en 2023 et 2024. La région était plutôt caractérisée, depuis la fin de la guerre froide, par ses tensions basses, comme en témoigne le sujet du Conseil de l’Arctique, forum intergouvernemental regroupant depuis 1996 les États riverains, des associations représentant les populations autochtones (parmi lesquelles l’association russe Raipon [4] et des ONG ainsi que de nombreux membres observateurs.

Le conflit ukrainien bouleverse cette coopération arctique, déjà entachée de tensions sous le premier mandat de Donald Trump. Le Conseil de l’Arctique, proposé pour le Prix Nobel de la Paix en 2020, avait pourtant longtemps incarné, grâce à sa recherche de consensus sur les questions environnementales et sociales (initialement choisies car à l’époque peu conflictuelles) un certain « exceptionnalisme arctique », remis en question depuis (Escudé-Joffres, 2022). L’offensive russe en Ukraine depuis février 2022 a déclenché, dès le mois de mars, une suspension  de la Russie des travaux du Conseil de l’Arctique, les autres membres de l’organisation étant tous membres de l’UE ou de l’OTAN. La transition dans la présidence tournante entre la Russie (2021-2023) et la Norvège s’est d’ailleurs faite en l’absence des ministres des affaires étrangères. Cette rupture dans une tradition de coopération régionale pourrait conduire la Russie à privilégier davantage ses intérêts à la faveur de son isolement diplomatique croissant, ce qui pourrait entraver les efforts de protection de l’environnement arctique et des populations autochtones (CESM, 2022). Enfin, la recherche de nouveaux partenaires et le resserrement des liens avec la Chine pourraient tourner l’Arctique russe davantage vers l’Asie que vers l’Europe (Vidal, 2024).

Conclusion

La Russie appuie bien une partie de sa stratégie de puissance sur l’Arctique, aussi bien à l’échelle régionale avec un Grand Nord devenu essentiel, qu’à l’échelle macro-régionale dans un espace de plus en plus convoité par de nombreux acteurs, où la Russie entend jouer un rôle majeur. Ce retour de puissance suppose la (re)conquête d’un espace périphérique, l’une des priorités de Moscou. Mais celle-ci s’opère à des coûts (humains, financiers, technologiques, environnementaux) élevés, et se heurte à des difficultés internes (déclin démographique d’une partie de l’Arctique russe, intensité des contraintes renouvelées par les effets du changement climatique) et externes (montée des tensions depuis 2014 et surtout 2022, partenariat ambivalent avec le Chine) qui semble mettre en partie en question la capacité de la Russie à atteindre ses objectifs. La Russie a-t-elle réellement les moyens de ses ambitions arctiques ?


Bibliographie


[1] Source : AMAP cité par Le Monde : « L’Arctique se réchauffe trois fois plus vite que la planète ». On parle même désormais d’un rapport de 1 à 4, avec un gain de +0,75°C par décennie depuis 1979 (Rantanen et al., dans Nature, 2022).
[2] http://kremlin.ru/acts/news/64274. Dans ce document, la « zone arctique » regroupe tous les territoires du Grand Nord proches de l’océan Arctique ou reliés à lui pour des raisons économiques.
[3] Réunion du Conseil de sécurité sur la politique de l’État russe dans l’Arctique, 22 avril 2014, cité par Observatoire de l’Arctique.
[4] La Russian Association of Indigenous People Of the North, représentant 41 peuples autochtones qui comptent 250 000 personnes.

Mots-clés

Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : autochtonie | Conseil de l’Arctique | dérèglement climatique | désenclavement | géopolitique des énergies | pergélisol.

 

Clara LOÏZZO

Professeure en classes préparatoires aux grandes écoles, lycée Masséna, Nice.

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :  

Clara Loïzzo, « La Russie, puissance arctique contrariée », Géoconfluences, février 2025.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/la-russie-des-territoires-en-recomposition/articles-scientifiques/puissance-arctique

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