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Affirmer sa puissance : forces sous-marines et dissuasion nucléaire, enjeux géographiques et géostratégiques

Publié le 11/09/2023
Auteur(s) : Catherine Biaggi, inspectrice générale de l’éducation, du sport et de la recherche - ministère de l'Éducation nationale
Laurent Carroué, inspecteur général de l’éducation, du sport et de la recherche, directeur de Recherche à l’IFG - université Paris VIII

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[Article de 2020 mis à jour en 2023]. Les sous-marins à propulsion nucléaire sont un vecteur de puissance militaire, notamment pour leur rôle dans la dissuasion nucléaire lorsqu'il s'agit de lanceurs d'engins. L'équilibre hérité de la Guerre froide connaît plusieurs bouleversements. D'une part le début d'un nouveau cycle technologique exige une modernisation coûteuse des flottes et ouvre une période de réarmement. D'autre part l'irruption de la Chine fait basculer les enjeux géostratégiques de l'Atlantique vers le Pacifique.

Bibliographie | citer cet article

Depuis 1945, les équilibres géostratégiques entre puissances de rang ou à vocation mondiale sont structurés par la dissuasion nucléaire. Elle a gelé depuis 75 ans tout affrontement militaire direct entre elles, au risque d’une destruction complète de l’humanité. Un phénomène géohistorique inédit par rapport au premier XXe siècle qui connut deux guerres mondiales dévastatrices. Depuis la fin de la « Guerre froide », le duopôle États-Unis/URSS a fait place à une architecture mondiale de plus en plus polycentrique dans un monde plus instable et conflictuel.

Le nucléaire demeurant la pierre angulaire des rapports de forces mondiaux, il convient de s’intéresser comme géographes aux forces nucléaires stratégiques sous-marines. Car comme le souligna dès 1976 Yves Lacoste, « la géographie, ça sert d‘abord à faire la guerre » – ou la paix d’ailleurs, même armée. Et il n’y a rien de plus géographique que la mise en œuvre et le déploiement des SNLE, le Sous-Marin Lanceur d’Engins (balistique), ou pour le sigle anglo-saxon le SSBN (Sub Surface Nuclear Balistic). Et il n’y a pas meilleures praticiennes d’une géographie océanique que les sous-marinades.

Il y a plusieurs raisons à cela. À l’échelle mondiale, les SNLE sont au cœur de l’arsenal nucléaire stratégique des États-Unis, de la France, du Royaume-Uni et de la Chine ; ils vont l’être à moyen terme pour l’Inde. À l’échelle continentale, le déploiement des patrouilles dans les espaces maritimes du globe doit arbitrer entre de multiples facteurs géographiques, géopolitiques et géostratégiques et le maintien de la crédibilité de leur seule et unique mission – la mise en œuvre de la dissuasion nucléaire – qui les contraint de rester indétectables. Enfin, aux échelles régionale et locale, ces puissants systèmes d’armes ont besoin pour leur mise en œuvre et leur projection maritime de ports d’attache et de bases navales efficientes qui construisent des territoires spécifiques. Par leur rôle névralgique, ceux-ci figurent d’ailleurs parmi les lieux les mieux protégés au monde.

 

1. Géographie des arsenaux nucléaire et dissuasion nucléaire

Pendant longtemps dominée par l’affrontement entre États-Unis et URSS, la géographie de la dissuasion est aujourd’hui plus multipolaire tandis qu’émerge un nouvel acteur face aux États-Unis, la Chine. À un relatif désarmement mondial pourrait succéder une nouvelle course à l’armement.

1.2. Les équilibres géostratégiques nucléaires mondiaux actuels

En 2023, neuf États sont reconnus comme des puissances nucléaires militaires : les États-Unis, la Russie, le Royaume-Uni, la France, la Chine, l’Inde, le Pakistan, Israël et la Corée du Nord. Selon le SIPRI (Stockholm International Peace Research Institute, institut de référence en matière d’études et de recherches sur les conflits), ces États disposent de 12 512 armes nucléaires (nuclear weapons). Sur ce stock, 3 844 armes (27 %) sont actuellement déployées dans des forces opérationnelles et 2 000 sont rapidement mobilisables en cas d’alerte, soit 46 % du stock mondial. Si les États-Unis et la Russie disposent de 90 % du stock mondial, un des grands enjeux réside dans la lutte contre la prolifération nucléaire afin de maintenir le statu quo prévalant depuis le TNP - Traité de Non-Prolifération entré en vigueur en mars 1970 et qui compte 190 États signataires. Si celui-ci a connu quelques échecs (Inde, Pakistan, Corée du Nord), il a aussi rencontré des succès (l’Afrique du Sud qui a mis fin à son programme nucléaire en 1990).

 
Document 1. Répartition du nombre total d’ogives nucléaires dans le monde
Pays Ogives déployées Autres ogives Total 2023 Date 1er essai nucléaire
États-Unis 1 700 3 544 5 244 1945
Russie 1 674 4 215 5 889 1949
Royaume-Uni 120 105 225 1952
France 280 10 290 1960
Chine ? ? 410 1964
Inde ? ? 164 1974
Pakistan ? ? 170 1998
Israël ? ? 90 ?
Corée du Nord ? ? 30 2006
Total mondial 3 774 7 874 12 512  

Source : SIPRI, 2020, 2023 

 

Washington et Moscou ont annoncé en 2018 avoir atteint les objectifs fixés par le traité sur le désarmement New START qui expire en 2021. Signé à Prague en 2010 par Barack Obama et Dimitri Medvedev, il limitait pour chaque partie à 700 le nombre de missiles balistiques déployés et à 1 555 le nombre de têtes nucléaires installées sur ceux-ci. Or, non seulement Washington comme Moscou refusent d’enclencher un nouveau cycle de négociation sur une réduction des armements nucléaires existants, mais ils relancent actuellement de nombreux programmes et de nouvelles armes. Le traité limitant le déploiement de missiles antimissiles balistiques (ABM) est rompu en juin 2002 et Donald Trump dénonce en février 2019 le Traité NFI (Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire, INF Treaty en anglais). Dans le même temps, la Chine, et secondairement l’Inde et le Pakistan, renforcent leur arsenal, tout comme la Corée du Nord.

Document 2. La forte réduction du stock mondial d’armes nucléaires

Nombre d'armes nucléaires dans le monde

Traduction : Géoconfluences. Source : https://fas.org/issues/nuclear-weapons/status-world-nuclear-forces/

Document 3. Évolution du budget nucléaire du Département de la défense des États-Unis : les hausses de l’administration Trump

part du nucléaire dans le budget défense américain graphique

Traduction : Géoconfluences. Source : Nuclear Posture Review 2018 du DOD

 

À une période de relatif désarmement semble succéder une nouvelle période de réarmement. L’invasion de l’Ukraine par la Russie au printemps 2022, l’affirmation croissante de la rivalité géostratégique des États-Unis et de la Chine, ainsi que la montée des tensions géopolitiques dans de nombreuses régions (entre Chine et Inde par exemple), se traduisent par un processus de réarmement dans un cadre de nouvelles logiques et échelles de conflictualités. C’est dans ce cadre général de montée des tensions mondiales qu’il convient de replacer la dissuasion nucléaire française dont les deux composantes – navale et aérienne – représentent une dépense totale de 25 milliards d’euros dans la Loi de programmation militaire pour la période 2019-2023, soit 12,6 % du budget de la défense, lequel se monte à 198 milliards d’euros, et 20 % des 172,8 milliards d’euros de crédits d’équipement.

 
Encadré 1. La dissuasion nucléaire française : définition, conception et moyens

La dissuasion nucléaire demeure la clé de voûte de notre stratégie de défense. Elle protège la France contre toute agression d’origine étatique contre ses intérêts vitaux, d’où qu’elle vienne et quelle qu’en soit la forme. Elle préserve en toute circonstance notre liberté d’action et de décision, en écartant toute menace de chantage d’origine étatique qui viserait à nous paralyser. Notre dissuasion est strictement défensive. L’emploi de l’arme nucléaire ne serait concevable que dans des circonstances extrêmes de légitime défense, droit consacré par la Charte des Nations Unies. À ce titre, la dissuasion est la garantie ultime de la sécurité, de la protection et de l’indépendance de la Nation. Elle contribue, par son existence, à la sécurité de l’Alliance atlantique et à celle de l’Europe […].

La dissuasion nucléaire continuera de se fonder sur la posture permanente des deux composantes océanique et aéroportée, indissociables et complémentaires. Toutes deux concourent à l’ensemble des missions de la dissuasion. Leurs performances, leur adaptabilité et leurs caractéristiques permettent le maintien d’un outil crédible à long terme, tout en restant à un niveau de stricte suffisance. En outre, les capacités de simulation dont la France s’est dotée après l’arrêt de ses essais nucléaires assurent la fiabilité et la sûreté des armes nucléaires.

La nécessaire adaptation de nos capacités de dissuasion doit se poursuivre, pour répondre aux transformations du contexte stratégique, à l’évolution des menaces et aux changements dans le domaine de la défense aérienne, de la défense antimissiles ou de la détection sous-marine. Elle suppose le renouvellement des deux composantes et le soutien à la pérennisation de nos têtes nucléaires.

D’après le Ministère français des Armées : Revue Stratégique de défense et de Sécurité nationale 2017, p. 72.


 

1.3. La place des sous-marins dans la « triade nucléaire » Terre-Air-Mer

Les armes nucléaires peuvent être mise en œuvre par trois types de vecteurs – aériens, terrestres ou maritimes – constituant la « triade nucléaire ». Chaque vecteur présente des atouts géostratégiques différents, dans l’espace géographique et dans le temps. Concernant la « triade », il n’y a pas de modèle géostratégique unique. Les choix réalisés dépendent de l’histoire, de la géographie physique (masses continentales étasunienne, russe ou chinoise face au système insulaire britannique et à l’ouverture atlantique de la France), des moyens et arbitrages financiers réalisés. Les États peuvent disposer de la panoplie complète de la « triade » comme les États-Unis, la Russie ou la Chine, ou bien de seulement deux composantes (France : sous-marins et avions), voire d’une seule (Royaume-Uni : sous-marins).

 
Encadré 2. Les technologies spatiales portées par le développement des missiles

Historiquement, les bombardiers stratégiques sont les premiers utilisés sur les villes d’Hiroshima le 6 août et de Nagasaki le 9 aout 1945. Puis les premiers missiles intercontinentaux sont mis en œuvre dès 1957 et les premiers sous-marins stratégiques sont déployés à la fin de l’année 1959. Ce processus impulse le développement de technologies spatiales de plus en plus complexes qui débouchent sur des systèmes d’armes de plus en plus sophistiqués associant un lanceur (SNLE, avion), un vecteur (missile) et une tête nucléaire. Un missile balistique exige ainsi de marier une tête nucléaire avec un lanceur (une fusée). Le SNLE est donc un des systèmes les plus complexes jamais conçus : c’est l’association d’un sous-marin, d’une chaufferie nucléaire pour sa propulsion, d’une base de lancement de fusées et de missiles à têtes nucléaires ; le tout devant être mobile dans un milieu sous-marin agressif et hostile.


 

En 2001, si l’arme sous-marine ne dispose que de 37,5 % des vecteurs (y compris donc les missiles non nucléaires), elle assure déjà le déploiement de 43,5 % des têtes nucléaires. En 2001, la Chine était encore la grande absente, et sa montée en puissance constitue aujourd’hui pour les stratèges de Washington un problème géostratégique. Comme le justifie James Mattis, Secrétaire d’État à la Défense de Donald Trump, en présentant en janvier 2017 la new nuclear posture review (NPR) adoptée par les États-Unis : « Since 2010 we have seen the return of Great Power competition » (« Depuis 2010 nous avons vu le retour de la compétition entre Grandes Puissances [les États-Unis et la Chine] »).

 
Document 4. Le poids des forces sous-marines dans les armes nucléaires en 2001
Pays 1er SNLE en service Total missiles Total têtes nucléaires Missiles sur sous-marins Total têtes nucléaires sous-marins
États-Unis 1960 1 074 7 519 432 (40 %) 3 616 (48 %)
Russie 1961 1 173 6 860 348 (29,6 %) 2 272 (33 %)
France 1967 64 384 64 (100 %) 384 (100 %)
Royaume-Uni 1971 48 185 48 (100 %) 185 (100 %)
Chine 1987 20 20 0 0
Total   2 379 14 868 892 (37,5 %) 6 457 (43,4 %)

Source : Center for Defense Information, Almanac 2001-2002, p. 12.

 

2. Les spécificités de l’arme sous-marine

Pour s’intéresser aux sous-marins, aux armes sous-marines et à leurs dynamiques géographiques, géopolitiques et géostratégiques, il convient de clarifier les termes et les enjeux. Le qualificatif de conventionnel ou nucléaire pour définir un sous-marin concerne son mode de propulsion, et non celui des systèmes d’armes embarquées. On distingue donc deux types de sous-marins, en fonction de leur propulsion : les sous-marins conventionnels, qui représentent la plus grande partie de la flotte mondiale, et les sous-marins nucléaires.

Parmi ces derniers, la grande majorité des sous-marins nucléaires sont des sous-marins nucléaires d’attaque (SNA, ou SSN selon le terme anglo-saxon pour subsurface nuclear) qui ont un panel de missions varié, mais ne mettent pas en œuvre d’arme nucléaire. Une petite part seulement des sous-marins nucléaires sont des SNLE (SSBN – sub surface balistic nuclear – armés de submarine-launched ballistic missiles (SLBM)), qui constituent les composantes océaniques de la dissuasion. S’ils sont peu nombreux (cf partie 3), les SNLE jouent un rôle déterminant dans les grands équilibres géostratégiques mondiaux. 

2.1. Au cœur des mers et des océans : l’essor contemporain de l’arme sous-marine

Avec 361 millions de km², soit 71 % de la surface du globe, 85 % de la population mondiale vivant à moins de 500 km d'un rivage et 85 % des États ayant une frontière maritime, les mers et océans jouent aujourd'hui un rôle essentiel dans la mondialisation et dans la géopolitique mondiale. En reliant l’ensemble du globe en un seul système océanique mondial, ils sont un enjeu géostratégique majeur dans l’affirmation des ambitions et des rivalités entre puissances. Ainsi, l’US Navy – de loin la première marine du monde - mobilise 340 000 personnes et 28 % du budget militaire des États-Unis, soit 194 milliards de dollars en 2019.

Document 5. Un seul océan mondial, neuf bases pour les sous-marins nucléaires lanceurs d'engins

planisphère bases sous-marines monde

 

Le sous-marin est un système d’armes souple, puissant et très mobile. Tapi dans l’océan, largement indétectable, silencieux, il autorise une discrétion opérationnelle. Il constitue une menace diffuse en étant capable de pénétrer sans se faire repérer dans des théâtres d’opérations d’échelles spatiales et géostratégiques variables selon son type de propulsion.

 
Encadré 3. Le sous-marin : le roi du silence, entre détection et identification

Dans les masses maritimes, seules les ondes acoustiques se propagent sous l’eau et permettent aujourd’hui une détection sous-marine à des portées importantes. Pour qu’un sous-marin ne soit pas repéré, il faut donc limiter au maximum les indiscrétions optiques (périscope, fumées, bulles d’air, graisses et déchets…) et surtout acoustiques (chant ou cavitation des hélices en adaptant vitesse et profondeur, bruits intérieurs limités par isolation de la coque, suspensions élastiques, installation de silencieux…). La discrétion du sous-marin tient donc à la fois de la qualité de sa conception, de sa construction et de sa maintenance d’un côté, et à la façon dont l’équipage conduit le sous-marin à la mer de l’autre. Les bases sous-marines sont équipées de polygones d’écoute qui réalisent des tests d’essais statiques ou en mouvement. Elles disposent aussi d’installations de démagnétisation afin de réduire le champ magnétique produit par les circuits électriques.

Enfin, si la détection d’un sous-marin est une première étape, l’identification est l’étape suivante. Elle consiste à attribuer une identité au sous-marin détecté sur la base de la signature acoustique relevée. Pour être efficace, l’identification exige de posséder des bases de données de signatures acoustiques qui ont donc un degré de classification élevé. De même, dans chaque SNLE, quelques marins, les « grandes oreilles », sont spécifiquement formés à l’identification acoustique des bâtiments rencontrés. Les différentes marines du monde se dotent donc, lorsqu’elles le peuvent, d’un vaste catalogue des signatures acoustiques des navires militaires, sous-marins et de surface, et civils du monde. Certains navires « civils » (on peut penser à des chalutiers russes ou chinois) sont parfois remplis d’électronique et chargés d’espionner les marines étrangères et de repérer éventuellement les SNA et SNLE.


 

Si les sous-marins de combat sont largement utilisés durant les deux Guerres mondiales, on assiste à partir des années 1950 à un sensible élargissement de leurs capacités opérationnelles : lutte anti-sous-marine, attaque mer/terre (lancement de missile de croisière), protection des groupes aéronavals, opérations spéciales, dissuasion nucléaire... Ces dernières décennies se caractérisent par un essor et une large diffusion de l’arme sous-marine puisque plus de 41 États s’en sont dotés (Inde, Malaisie, Pakistan, Brésil, Australie, Vietnam…), avec une prolifération notable en Asie face à la Chine.

Pour autant, tous les sous-marins ne se valent pas. En 2023, environ 70,5 % des 490 sous-marins de la flotte mondiale sont des sous-marins conventionnels, de taille réduite et aux capacités opérationnelles limitées du fait de leur système de propulsion classique AIP – Air Independant Propulsion (propulsion diesel-électrique, pile à combustible…). Malgré un rayon d’action géographique limité, ils jouent un rôle croissant dans le contrôle et la défense des zones littorales ou des ZEE des États côtiers.

De plus, on relève cette dernière décennie l’apparition de puissants drones sous-marins de grande taille (« XLUUV », pour extra large unmanned underwater vehicule), en quelque sorte des sous-marins automatiques sans équipage. On peut se demander s’ils ne vont pas transformer la guerre sous-marine dans toutes ses dimensions (combat, communications, détection acoustique, renseignement...). En avril 2022, l’US Naval Sea Systems Command a ainsi testé son premier sous-marin autonome, l’Orca, fabriqué par Boeing ; long de 26 mètres et d’une capacité de 50 tonnes, il peut descendre à 3 000 mètres de profondeur et parcourir en autonomie jusqu’à 10 500 km. Les câbles sous-marins de l’internet, les câbles électriques, les conduites (oléoducs et gazoducs) et le contrôle des grands fonds sont des objectifs militaires jugés de plus en plus stratégiques.

 
Encadré 4. Préserver l’invulnérabilité du SNLE : la dilution dans l’opacité et l’immensité de l’océan

Face à la lutte sous-marine qui mobilise bâtiment de surface, avion, hélicoptère (avec sonars immergés) ou sous-marin (veille acoustique) et de nombreux moyens (vue, radar, sonars actifs et passifs), le sous-marin doit être le roi de l’invisibilité. Car ses adversaires disposent de vastes systèmes d’armes pour le détruire (torpilles auto- ou filoguidées, engins téléguidés aériens puis sous-marins, grenades classiques ou nucléaires). Dans ce contexte, la capacité des sous-marins à « disparaître » dans la masse océanique est déterminante, elle s’appelle la « dilution ». C’est la qualité de celle-ci qui assure sa non-détection et donc son invulnérabilité. Si cette stratégie est générale à tous les sous-marins, elle est bien sur déterminante pour les SNLE.

Pour l’amiral Bernard-Antoine Morio de L’Isle, amiral commandant des Forces sous-marines et de la Force océanique stratégique (ALFOST), qui était auditionné en 2019 par la Commission de la Défense de l’Assemblée nationale, la mer est un milieu opaque et un engin n’est plus visible de la surface à partir d’une centaine de mètres de profondeur. La « dilution » tire parti à la fois de l’opacité de l’océan en exploitant ses caractéristiques physiques, océanographiques et hydrographiques, et de l’immensité géographique de celui-ci. Les milieux marins présentent en effet des caractéristiques spécifiques (température, salinité, courants et brassages des eaux en perpétuel mouvement…) qui freinent, gênent ou interdisent dans l’état actuel des techniques et technologies la détection claire des sous-marins.

On distingue ainsi classiquement deux mondes, l’eau et l’air : ils sont séparés par le dioptre, la surface de l’eau, qui est infranchissable par les ondes magnétiques, émises par exemple par les radars. Dans les masses maritimes, on distingue ensuite les eaux de surface plus chaudes et exogènes, les eaux profondes plus froides, anoxiques et plus salées et entre les deux la « thermocline ». Enfin, la lumière du soleil ne peut pénétrer au-delà de 100 m de profondeur. Pour se prémunir de toute surprise géostratégique liée à une avancée scientifique ou technologique majeure en matière de détection sous-marine, la France porte une attention particulière à la veille scientifique et technologique dans ces domaines.


 

2.2. La révolution de la propulsion nucléaire : les SNA et les SNLE

C’est dans ce contexte que la maîtrise de la propulsion nucléaire constitue une révolution géostratégique en apportant trois avantages décisifs.

  • Premièrement, le passage du moteur diesel au nucléaire est un progrès considérable en matière de furtivité et de discrétion. Les SNA et SNLE sont extrêmement silencieux (niveaux d’émission, richesse du spectre de la signature acoustique, portée…). Concernant leur performance acoustique, le bruit généré est inférieur au niveau du bruit de fond des océans.
  • Deuxièmement, le réacteur – ou chaufferie – nucléaire comme moteur assure au bâtiment une autonomie énergétique complète, de qualité et de très longue durée. Cette technologie augmente les performances de vitesse, d’endurance et d’autonomie.
  • Enfin, troisièmement, elle allonge considérablement la durée de navigation, qui passe de plusieurs semaines à plusieurs mois, et surtout les distances parcourues dans les mers du globe. Aujourd’hui, les contraintes ne sont plus matérielles et technologiques mais fondamentalement humaines : combien de temps un équipage de 120 à 200 marins peut-il rester enfermé sous la mer dans un espace réduit, sous tension permanente, sans voir la lumière du jour et sans contact avec les familles ? Pour l’instant, les patrouilles s’étalent de 70 à 100 jours. 
 
Encadré 5. L’importance géographique et géostratégique de la propulsion nucléaire d’un SNLE

Afin de rester indétectable, le SNLE en patrouille est en mouvement permanent, horizontal et vertical. À une vitesse de 5 ou 6 nœuds, il parcourt une distance de 300 km en 24 heures. À 20 nœuds, soit 40 km/heure, la distance parcourue monte à près de 960 km en une journée. Ce qui signifie que, potentiellement, il peut – en maintenant 20 nœuds de moyenne – durant une patrouille de 70 jours parcourir théoriquement 67 000 km. À titre de comparaison, la circonférence de la Terre à l’équateur fait 40 070 km, la distance transatlantique Le Havre - New York en ligne droite 6 000 km et la distance transpacifique San Diego (Sud Californie) – Okinawa (Sud Japon) environ 10 300 km. À l’échelle du globe, on peut donc dire qu’un SNLE dans sa zone de patrouille fait… des ronds dans l’eau.


 

La maîtrise de la propulsion sous-marine nucléaire est réservée à un club d’États très fermé du fait du très haut niveau scientifique et technologique exigé : États-Unis, Russie, France, Royaume-Uni et Chine. Le système de propulsion – classique ou nucléaire – introduit ainsi un critère majeur de différenciation opérationnelle dans la flotte sous-marine.

 
Encadré 6. Les systèmes SOSUS et RAP déployés par les États-Unis : les grandes oreilles marines contrôlant côtes, détroits, axe de passage

De la Guerre froide…

Depuis la Guerre froide, les États-Unis ont développé dans les océans des systèmes de détection acoustique contrôlant l’approche de leurs rivages ou les grands détroits et passages stratégiques. Le Sosus, ou Sound Surveillance System – est mis en place dès 1951 suivi par l’IUSS – Integrated Undersea Surveillance System. Ces réseaux de sonars et d’antennes captent les sons et vibrations émis par les sous-marins et les navires. Ils sont placés sous l’autorité de l’U.S. Navy’s Commander Undersea Surveillance et opérés par des marins. Ils permettent de détecter les sons à basse fréquence émis par les sous-marins en déplacement. Fournissant un avantage géostratégique majeur sur l’URSS, le SOSUS et l’IUSS sont demeurés des monopoles technologiques des États-Unis, bien que largement déployés chez les pays alliés dans le monde. Quatre réseaux sont bien connus : le réseau BARRIER transatlantique Nord qui surveille le passage maritime du GIUK – Groenland/Iceland/United Kingdom ; le réseau CAESAR de l’Atlantique Ouest qui court de la Nouvelle Écosse (Canada), au Nord-Est des États-Unis, aux Bahamas, aux Bermudes, à Porto Rico puis au sud des Antilles ; le réseau COLOSSUS sur la côte orientale Alaska/Canada/Californie ; le réseau BRONCO sur la Côte Est de la Sibérie et de l’Asie orientale. Par la suite, les États-Unis ont aussi développé le système RAP – Reliable Acousic Path – qui détecte des sous-marins beaucoup plus proches des côtes.

… À la rivalité États-Unis/Chine en Asie

Washington a depuis adapté ses dispositifs de surveillance à la montée en puissance de la Chine (cf. navires du SURTASS – Surveillance Towed Array Sensor System). Du fait d’eaux territoriales relativement enclavées liées à la présence de mers bordières peu profondes qui entourent le pays, les sous-marins chinois doivent, pour atteindre la haute mer, passer par des goulets très surveillés par les systèmes d’écoute et de détection étasuniens. Dans ce cadre, la Chine reconnaît avoir déployé depuis 2016 entre l’île de Guam, territoire des États-Unis doté de grandes bases militaires dont la base navale d’Apra Harbor, et la mer de Chine du Sud, deux systèmes sous-marins d’écoute gérés par l’Académie des Sciences. Si l’objectif affirmé est d’étudier typhons, tremblements de terre et vie aquatique, le caractère dual de ces systèmes permet aussi de disposer d’informations sur les mouvements de la flotte de surface et sous-marine des États-Unis dans cette zone névralgique. Enfin, la Chine a elle aussi déployé en mer de Chine méridionale et en mer de Chine orientale des réseaux de capteurs sous-marins dans le cadre de l’ « Underwater Great Wall Project » (Projet de Grande Muraille sous-marine) qui s’appuient en particulier sur les îles qu’elle contrôle dans les archipels des Paracels et des Spratleys. 

Depuis 2022, le projet chinois de Grande Muraille sous-marine s’est largement étoffé, une quarantaine de navires hydrographiques équipant toute la zone de capteurs. Ces hydrophones marins peuvent être disposés jusqu’à des profondeurs de 3 000 m. Ce dispositif de surveillance maritime est renforcé par un réseau de câbles sous-marins de fibres optiques posé par un navire câblier militaire.   

Sources : d’après Fondation pour la Recherche Stratégique, Observatoire de la Dissuasion, n° 62, fev. 2019 et Benoit de Tréglodé, « L’Asie du Sud-Est au défi de l’Indo-Pacifique », revue Hérodote, « Regard géopolitiques sur l’Indo-Pacifique », n° 189, 2e trim. 2023. 


 

2.3. Le rôle majeur des SNA, Sous-Marins Nucléaires d’Attaque

Le parc mondial de 91 sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) est détenu par seulement six États : États-Unis, Russie, France, Royaume-Uni, Chine et Inde. Souple et puissant, le SNA est un système d’armes qui joue un rôle essentiel dans le « sea control » (contrôle maritime) et les opérations de projection à long rayon d’action. En particulier, une de ses fonctions est d’escorter un groupe aéronaval. Au plan diplomatique et géostratégique, il est donc très complémentaire du porte-avions comme instrument de puissance et de projection.

Du fait de l’intérêt de ce système d’armes, on assiste actuellement à un profond renouvellement des flottes de SNA avec l’arrivée de bâtiments de nouvelle génération : Virginia étasunien, Astute britannique, Yasen russe, Suffren français, Shang chinois. En décembre 2019, l’US Navy – qui dispose de 55 SNA, dont 35 vieux Los Angeles construits entre 1972 et 1996 – commande 9 nouveaux SNA pour 22 milliards de dollars pour moderniser sa flotte. 

 
Encadré 7. Le Suffren : le nouveau SNA français lancé en juillet 2020, un levier de projection et de puissance

Lancé en juillet 2019 à Cherbourg, le SNA Suffren est le premier d’une série de six nouveaux SNA. Suffren est donc le nom du premier bâtiment de la série et de la classe de sous-marins. Plus gros, au spectre de capacités accru, plus discrets et mieux armés, les Suffren sont appelés progressivement à remplacer les SNA de classe Rubis. Long de 99 m, contre 73 m pour le Rubis (+ 26 %), le Suffren déplace en plongée 5 300 tonnes (Rubis : 2 600 t, soit plus du double), atteint des vitesses supérieures à 25 nœuds (46 km/h), est dix fois plus silencieux que le Rubis et embarque 63 marins. Il peut rester en opération à la mer de 70 à 90 jours (Rubis : 45 à 60 jours). Il est armé de torpilles F21, de missiles antinavires SMM 39, de missiles de croisière navals (MdCN) et de mines. Selon les données disponibles, il peut rester en plongée à plus de 300 m de profondeur. Les missions du SNA consistent à protéger les bâtiments stratégiques comme les porte-avions et les SNLE, à traquer les sous-marins ennemis, à recueillir du renseignement, à tirer des missiles de croisière mer/terre d’une portée de 1 000 km et à déployer des forces spéciales. Ces six exemplaires, d’un coût total de plus de neuf milliards d’euros, vont commencer à être livrés en 2029 et resteront en service jusqu’en 2060. Aujourd’hui, seuls les États-Unis, la Russie, la Chine et la France savent produire des SNA dotés de missiles de croisière.

Document 6. Le SNA Suffren au large de Toulon, juillet 2020.

sous-marin Suffren

Cliché : Xavier Grolet, 26 juillet 2020, licence CC by-sa 4.0 (source).


 

3. Le SNLE : un système d’armes exceptionnel

Comme les sous-marins nucléaires d'attaque (SNA), les 41 sous-marins nucléaires lanceurs d'engins demeurent l’apanage d’un club très restreint de puissances de rang mondial. Depuis l'entrée de l'Inde dans ce club, seulement six marines en disposent, et seulement cinq sont en mesure de maintenir en permanence à la mer des SNLE en alerte opérationnelle : les États-Unis, le Royaume-Uni, la France, la Russie et la Chine.

3.1. Les SNLE : un outil géostratégique fondamentalement politique

Les SNLE sont un système d’armes très complexe dont la seule vocation est de déclencher le feu nucléaire stratégique. Cette arme de dissuasion est à la main exclusive du pouvoir politique. Après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, Paris et Washington envoient un message à Moscou : la France déploie en mars 2022 trois de ses quatre SNLE à la mer alors que l’US Navy procède en juin en pleine mer à un changement d’équipage pour signifier que le SNLE peut prolonger ses patrouilles sans retourner à sa base d’attache.

Dans ce cadre, la zone de patrouille et l’itinéraire du SNLE d’un côté, le choix des cibles de l’autre relèvent du secret-défense le plus absolu. La question de la transmission de l’ordre de déclenchement des frappes nucléaires aux SNLE en patrouille dans l’immensité océanique pose de redoutables problèmes de sécurité. Chaque État s’est donc doté de centres de transmission qui jouent un rôle crucial.

 
Encadré 8. Transmettre l’ordre du feu nucléaire : l’importance cruciale des centres de transmission en basses fréquences dans le monde

Quelle que soit leur nationalité, les sous-marins – tout particulièrement les SNLE – doivent être joignables en permanence par les plus hautes autorités politiques et militaires. En patrouille, le SNLE reçoit régulièrement de multiples informations cryptées (météo, état de l’océan, mouvements prévisibles des navires de surface, situation géopolitique, petits messages familiaux pour l’équipage…) de son amirauté. Ceci exige le déploiement à terre d’un dispositif de transmission robuste et adapté. Si un SNLE reçoit des ordres, il n’émet pas – sauf extrême urgence – afin de rester indétectable. L’écoute des émissions radio ne peut donc permettre de le localiser.

Pour joindre les sous-marins, les États se sont dotés de centres de transmission qui déploient des antennes géantes portées par d’immenses pylônes et reliées à des émetteurs de très basses fréquences (VLF). Ils utilisent pour communiquer des ondes radio-électriques qui ont pour caractéristique de se propager à très grandes distances et surtout de pouvoir pénétrer dans l’eau. Le sous-marin peut donc recevoir ses ordres, même en plongée.

Ces installations névralgiques sont donc hautement protégées et souvent doublées ou triplées par mesure de sécurité. En France, la Force océanique stratégique (FOST) dispose ainsi de quatre centres de transmission (CTM), qui sont implantés à Rosnay (36), Saint-Assise (77), Kerlouan (29) et La Régine (11) ». Leur mission est de relayer les ordres gouvernementaux et les messages du commandant de la FOST, qui sont cryptés, vers les sous-marins nucléaires français en opération. Dans le monde, les États-Unis déploient ainsi tout un réseau de CTM, sur leurs territoires (Arlington dans l’État de Virginie en lien avec la base de Bangor/Seattle, Hawaï…) ou chez leurs alliés (Exmouth dans le Nord-Ouest de l’Australie…).


 

3.2. La difficile mise au point des SNLE

Après de nombreux tâtonnements, le premier SNLE à entrer en service est le George Washington en 1960. Viennent ensuite la Russie en 1961, le Royaume-Uni en 1967, la France – le Redoutable – en 1971-1972, la Chine en 1987 et l’Inde en 2013. Comme l’illustre l’évolution des quatre générations de SNLE étasuniens entre 1959 et aujourd’hui, un SNLE est bien un système d’armes articulant un sous-marin et un système de missiles balistiques. On doit souligner l’ampleur des coûts financiers de ces programmes et la durée des cycles de conception, de fabrication puis de mise en œuvre. La génération des Washington est opérationnelle durant 26 ans, celle des Ethan Allen 31 ans, celle des Lafayette 26 ans…

Document 7. États-Unis : les quatre générations de SNLE de 1959 à 2020

Nom de série

George Washington

Ethan Allen

Lafayette / Franklin

Ohio

Columbia

Nombre de SNLE

5

5

31

18/14*

12

Datés d'activité

1959-1985

1961-1992

1976-2002

1981-aujourd'hui

2028/2031 ?

Longueur

116 m

125 m

129 m

170 m

170 m

Largeur

10 m

10 m

10 m

12,8 m

12,8 m

Déplacement en plongée

6 700 t

7 900 t

8 250 t

18 750 t

20 815 t

Nb tubes Missiles

16

16

16

24 (20 en 2018)

16

Missiles

Polaris A-3

Polaris A-3

Posseidon C-3 et Trident I C-4

Trident II D-5

Trident II D-5

Diamètre du missile

137 cm

137 cm

188 cm

210 cm

210 cm

Longueur du missile

984 cm

984 cm

1 036 cm

1 341 cm

1 341 cm

Poids du missile

16 329 km

16 329 kg

29 483 / 33 112 kg

58 967 kg

58 967 kg

Portée du missile

4 600 km

4 600 km

4 600 / 7 400 km

12 000 km

12 000 km

*Du fait des accords de désarmement, certains SNLE sont désarmés de leurs missiles balistiques nucléaires qui sont remplacés par des missiles mer/sol conventionnels.

Source : Congressional Research Service, rapport 2 juin 2020.

Les actuels SNLE Classe Ohio emportent généralement 24 missiles balistiques mer-sol Trident dotés de têtes nucléaires W76 de 100 kilotonnes. Du côté russe, les six Typhoons furent les SNLE les plus imposants jamais construits au monde : 173 mètres de long, 179 marins, 48 000 tonnes en plongée et 20 missiles mer-sol balistiques stratégiques R-39. Mais cette course à la taille se heurte cependant à certaines limites : coût financier unitaire très élevé, contraintes de navigation accrues, adaptation des bases navales…

Comme l’indique le tableau ci-dessus, les accords de désarmement entre Moscou et Washington se traduisent par une réduction des SNLE. Aux États-Unis, ils tombent de 31 à 18 puis à 12 unités. Les quatre plus anciens Ohio sont transformés en sous-marins lanceurs de 150 missiles conventionnels Tomahawk. De son côté, la composante sous-marine russe passe de 58 SNLE et 3 000 ogives nucléaires en 1991 à 26 SNLE et 2 272 têtes en septembre 2000, pour tomber à 12 SNLE et environ 1 000 têtes en 2022. En France, le nombre de SNLE tombe de 6 à 4 entre 1985-1991 et aujourd’hui. Mais si le parc se réduit, ces unités gagnent largement en puissance du fait d’une autre révolution majeure, celle des missiles.

3.3. Les mutations des systèmes de missiles : une autre révolution géostratégique 

La construction de navires de taille de plus en plus importante (longueur, largeur…) est en lien direct avec l’évolution des familles de missiles nucléaires. Taille, poids, portée, largement liés au carburant emporté, efficacité de pénétration et capacité de destruction sont de plus en plus considérables. Signalons par exemple qu’un seul missile Trident II D5 des États-Unis peut emporter de 3 à 12 têtes nucléaires, sa portée variant de 7 000 et 12 000 km.

Document 8. L’augmentation de la portée géographique des missiles étasuniens et français
portée des sous-marins français et USA
 
 

Géographiquement, la multiplication par quatre de la portée des missiles en quarante ans bouleverse les rapports géostratégiques, en modifiant les espaces maritimes de patrouille des SNLE d’un côté, en dilatant considérablement l’aire terrestre potentielle de frappe à partir de la mer de l’autre. Par exemple, en 1971, Le Redoutable devait patrouiller très au nord, en Mer de Norvège, pour pouvoir menacer Moscou alors qu’aujourd’hui les zones de patrouille peuvent être sensiblement élargies. De même, à l’échelle locale, les bases sous-marines connaissent régulièrement de grandes opérations d’aménagement et d’agrandissement (ainsi l’Île Longue en rade de Brest à partir de 2006 pour l’accueil du M51) pour suivre ces évolutions.

 
Encadré 9. La révolution des missiles nucléaires stratégiques vue de France

En France, les familles de missiles déployés – du M1 en 1971 au M51-version 3 actuellement en cours de développement – connaissent trois ruptures qualitatives entre le M1-M20, le M4 et le M5. C’est en particulier l’allongement de la portée des missiles balistiques qui est spectaculaire : on passe de 3 000 km pour le M1 à 5 000 km pour le M4, 6 000 km pour le M45 et plus de 8 000 km pour le nouveau M51.2. Ce dernier missile, qui emporte de nouvelles têtes océaniques (TNO) d’une puissance de 100 kilotonnes, a été testé en conditions opérationnelles –évidemment sans charge nucléaire – par le SNLE Le Téméraire en juin 2020 au large du Finistère Sud. Selon le Centre d’études stratégiques de la Marine (Stratégie, janv. 2020), « les SNLE français portent 16 missiles dotés chacun de six têtes nucléaires, ce qui leur permettrait le cas échéant de frapper 96 objectifs ; la portée de ces missiles serait de l’ordre de 9 000 km et leur puissance cumulée représenterait plusieurs centaines de fois l’explosion d’Hiroshima » (p. 18).

Document 9. L’évolution des missiles nucléaires balistiques équipant les SNLE français

Nom

M1

M2

M20

M4

M45

M51

Date

1971

1974

1977

1985

1997

2010

Longueur (mètres)

10,4

10,7

10,7

11

11

12

Diamètre (mètre)

1,5

1,5

1,5

1,93

1,93

2,3

Poids (tonnes)

18

20

20

35

35

56

Portée (km)

2 500

3 000

3 500

4 000

6 000

> 8 000

Charge (puissance)

500 kt

500 kt

1,2 Mt

150 kt

110 kt

150 kt

têtes nucléaires

1

1

1

6

6

10

Nombre d'étages

2

2

2

3

3

3


 

4. Les SNLE au cœur des équilibres géopolitiques et géostratégiques mondiaux

La tendance actuelle est à la réduction du nombre de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins et à la modernisation du parc existant. Si la Chine participe à ce nouveau cycle d’armement, l’Inde peine encore à entrer dans la course.

4 .1. Un nouveau cycle pour les puissances déjà installées

Les années 2015-2030 sont celles d’une fin de cycle historique, ce qui explique que les États-Unis, le Royaume-Uni, la France et la Russie se sont engagés dans un nouveau cycle de modernisation de leurs flottes de SNLE afin de pérenniser leurs capacités de dissuasion tout en les adaptant aux nouveaux besoins géostratégiques en train d’émerger, lesquels sont liés au développement des armes anti-missiles. Ainsi, aux États-Unis, la « Revue de posture nucléaire » (NPR) de 2018 engage d’ici 2030 le remplacement de 14 SNLE de type Ohio par 12 SNLE de type Columbia afin de réponde aux nouveaux défis posés par la Russie mais surtout, de plus en plus, par la Chine. 

 
Encadré 10. Les SNLE de l’US Navy : la première flotte nucléaire mondiale en voie de rénovation

La flotte de SNLE de l’US Navy est tombée de 35 unités en 1990 à 16 en 1995 pour remonter à 18 en 2001. Elle est aujourd’hui composée de 14 SNLE Ohio comprenant 24 silos à missiles balistiques. En 2017, l’US Navy a réduit sur les SNLE Ohio les tubes équipés de missiles de 24 à 20 pour être en conformité avec le Traité New START de réduction des armes stratégiques, puisque sa flotte de SNLE ne peut plus déployer au total que 240 missiles stratégiques. Ces 14 SNLE sont répartis comme nous le verrons entre le Pacifique et l’Atlantique. Sur ces 14 SNLE, 12 sont considérés comme opérationnels, pendant que 2 sont en refonte lourde. On estime que 4 ou 5 SNLE sont en alerte dans leur zone de patrouille prêts à tirer leurs missiles Trident II – de 12 000 km de portée – dans les quinze minutes où ils en reçoivent l’ordre. Ainsi, si même les bases navales sont vulnérables, leur destruction soudaine n’entraînerait que la perte d’un tiers des SNLE des États-Unis, puisque la marine en maintient en permanence huit ou neuf à la mer, dont quatre à cinq prêts à lancer leurs missiles nucléaires. En 2017, l’US Navy a débuté le remplacement du Trident II par un nouveau missile – le D5LE – aux capacités de guidage et de pénétration améliorées.

Dans le cadre du nouveau programme Columbia de SNLE NG pour nouvelle génération, les travaux de recherche-développement sont lancés en 2013, et les premiers achats d’équipements en 2017. Un premier SNLE doit entrer en fabrication en 2021, un second en 2024 et les 10 autres entre 2026 et 2035 au rythme d’un par an. Le premier Columbia devrait ainsi être livré à l’US Navy en 2028, le second en 2031… Au total, le budget de ces 12 SNLE est estimé en 2020 par l’US Navy à 110 milliards de dollars. Ces projections financières paraissent très optimistes, le GAO – Government Accountability Office les estimant sous-évaluées d’au moins 27 %. Selon l’US Navy, ce processus de remplacement et de tuilage entre les deux programmes se traduirait par un creux concernant les SNLE disponibles, et donc potentiellement opérationnels. Malgré tout, l’US Navy estime que la chute à dix SNLE disponibles entre 2030 et 2041 ne remet par en cause ses capacités stratégiques. Ces SNLE conçus pour quarante années d’activité sont en particulier équipés d’un nouveau système de propulsion électrique beaucoup plus silencieux que les systèmes mécaniques.

Source partielle : d’après Congressional Resarch Service, Report, juin 2020.


 
 
Document 10. La modernisation de l’arsenal nucléaire maritime des États-Unis : un système fondé sur un sous-marin, un missile, une tête nucléaire
Composante Type d’évolution Engagements année fiscale 2017 Évaluation coût total
Nouveau SNLE Nouveauté 1,86 milliard $ 139 milliards $
Trident II missile Modification 1,22 milliard $ 6 milliards $
Tête nucléaire W88 Allongement durée de vie 281,3 millions $ 3 à 4 milliards $
Tête nucléaire W76-1 Allongement durée de vie 222,9 millions $ 3 à 4 milliards $
Total   3,583 milliards $ 151 à 153 milliards $

Source : Center for Arms Control and Non-Proliferation, Factsheet du 17 oct. 2016.

 

Dans son sillage, le Royaume-Uni fait de même dans le cadre de la Special Relationship (« relation particulière ») nouée durant la Seconde Guerre mondiale avec les États-Unis. Les quatre SNLE actuellement en service de classe Vanguard, entrés en service en 1993-1999, sont conçus et construits au Royaume-Uni mais sont armés de 16 missiles Trident II fournis par Washington. Londres projette de remplacer dans la décennie qui vient ses 4 SNLE actuels par 4 SNLE NG de classe Dreadnought, dont le premier exemplaire devrait entrer en service vers 2030. Devant mettre en œuvre le même missile balistique « Trident » fourni par Washington, ils doivent donc disposer du même « compartiment missiles » que les 12 futurs SSBN-X de l’US Navy. En France, le budget de la dissuasion double entre 2012 et 2025 pour atteindre un coût de 31,6 milliards d’euros, dont 92 % pour les SNLE. Le programme de renouvellement va s’étaler entre 2020 et 2033 avec l’entrée en service de la nouvelle génération de SNLE remplaçant Le Triomphant vers 2035 et Le Terrible vers 2048.

 
Encadré 11. Les SNLE : plus de 80 % de la puissance nucléaire stratégique française

Les quatre SNLE français – Le Triomphant, Le Téméraire, Le Vigilant et Le Terrible – ont pour port d’attache la Base opérationnelle de l’Île Longue sur la presqu’île de Crozon alors que l’escadrille de soutien (ESNLE) est quant à elle située à Brest. Depuis novembre 1972, au moins un SNLE est en patrouille pour assurer la permanence à la mer de la dissuasion nucléaire. Ces sous-marins ont une longueur de 138 m, une largeur de 12,5 m et un poids de 14 200 tonnes en plongée. Propulsés par un réacteur nucléaire et un groupe turbo-réducteur (pièce destinée à réduire la vitesse du moteur) de 30,5 MW, ils peuvent atteindre une vitesse supérieure à 20 nœuds en plongée et une profondeur d’immersion de plus de –300 m. Ils sont servis par deux équipages de 111 marins et disposent de plus de 70 jours d’autonomie. Leur armement est composé de 16 missiles stratégiques nucléaires M-51, de 4 tubes lance-torpilles pour torpilles lourdes et de missiles antinavire. Dans l’avenir, un nouveau programme de SNLE de 3e génération sera lancé. Aujourd’hui, la Force océanique stratégique (FOST) met en œuvre plus de 80 % de la puissance nucléaire du pays, contre 20 % à la composante aérienne, dans le cadre de deux composantes complémentaires répondant à des usages différents.



 

 

Pour la Russie, le maintien de sa dissuasion nucléaire en mer – en particulier dans le Grand Nord et l’Atlantique d’un côté et l’océan Pacifique de l’autre – demeure une priorité. Depuis 2018, la Russie dispose de 12 SNLE. Les unités d’ancienne génération de classe Delta III et Delta IV, entrées en service pour l’essentiel entre 1982 et 1986, sont remplacées par la nouvelle génération des Boreï. Cinq nouveaux Boreï doivent être livrés entre 2018 et 2022. Chaque Boreï emporte 16 missiles Bulava RSM-56. En mai 2018, le nouveau SNLE Boreï Iouri Dolgorouki immergé en mer Blanche a tiré une salve de quatre missiles balistique mer-sol RSM-56 sur une cible située à des milliers de km dans le polygone de tir de Koura au Kamtchatka, dans l’Extrême-Orient russe. 

4.2. L’essor de la Chine : un bouleversement géostratégique majeur

Pour des raisons historiques, la Chine a longtemps orienté ses efforts – relativement limités – sur la seule défense de son territoire continental et ses abords maritimes immédiats. Il faut attendre les années 1990 pour assister à une hausse continue des budgets militaires, une nette modernisation des armées (renseignement, spatial, cyberdéfense…) et l’acquisition de nouvelles capacités de projection de puissance, en particulier maritimes (missiles anti-navires, sous-marins nucléaires et conventionnels, nouveaux porte-avions, flottes de combat, navires amphibie…). La Chine disposerait de 422 navires contre seulement 286 à l’US Navy en 2022, même si ces statistiques masquent largement le maintien d’un net différentiel qualitatif. L’essor maritime et naval de la Chine constitue en tout cas l'un des principaux facteurs de bouleversement des équilibres géostratégiques mondiaux actuels, en particulier en mer de Chine orientale et en mer de Chine méridionale (Paracels et Spratleys). Au plan nucléaire, après avoir fait porter ses efforts sur son arsenal nucléaire terrestre et aérien, Pékin a lancé un important programme de SNLE afin de disposer d’une force de dissuasion sous-marine crédible.

 
Encadré 12. SNLE/SSBNs : la montée des programmes chinois

La flotte de sous-marins chinois est passé de 58 unités en 2005 à 66 en 2020 et devrait atteindre 76 unités d’ici 2030. À côté de 58 sous-marins conventionnels, les SNA doivent presque doubler de 7 à 13 entre 2020 et 2030. De même, la Chine passe d’un seul SNLE en 2005 à 6 en 2022 pour atteindre 8 SNLE en 2030. Dès 2015, un SNLE chinois a réalisé une patrouille de 95 jours en mer. Les SNLE de classe Jin sont armés avec 12 missiles balistiques JL-2 de plus de 7 000 km. Cette portée permet d’atteindre à partir des eaux proches de la Chine l’Alaska, Guam, Hawaï, la Russie et l’Inde, mais pas le Mainland étasunien. Pour autant, la marine met en œuvre la moitié des missiles balistiques chinois capables d’atteindre les territoires des États-Unis. Dans le cadre de sa modernisation, la Chine a lancé un projet de SNLE de 3e génération. Il serait équipé d’un missile JL-3, testé en nov. 2018 selon la PLAN – People’s Liberation Army Navy - de 9 000 km de portée (+ 29 %).


 

4.3. Pour les autres acteurs : l’exemple de l’Inde, un fossé difficile à franchir

L'Inde est encore loin de disposer de la triade nucléaire fiable et crédible à laquelle elle aspire, du fait des considérables efforts financiers et technologiques que supposerait cet objectif (miniaturisation d’un réacteur, développement de têtes nucléaire fiables et d’un missile…). New Dehli loue ainsi à l’URSS puis à la Russie des SNA depuis 1988 afin de développer les compétences de ses personnels qui demeurent limitées comme l’ont illustré des accidents en 2014 et 2017. En 2017, une écoutille restée ouverte a inondé l’Arihant I et l’a immobilisé à quai durant six mois. Il a donc fallu attendre novembre 2018 pour que le SNLE Arihant I réalise enfin sa première « patrouille de dissuasion » de 20 jours et l’année 2022 pour que son second SNLE entre en service alors qu’il a été mis sur cale en mai 2011 avec un lancement alors annoncé pour 2016.

 
Encadré 12. Le SNLE Arihant I : un révélateur des difficultés de l’Inde

Selon la Fondation pour la Recherche Stratégique (mars 2020), l’Inde peine à développer un missile à longue portée. Actuellement, les 12 missiles de type K-15 Sagarika du SNLE Arihant I ont une portée de seulement de 750 à moins de 1 000 kilomètres qui ne permet donc pas d’atteindre des cibles stratégiques. De même, la taille limitée du réacteur nucléaire restreint son endurance, sa durée maximale d’immersion n’étant que de 50 jours, limitant d’autant le rayon de ses patrouilles. Mais le développement programmé de missiles de type K-4 de 3 000 à 3 500 kilomètres nécessite une large, coûteuse et difficile refonte des SNLE actuels. Enfin, l’Inde a mis du temps à lancer les travaux de construction de sa nouvelle base sous-marine de Rambilli située dans la baie du Bengale dans l’État fédéré d’Andhra Pradesh. Après plusieurs reports, les travaux sur ce site en eau profonde à l’embouchure des rivières Varaha et Sarada ont enfin débuté en 2018.


 

5. La géographie des grandes bases sous-marines de SNLE : des lieux névralgiques

Les exigences de site et de situation propre à la localisation des bases sous-marines dessinent une géographie à toutes les échelles, depuis leur position sur l’océan mondial jusqu’à leur insertion dans l’organisation régionale et, dans certain cas, le tissu urbain.

5.1. Aux échelles nationale et mondiale : les facteurs géostratégiques maritimes

Un État ne peut déployer ses moyens maritimes – en particulier ses SNLE – sans disposer de ports d’attache et de bases navales efficientes et sécurisées. Du fait de la complexité des systèmes d’armes mis en œuvre, les bases de SNLE sont peu nombreuses : on en compte neuf dans le monde (document 5) : deux aux États-Unis (Kings Bay sur l’Atlantique, Kitsap-Bangor/ Seattle sur le Nord Pacifique), deux en Russie (Mourmansk/presqu’île de Kola en mer de Barents, Petropavlovsk-Vilioutchinsk sur le Pacifique), deux en Chine (Jianggezhuang-Quingdao au nord, Yalong au sud), une en France (Brest/ Ile longue), une au Royaume-Uni (Faslane, Écosse) et une en Inde en construction (Rambilli, Andhra Pradesh). Pour une étude détaillée de chacune d’elle ou une démarche comparative entre elles, le site Géoimage du CNES met en ligne de nombreuses ressources.

La localisation des grandes bases dépend de nombreux paramètres. Aux échelles nationale et mondiale, les facteurs géostratégiques et maritimes prédominent : chaque base s’ouvre sur une grande façade maritime et une grande aire océanique de patrouille. À l’échelle du globe, deux océans sont privilégiés puisqu’ils permettent de menacer directement les centres vitaux – politiques, démographiques, économiques et urbains – des puissances ennemies potentielles.

L’Atlantique et ses marges furent longtemps prédominants, en particulier durant la Guerre froide. On y trouve dans un face-à-face Mourmansk (7 SNLE) contre Faslane (4 SNLE, opérationnelle en 1968), Brest (4 SNLE, 1971) et Kings Bay (6 SNLE, 1978). La rivalité entre l’URSS/Russie et les États-Unis se retrouve aussi, bien sûr, dans l’océan Pacifique avec les bases de Petropavlovsk (4 SNLE, 1938) et Kitsap-Bangor/Seattle (opérationnelle en 1977). L’émergence de la Chine, qui se dote en 2008 de la nouvelle base de SNLE de Yalong (4 SNLE), située dans l’île d’Hainan tout au sud du pays, bouleverse les équilibres géostratégiques mondiaux et accroît l’importance stratégique de l’océan Pacifique. Pour y répondre, Washington renforce entre 2003 et 2005 la flotte de SNLE basée à Kitsap-Bangor/ Seattle sur le Pacifique (8 SNLE) au détriment de l’Atlantique (6 SNLE).

5.2. Aux échelles locale et régionale : situations d’ouverture et sites défensifs

Aux échelles locale et régionale, la localisation des bases répond à un certain nombre d’arbitrages concernant les atouts et handicaps relatifs d’un site local et d’une situation régionale. Elles valorisent les qualités d’ouverture sur l’espace maritime, en particulier la proximité d’une profondeur suffisante autorisant l’immersion (-200 m en général) liée à la bordure du plateau continental, et la profondeur du chenal d’accès pour des unités au fort tirant d’eau (SNLE Le Triomphant : 10,5 m).

Mais la localisation doit aussi tenir compte des capacités de défense et de protection des ports d’attache offertes par les reliefs et la morphologie du littoral. Situées en relativement haute latitude, les bases de Bangor, Faslane ou Mourmansk se réfugient dans des côtes à fjord, au prix parfois d’un long trajet pour atteindre la haute mer. Par contre, Brest/ l’Île longue, Petropavlovsk/Vilioutchinsk et Yalong valorisent des sites de rades ou de grandes baies bien abritées. Seule Kings Bay fait exception par son site quasi-insulaire sur un littoral atlantique bas, marécageux et amphibie à la limite de la Géorgie et de la Floride.

Enfin, l’insertion des bases de SNLE s’inscrit dans des contextes régionaux très différents. Faslane, Petropavlovsk/Vilioutchinsk ou Yalong fonctionnent comme des isolats maritimes et militaires. À l’opposé, Kings Bay appartient à la grande aire métropolitaine de Jacksonville, un des grands pôles militaires atlantiques des États-Unis, alors que Kitsap-Bangor est proche de la grande métropole de Seattle, capitale de Boeing et de Microsoft. De même, Mourmansk est un vaste complexe industriel et urbain fortement militarisé alors que Brest est en position intermédiaire en étant une métropole régionale fortement marquée par la présence de la Marine mais en voie de diversification.

5.3. Les grandes bases : de vastes complexes territoriaux intégrés

À l’échelle locale, les grandes bases comprennent des quais, des darses et des bâtiments pour l’accueil, le soutien, la maintenance et la préparation des SNLE et l’embarquement des missiles complets dans le sous-marin. On y trouve aussi des zones pyrotechniques pour l’assemblage des têtes des missiles nucléaires, des bâtiments pour toutes les fonctions de gestion et de commandement, le soutien logistique, la sécurité et des bâtiments pour les zones-vie. Le stockage des missiles, des têtes nucléaires et des combustibles nucléaires est soit intégré, soit dévolu à un site extérieur spécialisé (Faslane, l’Île longue). De même, les opérations de grands carénages réalisées régulièrement peuvent être soit intégrées localement, soit réalisées dans ses sites plus ou moins proches (France : bassin 8 de l’arsenal de Brest ; Royaume-Uni : chantiers de Devonport dans le sud des îles Britanniques).

Document 11. Les moyens d’action concourant à la dissuasion nucléaire française

La dissuasion nucléaire française

Source : CESM, revue Études marines, oct. 2016, p. 48.

 

Comme l’illustre le schéma ci-dessus, la mise en œuvre d’un SNLE mobilise de nombreux moyens d’action concourant à sa sécurité qui construisent au total un système défensif de premier plan qui font de ces bases les endroits géographiquement les mieux protégés au monde. Dans le système brestois, la base de l’Île longue a été décidée par le Général de Gaulle en 1965 et est devenue opérationnelle en 1971 pour assurer la mise en œuvre du Redoutable qui commence sa première patrouille en janvier 1972. De petite taille (2 km de long et 500 m large, 150 ha), elle assure l’accueil, le soutien, la maintenance et la préparation des SNLE en mobilisant de nombreux moyens (ingénieurs, ouvriers, marins, marins pompiers, commandos Marine, gendarmerie maritime…). Mais elle mobilise aussi de nombreux sites et équipements stratégiques à Brest avec par exemple la présence du Centre Opérationnel des Forces sous-marines (Centops FSM) qui sont commandées par un amiral, l’Alfost. Dans la presqu’île de Crozon et au delà se trouvent de nombreuses installations complémentaires (base aérienne de Lanvéoc-Poulmic, CTM…)

 

 

Encadré 13. « Blanchir la zone » : assurer la sécurité de sortie ou d’entrée d’un SNLE de sa base à la haute mer

Sur le trajet entre sa base d’attache et sa dilution en haute mer, un SNLE – qu’il parte ou qu’il revienne de patrouille – est très vulnérable puisqu’il navigue en surface, à 12 nœuds de vitesse moyenne dans le Goulet de Brest. Il a donc besoin de moyens extérieurs pour assurer sa sécurité et sa défense. À Brest, il lui faut une journée de navigation pour atteindre la haute mer. Pour assurer sa liberté de mouvement et sa sécurisation, un certain nombre de moyens militaires terrestres, navals et aériens spécifiques sont mobilisés pour « blanchir la zone », selon l’expression consacrée en France. Ainsi, chaque SNLE partant de l’Île longue est systématiquement accompagné d’une frégate d’escorte à capacité anti sous-marine, d’hélicoptères alors qu’un avion de patrouille maritime Atlantique 2 surveille les approches et qu’un SNA ouvre la marche. Régulièrement, la Marine nationale mène des opérations de surveillance renforcée et de nettoyage de la rade de Brest (opérations Damier) pour réactualiser la base de données des fonds marins et détecter des « anomalies » éventuelles (présence de mines, d’instrument d’enregistrement de la signature acoustique des SNLE, donc d’écoute et d’espionnage…). Quel que soit l’État concerné, chaque base de SNLE fonctionne globalement sur le même modèle.


 

Enfin, par l’importance des emplois directs et indirects, le logement et la consommation des familles, les salaires versés, les achats aux fournisseurs et les investissements réalisés, les bases sous-marines de SNLE sont des acteurs majeurs du dynamisme des économies locales ou régionales dans lesquelles elles sont insérées. Ces logiques de transferts dépendent directement des stratégies définies à l’échelle nationale et des moyens financiers affectés à leur fonctionnement par les centres (d’où une grave crise à Mourmansk ou Petropavlovsk lors de l’implosion de l’URSS). L’existence de ces « villes ou régions d’État » participe à leur manière aux politiques d’aménagement des territoires en valorisant des espaces littoraux souvent en positions périphériques ou ultra-périphériques.

 
Encadré 14. Mise à jour (septembre 2021) : le « contrat du siècle » franco-australien annulé au profit des États-Unis

Le 16 septembre 2021, le Premier Ministre australien Scott Morrisson annonce mettre fin au contrat « Attack », conclu en 2016 et signé en 2019 avec la France, présenté alors comme le « contrat du siècle ». Il portait sur l’achat et la construction en Australie à Adelaïde de 12 sous-marins du modèle Barracuda. Il était évalué à 35 milliards d’euros, moins de la moitié de cette somme devant revenir à des entreprises françaises puisque si sa conception était française, les systèmes d’armes et de combat aurait été fournis par les États-Unis. Il devait être développé à partir du modèle de SNA Barracuda, mais doté d’une propulsion classique diesel-électrique et non nucléaire. L’annonce est cependant un coup dur pour le français Naval Group dont 300 ingénieurs travaillaient à Adélaïde et 500 salariés à Cherbourg sur ce projet. Sur ce site situé dans l'enceinte de l'arsenal sur le port militaire, 3 400 salariés sont aussi mobilisés par la construction de 5 SNA - classe Suffren et 4 SNLE de troisième génération.

Cette rupture de contrat, qui s’effectue au profit des États-Unis, s’accompagne d’une conférence à trois au plus haut sommet des États (la négociation s’est faite directement, et secrètement, entre les trois dirigeants à l’occasion du G7 en Cornouailles en juin 2021) qui annonce un nouveau partenariat de sécurité entre Washington, Londres et Canberra :  l’AUUKUS (Australia - United Kingdom - United States). Une alliance très clairement tournée contre la Chine dans l’espace indopacifique. Ce rapprochement stratégique est à la fois une réponse de la nouvelle administration Biden à ce qu’elle jugeait être les errements de l’administration Trump face à la Chine en Asie-Pacifique, et la réponse de Boris Johnson au « Brexit » par sa nouvelle stratégie de « Global Britain ». Cette annonce englobe la fourniture de SNA à l’Australie, et un partenariat très étroit sur les technologies de l’intelligence artificielle, le cyberespace ou les missiles (achats de Tomahawk par l’Australie). Pour l’exécutif français, elle est une nouvelle démonstration du peu de considération dont fait preuve la Maison-Blanche à l’égard des alliés européens, quel que soit le parti au pouvoir.

Cette rupture lève aussi un tabou géostratégique, celui de l’exportation et donc de la diffusion des SNA et des équipements nucléaires à vocation militaire dans le monde, contraire aux principes de non-prolifération. De la part de l’Australie d’abord, qui ne possède pas d'industrie nucléaire et avait refusé en 2016 ce type de motorisation afin de conserver une certaine retenue ou de neutralité continentale dans son affirmation de puissance. En réaction, la Nouvelle-Zélande voisine a déjà annoncé que ces futurs SNA australiens seront interdits d’entrée dans les eaux néo-zélandaises, en lien en particulier avec le Traité d'interdiction des armes nucléaires. Pour les États-Unis ensuite.

Car dans le monde, seuls une poignée d’États maîtrisent de bout en bout la filière de propulsion nucléaire navale : les États-Unis, la Russie, la France, la Chine autrefois aidée par la Russie. Dans les années 1990-2000, lorsque le Royaume-Uni lançait les nouveaux SNA de la classe Astute, en remplacement des classes Trafalgar et Swiftsure obsolètes, les firmes BAE et Rolls-Royce durent faire appel à 600 ingénieurs étatsuniens en raison de leurs pertes de compétences technologiques. Pour des raisons de souveraineté et de contrôle technologique, on considérait jusqu’ici qu’un SNA ne s’exportait pas ; même si la Russie en loua à l’Inde alors que les tentatives canadiennes vers la France dans les années 1990 s’étaient heurtées très vite au veto de Washington. En particulier depuis les accords de 1958 avec le Royaume-Uni conçus au cœur de la Guerre froide, les États-Unis n’ont jamais exporté de SNA. Dans ce cadre, la levée de ce tabou historique fait craindre à de nombreux observateurs un risque de dissémination nucléaire et d’élévation qualitative du niveau de la course aux armements à des puissances régionales de rang intermédiaire.

Ces choix géostratégiques renseignent sur le bouleversement qu’induit l’essor et l’affirmation de la Chine comme nouvelle puissance mondiale, en particulier dans l’Indo-Pacifique ; sur le pilier méridional (réseau Échelon qui permet d’écouter les satellites de communication et qui regroupe les États-Unis, l’Australie, le Canada, la Nouvelle-Zélande et le Royaume-Uni) que représente l’Australie dans le système étatsunien de contrôle du Pacifique et la puissance des liens tissés depuis la Seconde Guerre mondiale entre les deux pays face au retrait britannique et, enfin, l’importance des forces sous-marines. En février 2021, le SNA français Émeraude achevait une patrouille de longue durée en Indo-Pacifique, dont la Mer de Chine méridionale, et ce… grâce à sa propulsion nucléaire.

>>> Lire aussi : Vaimiti Goin, « L’espace indopacifique, un concept géopolitique à géométrie variable face aux rivalités de puissance », Géoconfluences, octobre 2021.

Laurent Carroué, 17 septembre 2021, texte repris dans la brève du 20 septembre 2021.


 

 

Conclusion

La rapide analyse des forces sous-marines révèle les enjeux d’un monde maritimisé, dans lequel les mers et les océans peuvent être perçus comme un océan global, autour duquel les différentes parties du monde se lient en une seule humanité. Dans ce monde, la sécurité est une affaire collective dans laquelle la dissuasion nucléaire joue un rôle majeur.

Cet océan mondial aux enjeux géostratégiques accrus est l’espace où s’opèrent de profonds bouleversements, sous l’effet des rivalités de puissance. La géographie apporte des clés indispensables à leur compréhension, parce qu’elle convoque le raisonnement multiscalaire, comme outil intellectuel pour saisir l’expression de nouvelles recompositions géopolitiques et mettre à jour leurs enjeux. L’éventualité d’un cycle de réarmement invite à mesurer le rôle géopolitique acquis très récemment par la Chine, la prédominance toujours affirmée des États-Unis, et des rapports de puissance qui oscillent entre dualité et multipolarité. Les patrouilles sous-marines tiennent compte des passages stratégiques et des points de tension géopolitique, comme les rivages chinois, où s’entremêlent les enjeux locaux, régionaux, nationaux et mondiaux. La localisation et le rôle des bases sous-marines doivent être compris avec cette grille de lecture, en référence à la fois à l’environnement proche dans lequel les bases s’insèrent, mais également aux échelles des façades et des grandes aires océaniques sur lesquelles elles s’ouvrent et enfin aux nouveaux équilibres mondiaux et à l’importance stratégique désormais majeure du Pacifique.

 


Bibliographie

Sur Géoimage du Centre National d’Études Spatiales (CNES), notre partenaire

Le site Géoimage met en ligne des dossiers sur l’ensemble des grandes bases sous-marines nucléaires stratégiques (États-Unis, R. Uni, France, Russie, Chine).

Le site Géoimage du CNES offre aussi de nombreuses ressources sur les enjeux géopolitiques et géostratégiques des mers et océans : grands points de passage et de contrôle (axes, détroits, canaux comme Gibraltar, Suez, Panama, Bad el-Mendeb, Ormuz…) et les grandes bases navales (Cherbourg, San Diégo, Guantanamo, Guam, Hawaï, Diego Garcia, Kaliningrad, Djibouti, Abou Dabi..).

États-Unis
  • The Trump Administration’s Nuclear Posture Review (NPR),
  • Office of the US Secretary of Defense : Nuclear Posture Review (NPR), february 2018.
  • United States Navy. Fleet Ballistic Missile Submarines. Fiche de présentation de janvier 2019.
  • Hans M. Kristensen & Matt Korda : “Chinese nuclear forces, 2019”, Bulletin of the Atomic Scientists, 75:4, 171-178.
France

Sites institutionnels et ressources officielles 

  • République française : Revue stratégique de défense et de sécurité nationale 2017
  • Ministère français de la Défense. Présentation du concept de dissuasion.
  • SIRPA Marine : présentation des forces sous-marines et de la force océanique stratégique
  • Magazine Top La Vue publié par la Force Océanique Stratégique française, en ligne sur le site de l’AGASM : https://www.agasm.fr/toplavue/
  • Site du Centre d’Etudes Stratégiques de la Marine : Cesm.marine.defense.gouv.fr
  • Centre d’Études Stratégiques de la Marine : « Stratégie », collection Études marines, n°17, janvier 2020. Belles études de synthèse des grandes marines avec cartes.
  • Maître Emmanuelle (2020) : « Où en est la composante océanique indienne ? », Observatoire de la dissuasion de la Fondation pour la Recherche Stratégique, bulletin n° 72, janvier 2020.
  • Masson Helène et Delory Stéphane : « Impact économique de la filière industrielle composante océanique de la dissuasion », revue Défense et Industrie, Fondation de la Recherche Stratégique, n°9, avril 2017, Paris. Un état des lieux de l’impact industriel, technologique et géographique de la filière, avec cartes.

Ouvrages et articles

  • Bonnet Francois-Xavier (2020) : « Cartographie des voies sous-marines en Asie du Sud-Est », Revue Hérodote, n°176, 1er trimestre 2020.
  • Dupont François (2019) : Du Terrible au Triomphant, La vie secrète des sous-marins, Autrement, Paris. Un livre témoignage d’un amiral, commandant de SNA puis de SNLE.
  • Moore Robert (2018) : Sauver le Kursk, Edition de l’Archipel, Paris. Un journaliste britannique analyse les efforts russes pour sauver leur nouveau SNLE qui fit naufrage en Mer de Barents par 110 m de fond en août 2000 à la suite de l’explosion d’une torpille. 
  • Tertrais Bruno (2019) : Atlas militaire et géostratégique, Autrement, Paris. 
  • Wodka-Gallien Philippe (2019) : La dissuasion nucléaire française en action. Dictionnaire d’un récit national, Decoopman Éditions, Saint-Laurent-le-Minier (30440). 

Cinéma

  • Le Chant du Loup, par Antonin Baudry (réalisateur) : le film met en scène de manière assez réaliste l’univers clos d’un SNLE français de la FOST en patrouille lors d’une crise. 

 

 

 

Catherine BIAGGI
Géographe, inspectrice générale de l’IGESR, auditrice à l’Institut des Hautes Études de la Défense Nationale (IHEDN)

Laurent CARROUÉ
Géographe, inspecteur général de l’IGESR, directeur de recherche à l’Institut Français de Géopolitique (IFG) de l’université Paris VIII.

 

 

Mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :

Catherine Biaggi et Laurent Carroué, « Affirmer sa puissance : forces sous-marines et dissuasion nucléaire, enjeux géographiques et géostratégiques », Géoconfluences, septembre 2020 (mise à jour en septembre 2021).
URL : https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/oceans-et-mondialisation/articles-scientifiques/puissance-sous-marins-nucleaires

Pour citer cet article :

Catherine Biaggi et Laurent Carroué, « Affirmer sa puissance : forces sous-marines et dissuasion nucléaire, enjeux géographiques et géostratégiques », Géoconfluences, septembre 2020, dernière mise à jour en septembre 2023.
URL : https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/oceans-et-mondialisation/articles-scientifiques/puissance-sous-marins-nucleaires

Pour citer cet article :  

Catherine Biaggi et Laurent Carroué, « Affirmer sa puissance : forces sous-marines et dissuasion nucléaire, enjeux géographiques et géostratégiques », Géoconfluences, septembre 2023.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/oceans-et-mondialisation/articles-scientifiques/puissance-sous-marins-nucleaires