Archive. Le Darfour, une région du Sahel. Paysanneries et territoires
NB. Le contenu de cet article donne des informations disponibles au moment de sa publication en 2006.
Une région du Sahel dotée de conditions relativement favorables
Le Darfour s'étend sur une superficie administrative de 496 000 km². La moitié septentrionale est occupée par le désert libyque. Sa moitié méridionale, où vivent la quasi-totalité de ses 6 millions d'habitants, est semi-aride. Mais les conditions de la vie humaine y sont améliorées par la présence du jebel Marra, imposant massif montagneux central de formation volcanique récente qui culmine, dans sa partie sud, à 3088 m d'altitude. De dimensions certes modestes (110 km du nord au sud et 50 d'est en ouest) il est cependant d'un seul tenant, à la différence des monts Nouba, archipel d'inselbergs ou d'inselgebirge disséminés.
Au nord du jebel Marra, d'autres massifs, bien que moins élevés et moins arrosés du fait de leur latitude, offrent également des conditions climatiques favorables à l'occupation sédentaire de la région : jebels Berti, puis Meidob et enfin plateau Teiga qui se trouve déjà dans la zone aride.
L'orographie modifie les conditions climatiques, surtout sur les versants sud et ouest des massifs, qui reçoivent les pluies de la mousson d'été [1]. L'incidence d'une meilleure pluviométrie n'est pas limitée aux pentes du massif, mais se fait sentir sur l'ensemble des bordures méridionales et orientales. De plus, le jebel Marra est un château d'eau d'où un chevelu de larges wadis s'écoule dans toutes les directions. Ces wadis ne sont alimentés que durant la saison des pluies, et ne ruissellent au plus que jusqu'au mois de décembre pour leur cours supérieur, l'eau s'infiltrant dans les sables accumulés dans leur lit. Cependant, la présence d'un inféro-flux plus durable, voire pérenne, permet à une population importante de résider de façon nomade ou sédentaire le long de ces fleuves asséchés, dont le lit et les berges peuvent également être cultivés à partir des puits peu profonds. Ce chevelu fluvial dense différencie nettement le Darfour, et en particulier l'ouest et le sud-ouest du massif, des autres régions sahéliennes.
Dans les campagnes, terroirs, territoires et compétitions pour l'espace
On peut admettre que la montagne centrale constitue le principal facteur de différenciation et que c'est autour d'elle et de son influence orographique, climatique et hydrologique que s'organisent les terroirs de la région. La présentation ci-dessous reprend le classement en diyar (sg. dar), qui sont des territoires affectés officiellement à des groupes ethniques ou tribaux dont ils portent le nom, ce qui leur attribue, non pas l'exclusivité du peuplement ou de l'usage des ressources, mais un pouvoir administratif et un pouvoir d'organisation et de gestion. Les autorités tribales, représentées par la pyramide des cheikhs de village, des nazirs et des sultans, n'ont certes plus de pouvoirs officiels, mais elles continuent d'exercer une influence officieuse et reconnue par les autorités au sein de ces espaces.
Mais les Britanniques, qui ont institué ce système de dar, en ont fait bénéficier les tribus non-arabes, alors que les tribus arabes nomades ne se voyaient attribuer que des droits de passage à négocier chaque année avec les détenteurs sédentaires du sol, ce qui est en grande partie à l'origine des conflits actuels. Même si l'administration locale a été abolie en 1970, ce clivage entre dar et simples territoires tribaux subsiste dans les perceptions qu'en ont la population et les autorités, qui s'efforcent de revivifier le système mis en place par les Britanniques, et à l'élargir en attribuant aux Arabes des dar en propre.
Le jebel Marra et ses piémonts
Les versants les mieux exposés et les sommets du massif reçoivent entre 600 et 900 mm de précipitations annuelles en moyenne, contre 300 à 500 pour les versants nord et est. Mais ces conditions favorables sont affectées par la série d'années sèches qui frappe la région.
Les piémonts et les étages inférieurs. La population, dense grâce à la présence des wadis qui se dirigent vers le large bassin endoréique du wadi el-Ku', cultive du mil sur les goz et les fonds de wadi portent du sorgho, des légumes et du tabac à chiquer (sa'oud). Les fermiers élèvent des barrages en terre (taras, pl. terus) en travers des wadis pour stocker et la faire pénétrer dans le sol. Mais le manque de précipitations au cours des dernières décennies a diminué l'efficacité de ces méthodes. Par ailleurs, la nappe souterraine est accessible par des puits creusés dans le sable par les femmes, qui sont également les seules à assumer la corvée épuisante de l'exhaure et du transport de l'eau.
Ces wadis ont joué un grand rôle dans la structuration de l'espace darfourien, constituant des couloirs de végétation et de communication en direction de la vallée du Nil (wadi Howar, wadi el-Milk) ou vers le bassin du lac Tchad, vers lequel s'écoulent les grands wadis du flanc ouest de la montagne, qui échappent, à peu près seuls au Soudan, à l'attraction du bassin du Nil (wadi Azoum).
L'accès à ces wadis en saison sèche est donc l'un des enjeux territoriaux majeurs dans les conflits entre nomades et sédentaires, qui ne sont pas limités au contrôle d'espaces, mais aussi de points d'eau et de lignes de rivages pour un usage agricole ou pour l'abreuvement des troupeaux.
La population sédentaire de ces versants est composée de Four, de Berti, de Birgid, de Tounjour, de Tama, de Biringa, de Bargo et de Dadinga, avec des villages de Fellata originaires d'Afrique de l'Ouest, mais implantés de longue date dans la région. Depuis la sécheresse catastrophique de 1970, plus d'une centaine de villages Zaghawa s'étaient également installés dans la région en 1980 (F. Ibrahim, 1984, p. 152)[2]. Cette hausse brutale de la population et l'extension concomitante des surfaces cultivées sont à l'origine d'une dégradation sensible de la végétation arborée et de la qualité des pâturages sur le goz, ce qui a entraîné des effets négatifs sur le creusement du lit des wadis, une dissection et une remobilisation des dunes fossiles, la déflation éolienne des particules des sols, l'apparition de couches de sables éoliens stériles…
Le cœur du massif. Les zones plus élevées (1000-1300 m) sont vouées au pâturage, par les troupeaux des villageois comme par ceux des nomades Rizeigat (Mahriya, Mahamid, Abou jalloul), qui longent les pentes du jebel Marra à l'approche de la saison sèche, qu'ils vont passer dans les savanes arborées du sud-ouest. L'agriculture est concentrée le long des wadis, où se trouvent les agglomérations les plus importantes (Kebkabiya, Kas, Zalingéi et Nyertétéi). Si la désertification est moins prononcée à cette altitude, elle s'exprime néanmoins plus par le surpâturage, par la déforestation pour le charbon de bois et, à proximité des centres urbains, pour le bois de cuisine, que par la surexploitation des sols. La zone comprise entre 1500 et 1900 m est occupée par des cultures en terrasses, qui atteignent par endroits 2700 m d'altitude. Beaucoup d'entre elles ont été abandonnées depuis longtemps, devant la difficulté de les entretenir.
Trois zones agricoles peuvent être identifiées sur les pentes du jebel Marra : la plus basse est dominée par les jardins irrigués voués aux légumes (tomates, cornes grecques, piment, oignon et ail), la zone intermédiaire est celle du mil, avec les tomates et les piments, et des vergers d'agrumes irrigués. La zone la plus élevée est mélangée : on y trouve du blé et des vergers (agrumes, mangues et goyaves). La plupart des villages sont installés sur les basses pentes, d'où les relations commerciales avec l'extérieur et en particulier les nomades sont plus aisées. Ces villages bénéficient aussi de la présence des sources temporaires et des ruisseaux alimentés par les pluies d'été.
Aujourd'hui, les destructions opérées par l'armée soudanaise et les milices qui lui sont affiliées, pourraient conduire à une réoccupation de la montagne, qui retrouve une fonction stratégique et protectrice centrale dans le conflit, tant pour la population civile que pour les rebelles. Les Four, qui ont donné leur nom à la région, y sont majoritaires. Peuple africain, islamisé de longue date, ils sont pour l'essentiel des cultivateurs s'adonnant également à l'élevage. Leur poids démographique (environ deux millions de membres, soit le tiers de la population régionale totale) leur a permis de mettre en valeur les pentes de la montagne, et d'occuper une situation de pivot par rapport aux peuples qui les entourent. En effet, la suprématie historique du sultanat four a reposé sur sa capacité à exploiter à son profit les positions périphériques des autres peuples, en un jeu de balancier mobilisant les peuples du nord (Zaghawa, Berti, pasteurs ou agriculteurs de souche africaine), contre ceux du sud, où dominent les peuples nomades arabisés Baggara, comme les Taaisha, Rizeigat, etc [3] : les uns comme les autres ont été tour à tour tributaires, fournissant des hommes pour l'armée ou des produits alimentant le commerce d'exportation et l'entretien de la cour du Sultan.
Les espaces semi-désertiques du nord
Le dar Zaghawa, qui s'étend sur 40 000 km² au nord, à l'extrême limite des terres cultivées, de la frontière tchadienne au-delà de laquelle il se poursuit largement, est une steppe à acacias durement frappée par les sécheresses. La culture du mil s'était répandue durant la période humide des années 1950 et 1960, mais elle est devenue depuis lors de plus en plus hasardeuse, alors même qu'elle gagnait sur les pâturages, pour couvrir des besoins grandissants avec la population. Lors de la sécheresse des années 1970 puis 1980, les deux tiers des animaux périrent, et les Zaghawa, auparavant surtout éleveurs de bovins, se tournèrent vers l'élevage des chameaux et des chèvres, moins exigeants. Ils passèrent alors d'un mode de vie semi-sédentaire à un mode de vie entièrement pastoral et nomade, et entrèrent alors en concurrence avec leurs voisins éleveurs traditionnels de chameaux, les Arabes Rizeigat (Abou Jalloul et Mahriya au sud-est, Beni Hussein) au sud et non-Arabes (leurs cousins Bedayat au nord-ouest et les Meidob à l'est).
La situation était pire encore pour les plus pauvres, qui, sédentaires, s'adonnaient à la culture du mil. Ceux-ci quittèrent en masse leurs villages pour aller s'installer au sud, sur des terres plus humides ou dans les centres urbains du Darfour et de tout le Soudan central. Entre 1969 et 1973, 475 villages Zaghawa sur 805 auraient ainsi été abandonnés par leurs habitants ; depuis plus de 30 ans, la majorité des Zaghawa habite hors de leur terroir d'origine, puisque en 1974, sur une population totale de 148 000 Zaghawa, on estimait que seuls 60 0000 résidaient encore dans le dar d'origine [7].
Même si les Zaghawa ont remarquablement réussi leur adaptation à de nouveaux modes de vie, acquérant à la fois éducation et aisance, à travers des activités nouvelles comme le commerce, cette tragédie a considérablement affecté leur sentiment identitaire. Celui-ci semble en avoir été renforcé, de même que le sens de solidarité tribale qui a été pour beaucoup dans la réussite de leur reconversion. Cet attachement au terroir n'a pas eu que des conséquences positives. Il est en partie responsable de la désertification du dar zaghawa : les économies des migrants étaient converties en troupeaux confiés à la parentèle restée sur place, et ce surcroît du cheptel a aggravé la pression sur les fourrages et les ressources en eau. Le dar zaghawa est aujourd'hui une terre dévastée par la désertification, avec la disparition des peuplements d'acacias et la réactivation des dunes fossiles sous l'effet de la mise en culture excessive.
Bien que situé plus haut en latitude que le Dar Zaghawa, le dar Meidob a été moins affecté par la désertification, si ce n'est aux abords des villages et des points d'eau. La raison en est que les Meidob (45 000 en 1983) ne se livrent à l'agriculture que dans de rares endroits favorables, et s'adonnent majoritairement au pastoralisme semi-nomade. Les conditions favorables sont la fraîcheur du climat hivernal sur les jebel Meidob et le plateau Teiga, dont l'altitude dépasse 1000 m : les besoins en eau des animaux en sont réduits et la période de croissance des herbes fourragères y est plus longue. Grâce au dense réseau de wadis qui divergent de ces massifs, des forêts d'arbres se sont développées dans les dépressions et peuvent servir de réserve fourragère toute l'année, permettant ainsi aux Meidob, éleveurs de bovins, de n'effectuer que de courtes transhumances, bien qu'ils soient situés à la lisière du Sahara. L'élevage bovin, à côté des chameaux, chèvres et moutons, est également permis par l'accès à une eau profonde abondante et de qualité, la région étant située sur l'aquifère des grès nubiens. Il y avait ainsi, en 1980, déjà une vingtaine de forages modernes et autant de puits traditionnels. Mais la sécheresse n'a toutefois pas épargné les pâturages des Meidob : les semi-nomades Meidob ont également fait route vers le sud, parfois jusqu'au Bahr el-Arab.
Les étendues steppiques de l'Est
Le pays berti est un territoire qui s'étend des collines Berti jusqu'aux limites de la région du Kordofan à l'est. Les Berti sont des paysans sédentaires, qui cultivent le mil sur les sols sablonneux du goz et élèvent de petits troupeaux de bovins, de chèvres te de moutons, dans la steppe à acacias. C'est le forage de puits profonds dans l'aquifère des grès nubiens qui constitue ici l'une des premières causes de désertification, car il a favorisé la concentration de la population et l'intensification des cultures pluviales.
Le pays Zeyadiya, du nom d'un groupe arabe nomade, ne possède pas de dar proprement dit. Les Zeyadiya occupent une bande de territoire d'environ 450 km de long, d'extension méridienne, au nord-est du Darfour, entre le 12e et le 16e parallèles. En hiver, si les pluies d'été ont été abondantes, ils quittent leurs centres d'Oum Bayada et de Wad Mareiga, au sud-est du jebel Meidob et migrent loin vers le nord, au cœur du désert ou dans le bassin du wadi Howar. Ils y trouvent les pâturages du jizu, qui dispense les animaux de boire durant la saison fraîche où ils restent jusqu'au printemps avant de redescendre vers le sud avec leurs chameaux, jusqu'à la voie de chemin de fer. À l'est de Mellit et au nord-est d'El-Facher, des groupes de Zeyadiya se sont sédentarisés et cultivent le mil sur le goz. Mais si l'on compare la situation de l'environnement dans les zones mises en culture avec celles des pâturages plus au nord, on constate que la dégradation est beaucoup plus forte dans les premières.
Les terroirs agricoles de l'Ouest
Le dar Masalit est la région la plus occidentale, la plus densément peuplée et la mieux dotée par la nature de toute la région. Elle regroupe près de la moitié de la population du Darfour. Territoire frontalier, le dar Masalit est une entité ancienne qui a été découpée par les accords franco-britanniques de 1924 ; ceux-ci se sont efforcés, sans grand succès, de suivre des limites ethniques par nature inexistantes. Les Français s'étaient vus "attribuer" les Tama, dont seuls quelques villages sont du côté soudanais de la frontière, mais dont des groupes vivent sur les pentes du jebel Marra. Le Soudan devait hériter des Masalit, dont le sultan est installé à El-Geneina, mais dont de nombreux sujets résident en territoire tchadien. Ces liens étroits font de cette frontière une zone poreuse et lors des troubles au Tchad, de nombreux habitants trouvèrent refuge au Soudan, à l'inverse de ce qui se passe aujourd'hui. Par ailleurs, les groupes armés ont toujours circulé librement de part et d'autre, depuis les rébellions qui ont dominé la vie politique tchadienne depuis les années 1960. Même si comme tous les dars tribaux, la région n'est pas homogène et si le sultan des Masalit règne traditionnellement sur une dizaine d'ethnies et de tribus différents – arabes et non-arabes -, les Masalit forment la majorité de la population. Ce sont des agriculteurs sédentaires, dont la culture principale est le mil, avec quelques légumes dans le lit des wadis. Cette agriculture s'accompagne d'un élevage surtout bovin. Malgré une pluviométrie relativement abondante (535mm par an en moyenne à El-Geneina), la désertification est forte autour de cette ville, à cause de la concentration de la population et de la rotation trop rapide des cultures, qui appauvrit les sols et remobilise les dunes fixées.
Notes
[1] La température a un effet plus limité sur l'occupation humaine, mais les hauts plateaux du jebel Marra portent des cultures favorisées par la fraîcheur des nuits hivernales.
[2] On peut supposer que la sécheresse de 1984-85 a encore amplifié ce mouvement de déplacement vers le Sud et de sédentarisation, comme je l'ai observé moi-même en octobre 2004 au sud de Zalingéi pour des groupes Otiya et Terjem.
[3] Ce jeu de balancier est décrit en détail par Harir, Sharif (1994), “Arab Belt versus “African Belt”. Ethno-Political Conflict in Dar Fur and the Regional Cultural Factors in Short-Cut to Decay. The Case of Sudan, S. Harir et T. Tveldt (eds), Uppsala.
[4] Ibrahim, Fouad (1984) : Ecological Imbalance in the Republic of Sudan, with Reference to Desertification in Darfur, Bayreuther Geowissenschaftliche Arbeiten, Bayreuth (page 155). À noter qu'en 1970 toutefois, Tubiana estimait leur nombre au Darfour à 255 000. Selon F. Ibrahim, il ne comptait plus que 40 000 habitants en 1980.
Marc Lavergne, pour Géoconfluences, le 15/01/2006
Pour citer cet article :
Marc Lavergne, « Archive. Le Darfour, une région du Sahel. Paysanneries et territoires », Géoconfluences, janvier 2006.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/doc/etpays/Afsubsah/popup/Lavergne.htm