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Bois sacrés et pratiques rituelles en pays kabyè (Togo)

Publié le 18/10/2016
Auteur(s) : Marie Daugey, docteure en ethnologie - EPHE-IMAF

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Le pays kabyè occupe un territoire d'environ 1000 km² situé dans le Nord-Est du Togo. Il est constitué de plusieurs massifs montagneux très anthropisés, où la végétation spontanée a peu de place. De fortes densités de population et l'emploi de techniques culturales adaptées y ont favorisé le développement d'une agriculture intensive. Toutefois, le paysage se caractérise par la présence de nombreux sites naturels dont l'aspect remarquable tranche avec l'uniformité culturale. Ils sont vus par la population comme empreints d'une importante valeur symbolique et cultuelle. Comme en d'autres sociétés de l'aire culturelle voltaïque, la plupart des sommets montagneux, collines et promontoires rocheux, forêts et bosquets, tronçons de rivières et mares, sont considérés comme les formes prises par certaines divinités du territoire [1].
Évoquer les principales représentations qui entourent les entités occupant ces points saillants du paysage villageois permettra de comprendre comment ces morceaux de « nature » peuvent être vus comme le lieu d'expression du divin, et le lieu nécessaire de conduite d'un culte qui touche aux destins individuels et collectifs.
Parmi la diversité des faits de rite ayant cours dans les bois sacrés, nous aborderons en particulier le traitement réservé aux végétaux et aux animaux qui y vivent. Il est révélateur d'une logique rituelle spécifique, voulant que les Kabyè, à l'instar des Bwaba du Burkina Faso : « ne pensent pas le monde de la nature pour lui-même (ils ne sont pas, de ce point de vue, des naturalistes), ils le pensent comme un élément leur permettant d'agir sur (et de penser) le monde social qui est le véritable objet de leurs préoccupations » (Dugast 2006 : 421).

Le bosquet sacré Agundaa, lieu de manifestation d'une puissance divine

Le bosquet Agundaa, îlot d'arbres cerné par les champs :
exemple de manifestation d'une puissance divine
(village de Soumdina, pays kabyè, Togo, 26 avril 2007).

 

Des puissances du territoire

Chez les Kabyè, le terme générique qui désigne le plus couramment les divinités du territoire est « ègolmyè ». Son étymologie est incertaine. Mais dans la partie nord du pays kabyè, elles sont nommées « arbre » (tew), comme si ce végétal était l'aspect privilégié par ces divinités pour se manifester. Chacune de ces puissances exerce son influence sur une aire territoriale délimitée, qui peut correspondre au village tout entier ou à une subdivision de celui-ci. Chacune est compétente en un ou plusieurs domaines : la pluie, les récoltes, le vent, la chasse et la guerre, le contrôle des insectes ravageurs, la fécondité humaine, les maladies, etc. Elles sont considérées comme ayant la capacité de jouer un rôle d'intermédiaire entre la terre des hommes et le domaine céleste qui, associé au dieu suprême (èso), recèle les germes de tout ce qui existe sur terre [2]

L'établissement d'un lien cultuel entre les hommes et ces divinités est présenté comme lié au processus de fondation de la localité. Parmi les puissances dites « arbre » ou « ègolmyè », deux sous-ensembles sont à distinguer. D'une part, sont désignés ainsi les premiers hommes, qui sont les fondateurs mythiques des villages et des clans. Dans la plupart des villages, le premier homme est conçu comme étant descendu du ciel sous l'impulsion d'èso. Des bosquets marquent le lieu où il a touché terre, ainsi que les sites sur lesquels il a fait étape avant son établissement définitif. Il est identifié à la petite forêt où il a finalement construit et qui porte son nom. Son principe spirituel réside dans ce site : sous une petite case représentant son ancienne habitation, et qui abrite l'autel sacrificiel [3]. Dans les récits, cet homme s'est uni à une femme qui est descendue du ciel en même temps que lui, ou qui était déjà présente sur terre à son arrivée. Leurs enfants se sont dispersés sur les terres vides pour fonder les principaux clans et lignages. Le lieu où chacun s'est implanté et a construit est de même marqué par la présence d'un bosquet où subsistent parfois des restes d'habitat.
Le deuxième sous-ensemble de puissances ègolmyè regroupe des entités non personnifiées, dont la forme initiale témoigne de leur aptitude à faire lien entre le ciel et la terre. Elles sont décrites comme s'étant manifestées aux hommes sous l'apparence d'un arbre ou d'un rocher qui s'élevait jusqu'au ciel et s'enfonçait sous terre, sans interruption. Pour pouvoir s'installer durablement sur une terre, les humains ont dû s'allier à elles au moyen d'offrandes sacrificielles. Au sein des sites naturels qui leur sont dédiés, les agencements cultuels sont minimes ; l'autel se résume à une pierre ou à un tronc d'arbre, auprès duquel un cercle de pierre offre des sièges aux participants aux cérémonies.

 L'aptitude de ces deux sous-catégories de puissances à se rendre auprès du dieu suprême pour puiser les ressources nécessaires aux hommes est pareillement ravivée et entretenue par les prières et les offrandes sacrificielles.


Lieux d'origine des composantes sociales

Le maillage formé par les sites sacrés naturels trace ainsi dans l'espace une géographie cultuelle et religieuse intimement liée à la façon dont cette société envisage la construction de l'espace en un territoire habité. Outre que les divinités « arbre » ou ègolmyè rendent l'espace habitable par les hommes, les balises naturelles en lesquelles ces puissances se manifestent peuvent être vues comme les multiples « lieux de naissance [4] » du village.
Cela se perçoit notamment à l'examen des pratiques initiatiques qui encadrent l'accès au statut d'homme ou de femme adulte. Elles nécessitent de retourner dans son village d'origine pour entreprendre une forme de pèlerinage auprès des bosquets sacrés dont son lignage et son clan dépendent. « Renaître » comme membre à part entière de la communauté implique notamment d'accomplir collectivement plusieurs trajets retraçant les différentes étapes du déploiement de son groupe lignager sur le territoire. Ce processus est parachevé le jour où l'ensemble des initiants du village (soit des centaines de personnes) défile dans l'unique bois de fondation en lequel tous pensent leur origine. L'inscription de chacun dans le territoire aboutit ainsi à la mise en contact avec une terre puissamment génératrice : celle où s'est implanté l'ancêtre fondateur issu du ciel. La mise en contact avec cette terre autorisera chacun à procréer à son tour [5].


Des sites modelés par le rituel

Comme en d'autres sociétés voltaïques, il est généralement prohibé de pénétrer dans les bosquets sacrés en dehors de circonstances rituelles précises. Il est interdit d'y prélever du bois, d'y bouger des pierres, d'y tuer un animal, ou encore d'y cultiver. Ce sont des espaces « exceptés », c'est-à-dire séparés du reste de l'étendue et soustraits de l'usage commun [6]. S'il convient que ces sites restent intacts, c'est parce qu'ils sont des points d'intersection entre les forces naturelles et le territoire. Ils sont un canal de communication avec le dieu suprême (èso), et dans le même temps, ils représentent en miniature la portion de territoire sur laquelle l'ègolmyè exerce son influence. Toucher à la composition d'un bosquet, c'est risquer de porter atteinte à l'équilibre des éléments naturels qui s'exercent sur le territoire correspondant.

Toutefois, en pays kabyè, cette idée selon laquelle les composantes d'un bois sacré sont en lien direct avec les forces cosmogoniques qui se manifestent sur un territoire a donné lieu à une logique rituelle relativement originale. Loin d'être toujours impénétrable et intouchable, le couvert végétal d'un site sacré est envisagé comme un matériau sur lequel il convient d'intervenir pour pouvoir influer efficacement sur la pluie, le vent, la terre, etc. Lors de certains rituels annuels, altérer la composition d'un bosquet est considéré comme un acte nécessaire, faisant partie intégrante d'un protocole rituel qui a été édicté par la divinité du lieu. Au même titre qu'une prière, une libation ou un sacrifice, modifier plus ou moins profondément l'apparence d'un bosquet permettra d'infléchir l'orientation des saisons, ou d'agir sur les éléments de la nature.
Ce type de transformation est par exemple observable lors de l'entrée dans la saison sèche. Un rite est organisé pour accompagner la sortie du vent de l'harmattan, qui est emblématique de cette saison. Dans plusieurs bosquets associés au vent, les herbes et les branches d'arbres sont coupées sur une zone du bosquet présentée comme « la route » suivie par le vent pour se propager dans le village. Des tiges de flèches en roseau sont plantées en des points spécifiques de l'espace nouvellement dégagé. Tout en favorisant la sortie du vent, ce balisage donne à voir l'invisible tracé du souffle donnant naissance à l'harmattan.
Le rituel d'intervention sur le bois pour agir sur le vent

Le chemin du vent, réouvert chaque année dans le bois Towdaa
(Soumdina, pays kabyè, Togo, 25 décembre 2007)

D'autres rituels nécessitent des transformations plus radicales des sites sacrés. Nombre d'entre eux doivent être périodiquement parcourus par le feu. À cette occasion, seuls les abords de l'autel (« la place » de la divinité) sont épargnés par les flammes. Un pare-feu aura été ménagé autour de ce lieu sensible, en coupant au préalable les herbes qui l'entourent. En fonction des sites et des rituels lors desquels ont lieu ces mises à feu, l'effet attendu est différent.
Lors d'un rite d'ouverture des chasses, les bois sacrés qui sont liés à ce domaine sont fréquemment incendiés. Les criquets et les éventuels rongeurs qui fuient les flammes représentent les animaux sauvages susceptibles d'être tués par les chasseurs pendant leurs futures traques. Ils sont capturés et enterrés dans un lieu spécifique. Il s'agit ainsi de mettre en scène une chasse profuse à l'échelle réduite du bois sacré, pour favoriser le surgissement et la capture des animaux sauvages sur les lieux des chasses, à plusieurs kilomètres de là.

Des rites de régénération du territoire ― annuels ou quinquennaux selon les villages ― exigent également que certains bosquets soient incendiés ou défrichés. Ces sites marquent souvent une frontière territoriale : une intersection entre plusieurs subdivisions d'un village, ou une limite avec un village voisin. Cette position les prédispose à attirer en eux une forme spécifique de pollution, que les Kabyè nomment « la mort ». Ce terme désigne ici des traces laissées dans le sol du fait de la rupture d'interdits prescrits par les divinités du territoire. Le versement de sang sur le sol (lors d'un accident ou d'une rixe), un rapport sexuel à l'extérieur d'une chambre, les âmes capturées par les sorciers et conservées sous des pierres : tout cela met en danger la fertilité de la terre et altère la capacité d'intercession des divinités « ègolmyè [7]». Aux « nettoyages » par le défrichement ou le feu, s'associent la vision perçante des clairvoyants, qui parcourent le territoire de site sacré en site sacré, à la recherche de reptiles, batraciens et scorpions qui représentent « la mort », et qu'il conviendra de tuer et d'évacuer vers le village voisin [8].
 

Conclusion

Les bois sacrés kabyè, que l’œil occidental perçoit comme des morceaux de nature, correspondent avant tout, selon les catégories de pensée locales, à des lieux de manifestation de puissances divines. La structure de la société s'adosse à la relation cultuelle entretenue avec ces sites, et la pérennité du groupe dépend de la mise en œuvre régulière des cérémonies édictées par les divinités elles-mêmes. Alors qu'ailleurs, la permanence d'une unité sociale passe par la préservation d'une stabilité de l'apparence des sites sacrés en lesquels le groupe conçoit son origine (Dugast 2006 : 425), il n'en est pas ainsi chez les Kabyè. Les composants « naturels » des bois sacrés sont envisagés comme des dispositifs matériels sur lesquels il faut parfois agir pour communiquer avec des divinités et intervenir sur un territoire. Le rôle de filtre joué par certains d'entre eux, face aux effets des ruptures d'interdit, rend nécessaire leur modification. Bon nombre de ces sites sont donc régulièrement refaçonnés. En fonction de la période de l’année, ils sont plus ou moins touffus ou troués, ils passent de la noirceur de la brûlure à la verdeur d'une petite brousse. Modifier régulièrement l'apparence des bois sacrés est une manière ordinaire de répondre aux exigences des divinités et de s'assurer leur bienveillance, pour que la société perdure.
 

Notes

[4] Cette expression est de M. Cartry (1993 : 197). Il l'emploie au sujet de bosquets sacrés comparables, identifiés entre les années 1930 et 1950 par R.S. Rattray, M. Fortes et J. Goody, dans plusieurs sociétés du Ghana.

[6] Ce qualificatif est de S. Czarnowski (1925 : 346), dont les travaux sur la notion d'espace ont été remis à l'honneur par D. Liberski‑Bagnoud (2002). Il s'appuie sur ce terme pour préciser ce qu'implique la sacralité d'un lieu dans le contexte de la Rome antique et dans le monde contemporain.

[7] Voir M. Cartry (1996) au sujet des implications des ruptures d'interdit liés à la terre dans les sociétés voltaïques.

[8] Pour plus de détails sur ces pratiques rituelles, voir Daugey 2010.
 

Ressources complémentaires

 

 

Marie DAUGEY,
docteur en ethnologie,
EPHE-IMAF

 

Conception et réalisation de la page web : Marie-Christine Doceul,
pour Géoconfluences, le 19 octobre 2016.

Pour citer cet article :  

Marie Daugey, « Bois sacrés et pratiques rituelles en pays kabyè (Togo) », Géoconfluences, octobre 2016.
http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/fait-religieux-et-construction-de-l-espace/corpus-documentaire/bois-sacres-togo