Les Chinois, faiseurs de villes africaines

Publié le 14/02/2016
Auteur(s) : David Bénazéraf, docteur en géographie - Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

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Face aux défis de l’urbanisation et du développement en Afrique, la Chine contribue au décollage du continent par l’augmentation des dépenses en faveur des infrastructures et par l'alternative aux partenariats habituels des États africains avec les anciens empires coloniaux. En retour, l’Afrique est devenue pour la Chine un marché et un laboratoire, notamment pour les entreprises de construction, qui y gagnent progressivement des parts de marché.
Le regard des enseignants

L’Afrique est devenue le premier foyer de croissance urbaine dans le monde. Forte depuis les années 1950, la croissance urbaine africaine profite en priorité aux grandes villes. Sur un milliard d'Africains, près de 40 % vivent déjà en milieu urbain, contre seulement 28 % en 1980. Cette tendance à l’urbanisation rapide est appelée à se poursuivre dans les quinze prochaines années. Le taux d’urbanisation devrait atteindre 50 % en 2030. Le continent africain est plus urbanisé que l'Asie du Sud (34 %) et compte déjà autant de villes millionnaires que l’Europe. En 2050, un quart de la population mondiale sera africaine [1]. L’urbanisation stimule les investissements dans le secteur des infrastructures et de la construction, notamment en matière de logements et de bureaux.

Face aux défis de l’urbanisation et du développement de manière plus générale, le renforcement massif de la présence chinoise en Afrique depuis les années 2000 constitue une évolution majeure et entraîne une redistribution des cartes mondiales. La Chine contribue au décollage du continent par l’augmentation des dépenses en faveur des infrastructures et par l'alternative aux partenariats habituels des États africains avec les anciens empires coloniaux. En retour, l’Afrique est devenue pour la Chine un marché et un laboratoire, notamment pour les entreprises de construction, qui y gagnent progressivement des parts de marché.

Urbanisation et grandes métropoles en Afrique

Répartition des investissements directs chinois en Afrique (fin 2011)

Le secteur de la construction occupe la troisième place des investissements chinois en Afrique (16,4 %).

Le secteur de la construction occupe la troisième place des investissements chinois en Afrique (16,4 %) [2]. L’aide chinoise est délivrée par le biais de plusieurs canaux : prêts concessionnels [3], crédits préférentiels acheteurs à l’export, subventions, assistance technique, dons en nature (machines-outils, denrées alimentaires). Elle couvre plusieurs secteurs : construction d’infrastructures, santé, agriculture, énergie. Mais la Chine n’utilise pas les mêmes critères de définition que les pays membres du comité d’aide au développement de l’OCDE et sa conception de l’aide à l’étranger est moins restrictive que la leur. Les comparaisons sont donc rendues difficiles. Il s’agit de surcroît toujours d’aide liée, c’est-à-dire assujettie à l’achat de biens chinois ou au recours à des entreprises chinoises (Brautigam : 152) [4]. Celle-ci est délivrée pour des projets déterminés et non comme appui à des politiques sectorielles : il s’agit d’aide projet et non d’aide programme. Les entreprises chinoises remportent aussi de plus en plus d’appels d’offres d’autres bailleurs bilatéraux, ou multilatéraux comme la Banque mondiale et la Banque africaine de développement.
Les types d’acteurs, de projets et les modalités d’intervention se sont diversifiés à partir des années 1980, puis à nouveau dans les années 2000. Dans les années 1960 et 1970, la motivation des projets réalisés dans le cadre de l’aide chinoise est principalement politique. À partir des années 1980, l’internationalisation des entreprises chinoises de construction se fait de plus en plus selon des critères commerciaux. Les réalisations chinoises dans les villes africaines sont alors principalement des constructions architecturales isolées : monuments (bâtiments administratifs, stades) ou équipements (écoles, hôpitaux). On ne relève pas encore de projets à plus grande échelle contribuant au développement urbain. Le renforcement des relations Chine-Afrique dans les années 2000 favorise une meilleure complémentarité entre l’aide au développement et les activités commerciales des entreprises.
 

1. L’internationalisation graduelle des entreprises chinoises de construction

La coopération chinoise en Afrique pour la construction de bâtiments est ancienne. On peut citer l’exemple du palais du Peuple (Assemblée nationale) édifié entre 1975 et 1979 à Kinshasa en République démocratique du Congo (RDC, alors Zaïre), dont l’architecture monumentale évoque le palais éponyme de Pékin. Retracer l’évolution des relations sino-africaines depuis la fondation de la République populaire de Chine permet de situer les interventions actuelles dans leur contexte.

1.1. Des motivations politiques

Emma Mawdsley montre comment les bases de la coopération chinoise se sont peu à peu établies, rappelant en même temps que la Chine n’est pas un acteur émergent ni récent en Afrique (Mawdsley, 2007 : 409 sq). Entre 1949 et 1976, la Chine reste un acteur marginal en raison de ses faiblesses économiques et de ses difficultés intérieures. Au nom de l’amitié sino-africaine et du mouvement des non-alignés, Mao Zedong perçoit l’Afrique comme une terre d’exportation de la révolution : les motivations chinoises sont principalement politiques. Les relations tissées avec les pays africains sont alors basées sur une croyance partagée dans l’anticolonialisme, l’indépendance nationale, l’autosuffisance économique et la coopération au sein du monde en développement (Rotberg, 2008 : 51). Le pays entretient toutefois peu de contacts avec l’extérieur avant la conférence de Bandung en 1955. La visite du Premier ministre Zhou Enlai dans dix pays africains entre décembre 1963 et février 1964 pose les principes de l’aide chinoise. Dans son discours d’Accra, Zhou Enlai énonce huit principes qui sont encore invoqués aujourd’hui par les dirigeants chinois : égalité, bénéfices mutuels, respect de la souveraineté, absence de conditionnalités, faibles taux d’intérêt, facilités d’échelonnement de la dette, qualité des matériaux, transferts d’expertise.
Pendant sa tournée africaine, Zhou Enlai vante déjà les qualités des entreprises chinoises. Ces dernières bâtissent leur réputation au travers de projets de grande ampleur comme la ligne de chemin de fer TanZam. En 1970, la Chine accorde un prêt de 406 millions de dollars (soit la moitié de l’aide chinoise totale à l’Afrique) pour la construction de 1 860 km de ligne de chemin de fer entre le port de Dar es Salam en Tanzanie et Kapiri Mposhi dans la copperbelt zambienne. Les travaux sont achevés en 1976 avec la livraison d’une ligne d’une capacité de 2,6 millions de tonnes dans chaque sens. La rentabilité du projet est secondaire par rapport aux objectifs politiques. Cette opération demeure une icône de la coopération chinoise en Afrique. En février 2009, le président Hu Jintao, en visite officielle en Tanzanie, s’est recueilli au cimetière chinois devant les 65 tombes d’ouvriers du chantier du chemin de fer.
Les entreprises chinoises construisent, le plus souvent à titre gratuit, des projets de prestige dans les pays africains, en échange d’un soutien à l’ONU. Cette pratique a été qualifiée de « diplomatie du bâtiment public » [5]. Les dirigeants politiques et syndicalistes africains sont invités à Pékin et reçus avec le meilleur accueil : les réalisations chinoises leur sont présentées. Deborah Brautigam rappelle que la Chine devient le premier bailleur parmi les pays en développement en 1956 (Brautigam, 2009 : 33). L’aide se limite principalement à l’assistance technique et à la livraison de projets, et les quelques prêts et subventions sont toutefois faibles par comparaison aux montants de ceux des bailleurs des pays développés. Les dirigeants chinois mettent en avant leur proximité avec les pays en développement : « En ne cachant pas ses problèmes de développement, la Chine montrait déjà qu’elle était plus qualifiée que l’Occident pour aider [les pays africains], ce qu’elle fait croire encore aujourd’hui quand le gouvernement présente son pays comme un pays en voie de développement. » (Chaponnière, 2008 : 38).
Entre 1972 et 1977, pendant que la Chine traverse la période troublée de la Révolution culturelle, le Conseil des affaires d’État organise cinq grandes réunions sur l’aide à l’étranger. La cinquième, en 1977, décide de l’allocation d’un pourcentage annuel du budget à l’aide au développement. Au début des réformes de modernisation et d’ouverture en 1978, l’aide chinoise est délivrée à destination de 74 pays, principalement en Afrique (Brautigam, 2009 : 42). En parallèle, Deng Xiaoping développe les outils de la présence économique chinoise à l’étranger, notamment en s’appuyant sur les entreprises chinoises de construction.

1.2. La transition des années 1980 et l’internationalisation des entreprises chinoises

La politique entreprise par Deng Xiaoping constitue un tournant vers une approche plus pragmatique, reposant sur les relations économiques. L’idéologie n’est plus le seul moteur de la politique internationale de la Chine. Le pays a besoin de matières premières pour son développement intérieur (Mawdsley, 2007 : 410-411).
La période 1978-1995 constitue une période charnière à travers l’adoption de réformes en matière d’aide au développement et d’internationalisation des entreprises chinoises (Rotberg, 2008 : 22). Entre 1983 et 1984, le Premier ministre Zhao Ziyang se rend dans 11 pays africains. Il ne mentionne pas le mot d’aide, mais fait référence à la coopération Sud-Sud. La Chine ajoute ainsi à l’aide au développement un partenariat économique combinant des outils commerciaux et des outils d’aide. Les procédures de sélection des projets à financer sont réformées avec l’introduction d’analyses économiques et d’études de faisabilité, qui sont désormais exigées. Le pays devient en 1984 le huitième bailleur bilatéral en Afrique subsaharienne, à hauteur de la Grande-Bretagne, de la Norvège et du Japon (Brautigam, 2009 : 53-54).
La primauté accordée aux aspects économiques des relations sino-africaines implique d’internationaliser les entreprises avec le soutien politique et financier de l’État. Hong Eunsuk et Sun Laixiang montrent que la période 1979-1998 oscille entre encouragement et contrôle des investissements sortants (Hong et Sun, 2006 : 610 sq). En 1979, une circulaire du Conseil des affaires d’État autorise les entreprises chinoises à signer des contrats à l’étranger, même si une approbation préalable demeure requise. Quelques-unes d’entre elles ont également le droit de créer des joint-ventures avec des entreprises locales.
Les entreprises d’État du secteur de la construction sont au cœur du dispositif, notamment quatre d’entre elles. La China State Construction Engineering Corporation (China Construction) est créée dès 1978 avec l’approbation du Comité central du Parti et du Conseil des affaires d’État. Trois nouvelles sociétés sont créées en 1979 : la China Civil Engineering Corporation (aujourd’hui la CCECC), la China Complete Set Equipment Import and Export Corporation (aujourd’hui la CMEC) et la China Road and Bridge Corporation (aujourd’hui la CRBC). Cette dernière succède à l’ancien bureau de l’aide à l’étranger du ministère des Transports, créé en 1958. Pour Hong Eunsuk et Sun Laixiang, « ces quatre entreprises ont été les premières à faire entrer la Chine sur les marchés internationaux de construction, d’ingénierie et de services de main-d’œuvre » (Hong et Sun, 2006 : 618).
À partir de 1985, toutes les entreprises peuvent demander l’autorisation d’établir des filiales à l’étranger, si elles disposent du capital nécessaire et de la capacité technique et opérationnelle. Une circulaire du ministère des Relations économiques avec l’étranger et du commerce (Mofert, ancien Mofcom) précise les conditions des projets d’investissements directs à l’étranger (IDE) réalisés par les entreprises chinoises en fixant des plafonds d’approbation. Ces plafonds sont progressivement relevés en 1992, 2002 et 2004. En 1987, on dénombre plus de 100 entreprises chinoises établies à l’étranger, tous secteurs confondus. Si la nécessité de sécuriser l’approvisionnement en ressources naturelles constitue un moteur des IDE sortants, l’ouverture internationale a aussi pour objectif d’améliorer la compétitivité chinoise par l’accession à des technologies étrangères plus avancées (Hong et Sun, 2006 : 620).
L’aide bilatérale constitue la première source de financement des projets de construction chinois à l’étranger. Pour accéder aux marchés internationaux, la Chine adhère à la Banque mondiale en 1980 et à la Banque africaine de développement en 1985. Ces adhésions donnent aux entreprises chinoises de construction un accès aux appels d’offres internationaux. Néanmoins, au départ, ces dernières bénéficient peu des financements internationaux en raison de la politique d’ajustements structurels initiée par la Banque mondiale [6] : « En Afrique, le secteur du bâtiment laissait entrevoir de belles perspectives au début des années 1980. Mais, après plusieurs années de crise économique, le nombre croissant d’emprunts liés à la politique des ajustements structurels et la réduction des dépenses dans les infrastructures par d’autres bailleurs [que la Chine] ont généré des difficultés pour les entreprises chinoises nouvellement établies à l’étranger. » (Brautigam, 2009 : 64).

Après les événements de Tian’anmen en 1989 et leur condamnation par les pays occidentaux, la Chine recherche des alliés en Afrique. Une réforme de l’aide au développement est entreprise dans la première moitié des années 1990. Elle vise notamment à mettre fin à la construction à titre gratuit de projets architecturaux de prestige. Deux changements majeurs permettent de favoriser des retours sur investissement. Tout d’abord, les entreprises sous l’autorité directe de ministères ou de provinces sont transformées en sociétés indépendantes, bien que leurs capitaux demeurent publics. Elles deviennent notamment responsables de leur chiffre d’affaires.
Ensuite, trois banques de développement sont créées en 1994 : la Banque chinoise de développement (CDB), la banque d'import-export Exim Bank et la Banque chinoise de développement agricole. Ces banques sont les principaux outils de financement des entreprises chinoises pour les projets de coopération menés à l’étranger, notamment les projets de construction. Elles proposent une palette de produits financiers, dont certains répondent à des critères commerciaux et non aux critères de l’aide officielle au développement. En 1995, le Conseil des affaires d’État donne mandat au Mofcom de délivrer des prêts concessionnels [7] en mêlant aide au développement et objectifs commerciaux. En 1998, l’Exim Bank obtient de la Commission nationale du développement et de la réforme (NDRC) l’autorisation d’octroyer des prêts préférentiels aux entreprises de construction. Par cette décision, le Premier ministre Li Peng s’inscrit dans la continuité de la politique de Deng Xiaoping : « La politique chinoise d’aide à l’Afrique est passée d’une logique de dons à une forme de coopération économique en faveur de bénéfices mutuels » (Brautigam, 2009 : 83).

À partir de 1995, le système chinois de coopération avec les pays en développement, notamment l’Afrique, est en place. La primauté donnée à la coopération économique est garantie par une organisation complexe d’interactions entre entreprises publiques et acteurs étatiques.
La politique africaine de la Chine passe progressivement de l’aide au développement motivée par des objectifs politiques (qui justifiait la construction d’édifices architecturaux sans retour sur investissement) à une coopération économique motivée par l’accès aux ressources naturelles et par l’internationalisation des entreprises chinoises. Comme le souligne le document de référence sur la politique africaine de la Chine publié en 2006 par le Conseil des affaires d’État : « L’amitié sino-africaine résulte d’une longue histoire basée sur de solides fondations. La Chine et l’Afrique ont des histoires similaires basées sur des expériences de lutte pour la libération nationale […]. La fondation de la République populaire de Chine et les indépendances africaines ont ouvert une nouvelle ère pour les relations sino-africaines. Depuis plus d’un demi-siècle, les relations politiques ont été densifiées grâce aux visites à haut niveau et à la fréquence des échanges humains, les relations économiques et commerciales se sont accélérées, et les autres volets de la coopération ont été renforcés […]. La Chine a accordé toutes sortes d’aides aux pays africains, et les pays africains ont également soutenu fermement la Chine. Les principes d’amitié sincère, d’égalité et de bénéfices mutuels, d’unité et de développement commun sont le fondement des relations sino-africaines […]. » [8].

Le passage d’objectifs principalement politiques à des objectifs essentiellement économiques est conduit de manière graduelle. Il ouvre la voie au renforcement de la présence chinoise en Afrique dans les années 2000, ainsi qu’à l’émergence de nouveaux secteurs de coopération comme le développement urbain, générateurs de nouveaux contrats pour les entreprises chinoises de construction.

 

2. Une place grandissante depuis les années 2000

À partir des années 2000, des projets de plus grande ampleur, comme des projets de développement urbain, sont conduits à la faveur de l’approfondissement des relations entre la Chine et l’Afrique.

2.1. La percée chinoise dans la décennie 2000

Les années 2000 constituent à la fois un aboutissement et un nouveau tournant. Le renforcement de la présence chinoise résulte du rapprochement avec les pays africains initié par Mao Zedong et des réformes d’ouverture de Deng Xiaoping. Avec la création du Forum sur la coopération sino-africaine (Focac), l’an 2000 constitue aussi un tournant à partir duquel les relations sino-africaines connaissent un essor particulièrement rapide. Cette période a été abondamment abordée dans la littérature académique.

Depuis les années 2000, la présence des acteurs chinois, publics et privés, est en forte croissance sur l’ensemble du continent africain, dans des secteurs très variés. Les relations de l’État chinois avec ses partenaires africains sont orchestrées dans le cadre du Forum sur la coopération sino-africaine, même si l’essentiel des échanges a lieu de façon bilatérale. Lors du sommet du Focac de Johannesburg en décembre 2015, le président chinois Xi Jiping a annoncé une enveloppe de 60 milliards d'aide financière pour l'Afrique incluant 5 milliards de prêts à taux zéro et 35 milliards de prêts à taux préférentiels. La Chine occupe désormais une place de premier plan dans de nombreux pays d’Afrique. Le renforcement de sa présence est régulièrement décrit comme une manière de sécuriser ses approvisionnements en matières premières pour alimenter la demande intérieure. Les ressources naturelles sont considérées comme structurantes dans les relations sino-africaines, même si cette approche reste discutée. La structure des échanges commerciaux demeure fondamentalement de type Nord-Sud : exportation de ressources naturelles ou agricoles par les pays africains, qui importent des biens manufacturés, limitant d’autant le développement d’une industrie locale et favorisant les phénomènes de rente (Chaponnière, 2006 : 149 sq). L’accélération des relations Chine-Afrique exacerbe la confrontation entre les bailleurs. La Chine est qualifiée d’acteur extérieur, émergent, venant s’immiscer dans les relations entre anciens colonisés et anciens empires coloniaux en dépit de sa politique de coopération pourtant ancienne sur le continent.

Le concept de « Chinafrique » perpétue un certain nombre de mythes, sur l’importation massive d’une main-d’œuvre chinoise bon marché, par exemple. Or, la présence chinoise est protéiforme et fait appel à différents outils et stratégies (aide, commerce, investissements) en fonction des contextes nationaux. Les Chinois ne sont pas seulement acheteurs de matières premières ; ils sont de plus en plus en position d’investisseurs. En dépit de certaines constantes, leurs interventions varient en fonction des 49 pays africains avec lesquels la Chine entretient des relations diplomatiques.

L'aide chinoise : des canaux multiples

Complément : L'exemple du parc industriel sino-éthiopien de Dukem (Eastern Industry Zone)

2.2. La Chine, premier partenaire du continent

Le Livre blanc sur la coopération sino-africaine publié par le Conseil des affaires d’État indique que la Chine est devenue le premier partenaire commercial du continent africain en 2009. En 2015, le volume total des échanges commerciaux s’est élevé à 300 milliards de dollars, alors qu'il était de 10 milliards en 2000 [9]. On compte plus de 2 500 entreprises chinoises installées sur le continent. En Algérie, la Chine a détrôné la France depuis 2012 comme premier partenaire du pays en remportant quasiment tous les grands appels d’offres dans le BTP, comme la construction de la grande mosquée d’Alger, la troisième plus grande au monde, ou encore l’agrandissement de l’aéroport de la capitale.

Parmi les pays asiatiques, la Chine a dépassé le Japon, qui était le principal fournisseur asiatique de l’Afrique dans les années 1970 (7 à 8 % des exportations japonaises), puis la Corée, qui avait elle-même dépassé le Japon dans les années 1980 (Chaponnière, 2006 : 149 sq). La Chine a aussi progressivement écarté Taiwan. Alors que sept pays africains reconnaissaient encore Taiwan en 2005 (Sénégal, Tchad, Burkina Faso, Gambie, SaoTomé- et-Principe, Swaziland, Malawi), ils ne sont plus que trois aujourd’hui (SaoTomé-et-Principe, Burkina Faso et Swaziland). La percée chinoise s’explique aussi par l’augmentation des prêts et investissements chinois, même si l’aide chinoise demeure difficile à chiffrer en l’absence de critères de comparaison avec les pays membres du Comité d’aide au développement de l’OCDE.

Selon le Livre blanc de 2013, le secteur de la construction représente 16,4 % des investissements chinois en Afrique (contre 15,8 % en 2009 [10]). Le secteur de l’immobilier fait son apparition dans la version de 2013, à hauteur de 1,1 % des investissements totaux. Cette nouveauté mérite d’être soulignée. Le Livre blanc indique également que le montant total des contrats de bâtiment et travaux publics (BTP) des entreprises chinoises s’est élevé à 40 milliards de dollars en 2012, soit une hausse de 45 % depuis 2009. L’Afrique représente 35 % des marchés de construction chinois à l’étranger. Le continent est le deuxième marché de construction à l’étranger de la Chine depuis quatre années consécutives. Le total des prêts concessionnels dans le secteur de la construction s’est élevé à 11,3 milliards de dollars pour 92 projets entre 2010 et mai 2012, dont des routes urbaines (shizheng daolu). Le document souligne les succès de la présence chinoise en matière d’infrastructures : « Les fonds, équipements et technologies en provenance de Chine ont contribué efficacement à la réduction des coûts de construction dans les pays africains et au rattrapage progressif des infrastructures » [11].
Comme le souligne Jean-Raphaël Chaponnière, « dans la construction, les sociétés chinoises, régulièrement moins disantes, gagnent des parts de marché (immeubles, mais également routes – où la part de marché dépasse 30 % au Mozambique) et font travailler de la main-d’œuvre chinoise » (Chaponnière, 2006 : 159). Les entreprises chinoises sont en effet au cœur du dispositif chinois, comme l’avait initié Deng Xiaoping. La politique d’internationalisation, reformulée par Jiang Zemin en 1995 sous la forme de « politique de sortie vers l’étranger » (zou chuqu zhengce) et intégrée dans le Xe Plan quinquennal 2001-2005 [12], permet à Pékin « d’internationaliser ses majors », selon l’expression de Serge Michel et Michel Beuret (Beuret et Michel, 2008 : 49 sq). On recensait 42 393 ingénieurs et ouvriers qualifiés chinois sur le continent africain en 2000 (Brautigam, 2009 : 77). En outre, 47 entreprises de construction chinoises figuraient dans le classement 2003 des 225 premières entreprises mondiales de BTP (Engineering News Record, 2003). La plupart étaient présentes en Afrique. En 2006, deux sociétés chinoises de bâtiment et travaux publics entrent dans le classement des dix premières entreprises mondiales, soit un total de sept parmi les 50 premières. Entre 2000 et 2005, la croissance moyenne des entreprises chinoises de construction était de 25 % (Chuan et al., 2007 : 452).

Les grandes entreprises chinoises d’État dans les pays africains entraînent dans leur sillage l’augmentation du nombre de petits entrepreneurs chinois, comme à Luanda. Antoine Kernen et Benoît Vulliet citent aussi l’exemple de Bamako, où la présence d’une dizaine d’entreprises chinoises de BTP a entraîné le développement d’une quarantaine de petites entreprises dirigées par des patrons chinois et employant de la main-d’œuvre locale. Entre les entreprises d’État et les entrepreneurs individuels se forme un tissu de petites et moyennes entreprises (PME) chinoises, dont des promoteurs immobiliers, comme à Nairobi. Les propos d’un diplomate en poste à Pékin et ayant passé plusieurs années en Afrique dans les années 1980 résument l’évolution en matière de construction et de développement urbain : « L’empreinte [actuelle] chinoise dans les villes africaines est plus importante et plus durable que la première génération de projets. Elle est aussi plus importante en volume » [13].

Deux exemples de constructions chinoises en Afrique
La ville-satellite de Zango en Angola

 La ville-satellite de Zango, vue depuis le périphérique de Luanda, devrait comporter 35 000 logements à terme.

La voie rapide Nairobi-Thika au Kenya

 La voie rapide Nairobi-Thika, inaugurée en 2012 et longue de 49 km, a été construite par trois entreprises chinoises.

 

Conclusion

La place qu’occupent les entreprises chinoises dans le secteur de la construction en Afrique est profondément ancrée dans la mondialisation. Celles-ci participent à la convergence entre les Suds, qui deviennent moteurs de dynamiques échappant aux pays occidentaux. La Chine contribue à accélérer le rattrapage économique de l’Afrique en pourvoyant au financement et à la construction d’infrastructures. Toutefois la chute des cours du pétrole et des matières premières qui affecte les revenus des pays africains pose un problème de soutenabilité de la dette africaine. Mais, de son côté, pour faire face au ralentissement intérieur de son économie, le gouvernement chinois sera peut-être amené à stimuler les investissements à l’étranger .

 

 

Notes

[1] Nations Unies, 2014, "World Urbanization Prospects : the 2014 Revision", Département des affaires économiques et sociales, division de la population.

[2] Popular Republic of China, Information Office of the State Council, 2013, zhongguo yu feizhou de jingmao hezuo [La coopération économique et commerciale sino-africaine].

[3] Un prêt concessionnel est un prêt non assorti des conditions traditionnellement exigées par les banques commerciales et autres prêteurs à l'égard de l'emprunteur en matière de garanties. Ces prêts offrent un certain nombre d'avantages à l'emprunteur au niveau soit des garanties soit des taux d'intérêt, soit des possibilités d'une exonération temporaire des remboursements. Autrement dit, ce sont des prêts qui comportent au moins 25 % d’élément don, ce qui signifie que la valeur actualisée des flux de remboursement générés par le prêt ne doit pas excéder 75% de sa valeur nominale. La part de l'élément don est appelée degré de conditionnalité.

[4] L’aide liée désigne les dons ou prêts du secteur public pour lesquels les marchés sont limités à des entreprises du pays donateur. L’aide liée empêche donc souvent les pays bénéficiaires d’utiliser de façon optimale les fonds alloués pour l’achat de services, de biens ou de travaux.

[5] Sénat, 2013, Rapport d’information sur la présence de la France dans une Afrique convoitée, p. 177.

[6] Cette politique entraîne une diminution du nombre de projets financés dans le domaine des infrastructures au profit de programmes de bonne gouvernance et de formation (renforcement des capacités des administrations africaines).

[7] Voir la note 3

[8] Popular Republic of China, Information Office of the State Council, 2006, zhongguo feizhou zhengce [La politique africaine de la Chine].

[9] Le Monde, L’avenir incertain de la présence chinoise en Afrique au menu du 6e sommet sino-africain, 3 décembre 2015.

[10] Popular Republic of China, Information Office of the State Council, 2010, op. cit.

[11] Popular Republic of China, Information Office of the State Council, 2013, op. cit.

[12] Les plans quinquennaux planifient les stratégies de développement en définissant des objectifs de croissance et des orientations de réformes. Bien loin de constituer de simples déclarations d’intention, ils sont destinés à être appliqués, et déclinés au niveau local et par secteurs.

[13] Entretien à Pékin en mars 2012.

 

Pour compléter :

Ressources bibliographiques
Ressources webographiques
  • Forum sur la coopération sino-africaine (Focac), site en anglais et en français développé par le Ministère des Affaires Etrangères de la RPC.
  • CRBC, le site de la China Road and Bridge Corporation (en anglais)
  • Le Monde Afrique, en particulier :

« L’Afrique risque d’être surexposée à la Chine », entretien avec Ravi Bhatia, auteur d’un rapport sur les investissements chinois en Afrique pour l’agence de notation Standard & Poors,15 juin 2015.
« L’Afrique risque de payer cher sa dépendance à la Chine », 2 décembre 2015
« L’avenir incertain de la présence chinoise en Afrique au menu du 6e sommet sino-africain », 3 décembre 2015
« Ce qu’il faut retenir du sommet Chine - Afrique », 7 décembre 2015
« Le rêve africain de Xi Jinping », 27 avril 2015

« Chute de 40% des exportations africaines vers la Chine », 14 janvier 2016.

 

David BÉNAZÉRAF,
docteur en géographie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne,
 associé à l’UMR 8586 Prodig


 

Compléments, conception et réalisation de la page web : Marie-Christine Doceul,
pour Géoconfluences, le 30 janvier 2016.

Pour citer cet article :  

David Bénazéraf, « Les Chinois, faiseurs de villes africaines », Géoconfluences, février 2016.
http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/la-chine/articles-scientifiques/les-chinois-en-afrique