Archive. Agriculture et conflits en Côte d'Ivoire : terroirs maraîchers, territoires disputés
NB. Le contenu de cet article donne des informations disponibles au moment de sa publication en 2006.
À l'image de l'ensemble de l'Afrique subsaharienne, l'Afrique de l'Ouest n'échappe pas aux situations conflictuelles. Aux guerres civiles du Libéria et de Sierra Leone ont succédé les déchirements de la société et du territoire ivoiriens dans un pays pourtant longtemps réputé pour son modèle économique et sa culture de paix. Les tensions politiques accrues, depuis le premier coup d'État du général ivoirien Gueï le 24 décembre 1999, se sont concrétisées par l'affrontement militaire du 19 septembre 2002 et la division du territoire national entre sud et nord.
Cette contribution n'est pas une analyse des événements qui ont conduit à la division de la Côte d'Ivoire. Elle propose, non pas une vision "urgentiste" des affrontements conjoncturels, mais une réflexion sur les facteurs structurels du conflit. Comme ailleurs en Afrique de l'Ouest (Chaléard, 2002 ; Richards, 2005), le conflit ivoirien, bien que principalement médiatisé à travers les violences urbaines, trouve ses origines dans les évolutions rurales et plus précisément agraires.
Par ailleurs, les changements ruraux moins visibles, moins brutaux dans leurs manifestations immédiates, mais porteurs d'affrontements entre communautés, débordent la géographie de l'économie de plantation de la moitié sud de la Côte d'Ivoire et de sa zone forestière dont l'étude est souvent privilégiée. Les savanes ne sont pas exemptes des évolutions agraires et sociales – pression foncière, marchandisation de la terre, tensions inter-communautaires entre autochtones et allochtones, baisse des revenus des cultures d'exportation – qui, dans le sud, ont contribué à faire basculer la Côte d'Ivoire de modèle agricole et économique à un "contre-modèle" pour l'Afrique de l'Ouest. Les racines agraires des tensions de la société ivoirienne peuvent être mises en évidence en prenant du recul par rapport à la zone de forte tension des métropoles du sud du pays et en situant les analyses dans les communautés rurales sénoufo des savanes à la frontière ivoiro-burkinabée (carte ci-contre). Enfin, la comparaison entre les évolutions agraires des savanes ivoiriennes et burkinabées, dans le cadre d'une nouvelle spécialisation agricole commune dans le maraîchage, montre combien la réorganisation des transferts fonciers s'articule aux autres éléments de tension développés par les politiques nationales ivoiriennes : "ivoirité", réformes foncières (PFR [1]). |
Situation des campagnes sénoufo en Afrique de l'OuestRéalisation : A. Fromageot, 2005 |
Le maraîchage des savanes
À la suite de la tentative de coup d'État d'une partie des forces armées le 19 septembre 2002, après les accords de Marcoussis, dans son discours à la Nation du 8 février 2003, le Président ivoirien Laurent Gbagbo entérine la division du pays en deux :
"Aujourd'hui les rebelles (…) occupent 60% du territoire. Je n'ai pas fait le calcul pour savoir exactement le pourcentage du territoire qu'ils occupent. Mais ce qui est certain, c'est que (…) les 90% de l'outil de production économique se trouvent sous contrôle des forces gouvernementales. C'est pourquoi la Côte-d'Ivoire continue de vivre normalement. (…). C'est ça la vérité et c'est pour ça que ce coup d'État a échoué" [2].
En affirmant que la Côte d'Ivoire "continue de vivre normalement" amputée d'une bonne moitié de son territoire au nord d'une ligne reliant Man à Bondoukou mais qui ne représenterait que 10% de l'outil de production du pays, le Président semble faire peu de cas des régions de savanes septentrionales (carte ci-contre et note [3]). Dans une vision assez mécaniste de la géographie économique, il semble que l'éloignement de ces régions de la métropole abidjanaise soit nécessairement pénalisante et se traduise par leur faible participation à l'économie nationale (Fromageot, 2005).
Cette vision renoue avec une présentation géographique courante du pays limitée à la zone forestière du "miracle" de l'économie de plantation ivoirienne. C'est oublier que les savanes ne sont plus le réservoir de main-d'œuvre des plantations et des villes du sud. À la charnière des XXe et XXIe siècles, le front pionnier café-cacao est vieillissant (Chaléard, 2004), ses revenus en baisse, tandis que les villes, principalement Abidjan, ne jouent plus leur rôle d'exutoire pour les populations à la recherche de travail.
Milieux, cultures d'exportation et conflitsRéalisation : A. Fromageot, 2005 |
L'Afrique de l'Ouest dans la zone des tempêtes"Miracle", "modèle" ... Jusqu'au début des années 1990, la Côte d'Ivoire, dirigée sans partage pendant trente ans par Félix Houphouët-Boigny, se voulait le pays de la prospérité et de l'ouverture : premier producteur de cacao du monde, elle a accueilli plus de 4 millions d'étrangers (sur 15 millions d'habitants), principalement du Burkina Faso, du Mali, de la Guinée et du Ghana. Elle était le premier partenaire de la France et de l'Europe au sein de la mouvance francophone, le poumon et la locomotive économique de l'Afrique de l'Ouest. Tout y semblait possible : aménager une nouvelle capitale politique dans le village natal du président (Yamoussoukro) ; ouvrir des routes dans la forêt ; construire en pleine brousse "la plus grande cathédrale du monde" ... En dix ans, tout s'est détraqué : chute des cours du cacao et démantèlement de la filière, dévaluation du franc CFA, succession ratée du "Vieux" (Félix Houphouët-Boigny), crises majeures en Sierra Leone et en Guinée, montée en puissance du Nigéria après un long purgatoire militaire, recentrage de la coopération française, etc. À la veille de la prise du pouvoir par le général Robert Gueï, en décembre 1999, les caisses étaient vides, et le pays pris en tenailles par les institutions financières internationales. Extrait de : "L'Afrique de l'Ouest dans la zone des tempêtes" - Par Philippe Leymarie, journaliste à Radio France Internationale - Le Monde diplomatique, mars 2001, pp. 10-11. |
Toutefois, avant même l'essoufflement de l'économie de plantation (extrait de presse ci-dessus), les savanes ont reçu leurs propres projets de développement agricole et de pôles d'emplois : généralisation de la culture d'exportation du coton et diffusion de la charrue, implantation du complexe sucrier de Ferkéssédougou (carte supra), aménagements hydro-agricoles et surtout hydro-pastoraux conduisant à la création d'une zone d'élevage dans le nord du pays (carte supra). S'appuyant sur ce long passé de développement et d'aménagement rural, les années 1990 sont marquées par la généralisation du maraîchage marchand de contre-saison (photo ci-dessous), c'est-à-dire la production de légumes frais pendant la saison sèche à destination des marchés régionaux mais aussi des pôles urbains du sud.
Jardins maraîchers clôturés sur les rives d'un petit barrage dans le nord de la Côte d'Ivoire
Le maraîchage marchand révélateur de nouvelles pressions sur les ressources
Les années 1990 sont une décennie de profondes mutations pour les savanes ivoiriennes. Au désengagement de l'État à l'égard des programmes de développement rural, s'ajoute une pression anthropique accrue sur les espaces et leurs ressources. Un faisceau de changements est à l'origine de cette situation : le ralentissement ou la fin des migrations vers les chantiers des plantations ou des villes de la zone forestière, le retour de migrants à l'âge actif (Beauchemin, 1999), la sédentarisation d'éleveurs peuls et de leurs troupeaux. Autant de migrations qui participent à la croissance démographique des campagnes dans une région qui apparaît déjà anciennement comme un pôle de fortes densités de populations rurales en Afrique de l'Ouest. Si les densités de populations autour de l'axe Korhogo - Ferkéssédougou sont de l'ordre de 60 hab/km² dans les années 1960 (SEDES, 1965), elles atteignent 100 hab/km² dès le recensement de 1988.
Le maraîchage marchand se diffuse donc dans un contexte nouveau de raréfaction de la terre. Pratiqué en saison sèche, il est nécessairement dépendant de la proximité de points d'eau pérennes. Limités dans l'espace, les terroirs maraîchers sont enfin d'autant plus recherchés qu'ils sont rémunérateurs et que leurs productions pallient pour partie les revenus aléatoires du coton et la baisse concomitante des budgets domestiques. Le maraîchage accuse donc des situations de compétition entre maraîchers, mais aussi entre usagers divers des ressources en terre et en eau : agriculteurs, éleveurs, chasseurs, etc. Les bas-fonds deviennent les lieux d'enjeux majeurs qui s'expriment à travers des tensions inter- et intra-communautaires.
Le maraîchage autour des petits barrages
Dans les années 1970 et 1980, les cycles pluriannuels et récurrents de sécheresse (le graphique ci-contre illustre la dégradation pluviométrique depuis les années 1970) sont marqués par la descente en latitude des éleveurs des zones soudano-sahéliennes des pays enclavés voisins : Mali et Burkina Faso.
Le gouvernement ivoirien y a vu l'occasion de réduire ses importations de viande et de développer un élevage national en favorisant la sédentarisation des populations pastorales et de leurs troupeaux. Cet objectif s'inscrivait dans un projet de rééquilibrage régional entre le nord et le sud du pays.
Lors d'une tournée à l'intérieur du pays en 1974, le Président Houphouët-Boigny avait reçu, à Korhogo, les doléances des paysanneries du nord soucieuses de ne pas être oubliées du "miracle économique".
L'État avait alors financé un programme Urgence Nord (carte infra). Des travaux désenclavent les savanes : prolongement du grand axe goudronné Abidjan–Bouaké–Ferkéssédougou, construction de ponts sur le Bandama et ses affluents. Elles sont équipées en services (dispensaires, écoles) et en aménagements hydrauliques avec la création de pôles hydro-agricoles rizicoles et sucriers, et avec un ensemble régional de petits barrages hydro-pastoraux (carte ci-contre). En 1992, la DCGTx [5] recense près de 300 petits barrages dans le centre nord du pays. La plupart ont été aménagés par la Société nationale de développement de l'élevage (SODEPRA). Une région pastorale se met rapidement en place, calquée sur la géographie de ces aménagements hydro-pastoraux.
C'est pourtant autour de ces petits barrages en terre que se développent les principaux sites de production maraîchère. Dans le cadre d'une production manuelle qui fait appel à la main-d'œuvre familiale, la pénibilité et la durée des travaux bi-quotidiens d'arrosage sont nettement facilités par la présence des retenues d'eau. La densité des aménagements (Cecchi, 2006) explique en partie la situation régionale inattendue de cette nouvelle spécialisation maraîchère à plus de 400 km du principal pôle de consommation : Abidjan.
Évolution des précipitations annuelles moyennes à Korhogo de 1950 à 1998Pluviométries annuelles moyennes des deux sous-séries stationnaires [50-70] et [71-98], discriminées (p=0,05) par la méthode de segmentation de Hubert. Données en libre accès : Source : Caractérisation hydrologique des Petits Barrages du Nord de la Côte d'Ivoire - Gourdin F., Cecchi P., Corbin D., Etienne J., Kone S., Casenave A. [4] |
Géographie des petits barrages hydro-pastoraux en Côte d'IvoireSource : Localisation des Petits Barrages de Côte d'Ivoire (Anonyme, 1992 - Inventaire des retenues et barrages de Côte d'Ivoire. Direction des Grands Travaux, Abidjan) [4] |
Les sites maraîchers : des lieux de tensions foncières
Si le front pionnier café-cacao s'est développé, dans le sud de la Côte d'Ivoire, d'est en ouest dans des régions originellement très peu peuplées, l'essor du maraîchage marchand dans les savanes sénoufo se réalise dans un contexte de raréfaction de la terre (les possibilités d'extensions des champs pluviaux sont limités), de sites de production nécessairement restreints par les conditions hydrologiques et topographiques requises.
Les terroirs de bas-fonds sont d'autant plus disputés qu'ils sont rémunérateurs pour divers usagers, éleveurs et agriculteurs. Antérieurement au développement du maraîchage, les chefs de terre les répartissaient entre les familles, pendant la saison des pluies, en parcelles de riziculture inondée entretenues par les femmes. En saison sèche, ces terroirs étaient le support de terrains de parcours, de cueillette et de chasse en libre accès. Ces modes de transferts de l'usage des terres correspondaient aux coutumes foncières sénoufo qui, comme ailleurs en Afrique de l'Ouest, ne reconnaissent pas de propriété privée de la terre et assurent un accès à ses usages agricoles aux familles autochtones comme étrangères. Les chefs de terre, descendants des premiers défricheurs, garantissent l'inaliénabilité des terres villageoises et réservent l'attribution d'emplacements de culture aux seuls hommes responsables des cellules de production familiales. Concrètement, les cadets de famille, épouses ou jeunes adultes célibataires, n'ont pas accès à titre individuel et en toute autonomie à l'usage agricole de la terre.
Situation des sites maraîchers enquêtés et infrastructures du programme Urgence Nord en Côte d'Ivoire |
Au cours des années 1990, le maraîchage a remis en cause ces règles foncières d'accès à la terre et a suscité des tensions inter- et intra-communautaires autour des ressources des bas-fonds. Pour l'illustrer on peut s'appuyer sur les résultats d'une recherche menée conjointement au sein de l'UMR PRODIG et du programme "Petits barrages" de l'IRD en Côte d'Ivoire (Fromageot, 2003). Les données analysées ont été recueillies pour la saison 1999-2000 auprès de 534 maraîchers sur 21 sites de production de part et d'autre de la frontière ivoiro-burkinabée (carte ci-contre). Tandis que l'aménagement des petits barrages par la SODEPRA garantissait à l'origine un libre-accès aux petits barrages pour l'abreuvement du bétail, la concession par les chefs de terre de jardins maraîchers autour des retenues d'eau participe à des stratégies villageoises de fermeture de ces espaces au profit des agriculteurs locaux (carte ci-dessous), ce qui multiplie les conflits entre communautés paysannes et pastorales (Coulibaly S., 1980). |
Les conflits entre communautés paysannes et pastorales
Abreuvement d'un troupeau transhumant sur les rives d'un petit barrage dans le nord de la Côte d'IvoirePhoto ci-dessus : L'usage des retenues d'eau par les éleveurs peuls entraîne de fréquentes destructions des clôtures et des cultures des exploitants maraîchers. Ces confrontations entre usagers se sont multipliées dans les années 1990 avec l'essor du maraîchage de contre-saison. Elles ont parfois dégénéré en conflits armés entre communautés paysannes et pastorales |
Essor du maraîchage et conflits d'usage entre éleveurs et agriculteurs autour du petit barrage du village de KorokaraRéalisation : A. Fromageot, 2005 Relevé de terrain : A. Fromageot, S. Ouattara |
Parallèlement, en se révélant rémunérateurs, les sites maraîchers se sont progressivement fermés aux usagers allochtones (Dozon JP. 1997). Dans le cadre du maraîchage, les terroirs de bas-fonds sont très peu concédés à des étrangers ou à des migrants récemment installés dans les villages (à peine une trentaine sur les 534 exploitants).
Ce raidissement des communautés autochtones sur les ressources en terre et en eau des bas-fonds s'exprime aussi au niveau intra-communautaire et intra-familial. Les récits de fondation des villages, qui rappellent toujours la distinction entre les lignages fondateurs (c'est-à-dire issus des premiers occupants qui ont défriché la terre et négocié son usage auprès de ses forces totémiques) et les lignages allogènes ou ultérieurement rattachés à la communauté, légitiment des mises en réserve de l'usage des terroirs maraîchers aux seuls membres des lignages fondateurs. Enfin, les femmes, précédentes utilisatrices des terres de bas-fonds dans le cadre de la riziculture inondée, sont peu à peu exclues des sites maraîchers au profit des hommes, soit en nombre d'exploitants, soit en superficies cultivées (carte ci-contre). Si les règles d'accès aux sites maraîchers révèlent des formes de clientélismes lignagers, elles permettent en revanche une certaine ouverture sociale puisque des cadets de famille possèdent un jardin en usufruit. Leur présence parmi les maraîchers résulte de processus de marchandisation de la terre. La limitation spatiale des sites et l'augmentation des demandeurs de jardins ont entraîné la multiplication de transferts fonciers entre producteurs. Ces transferts se réalisent sans la médiation des chefs de terre et sous la forme de contrats locatifs. Les premiers maraîchers s'étant vu attribuer un emplacement de culture dans les bas-fonds par leur chef de terre sont désignés sous le terme d'attributaires et représentent, en 1999-2000, 217 des 534 exploitants. |
Le maraîchage et la marchandisation des terres de bas-fondsRéalisation : A. Fromageot, 2003 Relevé de terrain : A. Fromageot et A. Coulibaly |
Les 317 producteurs restants sont locataires des premiers. Ils reçoivent la jouissance d'une portion du jardin d'un attributaire en contrepartie d'une location versée, rarement en numéraire, et le plus souvent en nature (pourcentage de la récolte, dons) ou sous la forme de prestations quotidiennes de travail (arrosage, semis et repiquage des plants de l'attributaire). Parmi ces 317 maraîchers, on peut distinguer 42 sous-locataires louant leur jardin auprès d'un locataire. La proportion entre attributaires et locataires illustre l'importance de ces transferts fonciers dans le développement de l'activité maraîchère. L'estimation du coût des contrats locatifs et le manque à gagner (tableau ci-dessous) pour les locataires devant s'acquitter de prestations de travail attestent des processus de privatisation et de marchandisation de la terre qui échappent aux chefs coutumiers.
Comparaison des bénéfices maraîchers nets entre attributaires et locataires des jardins en F.CFA saison 1999-2000
Maraîchers |
Total
|
Attributaires
|
Locataires
|
Sous-locataires
|
Effectifs |
534
|
217
|
275
|
42
|
Bénéfices nets moyens |
28 777
|
39 379
|
27 766
|
13 355
|
Médiane |
15 250
|
26 550
|
10 400
|
7 800
|
Source : Fromageot, 2003.
Les revenus maraîchers nets sont significativement décroissants des attributaires aux locataires. Ils montrent indirectement les transferts financiers qui accompagnent les transferts fonciers entre individus.
Cependant, ce sont les chefs de terre eux-mêmes qui, en Côte d'Ivoire, ont accéléré ces processus en attribuant des jardins non pas seulement aux responsables familiaux, mais aussi aux cadets de famille à titre strictement personnel. Les statuts familiaux des maraîchers attributaires sont ainsi nettement plus hétérogènes en Côte d'Ivoire qu'au Burkina Faso.
Statuts familiaux des maraîchers attributaires en Côte-d'Ivoire et au Burkina Faso en 2000
Source : A. Fromageot, 2003
Dans les villages ivoiriens, l'attribution de jardins s'est réalisée au profit des membres des lignages autochtones, quel que soit leur statut, aux dépens des étrangers qui sont tous recensés sur les sites de production burkinabés. Ce constat peut être mis en relation avec la sélection des savanes sénoufo parmi les premiers terrains d'application du Plan Foncier Rural (PFR) en Côte d'Ivoire, c'est-à-dire le projet national de cadastrage et d'immatriculation des terres cultivées, qui participe également aux conflits fonciers dans la zone forestière.
Des conflits locaux à l'affirmation de l'ivoirité
Par comparaison, au Burkina Faso, le maraîchage n'a pas bouleversé les ordres fonciers coutumiers. La terre y est encore gérée par les chefs de terre et de village. Plus qu'en Côte d'Ivoire, les principaux bénéficiaires du maraîchage, en termes économiques et fonciers, demeurent les chefs de famille, quelle que soit leur origine autochtone ou allochtone. Si les jardins maraîchers sont moins ouverts à la communauté rurale dans la pluralité des statuts individuels, ils demeurent, par le biais des règles foncières coutumières, ouverts aux étrangers et aux migrants, notamment aux responsables familiaux mossi.
En Côte d'Ivoire, si les structures foncières ne sont pas bouleversées comme dans le cadre de l'économie de plantation du sud du pays, elles sont sournoisement minées. Des transmissions horizontales de jardins entre individus de même statut social s'affirment. La dissémination des pouvoirs fonciers opère une révolution silencieuse au profit de la pluralité des acteurs ruraux (hommes et femmes, chefs et cadets de famille) mais autochtones et aux dépens des étrangers. Dans les savanes ivoiriennes aussi, à la veille des coups d'État militaires amorcés par celui du général Gueï en décembre 1999, le principe d' "ivoirité" (extrait d'un article de J.L. Chaléard ci-dessous), réservant la terre aux autochtones et plus généralement aux Ivoiriens, participe aux tensions et aux conflits qui, loin de se limiter à une division nord-sud du pays, traversent la société et ses espaces à toutes les échelles d'observation, du territoire national aux terroirs locaux.
"La guerre civile déclenchée par la rébellion militaire qui a éclaté en Côte d'Ivoire, le 19 septembre 2002, a entraîné, dans les faits, une partition du pays. Le Nord est occupé par les rebelles, le Sud reste sous le contrôle des forces gouvernementales. (…) Couramment, le discours se focalise sur une opposition culturelle entre un Nord musulman et un Sud chrétien ou animiste. Cette vision, qui comporte une part de vérité, est cependant réductrice. L'opposition Nord-Sud, telle qu'elle apparaît aujourd'hui, est le résultat de conflits politiques qui ont tourné autour de "l'ivoirité" et ont amené les populations à prendre parti pour ou contre un homme politique.
Au-delà, elle est inscrite dans des distinctions plus anciennes, qui sont l'aboutissement partiel de toute l'évolution économique et sociale du pays depuis l'indépendance, voire avant. De ce point de vue, le "modèle" ivoirien, tant salué en son temps, était porteur de contradictions – aggravées par la suite par la crise économique dans laquelle s'est enfoncé le pays depuis plus de vingt ans. (…)
Depuis l'indépendance (1960), la Côte d'Ivoire (…) est dirigée de main ferme par Félix Houphouët-Boigny, chef charismatique, héros de l'indépendance, qui conduit une politique revendiquée d'unité et de paix. Le pouvoir, autour du mythe du "planteur" constitutif de la nation ivoirienne (le président lui-même étant présenté comme le "premier paysan" ou "premier planteur" de Côte d'Ivoire) essayait de développer un véritable sentiment national. Dans ce cadre, les étrangers, et singulièrement les autres Africains moins favorisés, étaient invités à venir concourir à la réalisation d'un modèle "ouvert". De façon significative, jusqu'à la mort d'Houphouët-Boigny, les étrangers africains auront le droit de vote en Côte d'Ivoire.
Les années 1990 se caractérisent par une nouvelle donne. Le marasme économique se poursuit, en dépit d'un court renouveau après la dévaluation du franc CFA en 1994. Surtout, la période est marquée, en décembre 1993, par la disparition d'Houphouët-Boigny. Les fractures et repositionnements politiques qui en découlent conduisent à l'émergence d'un ethnonationalisme qui exacerbe les clivages ivoiriens-étrangers et, sur le plan intérieur, entre le Nord et le Sud.
La première étape est le conflit de succession qui oppose, à la mort d'Houphouët-Boigny, Ouattara à Bédié et se termine par la victoire du second. (…) Sur un plan plus général et dans le même temps, le président et ses partisans, appuyés par un groupe d'intellectuels, lancent le slogan de "l'ivoirité", terme forgé bien des années plus tôt mais qui n'avait pas eu d'écho. Reposant pour certains sur une conception positive de la nationalité ivoirienne, le concept est rapidement instrumentalisé par le pouvoir qui s'en sert pour légitimer son autorité. Au nom de "l'ivoirité", les "vrais" nationaux, nés de parents ivoiriens, revendiquent des droits dont sont exclus les étrangers et tous ceux qui sont naturalisés ou qui ne peuvent prouver la nationalité de leurs parents.
Le thème rencontre un succès certain chez les autochtones du Sud, confrontés au blocage foncier, à la présence des allochtones à la campagne, à la prépondérance des Dioula dans le commerce et l'artisanat en ville. En milieu rural, les tensions s'aggravent dans les années 1990, pendant lesquelles les autochtones, au nom de l'ivoirité (et parfois appuyés par l'administration) s'en prennent aux étrangers."
Extrait : Chaléard JL., 2002, La Côte d'Ivoire éclatée, Géopolitique africaine, n°9.
Conclusion
Depuis les années 1990, les cours aléatoires des prix du coton sont en partie compensés par l'essor d'une nouvelle spécialisation régionale dans le maraîchage à destination des marchés urbains du sud de la Côte d'Ivoire. Si les transformations des systèmes agricoles et des sociétés rurales n'ont pas l'ampleur de celles réalisées par le front pionnier café-cacao dans la deuxième moitié du XXe siècle en zone forestière, elles illustrent néanmoins l'émergence de nouveaux acteurs, plus agriculteurs que paysans, et des rapports conflictuels des sociétés à l'espace et à ses ressources dans un contexte de raréfaction de la terre et de migrations intenses du local à l'international.
L'approche comparative des modes d'accès aux jardins maraîchers est riche d'enseignements sur la transformation des terroirs de bas-fonds en territoires maraîchers appropriés. La pression foncière sur des ressources aussi recherchées que la terre et l'eau dans les savanes ne s'exprime pas à l'identique au Burkina Faso et en Côte d'Ivoire. Outre les effets de distance et de frontière, l'évolution différentielle dans le temps des sociétés rurales dans des cadres nationaux différents doit être invoquée.
Toutefois, au-delà de ces différences et de ces décalages dans l'espace et dans le temps, les enjeux fonciers apparaissent bien comme récemment au cœur des facteurs structurels des conflits en Afrique de l'Ouest. En 2005, le choix de la CEDEAO de ne pas intégrer les problèmes fonciers et de sécurisation de la terre dans ses perspectives de politiques agricoles communes illustrent combien les questions agraires qui, au XXe siècle, ont mis sous tensions les sociétés latino-américaines, contiennent les germes des futurs conflits africains du XXIe siècle.
Notes
[1] PFR : Plan Foncier Rural, projet national de cadastrage et d'immatriculation des terres cultivées en Côte d'Ivoire
[2] Laurent Gbagbo, extrait du discours télévisé du 08 février 2003
[3] Le 4 décembre 2000, un quotidien du Rassemblement des républicains (RDR), Le Patriote, publie à la "une" la carte du pays coupé en deux : les treize départements du Nord y sont arrachés au Sud, la déchirure s'opérant au niveau de Bouaké, ville carrefour du centre. Cette ligne de partage est celle de la ligne de front, l'actuelle "zone de confiance" fossilisée par les présences armées. Il faut rappeler qu'entre 1932 et 1947 tout cet ensemble et tout l'ouest de l'actuel Burkina Faso formaient une même entité territoriale de l'empire colonial française. Les coups de ciseaux des indépendances et de la décolonisation l'ont fait éclater.
[4] in "Les pbs du Nord de la RCI, des milieux et des hommes." Cecchi P. [Ed], Collection Latitudes 23, IRD Éditions, sous presse.
[5] DCGTx : Direction et Contrôle des Grands Travaux
Références bliographiques
- Beauchemin C. - Émigration urbaine, crise économique et mutations des campagnes en Côte d'Ivoire, Espace, Populations, Sociétés, 3, 399-409 - 1999
- Cecchi Ph., dir. - Les Petits Barrages du Nord de la Côte d'Ivoire. Des milieux et des Hommes, coll. Latitudes 23, IRD - à paraître, 2006
- Chaléard JL. - La Côte d'Ivoire éclatée, Géopolitique africaine, n°9 - 2002
- Chaléard JL. - "Le cacao en Côte d'Ivoire : heurs et malheurs d'une petite agriculture de plantation", in Chaléard JL, Charvet JP., Géographie agricole et rurale, Belin atouts, pp. 181-194. - 2004
- Coulibaly S. - La difficile mais nécessaire intégration de l'élevage zébu dans le monde rural sénoufo. "De la zébusite", Université nationale de Côte d'Ivoire, Abidjan, IGT, 92 p. - 1980
- Dozon JP. - L'étranger et l'allochtone en Côte d'Ivoire, In Contamin B., et al., Le modèle ivoirien en questions. Crises, ajustements, recompositions, Karthala-ORSTOM, 802 p. - 1997
- Fromageot A. - Vallées maraîchères, économies vivrières, Mémoire de doctorat en géographie, Université Paris 1, 3 vol., 747 p. - 2003
- Fromageot A. - Dépasser l'enclavement : le maraîchage des savanes et l'approvisionnement d'Abj, Espace, Populations, Sociétés, 1, 83-98 - 2005
- Richards P. - La terre ou le fusil ? Les racines agraires des conflits de la région du Mano, Afrique contemporaine, 2 – 214, 37-57 - 2005
- SEDES - Région de Korhogo : étude de développement socio-économique, Ministère des Finances, des Affaires sociales et du Plan, Abidjan, 9 vol. - 1965
Des ressources en ligne
NB. Les liens externes ont été supprimés en 2024.
L'irrigation et l'agriculture
- FAO
- Banque mondiale
- Agridoc - réseau d'information et de documentation financé par le Ministère français des affaires étrangères à destination des acteurs directs du développement agricole et rural de l'ensemble des pays de la Zone de solidarité prioritaire (ZSP) de la Coopération française - La revue thématique, n°4, Irrigation et développement
- Un rapport de l'OCDE - L'économie locale de Bondoukou. Comptes, acteurs et dynamisme de l'économie locale, janvier 2002
La politique africaine et la crise ivoirienne
- Un dossier de La Documentation française sur "La crise en Côte d'Ivoire"
- Rapport spécial de la mission FAO / PAM - Evaluation des récoltes et des disponibilités alimentaires en Côte d'Ivoire, 24 mars 2004
- Dans ce dossier, quelques éléments issus de ce rapport
- La revue Politique africaine, revue pluridisciplinaire d'analyse du politique en Afrique publiée par les éditions Karthala, voir en particulier le sommaire et les résumés des articles de la revue n°89 consacré à la crise ivoirienne
- La revue Afrique contemporaine de l'Agence française de développement (AFD)
- La revue hebdomadaire Jeune Afrique l'Intelligent, avec la fiche consacrée à la Côte d'Ivoire
Audrey Fromageot, UMR PRODIG 8586 CNRS
Pour Géoconfluences le 15 janvier 2006
Mise à jour : 15-01-2006
Pour citer cet article :
Audrey Fromageot, « Archive. Agriculture et conflits en Côte d'Ivoire : terroirs maraîchers, territoires disputés », Géoconfluences, janvier 2006.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/doc/etpays/Afsubsah/AfsubsahScient3.htm