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La rangée portuaire chinoise et ses arrière-pays, connecter la Chine au Monde

Publié le 17/04/2024
Auteur(s) : Benjamin Claverie, Géographe - académie de Bordeaux

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La rangée portuaire chinoise est la première du monde. Au cœur du système mondial d'échanges maritimes, elle regroupe 15 des 20 premiers ports mondiaux (8 des 20 premiers pour les conteneurs). Son arrière-pays est pourtant relativement étroit : 95% des échanges se font dans les 350 premiers kilomètres vers l'intérieur. Le développement des liaisons avec les arrière-pays est cependant rapide, grâce aux investissements réalisés dans les ports secs tels que Xi'an et Chongqing afin d'en faire des nœuds terrestres majeurs, dans le cadre des nouvelles routes de la soie.

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L’intégration à la mondialisation, au sein de laquelle la mer est un espace circulatoire fondamental, est d’autant plus forte pour les territoires disposant d’une rangée portuaire doublement connectée aussi bien à ses avant-pays qu’à ses arrière-pays. Ces dernières décennies, la hiérarchie portuaire mondiale a été traversée par d’importants reclassements, révélateurs des rééquilibrages et des nouvelles lignes de force géoéconomiques consécutifs aux dynamiques de la mondialisation. La République populaire de Chine (RPC) manifeste actuellement, sur le plan portuaire, sa nette supériorité à l’égard de ses partenaires mais aussi de ses rivaux commerciaux.

Document 1. La Chine, premier pôle portuaire mondial

Ports chinois comparés à UE Inde USA

Sources : Banque mondiale, U.S. Department of Transportation, Eurostat, China Statistical Yearbook, Basic Port Statistics of India 2019-2020.
 

Cette situation résulte du pari gagné de la politique de réforme et d’ouverture décrétée en 1978 puis de celui de l’adhésion à l’Organisation mondiale du commerce en 2001. Les ports sont alors devenus aussi bien les instruments que les bénéficiaires de ces politiques économiques ayant contribué à l’ouverture du littoral de la Chine continentale.

Comment les autorités politiques et portuaires chinoises agissent-elles pour assurer la meilleure connexion possible entre les infrastructures portuaires et le monde mais aussi le territoire national ?

 

1. Des ports entre rivalité et complémentarité : la première rangée portuaire mondiale

On recense environ 2 000 ports maritimes et fluviaux en République populaire de Chine. Situés sur un très long littoral (18 000 kilomètres environ), une centaine de ports maritimes prennent part aux échanges internationaux et 34 d’entre eux appartiennent à la catégorie des ports majeurs. Dans leur quête d’une rationalisation du secteur maritime visant à limiter l’atomisation et les surcapacités portuaires, les autorités chinoises opérèrent une réorganisation régionale du système portuaire en 2006. Le ministère des Transports et des Communications créa alors cinq grands pôles portuaires : le golfe de Bohai, le delta du fleuve Yangzi, le littoral Sud-Est, le delta de la rivière des Perles et le littoral Sud-Ouest.

On observe une nette polarisation des trafics portuaires aux différentes échelles géographiques. À l’échelle nationale, les cinq grands pôles portuaires comptent pour environ 67 % du trafic portuaire maritime et fluvial (document 2). À l’échelle régionale, ces cinq pôles portuaires ne disposent cependant pas du même poids dans la rangée chinoise selon les trafics étudiés. Concernant le trafic portuaire exprimé en millions de tonnes, deux pôles portuaires dominent : le delta du fleuve Yangzi et celui de la rivière des Perles (document 3). Le trafic du delta du Yangzi se révèle 7,5 fois supérieur à celui du golfe de Bohai, tandis que le delta de la rivière des Perles atteint un trafic supérieur de 398 millions de tonnes à celui du pôle portuaire du littoral Sud-Ouest.

Document 2. Une rangée portuaire hiérarchisée et polarisée
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Trafic conteneurisé en 2022 (millions d'EVP)   Shanghaï;Ningbo-Zhoushan;Shenzhen;Qingdao;Canton;Tianjin;HongKong;Xiamen;Rizhao;Lianyungang;Yingkou;Dalian;Yantai;Nankin;Nantong;Haikou;Quanzhou;Jinzhou;Shantou;Weihai;Wenzhou;Zhuhai;Fangchenggang;Beihai;Qinhuangdao;Jiangyin;Zhenjiang;Fuzhou;Jieyang    
    47.3;33.35;30.04;25.67;24.6;21.02;16.64;12.43;5.8;5.57;5;4.46;4.12;3.2;2.24;2.15;2.08;1.88;1.76;1.4;1.18;1.1;0.9;0.71;0.63;0.53;0.38;0.34;0.08   #e31e51

Sources : China Ports & Harbours Association, National Bureau of Statistics of China.

Document 3. Un trafic portuaire dominé par Shanghai et le delta du Yangzi

Les pôles portuaires chinois : trafic conteneur et vrac

 

Quand on étudie plus précisément le trafic conteneurisé, trois pôles portuaires se détachent. Il s’agit du golfe de Bohai, du delta du Yangzi et du delta de la rivière des Perles. Chacun d’eux génère annuellement un trafic conteneurisé dépassant 25 % du total national. L’une des raisons de la polarisation des trafics sur les entités portuaires les plus puissantes est à relier à des éléments politiques propres au régime chinois. D’une part, les découpages régionaux ont pu contribuer à favoriser les ports dominants actuellement dans l’architecture réticulaire nationale. D’autre part, l’ouverture progressive de la Chine communiste sur la mondialisation capitaliste s’est faite à partir de villes-ports qui, depuis, n’ont cessé de renforcer leur poids dans l’armature portuaire chinoise. Par conséquent, les délimitations administratives doivent être prises en compte pour comprendre les actuelles hiérarchisations portuaires. Les cinq pôles portuaires ne comportent pas le même nombre de provinces, de municipalités relevant du centre, ni de régions administratives spéciales. Ce choix induit un poids démographique et économique différent et influence leur trafic portuaire. En outre, la précocité de l’ouverture de leur littoral au commerce international et aux investissements étrangers pèse sur leur activité portuaire. Le golfe de Bohai, composé de quatre entités administratives, compte une population de 232,2 millions d’habitants en 2021 et réalise un PIB dépassant les 17 509 milliards de yuan en 2022. En comparaison, le littoral Sud-Est correspondant au seul Fujian apparaît plus modeste en termes démographique (41,87 millions de personnes en 2021) et économique, son PIB égalant 5 311 milliards de yuan en 2022. Pourtant, concernant le volume du trafic portuaire le Fujian fait mieux que le golfe de Bohai, lequel ne prend définitivement l’avantage que concernant le trafic conteneurisé. En outre, le cas du Fujian rappelle le processus pluridécennal d’ouverture de la Chine sur la mondialisation par les ports et les littoraux. Car sa force portuaire s’explique en partie par l’ouverture précoce de son littoral à la mondialisation, dont il résulte une mobilisation des capitaux provinciaux, diasporiques et étrangers pour construire un puissant appareil industriel. Malgré tout, le Fujian n’a pas assez joué la carte de la conteneurisation (Zhang, 2020).

Document 4. La première rangée portuaire du monde

La rangée portuaire chinoise : carte

 

À l’échelle des régions portuaires, la polarisation du trafic conteneurisé des ports chinois s’avère irrécusablement très forte (document 4). Une hiérarchie à trois niveaux des ports conteneurisés devient visible. Le premier groupe majoritaire comprend vingt-et-un ports, lesquels opèrent la manutention d’au maximum 6 millions d’EVP par an. Cependant, il existe en leur sein un grand écart en termes de trafic conteneurisé traité car le moins dynamique, le port de Jieyang situé dans la province du Guangdong, prend en charge seulement 80 000 EVP en 2022, contre 5,8 millions d’EVP pour Rizhao, port de la province du Shandong. Nous subdivisons alors ce premier groupe de ports en trois catégories en fonction de l’importance de leur trafic conteneurisé à l’échelle de la Chine dans le but de les représenter cartographiquement : les ports au trafic conteneurisé marginal, les ports au trafic conteneurisé réduit, les ports au trafic conteneurisé moyen. À titre de comparaison, le port de Marseille (1,5 million EVP en 2022) intégrerait la catégorie de port au trafic réduit, tandis que ceux du Pirée (4,3 millions EVP en 2022), d’Algesiras (4,8 millions EVP) et de Valence (5 millions EVP) relèveraient de la catégorie des ports au trafic moyen dans le contexte chinois.

Le deuxième groupe de ports chinois rassemble des équipements traitant entre 12 et 35 millions d’EVP en 2022. De nouveau, il est possible de discriminer statistiquement deux sous-ensembles portuaires : des ports avec un important trafic conteneurisé qui sont au nombre de cinq et entrant dans la liste des vingt premiers ports conteneurisés mondiaux et deux ports conteneurisés géants, Shenzhen et Ningbo-Zhoushan. Le principal port conteneurisé européen, Rotterdam, qui manutentionne 14,45 millions d’EVP en 2022, se situerait dans la catégorie des ports à l’important trafic conteneurisé entre Xiamen et Hong Kong. Enfin, l’ensemble portuaire de Shanghai coiffe largement cette hiérarchie portuaire en tant que grande région métropolitaine de rang mondial disposant d’un équipement logistique unique avec un volume de 47 millions d’EVP en 2022.

 

2. Connecter les ports au monde : un impératif de modernisation constante

Les ports chinois s’astreignent à développer une infrastructure moderne et à proposer des services toujours plus sûrs et rapides pour satisfaire les besoins de leur clientèle. Ils font porter leurs efforts dans trois domaines afin de structurer de manière durable des ports intelligents révolutionnés par la haute technologie : l’acquisition de procédés de génie civil, le matériel de manutention, la numérisation et l’automatisation. Pour garantir une accessibilité optimale aux grands navires, ils réalisent une protection performante du plan d’eau contre la houle au moyen de digues brise-lames et d’épis, la mise à disposition d’un long linéaire de quais spécialisés en eau profonde disposant d’une superficie de terre-plein pour opérer le chargement/déchargement et l’entreposage des marchandises, enfin l’importance de la solidité des murs de quais, lesquels «  doivent résister aux forces de compression et de traction exercées par les grands navires amarrés » (Damien, 1998).

Les entreprises chinoises du bâtiment et des travaux publics sont devenues des expertes dans l’élaboration et l’application des innovations du génie civil destinées à la construction des équipements portuaires. Par exemple, la firme transnationale China Communications Construction Company (CCCC), située à la 60e place au classement « Fortune Global 500 » en 2022, est à l’œuvre concernant la création de terre-pleins industriels ceinturant le sud des îles montueuses de Yangshan et de leur connexion au continent au moyen du pont de Donghai mesurant un peu plus de 32 kilomètres, ainsi que lors de la construction de l’île artificielle de Nanjiang (China Daily, 2016). Celle-ci constitue la cinquième zone du port de Tianjin. Elle s’allonge sur presque seize kilomètres pour une superficie de 26 kilomètres carrés. Les terminaux de cette île artificielle sont spécialisés dans le traitement des vracs liquides (produits pétroliers) et solides (charbon, minerai). Son terminal minéralier numéro 26 d’une longueur de 400 mètres et d’une capacité annuelle estimée à 23 millions de tonnes débute son activité en 2014. Dès 2016, la fonction minéralière de l’île de Nanjiang est améliorée au moyen de l’édification du quai numéro 27 devant servir à manutentionner 9,8 millions de tonnes supplémentaires par an. Entreprise publique, la CCCC est révélatrice des évolutions du capitalisme d’État chinois, puisqu’elle est cotée en bourse à Hong Kong et à Shanghai et qu’elle accepte l’apport financier d’investisseurs institutionnels étrangers. Signe de son dynamisme dans l’innovation, elle enregistre plus de 6 000 brevets d’ingénierie civile sur la période 2016-2020. La CCCC multiplie les aménagements portuaires en Chine : en 2014, elle achève la phase IV du port de Waigaoqiao à Shanghai ; en 2015, elle crée le terminal charbonnier de Caofeidian situé dans le port de Tangshan et agrandit le terminal conteneurisé de Yantian ; en 2019, elle participe à la phase 3 de l’aménagement du port charbonnier de Huanghua situé au Hebei.

La CCCC part désormais à la conquête des marchés étrangers. Elle s’investit habilement dans le cadre du projet géoéconomique des Nouvelles routes maritimes de la Soie, apportant sa pierre à l’édifice de la domination technologique chinoise dans le secteur du BTP. La CCCC s’impose comme le leader mondial de la conception et de la construction portuaire. Elle ouvre 219 bureaux de représentation dans le monde, en ciblant principalement l’Asie et l’Afrique. Elle remporte de nombreux appels d’offre dans le Sud global : à Hambantota au Sri Lanka, le terminal conteneurisé de Damman en Arabie Saoudite, le Wharf Global à Dubaï (CCCC, 2023). Cependant l’internationalisation de la CCCC l’expose à deux écueils. En premier lieu, la firme transnationale chinoise se voit parfois accusée de malversations financières sous la forme de fraude et de corruption. En second lieu, elle se retrouve au centre de la lutte d’influence de l’« autre guerre froide » (Grosser, 2023) opposant les États-Unis et la Chine (Rogers, 2020).

La fluidité de la prise en charge des cargaisons sur un port dépend fondamentalement de la capacité de ses infrastructures et matériels de manutention. Or, les progrès technologiques s’avèrent déterminants dans ce domaine. Là encore la Chine démontre sa grande aptitude à passer de simple utilisatrice d’une technologie exogène à productrice d’un matériel national avant sa commercialisation sur le marché mondial. Les grands ports chinois disposent sur leurs quais du matériel dernier cri, lequel sort fréquemment des usines de la Shanghai Zhenhua Heavy Industries (ZPMC), entreprise d’État et filiale de la CCCC. La ZPMC dispose de six bases de production en RPC qui livrent de nombreux engins de levage intégrant une forte proportion d’innovation. L’entreprise élabore ainsi la première grue sur rail à double conteneurs de 40 pieds en 2004 puis la première grue flottante entièrement tournante d’Asie d’une capacité de 4 000 tonnes en 2006. Sa maîtrise technologique lui permet de dominer le marché des machines portuaires à l’échelle chinoise mais aussi planétaire. En effet, cette firme détient 70 % du marché mondial : elle munit de ses instruments de levage 300 quais situés dans 106 pays. Sa montée en puissance sur les marchés internationaux est rapide. Ses produits sont d’abord distribués en Amérique du Nord à partir de 1992. Dès 1998, la firme transnationale chinoise domine la concurrence en se hissant au premier rang mondial des commandes de machines portuaires. Très symboliquement, la ZPMC marque sa prééminence sur ses concurrents germaniques Liebherr et Gottwald lorsqu’elle livre ses premiers matériels en Allemagne en 1999 (ZPMC, 2023), preuve que la Chine est devenue un pôle productif majeur en matière de machines.

L’émergence de ports intelligents (smart ports) est un enjeu stratégique fondamental en Chine, d’abord pour limiter le coût du service portuaire en gagnant en vitesse et en diminuant la main-d’œuvre, ensuite pour réduire l’empreinte carbone. Il s’agit de moderniser les infrastructures portuaires en combinant plusieurs avancées technologiques, dont la couverture du réseau de téléphonie mobile par la 5G, la liaison avec un système de navigation et de positionnement, le développement de la conduite autonome, le recours aux mégadonnées et à l’intelligence artificielle. Ces nouveaux équipements doivent en outre recevoir un approvisionnement énergétique au moyen de sources renouvelables. L’automatisation s’applique aux grues, aux portiques, aux ponts roulants, aux véhicules à conduite transportant les conteneurs sur les quais, ainsi qu’aux conteneurs lors de leur déverrouillage. La numérisation des services portuaires diminue le temps de ramassage des boîtes et celui du dédouanement d’un jour et demi à seulement 5 minutes ; enfin elle permet un meilleur suivi des cargaisons dangereuses. Au début de la décennie 2020, plusieurs ports chinois (Yangshan, Qingdao, Tianjin) inaugurent des terminaux intelligents et en retirent un gain de productivité de 20 %, une réduction des coûts du personnel allant de 60 % à 70 % et une baisse de la consommation d’énergie chiffrée à 20 %. Ils recourent enfin à cette nouvelle technologie pour compenser la baisse de la population active dans un contexte de vieillissement de la population chinoise.

Document 5. Un port chinois de rang mondial : Shenzhen

Carte port de Shenzhen

 

3. Une connexion longtemps annexe et aujourd’hui stratégique : avec les arrière-pays

Faisant office de nœuds stratégiques le long de chaînes logistiques mondialisées et de lieux de rupture de charge entre des moyens de transport maritimes et terrestres, les ports ont pour obligation économique de desservir un marché suffisamment vaste et rentable financièrement, que le géographe nomme arrière-pays ou parfois hinterland. Lorsqu’un port maritime contrôle à lui tout seul un territoire commercial, il jouit d’un arrière-pays captif. Quand plusieurs ports maritimes luttent pour dominer un arrière-pays, celui-ci est dit contesté.

En Chine, la desserte de leur arrière-pays à l’échelle d’un État-continent s’ouvrant plus largement, désormais, sur l’espace eurasiatique, confronte les ports à plusieurs défis. En premier lieu, des données physiques compliquent la connexion entre les ports et l’arrière-pays. L’aménagement de la vastitude d’un territoire mesurant presque 9,6 millions de kilomètres carrés est contraint par l’organisation compartimentée du relief, qui voit se succéder plusieurs chaînes de montagnes et des dépressions, quand les infrastructures de transport multimodales progressent dans les arrière-pays (document 6). En second lieu, un ensemble de facteurs humains ralentit la desserte efficace de l’arrière-pays. L’existence d’espaces de faible densité de population dans les régions périphériques est susceptible de réduire la rentabilité économique des arrière-pays. La concurrence aiguë existant entre les ports pour se tailler un arrière-pays provoque une mauvaise allocation des ressources financières, des chevauchements superflus dans la desserte et une fragmentation des hinterlands. Malgré la taille du pays, le transport ferroviaire est sous-utilisé, concernant les conteneurs, par rapport au camionnage. Cela peut s’expliquer par une gouvernance faisant intervenir de nombreux acteurs aux intérêts faiblement partagés au sein des institutions ferroviaires, par la préférence affichée par certaines autorités portuaires de continuer à favoriser le recours à leurs propres sociétés de transport routier, par la moindre rentabilité du rail pour des trajets inférieurs à 500 kilomètres, ou encore par l’engorgement de certains tronçons du réseau ferré.

Dans ce contexte, les ports chinois semblent rayonner sur des arrière-pays faiblement étendus en profondeur (Wan et al., 2020 ; Zhang et al., 2008). En moyenne, leur hinterland s’étale sur une distance de 350 kilomètres à partir du rivage. Une donnée suffit à le démontrer : les villes industrielles situées à une distance inférieure à 350 kilomètres de la mer totalisent 94 % du trafic conteneurisé chinois et recourent à des ports maritimes pour leurs exportations. La taille de l’arrière-pays est corrélée à l’importance du trafic portuaire, en particulier conteneurisé. La plupart des ports majeurs chinois bénéficient d’un arrière-pays captif ou contesté couvrant uniquement la province dans laquelle ils sont situés. Les ports de Yantai et de Weihai ont un arrière-pays couvrant strictement la province du Shandong ; ceux de Shantou, Jieyang et Zhuhai satisfont uniquement la demande de clients originaires du Guangdong. Les grands ports à conteneurs étendent leur arrière-pays captif sur au moins deux provinces et déploient leur arrière-pays contesté au-delà. Tianjin façonne son arrière-pays captif à l’échelle de sa municipalité et des unités administratives avoisinantes (Beijing, Hebei et Mongolie intérieure), pendant que son arrière-pays contesté lorgne sur la province du Liaoning. Qingdao possède un arrière-pays captif comprenant les provinces du Shandong et du Henan, son arrière-pays contesté se situe au Jiangsu et en Anhui.

Document 6. La Chine littorale et son arrière-pays en cours de consolidation

Carte : la façade littorale chinoise et son arrière-pays

 

La faible largeur de l’arrière-pays de la rangée portuaire résulte des premières politiques économiques et d’aménagement du territoire menées pour amarrer le pays à la mondialisation. La politique de réformes et d’ouverture promue par Deng Xiaoping à partir de décembre 1978 contribue à une insertion précautionneuse et graduelle des territoires chinois dans la mondialisation. De 1980 à 1992, seules les provinces littorales sont le théâtre de cette ouverture progressive. Cette stratégie s’incarne dans la mise en place d’une industrie sur l’eau et produit plus généralement la littoralisation de l’industrie chinoise. Néanmoins, depuis le début des années 1990, la politique économique de la Chine connaît des réorientations certaines ayant des effets importants sur l’extension des arrière-pays des ports chinois. Face au creusement des inégalités régionales de développement en défaveur des provinces centrales et périphériques, face à la montée des questions sécuritaires dans l’Ouest chinois liées au séparatisme tibétain et au radicalisme religieux affectant une minorité de la population ouïgoure, face à l’érosion de la compétitivité salariale des zones littorales chinoises concurrencées par d’autres États asiatiques, les autorités chinoises planifient l’ouverture et le développement de l’intégralité du territoire national. Enfin, dès 2013, l’annonce de l’ambition de fonder une mondialisation sinisée au moyen du projet géoéconomique et géostratégique de la Belt and Road Initiative (nouvelles routes de la soie en français) rebat les cartes en faveur des régions centrales et périphériques de la Chine, puisqu’elles deviennent le passage obligé de corridors de transport et de développement transcontinentaux ou transeurasiatiques. Il en résulte un agrandissement des arrière-pays des ports maritimes chinois à l’échelle de l’ensemble du territoire national le long de couloirs multimodaux.

À cette fin, plusieurs politiques encouragent la construction de lignes logistiques multimodales nationales, prolongées par des segments transfrontaliers, lesquelles comprennent des ports maritimes, fluviaux et secs. Par exemple, en 2016, la Commission nationale du développement et de la réforme ambitionne d’intégrer les ports maritimes dans les lignes ferroviaires dédiées à la connexion entre la Chine et l’Europe dans le cadre du projet China Railway Express (Zhang, 2019 ; Wei et Lee, 2021). La structuration de ces corridors de transport multimodal est le prélude à l’étirement en profondeur des arrière-pays des ports maritimes chinois.

Le pôle portuaire du delta du fleuve Yangzi s’ouvre en direction d’un long arrière-pays vers l’intérieur de la Chine dans la mesure où l’espace yangzien tend à être transformé en « système de fleuve-région » (Tao, 2012). Le quatorzième plan quinquennal (2021-2025) mentionne la structuration d’une ceinture de développement économique du fleuve Yangzi (PR Newswire, 2020) rassemblant neuf provinces (Sichuan, Guizhou, Yunnan, Hubei, Hunan, Jiangxi, Anhui, Jiangsu et Zhejiang) et deux municipalités (Chongqing, Shanghai) où vivent 600 millions de personnes qui contribuent à 40 % du PIB du pays. Ce vaste bassin versant a pour vocation de se structurer autour d’un corridor de transport multimodal que les autorités chinoises nomment « Golden Waterway » (Beyer, 2020). La haute performance de ce couloir de transport procède de l’amélioration de la navigabilité du fleuve approchant 1 900 kilomètres. La mise en service du barrage des Trois Gorges en 2003 autorise l’accession à la municipalité de Chongqing à des navires de 3 000 tonnes au moyen d’un ascenseur à bateaux et d’un escalier d’écluses.

Document 7. Transport conteneurisé sur le Yangzi

Transport de conteneurs par barge fluviale

Une barge circule entre Chongqing et le barrage des Trois Gorges, transportant les conteneurs de plusieurs logisticiens. Cliché : Benjamin Claverie, 2023.
 

Un réseau ferroviaire et routier innerve l’arrière-pays du pôle portuaire du delta du Yangzi. La route nationale G 318 traverse toute la Chine de Shanghai jusqu’à la frontière népalaise en cheminant grandement le long du cours du Yangzi. L’autoroute G 42 Shanghai-Chengdu constitue l’axe principal du « Golden Waterway », surtout depuis que le tronçon Chongqing-Yichang est ouvert en décembre 2014. Ensuite, les métropoles régionales situées le long du fleuve servent de carrefours à partir desquels des autoroutes provinciales parcourent le bassin fluvial. Pas moins de douze autoroutes provinciales partent ainsi de Chengdu. La Belt and Road Initiative offre en outre de grandes occasions de développement, car elle promeut la métropole de Chongqing au rang de hub intérieur pour aboutir à la liaison du fleuve Yangzi à des arrière-pays lointains situés à l’étranger. Ainsi, vers le Nord, au moyen d’une voie ferroviaire jusqu’au hub de Xi’an, Chongqing se connecte soit au nouveau corridor du pont intercontinental de l’Eurasie (« Yuxinou »), soit au corridor économique Chine-Asie Centrale-Moyen-Orient. Vers le Sud, via Kunming, Chongqing regarde vers la péninsule indochinoise. Le pôle portuaire du delta du fleuve Yangzi bénéficie d’un second axe structurant pour opérer une connexion avec le corridor eurasiatique. En effet, à partir du port de Lianyungang situé au Jiangsu, les lignes ferroviaires Long-Hai (Lianyungang-Lanzhou) électrifiée depuis 2009, puis Lanxin permettent d’atteindre Ürümqi (document 6).

Une approche prospectiviste s’impose pour évoquer les hypothétiques ajustements qui adviendraient aux arrière-pays des ports maritimes chinois dans l’avenir, si la Route de la soie polaire parvenait à capter une part importante du trafic mondial des marchandises. Une étude récente (Peng et al., 2021) propose des scénarios concernant huit ports exportant des marchandises vers l’Europe. Elle conclut que les pôles portuaires du Golfe de Bohai et du delta du Yangzi verraient leurs arrière-pays s’étendre, tandis que ceux des trois pôles portuaires du Sud se contracteraient spatialement.

 

Conclusion

In fine, l’étude de la rangée portuaire chinoise dévoile plusieurs enseignements. Bien que la gestion des surcapacités et du fret marchandises demeure une question non résolue, le développement portuaire, qui a accompagné la politique d’ouverture et de modernisation du pays, a étendu progressivement les arrière-pays dans la profondeur de l’immensité territoriale chinoise et grandement contribué à l’amélioration de la maîtrise de l’espace national par l’aménagement de corridors de transport multimodaux. La construction de cette rangée portuaire a aussi permis l’émergence de champions nationaux de l’industrie portuaire, lesquels exportent désormais leur savoir-faire. Conscients de l’avantage détenu par la Chine dans le domaine portuaire, ses concurrents géoéconomiques financent des plans de relance de leurs équipements. La loi étatsunienne Infrastructure Investment and Job Act datant de 2021 prévoit d’attribuer 17 milliards de dollar pour rénover les ports et voies navigables. L’Union européenne accorde des aides pour verdir les ports situés en Irlande, Grèce, Espagne, Lettonie, Lituanie, Pays-Bas et Pologne dans le cadre du mécanisme pour l’interconnexion en Europe. À l’heure où les entreprises chinoises investissent dans la gestion des grands ports européens comme à Hambourg en 2022, le plan France relance met 175 millions d’euros sur la table pour rendre plus durables et plus compétitifs les ports hexagonaux. Ces efforts seront-ils suffisants ? Rien n’est moins sûr sans réelle politique de réindustrialisation.

 


Bibliographie


Mots-clés

Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : Arrière-pays et avant-pays | B.R.I. | Conteneur, conteneurisation | façade maritime | firme transnationale | ouverture économique chinoise | ports intelligents | rangée portuaire.

 

 

Benjamin CLAVERIE

Géographe, académie de Bordeaux

 

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :  

Benjamin Claverie, « La rangée portuaire chinoise et ses arrière-pays, connecter la Chine au Monde », Géoconfluences, avril 2024.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/la-chine/articles-scientifiques/rangee-portuaire-chinoise