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Archive. Unité ou fracture en Méditerranée : d'un mythe à l'autre

Publié le 11/03/2004
Auteur(s) : Vincent Clément , maître de Conférences à l'ENS de Lyon - Laboratoire de BIOGEO, ENS de Lyon
article obsolète

NB. Le contenu de cet article donne des informations disponibles au moment de sa publication en 2004.

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1. La "mère" Méditerranée

2. Rives contre rives

3. Les trois soeurs latines

Les géographes (Reclus, Sion, Siegfried) et les historiens (Braudel, Pirenne) ont longtemps présenté la Méditerranée comme un tout, comme une image cohérente, comme un "monde méditerranéen". Dans ce Monde méditerranéen, les peuples riverains partageraient un héritage commun autour d'une mer intérieure où sont nées de grandes civilisations et les trois religions monothéistes. Cette conception braudélienne de la Méditerranée est en contradiction avec le spectacle actuel de la Méditerranée qui apparaît comme un espace traversé par de nombreuses fractures démographiques, économiques ou géopolitiques. C'est la thèse défendue par Bernard Kayser. Monde unitaire ou espace de toutes les fractures : qui a raison dans cette double vision contradictoire de la Méditerranée ? La Méditerranée ne serait-elle qu'une construction intellectuelle ? Un mythe, hérité de l'Antiquité romaine et imposé par les peuples de la rive Nord ? Est-elle réductible à une logique d'opposition, d'affrontement, de conflits ? La thèse de la fracture n'est-elle pas elle aussi en partie un mythe, imposé par l'actualité récente ?

La "mère" Méditerranée

Pour les partisans du mythe unitaire, et en particulier pour Braudel, il existe un substrat commun, reposant sur une nature originale, des paysages et une histoire partagée qui résisteraient à l'érosion du temps. Cette combinaison forgée sur la longue durée entre une histoire et un espace particuliers, dans un cadre naturel perçu comme constant, voire immobile, n'est-elle qu'une vue de l'esprit ?

La présence de la Mer Méditerranée constitue le dénominateur commun des peuples riverains. La conscience d'habiter autour d'une mer commune est très ancienne. En suivant Braudel, on tient ici un premier facteur naturel et permanent, sur lequel repose l'idée d'unité de la Méditerranéenne. Au-delà de la configuration géographique des lieux, la Mer est ici génératrice d'un climat particulier qualifié de «méditerranéen». Il se définit par une situation unique dans le monde : l'existence d'un déficit pluviométrique qui coïncide avec la saison chaude.

La mer et le climat de la Méditerranée sont les fondements d'une ambiance singulière qui permet au premier coup d'œil de reconnaître un paysage méditerranéen : une mer bleue et lipide, un fort ensoleillement, un décor végétal de pins et d'arbres toujours verts dont l'olivier est le représentant emblématique. Ces images stéréotypées de la Méditerranée ont été largement diffusées par les peintres et par les écrivains romantiques, et elles sont aujourd'hui savamment exploitées par les voyagistes.

À cette perception figée et caricaturale de la nature méditerranéenne, se superpose le mythe d'une histoire commune centrée sur la Méditerranée qui remonte à l'Antiquité romaine. La carte d'Agrippa, réalisée sous Auguste, montrait à la face du Monde l'unité territoriale d'une Méditerranée soumise à la Pax romanica. L'héritage romain a durablement marqué les esprits et, au-delà de la chute de l'Empire, il s'est maintenu en Occident à travers la culture, la tradition du droit écrit, les systèmes agraires ou encore les paysages urbains organisés autour d'une place centrale (agora, forum, plaza mayor…). L'idée de creuset des civilisations et de berceau des religions monothéistes a fait le reste. Tels sont les principaux fondements du mythe unitaire de la Méditerranée.

Rives contre rives

Face à cette vision idéalisée de la Méditerranée, Bernard Kayser et d'autres proposent une lecture diamétralement opposée. Loin de l'image rassurante d'une aire méditerranéenne définit par une identité commune, la Méditerranée est au contraire traversée par de nombreuses fractures démographiques, historiques (colonisation), économiques ou géopolitiques.

L'opposition la plus évidente est tout d'abord démographique. Elle est le résultat d'un renversement entre les deux rives de la Méditerranée qui s'est produit au cours des 50 dernières années. En 1950, les pays riverains de la Méditerranée totalisaient 212 millions d'habitants, dont plus de 60% sur la rive Nord. En 1985, on dénombrait 360 millions d'habitants, également répartis entre la rive Nord et la rive Sud. En 2000, 427 millions ont été recensés, dont 55% sur la rive Sud (respectivement 192 millions dans les pays de la rive Nord et 235 millions dans les pays de la rives sud). D'après les projections démographiques du Plan bleu pour 2025, la population des pays riverains de la Méditerranée devrait atteindre 523 millions d'habitants, dont 60% sur la rive sud. Les pyramides des âges contribuent largement à amplifier le différentiel démographique entre les deux rives. Les moins de 30 ans représentent de 65 à 75% des populations des pays du Sud, alors qu'au Nord on assiste à un vieillissement important des populations.

À cette fracture démographique se superposent des disparités économiques majeures entre les deux rives. Les revenus par habitants des pays du Nord sont nettement supérieurs à ceux du Sud. En France et en Italie, le revenu annuel (PIB/PPA par habitant) est respectivement de 23 990 et de 24 670 USD alors qu'il se situe dans une fourchette comprise entre de 2 000 et 4 000 USD dans les pays les plus pauvres (Égypte, Syrie, Maroc…). Les échanges commerciaux Nord-Sud sont, eux aussi, fortement déséquilibrés au profit de l'Europe. Tous les pays du Sud ont une balance commerciale déficitaire, sauf Algérie et la Libye grâce aux hydrocarbures. Ainsi, l'Égypte importe en valeur trois fois plus qu'elle n'exporte. De même, les importations de la Turquie, de la Tunisie mais aussi d'Israël sont en valeur 50% supérieures aux exportations.

Cette double fracture démographique et économique génère d'importants flux de migrants. S'agissant pour la plupart de migrants clandestins, il est assez difficile de quantifier ces flux. Uniquement pour le Maghreb, Paul Balta évalue à environ 10 000 personnes par an (moyenne au cours des dix dernières années) le nombre de migrants en direction de l'Europe, qui d'ailleurs n'est pas la seule destination. Une partie des flux migratoires s'oriente aussi vers les pays du Golfe. Les motivations des candidats au départ sont la recherche d'une vie meilleure, mais aussi parfois la volonté de fuir une situation conflictuelle. Contrairement à l'idée reçue, ce ne sont pas les plus pauvres qui partent. Émigrer clandestinement est non seulement risqué mais cela coûte cher (environ 3 000 dollars par la Turquie, et 6 000 dollars par l'Espagne ou l'Italie).

Les trois soeurs latines

Réduire la fracture méditerranéenne à une opposition Nord-Sud est cependant un peu schématique. Certains pays de la rive Nord connaissent une situation économique dégradée qui les place derrière les pays du Sud. Ainsi, l'Albanie ou la Bosnie ont un revenu par habitant inférieur à 6 000 USD. D'autres pays du Nord sont certes moins pauvres, mais avec tout de même un différentiel important par rapport aux plus riches. La Grèce par exemple a un revenu de 17 440 USD, soit environ 30% inférieur au revenu par habitant de la France ou de l'Italie.

Lumières nocturnes : un reflet du développement ?

Cette image des lumières de la Terre, centrée ici sur la Méditerranée et sa périphérie, résulte des données de satellites météorologiques du Ministère de la défense des Etats-Unis (Defense Meteorological Satellite Program - DMSP) - dont les satellites en orbite polaire de basse altitude forment constituent l'Operational Linescan System - OLS. Le DMSP-OLS a la capacité de détecter les radiations de basse intensité dans le visible et le proche infra-rouge la nuit. Ce système a permis de localiser les lumières permanentes à la surface de la Terre. Les zones les plus lumineuses sur l'image sont les plus urbanisées mais par forcément les plus densément peuplées. La répartition des lumières souligne les littoraux, les voies de communication. Mais elle est aussi le reflet de l'inégal développement dans la région et de l'inégale profondeur des arrières-pays.

Crédit : Marc Imhoff (NASA GSFC) et Christopher Elvidge (NOAA NGDC) - Source : DMSP OLS.

Note : Marc Imhoff, un biologiste du Goddard Space Flight Center de la NASA et son équipe de chercheurs ont recherché les moyens d'évaluer l'urbanisation et ses impacts à travers le monde.

Voir :

En fait, ce sont surtout les trois soeurs latines, la France, l'Italie et l'Espagne, qui émergent vraiment du lot. Elles totalisent 15% du commerce mondial, alors que tous les autres pays méditerranéens réunis ne dépassent pas les 4% du commerce mondial. Ce sont les premières bénéficiaires de la manne touristique, malgré les efforts de développement effectués dans les autres pays méditerranéens. Les 4/5 des capacités d'hébergement touristiques se répartissent entre la France, l'Espagne et l'Italie, ce qui leur permet de drainer les 2/3 des touristes non nationaux qui se rendent en Méditerranée.

Principales destinations
Arrivées de touristes internationaux
Recettes du tourisme international
 
milliers
2002
Part (%)
millions d'USD
Part (%)
Croatie
6 944
0,99
3 811
0,80
France
77 012
10,96
32 329
6,82
Grèce
14 180
2,02
9 741
2,05
Italie
39 789
5,66
26 915
5,68
Espagne
51 748
7,37
33 609
7,09
Turquie
12 782
1,82
9 010
1,90
Algérie
998
0,14
133
0,03
Maroc
4 193
0,60
2 152
0,45
Tunisie
5 064
0,72
1 422
0,30
Égypte
4 906
0,70
3 764
0,79
Liban
956
0,14
956
0,20
Total mondial
702 600
100,00
474 200
100,00
         

Données 2002 de l'OMT - Faits saillants du tourisme - édition 2003

Téléchargement des données

L'hégémonie des trois sœurs latines n'est pas seulement économique. Elles totalisent par exemple 75% des éditions de livres en Méditerranée.

Au total, si le mythe unitaire de la Méditerranée paraît en effet décalé par rapport aux réalités socio-économiques ou géopolitiques actuelles, il est difficile d'adhérer totalement à la thèse de la fracture. La Méditerranée n'est pas un espace figé. Sa géographie et son histoire, deux composantes intimement mêlées, sont le résultat d'une confrontation permanente entre des dynamiques tantôt convergentes, tantôt centrifuges. Le jeu complexe des ressemblances et des particularismes, des échanges et des affrontements, des logiques d'interface ou de barrière, rendent très illusoire toute tentative d'enfermer la Méditerranée dans une vision trop schématique et qui se voudrait définitive.

Vincent Clément, pour Géoconfluences le 01/03/2004

Mise à jour :   11-03-2004

Pour citer cet article :  

Vincent Clément, « Archive. Unité ou fracture en Méditerranée : d'un mythe à l'autre », Géoconfluences, mars 2004.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/doc/etpays/Medit/MeditScient2.htm