Allemagne, 25 ans après la chute du Mur de Berlin : que reste-t-il de la ligne Est-Ouest ?
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Le 9 novembre 2014, l’Allemagne célébrera le premier quart de siècle qui suit cette folle soirée de 1989 qui vit en quelques heures le Mur de Berlin s’écrouler. Cette date anniversaire donne l’occasion à Antoine Laporte de faire un bilan des bouleversements politiques, économiques et sociaux en Allemagne consécutifs à la fin de la Guerre froide et à la réunification en 1990 entre République Fédérale d’Allemagne (RFA) et République Démocratique Allemande (RDA).
Depuis le 9 novembre 2014, le pays s’est métamorphosé, passant successivement de l’euphorie de la réunification au doute face aux difficultés engendrées par des inégalités régionales d’un niveau jusque-là inconnu, puis à la satisfaction devant les résultats économiques des années 2010, en décalage avec ceux de ses voisins. Ce parcours passe par des réformes politiques d’ampleur, des entreprises gigantesques de restauration des villes et des infrastructures, mais aussi par la prise de conscience politique de la faiblesse de la croissance démographique. Ainsi, l’objet de notre propos sera d’observer comment l’Allemagne a passé le cap de la réunification puis traversé la crise économique de 2008, et comment ces 25 ans de l’après-Guerre froide ont façonné son espace géographique. Il s’agira également de questionner la pertinence du maintien d’une lecture du territoire allemand appuyée sur une simple division Est-Ouest.
1. Des moroses années 1990 aux glorieuses années 2010
En englobant les territoires de la RDA, la RFA s’est trouvée devant plusieurs difficultés. Le système productif est-allemand s’avérant totalement obsolète, la transition vers l’économie de marché a conduit à la fermeture rapide d’un très grand nombre d’usines. La Treuhandanstalt, organisme créé par l’État pour organiser la privatisation de toutes les structures de production industrielle, agricole et de services, a été considérée comme l’instrument de déconstruction radicale de l’économie est-allemande et donc de la mise à l’écart du marché du travail d’un grand nombre de salariés. La montée très importante du chômage et le manque de perspectives dans les régions orientales a conduit à leur paupérisation et à la migration de milliers de personnes vers l’ouest et le sud de l’Allemagne.
Dans les années 1990, l’Allemagne est en situation de devoir composer avec de grands écarts économiques et sociaux entre ses régions. Pour cela, l’État et les Länder (les États fédérés allemands) ont massivement investi et par conséquent contracté beaucoup de dettes (en particulier la ville-Land de Berlin) et creusé les déficits publics. La décision généreuse de caler le niveau des prestations sociales à l’Est sur celui de l’Ouest a conduit à freiner la machine industrielle allemande. Au bout de quelques années, les difficultés sont telles qu'on parle de l’Allemagne comme de l’« homme malade de l’Europe », au bord de la récession.
La question du coût de la réunification est un sujet très complexe, et surtout très délicat dans un pays où les identités des régions (et donc les fréquentes dissensions entre elles) sont exacerbées. Elle prend en compte les transferts bruts de l’État fédéral et des Länder occidentaux plus les projets d’aménagement et de rénovation des infrastructures plus les transferts sociaux au profit d'une population plus pauvre et moins active. La presse allemande se fait régulièrement l’écho des montants astronomiques calculés par les économistes, dont les derniers en date seraient de l’ordre de 2 000 milliards d’euros. Cependant, la lecture de tels chiffres nécessite de dissocier ce qui tient de 40 ans de retards accumulés par la RDA et ce qui est dû à la permanence bien actuelle d’inégalités régionales que des transferts publics contribuent aussi à réduire dans d'autres États d’Europe occidentale. En outre, une partie - certes minoritaire - des montants massifs déboursés par le secteur public provient des impôts payés par les particuliers et les entreprises sis dans ces mêmes régions de l’est de l’Allemagne.
À la fin de la décennie 1990, l’Allemagne est encore morose sur le plan économique et ébranlée sur le plan politique par les scandales du financement de la CDU [1] et l’impopularité des sociaux-démocrates au pouvoir, à la suite des réformes "Hartz IV" qui ont fortement réduit les indemnités chômage.
L'évolution du chômage en Allemagne depuis 1991
Pourtant au tournant du siècle, peu à peu, l’Allemagne dans son ensemble passe à un autre épisode de sa vie économique. Les années 2000 marquent un moment de relance de la machine industrielle allemande, très tournée vers l’exportation. Durant plusieurs années, l’Allemagne se classe au premier rang des exportateurs mondiaux, et dégage des excédents commerciaux avec les autres États européens et nombre d'États émergents. Elle est aussi le premier partenaire commercial de tous ses voisins - à l’exception des Pays-Bas - ainsi que des vastes marchés que sont la Russie et la Turquie.
Mais l’Allemagne ne s’affiche plus seulement comme une grande puissance industrielle. Dans le domaine agricole, elle voit sa production augmenter de 25 % environ entre 2002 et 2013. Dans certains secteurs, comme les produits d’origine animale, le pays est premier producteur européen. Il devient également premier pays exportateur de produits alimentaires en volume depuis 2007, place ravie à la France. Dans les mêmes années, l’Allemagne s'mpose comme destination touristique de premier plan. Entre 2004 et 2012, le nombre de visiteurs étrangers passe de 20 à 30 millions hissant le pays au 7e rang mondial.
Ainsi, en 2009, alors que le pays fête en grande pompe le 20e anniversaire de la chute du Mur, l’Allemagne a déjà profondément changé depuis la réunification et se trouve engagée dans une dynamique de croissance. La crise économique de 2008, née aux États-Unis, a évidemment eu des effets directs sur le pays. En un an, le PIB recule de 4 %, soit plus que la France, mais, à la différence de cette dernière, le pays retrouve ses niveaux de production industrielle en 2 ans. Le chômage baisse régulièrement depuis le début de la décennie 2000, à l’exception d’un court épisode entre 2007 et 2009. De ce point de vue, l’économie allemande montre une capacité de résilience assez importante. Au début des années 2010, les niveaux de croissance de l’Allemagne ont nettement distancé ceux de ses voisins européens, en particulier ceux du Sud. Il est difficile de dire si cet état de fait pourra durer. Les chiffres de l’année 2014 promettent déjà une baisse significative de la production industrielle et des exportations. Les produits qui faisaient la richesse allemande, notamment les machines-outils, sont désormais soumis à la concurrence des industries des États émergents, qui ont su s'en servir.
2. Un leadership politique et économique incontesté en Europe
La crise économique actuelle accélère la montée en puissance du rôle politique de l’Allemagne sur le plan international. Chez les analystes, ce rapport de l’Allemagne à la puissance est souvent associé à un point d’interrogation (Gougeon, 2010), parce qu’il est en quelque sorte nouveau, utilisé avec précaution, souvent teinté d’une certaine retenue due au rôle du pays durant la Seconde Guerre mondiale. Pendant les décennies d’après-guerre, l’Allemagne gardait une position diplomatique en retrait, à cause de la partition du pays, et de la tutelle de fait des quatre puissances alliées, pour qui, en pleine Guerre froide, le territoire allemand constituait un enjeu stratégique de haute importance. Après la réunification, l’Allemagne s’émancipe peu à peu de ces tutelles, notamment dans le domaine militaire. Le pays s'en tient à une ligne diplomatique non-interventionniste, ne s’engageant que pour des missions de maintien de la paix dans les guerres de Yougoslavie des années 1990 puis au Kosovo en 1999 ou encore au Liban en 2006. Il refuse de suivre les États-Unis en Irak en 2003 et soutient du bout des lèvres l’action militaire des Européens en Libye en 2011.
L’affirmation de la souveraineté dans le domaine militaire et diplomatique est évidemment primordiale. Mais grâce à l’appareil économique de l’Allemagne qui produit 28 % des richesses de la zone euro, le pays peut exercer une grande influence économique sur le continent européen. À la différence de nombreux États du sud de l’Europe, l’Allemagne bénéficie de la confiance des marchés, ce qui lui permet aujourd’hui d’emprunter à des taux beaucoup moins élevés [2] que les autres États européens. Cette confiance ne signifie pas que le pays ne soit pas endetté. En valeurs absolues, l’Allemagne a la première ardoise d’Europe avec ses 2 100 milliards d’euros de dette publique, soit 78 % de son PIB annuel en 2013. C’est certes un peu moins que la France, beaucoup moins que l’Italie et la Grèce mais plus que d’autres États comme la Suède, l’Autriche ou encore de nombreux PECO de la Pologne à la Bulgarie. Seulement, à la différence de la plupart des États d’Europe, le poids de cette dette diminue, depuis 2011 en rapport au PIB et depuis 2012 en valeur absolue.
Cette situation légèrement plus confortable sur le plan budgétaire conduit l’Allemagne à faire pression sur la Banque Centrale Européenne pour maintenir les taux d’emprunt à un niveau faible et pour éviter tout phénomène d’inflation. Utiliser la « planche à billets », solution préconisée par de nombreux pays de l’eurozone pour dévaluer un euro considéré comme trop fort et relancer l’exportation est une solution que refuse obstinément l’Allemagne. Le pays a un souvenir traumatique des flambées d’inflation de l’entre-deux guerres, qui avaient en leur temps déstabilisé l’économie et encouragé la montée du national-socialisme. Ironiquement, comme l’écrit Thomas Piketty (2013), nul pays n’a autant que l’Allemagne vu son endettement réduit par l’inflation au cours du XXe siècle. Il n’empêche que la lutte contre l’inflation demeure le leitmotiv de toutes les politiques du gouvernement fédéral depuis des décennies.
Le rôle de l’Allemagne hors d’Europe reste cependant encore limité. L’État cherche, tout comme nombre de pays émergents, à avoir un siège au conseil de sécurité de l’ONU, pour l’instant sans succès. Bien que l’appareil diplomatique allemand soit l’un des plus importants au monde avec 153 ambassades à l’étranger, le pays n’a ni les ressorts stratégiques ni les relais de présence dans le monde des États-Unis, de la France, du Royaume-Uni ou même de la Chine.
3. Des inégalités plus marquées entre Est et Ouest ou entre riches et pauvres ?
L’économie allemande semble prospère, laissant celle de ses voisins européens loin derrière. Cependant les éléments concourant à son succès sont-ils les ingrédients d’une croissance continue et durable, permettant d’enterrer de structurelles inégalités régionales ? Et d’autre part, la croissance économique rapide de l’Allemagne ne cache-t-elle pas d’autres formes d’inégalités, à portée moins spatiale que simplement sociale ?
L’Allemagne fédérale fonctionne encore pour une large part sous le dogme de l’« économie sociale de marché » théorisée et mise en place par l’ancien chancelier Ludwig Erhard (1963-1966). Elle repose principalement sur la libre concurrence et surtout sur une culture de négociation permanente, branche par branche, entre patronat et syndicats puissants, de salaires convenables, plus élevés que dans la plupart des autres pays européens. L’État, qui intervenait peu dans l’économie, n’avait donc avant 2014 jamais jugé prioritaire d’instaurer de salaire minimum. Une fois dans la crise, en concurrence directe avec des pays à main d’œuvre à bas coûts, la pression se reporte sur les salaires.
Les bons chiffres présentés par l’économie allemande ont ainsi leurs revers aujourd’hui en termes d’inégalités sociales. Les réformes engagées par Gerhard Schröder au début des années 2000 ont contribué à une malléabilité de l’emploi, qui fut louée au moment de la crise de 2008. Dans le même temps, ces réformes rassemblées alors sous le nom d’« Agenda 2010 » et surtout leur volet portant sur l’indemnité chômage, ou lois « Hartz IV », ont contribué à maintenir de bas revenus pour une partie de la population. Les salaires pratiqués en Allemagne sont très peu élevés pour la part de la population la moins qualifiée, qui travaille notamment dans l’agriculture, l’industrie agro-alimentaire et les services à la personne. Les faibles taux de chômage cachent souvent des emplois mal payés, même dans l’ouest du pays.
Sur le thème des inégalités, la géographie française a privilégié les études régionales portant sur les nouveaux Länder et sur Berlin (Carroué, 1994 ; Dufaux , 1996 ; Rouyer, 1997 ; Grésillon, 2002 ; Roth, 2006 ; Queva, 2007 ; Florentin, 2009 ; Laporte, 2011 ; Lacquement et alii 2012). Elle a souvent souligné, avec raison, l’inadaptation des systèmes productifs de l’est de l’Allemagne, l’importance des inégalités régionales et la question de leur comblement progressif. La permanence de cette grille de lecture après 25 ans de réunification interroge la temporalité des phénomènes, la durée pendant laquelle des économies « post-socialistes » restent seulement « post-socialistes ». Précisément parce qu’un quart de siècle s’est écoulé depuis la chute du Mur, on peut aussi se demander si la question des inégalités régionales en Allemagne n’est pas parfois surinvestie ou surdéterminée par la question de l’ancienne frontière inter-allemande.
Les média allemands se penchent régulièrement sur la permanence des divisions Est-Ouest, notamment à travers des éléments anecdotiques. Ainsi apprenait-on, en octobre 2014, dans la version en ligne de l’hebdomadaire Die Zeit, que la lumière portée par la ville de Berlin la nuit, et visible de l’espace n’avait pas la même couleur des deux côtés de la ville, du fait des lampadaires différents utilisés selon les quartiers. L’inégalité s'exprime aussi dans le nombre des armes en circulation, plus faible à l’Est, ou la taille des exploitations agricoles, plus grande dans l’ex-RDA, héritage du système sovkhozien. L'ancienne division Est-Ouest nourrit aussi des crispations qui se reportent sur d’autres objets, comme, au milieu des années 2000, la déconstruction du Palais de la République, l’ancien parlement est-allemand, situé au cœur de Berlin.
Berlin, la nuit : lumières de l'Est, lumières de l'OuestImage satellite de Berlin prise en 2012 par la Station Spatiale Internationale. La couleur des lampadaires n’est pas la même entre les arrondissements de l’ouest et de l’est de la ville, héritage des normes différenciées des infrastructures urbaines entre RDA et RFA. Source : Die Zeit online, 2014. |
Le Palais de la République, une déconstruction discutéeLe Palais de la République, ancien parlement est-allemand lors de sa déconstruction en 2007, à Berlin. Le lieu fera place, à la fin des années 2010, à une construction rappelant le Château des Hohenzollern, détruit pendant la Seconde Guerre mondiale, et qui se tenait à cet emplacement. |
Au-delà de ces points de détail, aussi révélateurs soient-ils de l’organisation des territoires, dans le domaine économique et social, la différence entre Est et Ouest est encore largement visible. En 2013, le PIB par habitant (Berlin excepté) était de 50 % supérieur dans les anciens Länder. Dans les années 2000, le chômage a globalement baissé partout en Allemagne mais les écarts n’ont pas été réduits entre anciens et nouveaux Länder. Lorsque le chômage passe entre 2006 et 2014 de 10 à 6 % de la population active dans l’ancien territoire de la RFA, il passe de 20 à 12 % en ex-RDA. Durant la même période, les revenus des ménages sont restés 30 % plus élevés à l’Ouest qu’à l’Est. Ces données économiques de base accréditent l’idée que cette division du pays est désormais inscrite dans l’espace, qu’elle n’est plus liée à la conjoncture mais qu’elle est un trait structurant du territoire allemand. À ce propos, l’ancien chancelier Helmut Schmidt avait parlé en 2005 d’un « Mezzogiorno sans mafia » (Paqué, 2009).
Effectivement, ces inégalités économiques et sociales régionales, inscrites dans la durée, en recoupent d’autres d’ordre démographique ou culturel. L’ancienne limite est encore très visible au moment des élections. Les nouveaux Länder ou les arrondissements orientaux de Berlin votent beaucoup plus pour le parti Die Linke que pour les sociaux-démocrates ou le parti vert ; les nationalistes - qu’il s’agisse du parti néo-nazi historique NPD ou du nouveau parti eurosceptique (Alternative für Deutschland) [3] - y font aussi des scores supérieurs.
Cependant, dans de très nombreux domaines, la division Est-Ouest s’estompe. La dénomination de Wessis et Ossis, si courante dans les années 1990, semble passée de mode à l’heure où une partie substantielle de la population allemande n’a pas connu la division. Les Allemands qui naissent aujourd’hui ont des parents qui n’étaient pour la plupart que des enfants au moment de la réunification. L’étude du chômage ou de la pauvreté à l'échelle du Kreis (ou arrondissement) montre l'existence de poches de précarité également dans l’ancien périmètre de la RFA, en particulier dans les régions rurales de Basse-Saxe. Le Land de Brême est aujourd’hui de très loin le plus endetté d’Allemagne. Dans le même temps, les villes de Leipzig et de Dresde, rénovées, bien connectées aux autres grandes agglomérations du pays, regagnent de la population et de l’activité. La production de richesse est finalement concentrée sur une partie du territoire : à eux trois, les Länder de Bavière, de Bade-Wurtemberg et de Rhénanie du Nord-Westphalie contribuent à 54 % du PIB allemand.
Le taux de chômage en octobre 2014Source : Statistik des Bundesagentur für Arbeit (Agence fédérale pour l’Emploi). Cliquez ici pour voir la carte interactive à l'échelle de l'arrondissement. |
Le pouvoir d'achat en 2014Source : Michael Bauer Research, 2014. Voir la carte en .pdf à l'échelle de l'arrondissement. |
25 ans après, plus que la division Est-Ouest, ce sont d’autres dynamiques qui ont conduit et conduisent à modifier l’organisation des territoires.
4. La démographie, le talon d’Achille de l’Allemagne
Depuis les années 1980, les gouvernants allemands ont fait des questions démographiques un objet de préoccupation politique de première importance. En 1972, la RFA devient le premier État d’Europe à voir en temps de paix le nombre de décès dépasser celui des naissances.
Après la réunification, la question est devenue un problème encore plus important. En effet, dans les années 1990, le taux de fécondité en ex-RDA a brutalement dévissé, chutant de 1,6 à 0,8 enfant par femme en 1994. La baisse de la natalité combinée à un solde migratoire très négatif a contribué à un recul de la population des nouveaux Länder. À partir de 1995, les écarts de fécondité n’ont cessé de se réduire, jusqu’à ce qu’en 2009, les taux de l’ex-RDA dépassent ceux de l’ancien périmètre de la RFA. Dans le domaine démographique, la différence entre Est et Ouest est presque insensible et laisse place à une division Nord-Sud. On compte aujourd’hui parmi les Länder les plus féconds, ceux du Nord : la Saxe, le Mecklembourg-Poméranie Occidentale et la Basse-Saxe.
Le solde naturel de 1948 à 2012
Source : Destatis (Office fédéral de statistiques)
Solde naturel de l'Allemagne |
Solde naturel des anciens Länder |
Solde naturel des nouveaux Länder |
Désormais, la question démographique est donc autant un enjeu national que régional. Avec 1,36 enfant par femme en moyenne, l’Allemagne fait partie des États aux taux de fécondité les plus bas au monde. En réponse, le premier gouvernement Merkel (2005-2009) avait entamé une série de réformes visant à faire augmenter la natalité. L’enjeu tient évidemment dans un vieillissement accéléré de la population : déjà, l’Allemagne présente un âge médian de 45,3 ans, record mondial.
Ces mesures visent à corriger un solde naturel constamment négatif, à l’échelle nationale depuis 1990. Les gains de population depuis cette époque ne sont dus qu'à un solde migratoire positif. Comme pour la fécondité, les différences entre anciens et nouveaux Länder sont relativement ténues aujourd’hui. Dans la décennie 2010, l’Allemagne a commencé à voir sa population globale reculer. Les anciens Länder ne compensent plus la perte de population des nouveaux, tout comme l'excédent migratoire ne compense plus le surplus de décès. Entre 2005 et 2010, seuls 5 Länder sur 16 ont vu croître leur population. Le recensement général de 2011 a confirmé les estimations à la baisse de la population allemande en proposant le chiffre de 80,5 millions d’habitants. Cette tendance lourde semble cependant contredite depuis 2012 par un renversement de l’évolution démographique : l’Allemagne aurait gagné environ 250 000 personnes depuis 2011. L’étude des soldes naturel et migratoire montre que le regain d’immigration en Allemagne constaté depuis la crise de l’euro de 2010 a permis d’inverser la tendance lourde de la décroissance démographique. Ce phénomène nouveau ne semble pourtant pas permettre d’infléchir pour l’instant les perspectives de décroissance démographique prononcée à long terme. |
La croissance démographique allemande et ses composantes naturelles et migratoires de 1991 à 2012Source : Destatis (Office fédéral de statistiques) |
5. Un réseau urbain fidèle au polycentrisme
Les évolutions démographiques à l’échelle nationale se retrouvent à l'échelle des villes et accompagnent des tendances anciennes en matière d’organisation du réseau urbain.
25 ans après la chute du Mur, les perspectives démographiques et les rêves de croissance urbaine portés par les gouvernants allemands au début des années 1990 font sourire, comme en atteste aujourd’hui la situation de la ville de Berlin par rapport au reste des villes allemandes. À l’époque, on projetait pour Berlin (Carroué, 1993 ; Haüßermann et Kapphan, 2000, p.192) des chiffres de population de l’ordre de 5,8 millions d’habitants pour 2010. En réalité, la ville, avec 3,4 millions d’habitants est à peine plus peuplée qu’en 1990 et compte 800 000 résidents de moins que durant la Seconde Guerre mondiale. La capitale allemande, où se sont installées les institutions fédérales en 1999, n’est devenue ni le cœur économique de l’Europe ni le « pont » entre Est et Ouest du continent qu’on promettait. Le déplacement des autorités n’a pas entraîné le déménagement des principales firmes allemandes depuis Francfort, Munich, Hambourg ou Düsseldorf, qui ont, bien plus que Berlin, les traits de villes globales. Ces métropoles se partagent les élites financières du pays ainsi que les principaux nœuds de communication, en particulier aéroportuaires. Berlin reste donc la seule capitale d’État de l’Union européenne à présenter un PIB par habitant inférieur à la moyenne nationale.
Néanmoins, la situation de Berlin s’est globalement améliorée. La ville a subi de plein fouet les mutations économiques consécutives à la réunification, qui se sont traduites par une désindustrialisation très brutale, d’où des taux de chômage flirtant avec les 18 % au début des années 2000. Après un démarrage laborieux, un certain nombre de secteurs, dont la production culturelle, connaissent un essor remarquable. Berlin est une ville connue pour sa culture d’avant-garde et elle attire, au-delà de quelques artistes branchés qui ont profité du faible coût de la vie pour lancer leur carrière, des entreprises dans le domaine du tourisme, de l’édition littéraire (par exemple Suhrkamp) et de l’industrie du cinéma. Dans la foulée de l’arrivée des institutions fédérales, le paysage médiatique traditionnellement très polycentrique en Allemagne s’est aussi recentré en faveur de Berlin, à l’instar de l’agence de presse nationale, la DPA, qui a transféré son siège depuis Francfort en 2010 (Laporte, 2011).
L’espace interne de la ville de Berlin hérite tout comme l’Allemagne de cette division Est-Ouest et décline à l’échelle locale les inégalités régionales présentes dans le pays. Là encore, la question de la pérennité d’une lecture Est-Ouest se pose. Elle a été à l'origine des très grands aménagements publics dans le centre de Berlin dans les années 1990, qui visaient, au moins symboliquement, à les gommer. Dans les statistiques, elle est aussi beaucoup moins lisible depuis que les autorités berlinoises après une réforme administrative ont fusionné un certain nombre d’arrondissements occidentaux et orientaux. Globalement, on retrouve à Berlin les mêmes inégalités que dans le reste du pays, en termes de pauvreté et de chômage tout comme dans la géographie électorale municipale. Néanmoins, la ségrégation sociale n’atteint pas les niveaux de villes comme Paris et Londres, notamment parce que la partie occidentale de Berlin, à l’exception de quelques beaux quartiers, n’avait pas une population très riche.
Le vote du Parti de Gauche à Berlin aux élections européennes du 25 mai 2014Source : © Amt für Statistik Berlin-Brandenburg |
Les célibataires à Berlin en 2011Source : www.statistik-berlin-brandenburg.de |
Les principaux accrocs à une géographie strictement binaire de Berlin se mesurent surtout dans les quartiers centraux, entourés par le « Ring », la ceinture ferroviaire qui enserre un espace équivalent à Paris intra-muros. Les prix y ont considérablement augmenté, et sans atteindre les niveaux très élevés de Londres ou de Moscou, sont devenus prohibitifs pour beaucoup de Berlinois. Et surtout, les phénomènes de gentrification ont été très rapides et très poussés, changeant en quelques années l’identité et le profil économique de nombreux quartiers comme Friedrichhain ou Prenzlauer Berg. Ces derniers ont surtout concerné presque exclusivement (si on ajoute Kreuzberg) des quartiers orientaux laissant des poches de véritable pauvreté situées paradoxalement à l’ouest, comme par exemple Gesundbrunnen ou le nord de Wedding.
Berlin : lutte des images
Là où passait le Mur, le long de la Sprée, circulent aujourd’hui les bateaux-mouches et, au-dessus de la rivière, des passerelles relient les bâtiments abritant les bureaux des députés du Bundestag, que l’on devine en arrière-plan. |
Berlinois et touristes le long des berges nouvellement aménagées de la Sprée, dans le quartier gouvernemental. |
Image de plus en plus rare de la nostalgie du temps de la division, la fameuse « Ostalgie », ici lors d’un défilé organisé pour la célébration du 8 mai (jour férié en ex-RDA) par des partis d’extrême-gauche : "lutte des classes plutôt que guerre mondiale". |
Il n'y a pas eu de croissance brutale de Berlin, et la nouvelle capitale n’a donc pas fait d’ombre ni aux grandes métropoles allemandes, en particulier Francfort, Munich et Hambourg, ni aux autres villes allemandes. Au-delà de la ligne Est-Ouest, le réseau polycentrique reste structurant. Ainsi, à Hambourg, la rénovation urbaine autour du port, l’opération Hafencity, a constitué l’un des aménagements les plus importants du pays. Munich, capitale de la Bavière, conforte sa position de leader dans le domaine des assurances et s’appuie sur les systèmes productifs puissants de cet État, dans l’automobile (BMW et Audi notamment), l’agro-alimentaire (on y trouve la plus grande concentration au monde de producteurs de bière) et le tourisme. Francfort reste la première place financière et bancaire du pays et profite de sa proximité avec les grandes régions industrielles des vallées du Rhin, du Main et du Neckar.
À l’échelle des villes secondaires, la spécialisation permet à certaines de se hisser dans les premiers rangs mondiaux : Stuttgart pour l’automobile, Düsseldorf pour la haute couture, Hanovre pour l’organisation de grands salons industriels, Cologne pour la production audiovisuelle, Ludwigshafen pour la chimie et les produits pharmaceutiques. Dans les nouveaux Länder, la lente tertiarisation de l’économie sort peu à peu Leipzig et Dresde de leur stagnation. Les difficultés se perpétuent en revanche dans les villes moyennes, au profil très industriel avant 1990, qui ne parviennent pas à enrayer des phénomènes de décroissance urbaine. Les Länder de Brandebourg et de Saxe-Anhalt comptent quelques-unes de ces shrinking cities, comme Magdebourg ou Cottbus qui a vu sa population chuter de 130 000 à 100 000 habitants en 35 ans, ou encore la mono-fonctionnelle Eisenhüttenstadt, ville nouvelle créée à l'époque de la RDA, de 53 000 à 30 000 en 24 ans.
Conclusion
25 ans après la chute du Mur, le territoire allemand apparaît profondément transformé. Le pays a une économie plus ouverte que jamais, et prospère depuis quelques années malgré un ralentissement récent à la portée très incertaine. Cette croissance économique conforte à la fois la puissance du pays sur la scène européenne et accentue les inégalités, mais celles-ci apparaissent beaucoup moins le résultat d'une division Est-Ouest que d’autres signes d’organisation territoriale. Les récentes évolutions démographiques confirment l’atténuation de cette limite et encouragent à en chercher d’autres, notamment entre un Sud très dynamique, qui tire véritablement l’économie allemande et un Nord qui semble, Hambourg excepté, plus rural, moins bien relié à la dorsale européenne et plus en difficulté. La géographie de l’Allemagne ne peut donc plus être une simple géographie du « post-1989 ». La spécificité héritée de sa division semble en effet s’atténuer et l'Allemagne s’ancre de plus en plus dans une géographie de l’Europe d’après 2008, comme point d’arrivée de migrations internes au continent, comme creuset de logiques urbaines communes aux autres États européens, et de défis démographiques et sociaux propres aux économies libérales.
Notes
[1] La CDU (Christlich Demokratische Union) est le parti démocrate-chrétien, conservateur et libéral, né en 1945 et à la tête du gouvernement fédéral depuis 2005.
[2] Les taux d'emprunt actuels sur les marchés financiers à 10 ans sont de 0,76 % pour l'Allemagne contre 1,13 % pour la France, 2,4 % pour l'Italie et 3,23 % pour le Portugal.
[3] Die Linke (la Gauche) est un parti politique né en 2007, se réclamant du socialisme démocratique et de l'anticapitalisme. Le NPD (Nationaldemokratische Partei Deutschlands) est le parti néonazi allemand fondé en 1964. AfD (Alternative für Deutschland) est un parti politique anti-euro, né en 2013, d'idéologie conservatrice et souverainiste.
Pour compléter
Références bibliographiques :
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Antoine LAPORTE
maître de conférences en Géographie,
ENS Lyon / Université de Lyon, Environnement Ville Société, UMR 5600
conception et réalisation de la page web : Marie-Christine Doceul, pour Géoconfluences, le 31 octobre 2014
Pour citer cet article :Antoine Laporte, « Allemagne, 25 ans après la chute du Mur de Berlin : que reste-t-il de la ligne Est-Ouest ? », Géoconfluences, novembre 2014. |