Michel Lussault : L'action spatiale en géographie urbaine
NB. Le contenu de cet article donne des informations disponibles au moment de sa publication en 2002.
Bibliographie | citer cet article
14 février 2002
Introduction d’Emmanuelle Bonerandi (Géophile, ENS-LSH) Présentation des travaux de Michel Lussault, professeur de géographie à l'Université François Rabelais de Tours, Membre de la MSHS Villes et territoires. Son travail s'organise autour de quatre grands axes (pour chaque axe des textes récents sont mentionnés, qui permettent de saisir l'esprit, les méthodes et les principales conclusions des recherches) [voir la bibliographie] :
Ces travaux, qui tous s'appuient sur l'idée que l'espace (objet scientifique du géographe) est une des dimensions de la société, sont conçus et menés avec une volonté d'ouverture disciplinaire. Michel Lussault termine actuellement avec Jacques Lévy un Dictionnaire de la géographie et des sciences de l'espace social, à paraître fin 2002 chez Belin. |
Michel Lussault, cliché de Ji-Elle, 2009, CC BY-SA 3.0 |
Intervention de Michel Lussault
Michel Lussault remercie la section de géographie de l'ENS LSH de son invitation et se plie à la règle du jeu fixée pour ces remue-méninges : fonder son exposé sur la présentation de son parcours de recherche.
Après un début de carrière dans l'enseignement secondaire, il se dirige vers la recherche dès 1986 : quinze ans plus tard, il est possible de tirer un bilan et de trouver une continuité dans ses travaux, qui s'inscrivent en rupture avec les travaux d'Armand Frémont et du courant des représentations, très critiquable à ses yeux en dépit des apports considérables qu'il a apportés à la géographie française dans l'impasse de l'époque.
Une pragmatique de l'action spatiale
La géographie est une discipline à visée théorique qui appelle une perpétuelle remise en question épistémologique. A la différence de Jacques Lévy qui entend faire de la théorie de l'espace, Michel Lussault se dit théoricien de la spatialité (c'est-à-dire de l'inscription dans l'espace des pratiques spatiale des individus sociaux). Ses travaux naissent d'un désir (intérêt pour les questions de spatialité) et de deux frustrations.
Sa première frustration est épistémologique et idéologique. Dans les années 1980, la géographie a manqué toutes les opportunités pour constituer une science de la société à part entière. C'est en 1986 qu'il dépose son sujet de thèse, très conformiste : il se propose d' étudier les dynamiques d'une agglomération urbaine moyenne (en l'occurrence Tours) avec un soucis descriptif certain. Deux interrogations naissent : 1°) Peut-on réduire l'espace à la matérialité organisée : l'espace est-il simplement de la matière organisée ? Cela va à l'encontre des travaux de Frémont et de l' École de Caen. La géographie apparaît donc hypermatérialiste. 2°) Le concept de production de l'espace est marqué par le matérialisme ; l' espace n'est pas une donnée naturelle mais le résultat de l'action des forces.
Les questions d'idéologie sont renvoyées. Refus d'un déterminisme naturaliste ou social qui enferme la réflexion dans le monocausalisme. Par rapport aux autres sciences humaines, la production géographique est nulle. Certains courants se distinguent : ainsi, les marxistes offrent des clés de lecture pertinentes et renouvelées. C'est l'époque où Lacoste publie son brûlot La géographie ça sert d'abord à faire la guerre. Michel Lussault s'intéresse à ces courants bien que trop matérialistes. Il en vient à formuler un axiome : l'espace est plus grand que la matière ; l'espace est un hybride de matérialité et d'idéalité. Il n'y a pas d'espace matériel sans discours idéel qui s'y rapporte (décrire un espace c'est déjà de l'idéel ; l'espace est toujours déjà là même dans le langage) ; de même, il n'y a pas d'espace qui ne soit purement idéel (la carte d'un pays imaginaire est avant tout une feuille de papier). La matérialité commence dès qu'il y a de la distance ; chaque espace, quel qu'il soit, même une simple feuille de papier, représente un fragment de l' espace des sociétés. Le seul espace sans distance, c'est le point isolé ; c'est un pur concept que l'on ne rencontre nulle part. La conséquence, c'est que la richesse de la spatialité est contenue dans le moindre espace : quelle que soit la taille, l'espace considéré contient l'intégralité de la spatialité des sociétés. Tout objet spatial est potentiellement porteur de la dimension spatiale de la société : tout est révélateur.
Cela légitime l'étude des tous petits espaces qu'a menée Michel Lussault qui se distingue en cela des autres géographes français. Ainsi, contrairement à ses collègues qui étudient des villes, des régions, des pays, lui se consacre à de petits lieux comme un monument aux morts, ou la salle F08 dans laquelle se tient la conférence. Sa démarche cherche à appréhender le lieu comme espace social, ce que beaucoup de géographes ont refusé. Son but est donc de déconstruire des objets géographiques sans réduire l'hybridité fondamentale des espaces (matérialité et idéalité). En résumé, sa première frustration est de voir l'espace réduit à la matière.
Sa deuxième frustration est d'ordre méthodologique. Sa thèse commencée en 1986 l'a conduit à s'intéresser aux politiques urbaines. La géographie de l'époque se contente d'étudier au mieux les résultats supposés d'une politique urbaine. Le politique est invoqué et escamoté ; on ne cherche pas à comprendre les ressorts de l'action. Sa thèse l'amène à analyser la politique urbaine de Jean Royer, charismatique figure municipale tourangelle. Leurs opinions politiques sont divergentes : aux yeux de Michel Lussault, la politique de Jean Royer en matière urbanistique juxtapose les aberrations fonctionnelles dont il dresse le catalogue. Cette démarche n'est pas pertinente : même si Jean Royer est un « mauvais maire » au vu du catalogue, comment expliquer qu'il soit toujours réélu ? Il faut chercher à comprendre les logiques de l'action et non pas chercher à juger les logiques de l'acte en fonction de logiques partisanes. En résumé, la deuxième frustration est de ne pas comprendre la relation entre un acteur politique élu et le territoire légitime (le territoire municipal) : il faut chercher à comprendre le lien qui existe entre ces deux instances. Il en vient à mettre en évidence une conception idéale et idéelle du territoire.
Comment se sortir de ces frustrations et des impasses épistémologiques de l'époque ? La réponse est apportée par Yves Bonnefoy dont il entend une conférence au Collège de France. Dans L'arrière pays, Yves Bonnefoy parle de l'image et de l'imaginaire. L' image, ce n'est pas ce que l'on en dit, c'est un système de signes cohérents qui médiatise notre rapport au monde. Si l'on prend au sérieux cette hypothèse cela implique qu'il existe une image qui médiatise le rapport de l'homme politique à l'espace. Il faut donc chercher tout ce que les choses montrent. Suivant cette hypothèse, on trouve d'un côté un acteur social parlant et diffusant des idées (en l'occurrence le maire), et de l'autre un espace informé par la sémiosphère. L'image médiatise le lien. Pour comprendre l'action politique d'un acteur sur un territoire légitime, il faut s'intéresser aux récits d'action qui mettent en scène la politique.
Le titre de sa thèse tient compte de ce virage méthodologique ; elle s'intitule Image de la ville et politique urbaine. Michel Lussault s'efforce de comprendre une politique urbaine à la lumière de ses idéologies spatiales en tant que ces images produisent de l'effet et ajoutent un état matériel. L' action politique a du sens parce qu'elle exprime une conception de l'espace ; un élu a besoin de faire croire que sa parole a de l'effet, afin de gagner la confiance de ses administrés. Cela implique de revenir à l'espace matériel pour juger l'efficacité de la performativité du récit d'action. Ce qui est en jeu, c'est la projection d'une idéologie dans la matière.
Pour comprendre à fond les motivations d'un acteur social, il faut être empathique, c'est-à-dire être dans une situation limite de suspension du jugement. Pour chaque acteur, il faut chercher à saisir ce qu'il est. Cela permet de déconstruire les objets et les discours. En l'occurrence, le but est d'aller au fond de la compréhension du royerisme et de la vision du monde et de la société que cela implique. La ville de Tours devient alors la projection d'une vision du monde et de la société. L'empathie a permis de saisir les spécificités d'un discours moral qu'il juge réactionnaire, d'un discours politique souverainiste et républicain et d'un discours urbanistique moderne. Le seul liant de ce qui pourrait apparaître comme des contradictions, c'est l'espace. La moindre pratique spatiale charrie du système normatif, qu'elle soit politique (dialectique privé/public), affective (intime/extime), ou sociale (individu/société) : tout est construit. C'est ainsi que Michel Lussault en est venu à s'intéresser aux situations spatiales, c'est-à-dire la convergence rationnelle d'acteurs sociaux ou non, actants ou non.
Michel Lussault aborde ensuite la question fondamentale de la temporalité des objets géographiques. Il se dit historiciste, c'est-à-dire qu'il croît en l' irréversibilité intégrale de la situation. Sa théorie : la société est un domaine multidimensionnel (dont l'espace) commandé par le principe du tout est dans tout. Un identité est spécifique mais participe d' un ensemble plus vaste : le système sociétal. Chaque situation est donc exemplaire : son étude permet alors la focalisation et l'arrêt sur image d'un certain type de fonctionnement. L'échelle dépend alors de la compétence des acteurs. Il mène donc un travail axiologique en s'attachant à comprendre l'individu agissant et ses valeurs. C'est seulement en suivant l'individu que l'on peut envisager la dimension spatiale de la société. C'est en cela que Michel Lussault se dit spécialiste de la spatialité et non de l'espace qui n'est rien d'autre que ce qui permet aux objets de société de se développer.
Michel Lussault s'est extrait du discours sur les représentations. La définition canonique de la représentation est celle de Jean-Paul Guérin : un schéma pertinent du réel. Ces schémas font partie de l'espace mais par un effet pervers on aboutit à définir un réel géographique comme le réel matériel sans idéalité. La représentation est donc considérée comme un discours se rapportant à un espace dont il est complètement séparé. On envisage donc le réel comme un donné qui va de soi et l'on remet en cause l'hybridité fondamentale de l'espace qui est à la fois matériel et idéel. Les représentations sont donc peu pertinentes, sauf pour les énoncés représentatifs. Preuve s'il en est que la géographie est encore marquée par le matérialisme et que sa situation n'a pas tellement changé depuis les années 1970 et 1980 !...
Questions
- Une élève demande à Michel Lussault la place qu'il accorde dans son système à la géographie physique.
– La nature existe dès lors qu'elle est pensée et produite : c'est donc aussi une production sociale. Il faut composer avec le donné de la géographie physique. On a inventé la nature pour traduire en phénomène sociétaux ce qui renvoie aux sciences physiques ou à la biologie.
- Quelle est la place réservée à la monographie ?
– La monographie a mauvaise presse dans la géographie d'aujourd'hui dans la mesure où elle insiste sur le particulier au détriment du général (démarche idiographique) ; elle n'est gênante qu'à partir du moment où elle empêche de généraliser. Dire que tout objet spatial est potentiellement porteur de la dimension spatiale de la société permet d'échapper à cet écueil.
- Emmanuelle Bonerandi s'interroge sur la légitimité du discours : tout discours est-il légitime ?
– Tout discours est légitime pour celui qui les tient. Tous les acteurs produisent des discours de qualification (il y a, il faudrait) ou de justification (moi je suis comme ça parce que). Chaque discours est une fiction et chaque fiction est légitime : il n'y a que ces fictions qui constituent la réalité de la société et qui permettent de la comprendre. Ainsi le film Shoah de Claude Lanzmann, par les témoignages très durs des bourreaux, nous permet de mieux comprendre le fonctionnement du système et les motivations des bourreaux. C'est là l'origine du choc que le film a provoqué. Cela montre l'importance de la suspension du jugement (empathie) qui devient alors une donnée fondamentale. Cela implique de définir une méthodologie particulière : il faut écouter les individus parler. S'ils ne parlent pas, il faut analyser les raisons de ce refus de parler. Par un effet de mise en abyme, le géographe qui étudie une situation spatiale (c'est-à-dire la convergence rationnelle d'acteurs) devient l'un des acteurs de la situation spatiale qu'il crée : l'enquête.
Compléments bibliographiques
- Yves Bonnefoy, L’Arrière-pays, 2003, rééd. 2005, Poésie/Gallimard, NRF, 192 p.
- Michel Lussault, 1993. Tours, images de la ville et politique urbaine. Tours : Maison des sciences de la ville, Université François Rabelais, 1993 ; d’après la thèse soutenue en 1992.
- Michel Lussault, 1998. “Città degli altri, luoghi dell'altrove : qualche rappresentazione di città dell'Africa del Nord nell'immaginario francese”, in Emmanuela Casti (a cura di) : La cultura dell'alterità : il territorio africano e le sue rappresentazioni, Milano, Unicopli, 1998, p. 61–83 [pdf].
- Michel Lussault, 1999. « Reconstruire le bureau. Pour en finir avec le spatialisme », in Christine Chivallon, Pascal Ragouet, Michael Samers (dir.), 1999, Discours scientifiques et contextes culturels : géographies françaises et britanniques à l'épreuve postmoderne, Bordeaux, Éditions de la Maison des Sciences de l'Homme d'Aquitaine, p. 225–253.
- Michel Lussault, 2000a. « Actions » in Lévy J., Lussault M., (dir.), 2000, Logiques de l'espace, esprit des lieux. Géographies à Cerisy, Actes du colloque international de Cerisy, Collection Mappemonde, Paris, Belin, 2000, p.11–36.
- Michel Lussault, 2000b. « La ville des géographes », in Thierry Paquot, Michel Lussault, Sophie Body-Gendrot (dir.), 2000, La ville et l'urbain, L'état des savoirs, Paris, La Découverte, p. 21–35.
- Michel Lussault, 2001a. « Mythologies citadines », in Lussault M., (dir.), 2001, Tours : Des légendes et des hommes, Série France, Paris, Éditions Autrement, p. 7–67.
- Michel Lussault, 2001b. « Temps et récit des politiques urbaines », in Paquot T. (dir.), 2001, Le quotidien urbain. Essais sur le temps des villes, Paris, La Découverte, p. 145–167.
- Michel Lussault, 2001c. « Au-delà de l'espace public. Propositions pour l'analyse générale des espaces d'actes », in Ghorra Gobin C. (dir.), 2001, Réinventer la ville. Les espaces publics à l'ère globale, collection Espaces et cultures, Paris, L'Harmattan, 2001, p. 33–46.
Compte-rendu proposé par Yann Calbérac, le 14 février 2002.
Pour citer cet article :
« L'action spatiale en géographie urbaine », d'après une conférence de Michel Lussault à l'École Normale Supérieure de Lyon, Géoconfluences, février 2002, republiée en avril 2018. |
Pour citer cet article :
Michel Lussault, « Michel Lussault : L'action spatiale en géographie urbaine », Géoconfluences, février 2002.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/remue-meninges/michel-lussault