L’habitat informel dans l’ouest de l’Ariège : marginalité ou alternative à la norme ?

Publié le 27/04/2018
Auteur(s) : Christophe Imbert, Professeur des universités - Université de Rouen
Julie Chapon, Doctorante en géographie - Université de Paris 8, Ined
Madeleine Mialocq, Doctorante en géographie - Université de Poitiers, EA Ruralités

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La notion d'habitat informel, venue des études urbaines, s'applique bien aux formes diverses d'habitat non conventionnel qui sont répandues dans le département de l'Ariège. Leur importance visible sur le terrain est masquée par le vide statistique dans lequel elles sont placées par la méthode de dénombrement de la population de l'Insee, héritée du XIXème siècle. La diversité des modes d'habiter, des parcours de vie, et des motivations de ces habitants, ne permet pas de les regrouper dans une marge, qu'elle soit subie, choisie ou même revendiquée.

Bibliographie | citer cet article

L’adjectif informel est un néologisme en provenance de la langue anglaise apparu en français au milieu du vingtième siècle. Initialement introduit dans les arts, d’après le dictionnaire de l’Académie française (XIXe édition), il vient caractériser ce « qui n'observe pas les formes habituelles ou requises ». Son usage s’est diffusé dans les années 1970 dans la recherche en sciences sociales sur les pays des Suds pour évoquer le développement d’une « économie informelle » échappant aux réglementations étatiques. Des économistes du développement français ont alors souligné l’interdépendance entre économies formelle et informelle (De Miras et al., 1989). Bien loin de figurer une frontière hermétique, le préfixe privatif in- implique que l’informel est relatif au formel, de la même manière que l’anormal est relatif au normal. L’extension des activités informelles est avant tout analysée en lien avec les crises économiques connues par les villes en forte croissance démographique des pays en développement et l’augmentation corollaire de la pauvreté urbaine. Pour pallier le manque d’accès au salariat urbain, tout un ensemble d’activités qui échappent aux régulations étatiques ont connu un fort essor, comme la vente ambulante (Steck, 2006 ; Le Gall, 2011 , Benaffla, 2015).

La question de « l’informel » s’est rapidement étendue à l’habitat de villes qui connaissaient l’apparition spontanée de quartiers d’auto-construction, la plupart du temps sans résolution de la question foncière (bidonvilles, slums, favelas, chavelas, quartiers non lotis, etc.). Les études urbaines ont montré que l’informalité est une des modalités nécessaires de la production de l’habitat urbain, présentant la plupart du temps un caractère transitoire (Navez-Bouchanine, 2002). L’habitat informel urbain est un enjeu mondial des politiques urbaines qui centrent leur action sur leur résorption ou leur « normalisation » (Clerc, 2005). En France, la critique des politiques de résorption de l’habitat insalubre, ciblant le relogement des habitants dans des cités de transit ou des grands ensembles est déjà ancienne. Elle insiste sur le fait qu’au nom d’un principe hygiéniste, ces politiques ne tolèrent « aucune singularité dans le mode d’habiter » (Pétonnet, 2002, 1ère éd. 1979, p. 106).

L’habitat informel désigne ainsi un habitat qui s’écarte, souvent de façon provisoire, d’un ensemble de normes foncières, architecturales, urbanistiques, paysagères et sociales. Il revêt la plupart du temps un caractère spontané, ce qui ne signifie pas pour autant l’absence d’une organisation. On peut même au contraire parler « d’informel rationnel », comme dans le cas de Nouakchott où le foncier (accès, usages et gestion du sol) évolue selon des codes et des usages intériorisés par les habitants au lieu d’être règlementés par des institutions publiques ou privées (Choplin, 2009). 

L’association entre habitat informel et cadre normatif prend aujourd’hui une résonnance particulière dans certaines régions rurales françaises. Elle se manifeste par l’implantation de logements (ruines « retapées », cabanes, tentes, yourtes, tipis, dômes, mobil-homes, camionnettes, etc.) plus ou moins mobiles ou éphémères non reconnus par les pouvoirs publics comme résidence habituelle. La plupart du temps, leurs habitants sont considérés comme sans domicile fixe et contreviennent selon les cas au droit de la propriété ou aux réglementations foncières, urbanistiques et paysagères. L’enjeu est la « normalisation » de cet habitat, visée par certains habitants et rejetée par d’autres préférant le maintien d’un statut d’exception en adéquation avec leurs valeurs. En témoigne le tissu associatif militant pour la défense de cet habitat au nom de plusieurs principes : droit au logement et donc résolution de la crise du logement ; droit à l’expérimentation d’un autre rapport à la nature associé à une faible empreinte carbone et paysagère du logement ; droit à la mobilité dans un contexte pluriséculaire de répression du vagabondage (R.E.L.I.E.R., 2012).

Cet habitat informel rural recouvre des situations sociales hétérogènes, il découle d’une liberté de choix plus ou moins affirmée et correspond à des systèmes de valeurs et des modes de vie extrêmement variables. L’objectif de cet article est de montrer la coexistence dans certains espaces ruraux, d’une diversité de modes d’habiter en lien avec l’habitat informel. Notre hypothèse est que dans des espaces ruraux comme l’ouest du département de l’Ariège, le phénomène prend une ampleur telle que des modes de vie caractérisés par cet habitat s’y ancrent durablement. Cet ancrage dans des espaces ruraux peu denses est permis par la capacité d’action des habitants liée à la valeur qu’ils associent à ces lieux et aux réseaux qu’ils y tissent.

À travers les échanges d’expérience et l’organisation d’un tissu associatif militant, les acteurs engagés dans ces modes de vie sont de plus en plus incontournables dans la gestion des territoires. Avant de présenter ces modes d’habiter, il convient de revenir tout d’abord sur les catégories statistiques qui désignent cet habitat, puis de présenter les caractéristiques du terrain ariégeois.
 

1. Logement informel et (in)visibilité statistique en France métropolitaine

Mesurer statistiquement les logements informels au niveau national représente un défi, en raison du caractère diffus et labile du phénomène. Car quantifier c'est d'abord convenir, donner une définition, un contour de ce qu'on va mesurer. Créer une catégorie, avec des frontières qui regroupent et séparent. Et c'est précisément là que vont s'opérer des choix cruciaux, et venir se loger l'idéologie (Desrosières, 2008). La statistique publique est ainsi le reflet d’idéologies issues des différentes époques de son élaboration. 

1.1. L’apparition du logement comme unité de comptage statistique

Les recensements de la population dans le monde ont eu dès l’Antiquité eu comme objectif la levée des impôts et l'application des lois fiscales et politiques, mais ils ne reposaient pas nécessairement sur un logement délimité. En France, avant le XIXème siècle les recensements de la population étaient approximatifs, et ajustés de différentes manières, via par exemple le comptage des feux associés à un nombre moyen d'habitants par feu. C'est à partir de 1791 avec la Loi de police du 22 juillet que pour la première fois se posa le principe de recensement national, direct, détaillé et périodique. À partir du recensement de 1841, les individus non domiciliés dans la commune de recensement sont compris dans les comptes, et constituent la population flottante ou comptée à part. Cela suscita des réactions vives : « À la suite de l'émotion que souleva, dans certaines communes, l'incorporation au chiffre de la population de catégories d'individus qui ne participent pas suffisamment aux charges communales, un avis du Conseil d'État du 23 novembre 1842 fixa les catégories dont se compose la population comptée à part. »((Résultats statistiques du recensement de la population en 1901, Introduction, Procédés des précédents recensements, p. 4)).

À partir de pratiques variées de logements, les populations sont différenciées. Le recensement de la population a dès lors reposé sur une double catégorisation : celle des logements et celle des populations. Engendrant un flou vis-à-vis des situations marginales de logement, la statistique du recensement a associé, parfois sur des critères ethniques, des populations données à certains types de logement. Le fil conducteur de cette double catégorisation, et qui a été utilisé comme curseur de départage, est resté continuellement celui de la résidence principale, fixe et unique.((Les résidences principales selon l'Insee sont des logements ou pièces indépendantes où le ménage demeure la plus grande partie de l'année.))

1.2. La notion de logement ordinaire

En effet, le logement ordinaire est le point d'entrée pour la réalisation du recensement de la population. Dans celui-ci seront repérés les différents ménages et recensés ensuite les individus dans chacun de ces derniers. Aujourd'hui la définition du logement dit « ordinaire » selon l'Insee est « un local à usage d’habitation, séparé (fermé par des murs et cloisons, sans communication avec un autre local si ce n'est par les parties communes de l'immeuble), indépendant (une entrée d'où l'on a directement accès sur l'extérieur ou les parties communes de l'immeuble) ». Un ménage est à la fois rattaché à un logement ordinaire et à une résidence principale. En effet, au sens du recensement de la population, le ménage « désigne l'ensemble des personnes qui partagent la même résidence principale, sans que ces personnes soient nécessairement unies par des liens de parenté. Un ménage peut être constitué d'une seule personne. Il y a égalité entre le nombre de ménages et le nombre de résidences principales » Donc : « les personnes vivant dans des habitations mobiles, les mariniers, les sans-abri, et les personnes vivant en communauté (foyers de travailleurs, maisons de retraite, résidences universitaires, maisons de détention...) sont considérées comme vivant « hors ménage » et ne sont pas recensées de la même manière ou pas recensées du tout. »

Depuis la fin du XIXème siècle les catégories constituant les populations comptées à part ont évolué. L'apparition et la disparition de certaines catégories dessinent le mouvement des limites, des préoccupations, vis-à-vis de ce qui est considéré comme faisant écart à la norme du « logement ordinaire », ainsi que les passages à leur « normalisation ». Des catégories sous traitement d'exception au fil des contextes politiques et économiques sont repérables, et parmi lesquelles les (potentiels) mobiles sont présents (Le Marchand, 2011). Moins de renseignements sont généralement collectés, et pour ces populations ce sont les recenseurs qui remplissent les bulletins, si ce n'est le chef d'établissement pour les communautés.

Par ailleurs les données de cet ensemble de situations très variées sont toutes regroupées dans des catégories englobantes, agrégées, créant une invisibilité statistique. 

1.3. Des populations toujours comptées « à part »

Depuis 2004, pour les populations hors ménage, donc en logement non ordinaire et comptées à part, les procédures de collecte sont particulières. Un recensement spécifique des personnes sans-abri, des habitations mobiles terrestres, et des mariniers est réalisé. Est considérée par l’Insee comme personne sans-abri une personne qui dort la plupart du temps dans un lieu non prévu pour dormir. Le recensement des personnes sans-abri et en habitation mobile terrestre s’effectue tous les cinq ans seulement lors des enquêtes annuelles de recensement des populations des ménages, et le tirage se réalise selon une liste de lieux à enquêter réalisée par les communes elles-mêmes (Marpsat, 2009 ; Djirikian et Laflamme, 2006). Pour comprendre la logique du procédé de recensement et de classification de situations marginales de logement, il faut différencier en priorité d’une part les personnes comprises dans un bâtiment répertorié dans le Répertoire d’immeubles localisés et en résidences principales (critère toujours prioritaire), ce qui constituera les logements ordinaires, et d’autre part dans les logements non ordinaires, celles en habitation mobile ou pas. 

Figure 1. Schéma simplifié de l'évolution des catégories de logement et de population
  Imbert Chapon Mialocq — Population comptée à part, population résidence, recensements.  

Le recensement de la population fait donc apparaître de nombreuses limites qui ne rendent pas mesurables les logements informels. Certaines enquêtes spécifiques (Enquête « Santé » 2002, Enquête « Logement » 2006 et 2013, Enquête « Famille et Logement » 2011) prennent en partie en compte des situations de logement particulières avec notamment des modules sur des périodes en logement « non ordinaire » au cours de la vie des individus, ou des pratiques de multi-résidence. Les populations étudiées sont généralement celles qui sont recensées, l'échantillonnage étant sous-traité à l'Insee. Les enquêtes dites « Sans Domicile » (2001 et 2012) ont été mises en place par l'Ined et l'Insee avec une méthode originale d'échantillonnage dans l'objectif de capter des populations susceptibles de ne pas être recensées. En effet, réalisées dans des villes de plus de 20 000 habitants, ces enquêtes ont été réalisées à partir de lieux de restauration ou d'hébergements gratuits, ciblant ainsi une population précaire aux situations de logements variées (sans logement personnel, hébergement, logement personnel). Un module comprend les trajectoires résidentielles et professionnelles sur la dernière année écoulée. Mais ces enquêtes ne concernent que des zones urbaines – le rural en est écarté – et uniquement des personnes qui fréquentent ces services. Enfin elles posent aussi, a priori, le postulat que les populations en situation particulière de logement seraient en situation de précarité.
 

2. L’ouest de l’Ariège : une centralité pour l’habitat informel en France

Compte tenu de son invisibilité statistique, il est extrêmement difficile de quantifier cet habitat. Il est possible de mieux apprécier son implantation territoriale en localisant le réseau associatif mobilisé pour défendre cet habitat (R.E.L.I.E.R., 2012). Les territoires ruraux y sont particulièrement bien représentés, notamment ceux des marges montagneuses comme les Cévennes, le plateau des Millevaches et l’Ariège, ainsi que d’autres territoires de faible densité comme la Dordogne et le Sud-Charente. Le cas de l’ouest du département de l’Ariège est particulièrement intéressant, dans la mesure où il combine un ensemble de facteurs favorable à la présence d’un habitat informel. Ce territoire est exemplaire non seulement en raison de l’ampleur locale du phénomène, mais aussi de la variété de ses manifestations qui permet d’interroger le lien complexe entre marginalité spatiale, marginalité des modes de vie et informalité de l’habitat.

Figure 2. Un espace de marge montagnarde de plus en plus connecté
Christophe Imbert, Julie Chapon, Madeleine Mialocq — Croquis habitat informel ariège

2.1. Une diversité des logements informels : formes et organisations

Le logement informel n’héberge pas une seule forme de vie. Bien loin de pouvoir être ramené à une définition unique, il est caractérisé par une diversité et une déclinaison de formes architecturales, de modes d’habiter, de motivations et de valeurs. Le travail de terrain effectué dans le cadre de la thèse de Madeleine Mialocq illustre cette variété.

Cette thèse porte sur les manières d’habiter des personnes en habitats non-ordinaires en milieu rural. Déployées sur trois terrains principaux (Ariège, Dordogne et Haute-Vienne), les enquêtes de terrain s’appuient sur la collecte de récits de vie de trente personnes, et l’analyse de l’organisation du quotidien de la moitié d’entre elles. Ce travail est actuellement en cours. Les personnes rencontrées montrent des profils variés : le panel des âges s’étend de 25 ans à 65 ans, les personnes ont pu faire des études supérieures, ou directement s’orienter sur des projets professionnels (notamment agricoles), certaines n’ont pas le bac. La forme des habitats diffère selon leur localisation, la trajectoire et le profil de l’habitant : en Ariège, la montée en altitude limite les constructions légères comme les yourtes et les caravanes, plus sensibles à l’humidité et aux chutes de neige. L’existence d’un bâti antérieur, en particulier de nombreuses granges, permet une rénovation, souvent sans permis de construire. Les ruines sont aussi le prétexte à rebâtir une construction mieux isolée, avec des matériaux trouvés sur place (terre, paille, bois, pierre). Le piémont et les coteaux voient se déployer davantage d’habitats aux formes variées : on retrouve des cabanes, auxquelles s’ajoutent des yourtes, ou des constructions de toile (zome), des caravanes et des camions. 

 
Figure 3. Les formes variées de l’habitat informel

On peut noter le choix des matières, des formes, la présence de la lumière, tout en remarquant la différence de confort, entre l'une qui n’a pas d'électricité et cuisine au feu (photo 1), et l'autre, munie de panneaux solaires, d’une cuisinière à bois et à gaz (photo 2).

 

Madeleine Mialocq — photographie cabane

Photographie 1 : cabane à la charpente en feuille d’arbre, vallée de Massat. Cliché : Madeleine Mialocq, 2017.

Madeleine Mialocq — photographie cuisine dans une cabane

Photographie 2 : cuisine équipée dans une cabane, Castillonnais. Cliché : Madeleine Mialocq, 2017.

Différences d’accessibilité et d’environnement

Madeleine Mialocq — photographie accès

Photographie 3 : accès carrossable et gazon tondu dans la plaine, 10 km au nord du Mas d’Azil. Sur le Panneau : « attention, poules en liberté ». Cliché : Madeleine Mialocq, 2017.

Madeleine Mialocq — yourte isolée dans la forêt

Photographie 4 : yourte isolée dans les bois à flanc de montagne, Castillonnais.Cliché : Madeleine Mialocq, 2017.

Différence de pratiques, entre des usages traditionnels et le recours à des éléments de la modernité

Madeleine Mialocq — photographie quad

Photographie 5 : utilisation du quad pour rejoindre le lieu d’habitation, Castillonnais. Cliché : Madeleine Mialocq, 2017.

Madeleine Mialocq — photographie lessiveuse avec une poule et bidon à lait

Photographie 6 : lessiveuse encore utilisée et bidon à lait pour la traite manuelle. Une fois rempli, il est mis à refroidir sous le jet du lavoir dont on voit le mur de pierres, vallée de Massat. Cliché : Madeleine Mialocq, 2017.

Les habitats informels proposent ainsi des formes variées qui permettent de répondre à différentes envies ou besoins. Si leurs formes ne sont pas reconnues d’un point de vue légal et social, leurs qualités sont partagées, soupesées, expérimentées, par les habitants qui peuvent passer d’un habitat à un autre. La dimension de réseau et de partage d’expérience est centrale pour comprendre l’essor et l’évolution des manières d’habiter.

Le camion permet une mobilité soutenue, la yourte est facilement montée, la roulotte est potentiellement déplaçable, et offre des matériaux plus nobles que la caravane, directement aménageable, mais peu isolée. La cabane représente un investissement supérieur en temps et en savoir-faire, elle est donc privilégiée sur un terrain où la menace d’éviction sévit peu, ou pas.

Un individu peut ainsi passer du camion à la yourte à la cabane, donnant à voir par l’habitat des étapes de vie : à la mobilité succède une installation qui s’affermit (encadré 1).

 
Encadré 1. D’une arrivée en sac-à-dos à la rénovation d’une grange

À vingt ans, N. arrive en sac à dos en Ariège, pour une expérience de woofing. On lui prête ensuite une grange sans eau courante, à dix minutes à pied d’un village, suivie d’une cabane, qu’on lui prête également, à vingt minutes de marche. Elle vit ensuite quelques années entre une tente l’été, et des solutions de repli l’hiver – elle loue un gîte une saison, découragée par la neige sur la tente. Après un épisode nomade à cheval, elle pose une yourte près d'une petite maison qu'elle loue dans un village. Elle y vit depuis huit ans, et rénove une grange située plus bas, qu’elle et son compagnon ont achetée pour s’y installer durablement. 

 

Ce parcours résidentiel en habitat informel montre l’adaptation des formes de l’habitat à l’évolution des besoins de la personne. Du prêt à la location et à l’achat, N. expérimente des habitats de plus en plus proches de la nature, jusqu’à l’absence d’habitat (nomadisme avec le cheval), avant de s’établir dans un village, mais dans un habitat, la yourte, qui garde une porosité au dehors. L’achat d’un logement aux normes prend place à une étape de vie marquée par les enfants et l’avancée de l’âge.

 
Tableau 1. Diversité des formes d’habitats et des trajectoires des habitants
Localité Habitat Profil Trajectoire et organisation de vie
Massatois Maison non raccordée au réseau (eau et électricité).
Eau du torrent.
Panneau solaire.
Cuisine au feu de bois.
Pas d’eau chaude.
Homme, 65 ans, huit enfants.
Bac.
Formation de berger.
Paysan.
Paysan : trait les vaches à la main et transformation du lait (fromage et beurre). Non distribué, consommation personnelle. 
Enfants non scolarisés.
Massatois
Cabane auto-construite à 30 minutes de marche de la route ; non raccordée au réseau.
Eau de source, panneau solaire.
Femme, 32 ans, 2 filles.
N’est pas allée à l’école. Pas de bac. 
Vachère.
Grandit en Ariège. À 14 ans elle monte de la maison familiale à la cabane construite avec son compagnon, à 20 minutes de marche. Bipartition du temps entre l’année scolaire et la période d’estive, de juin à octobre, où tous deux sont vachers. Hébergés en cabane avec leurs filles, transformation fromagère du lait de leurs chèvres, entretien des clôtures, et garde des vaches de plusieurs éleveurs. 
Massatois Maison raccordée (eau, électricité), cuisine au bois. Homme, 40 ans.
Bac +3.
S’occupe de ses deux vaches, du potager, fait de l’artisanat. Bénéficie du RSA. Enfance en Picardie. Après ses études, il travaille trois ans dans l’illustration naturaliste. Il décrit avoir cherché activement pendant deux ans un lieu qui corresponde à ses attentes. Il le trouve en Ariège. 
Activités liées à l’élevage (chèvres puis vaches, transformations fromagères), au jardinage (cultures et transformation), à l’artisanat et à la création (musique, dessin).
Castillonnais
Cabane auto-construite sur terrain non-constructible, pan de forêt, montagne, 20 minutes de marche du village.
Panneaux solaires.
Raccordé à l’eau d’une source.
Homme, 35 ans.
Bac.
Aménagement et entretien de son pan de forêt, aide occasionnelle (débroussaillage) aux voisins et connaissances.
RSA.
Enfance en Normandie. Mis à la porte par ses parents après son échec dans un BTS. Essaie l’université et part après 3 mois. Alterne intérim et voyages, jusqu’à découvrir l’Ariège lors d’un séjour avec des amis. Il décide d’y rester, rencontre une personne chez qui fait du woofing, et qui lui proposera le terrain où il construit sa cabane.
Castillonnais Yourte, sur terrain dans village, + petite maison, qui donne l’électricité à la yourte. 
Femme, 40 ans, 2 enfants.
Auto-formation en maraîchage. A des chèvres. Compagnon : maréchal ferrant.
Arrive en Ariège via le woofing. Elle raconte avoir voulu se rapprocher davantage de la nature : elle part de la ferme et vit en cabane, puis à cheval. Elle a ses deux filles en vivant dans la yourte. Ils rénovent avec son compagnon une grange.
Coteaux
Yourte, sur terrain non constructible.
Electricité, eau courante.
Homme, 38 ans,
3 filles.
Formation de charpentier.
Animateur en grimpe d’arbre et séjours d’enfants qu’il organise sur le lieu qu’il a monté. A grandi en Ariège, achète un terrain avec le projet d’y faire de l’animation. Il y construit sa yourte, qu’il peut raccorder au réseau grâce au projet d’accueil qui lui apporte l’électricité. En train de construire une cabane en terre-paille, pour faire deux chambres à ses deux filles ainées (10 et 12 ans).
Séronais
Caravane, sur terrain prêté, à 15 minutes de marche de la maison où il peut cuisiner, se laver, accéder à internet. 
Pas d’eau ni d’électricité dans la caravane.
Homme, 35 ans
Chantiers de taille d’arbre et de construction.
Voudrait développer un verger.
Grandit dans le Saumurois. Il arrive en Ariège après une période en Provence, où il vit en caravane et s’occupe d’oliviers. Il explique avoir cherché un climat plus humide. Il partage son temps entre des chantiers de construction, la taille d’arbre, et des visites annuelles (famille, amis). Cherche à acheter un terrain pour construire une cabane et planter des arbres. 
Séronais Cabanes sur terrain privé non constructible.
Femme, 45 ans, 5 enfants.
Bac + 5, Beaux-arts.
Arrive en Ariège après la séparation d’avec le père de ses enfants. Elle trouve en s’adressant à des mairies une maison libre et pas chère dans le village où elle s’établit et construit ensuite une première cabane collective, suivie d’autres cabanes d’habitations. 
Séronais Gîte municipal converti en habitat permanent par la mairie. Cabane en cours de construction sur terrain privé non constructible. Femme, 30 ans, un enfant.
En couple
Formation de potière.
Grandit à Toulouse, y fait des études. Elle présente le séjour qu’elle fait dans une cabane d’amis comme décisif : elle quitte la ville et s’établit en Corrèze, où une place est libre dans une collocation. Elle entame une formation de potière, rencontre son compagnon, ensemble ils vont en Ariège, où ils vivent en gîte le temps de construire leur cabane.
 

Source : Madeleine Mialocq, enquêtes de terrain, printemps 2017.

 

2.2. Une marge rurale où convergent plusieurs processus sociaux

L’Ariège est un département pyrénéen frontalier de l’Espagne et de l’Andorre situé au sud de Toulouse. Sa partie occidentale n’a aucun point de passage routier ou ferroviaire vers l’Espagne. Cet espace relativement enclavé, dont l’habitat permanent ne s’étend qu’exceptionnellement au-delà des 1 000 mètres d’altitude, est entouré à l’ouest et à l’est par des axes de circulation transfrontaliers qui suivent depuis Toulouse les vallées de l’Ariège et de la Garonne. La vallée de l’Ariège connaît une forte urbanisation, faisant se rejoindre les aires urbaines de Foix et de Pamiers, en lien avec la métropolisation de l’agglomération toulousaine, dont l’aire urbaine s’étend jusqu’à l’entrée nord du département.

La seule aire urbaine de la zone d’étude est celle de Saint-Girons, située dans le Couserans, au confluent des vallées du Lez et du Salat. Depuis le lent déclin de ses activités dans le secteur de l’industrie papetière amorcé dans les années 1990, la population de cette agglomération a stagné. Elle s’élève à 18 000 habitants en 2016, et l’aire urbaine de Saint-Girons a connu de 2015 à 2016 un solde naturel de –0,5 % (vieillissement) que ne compense pas un solde migratoire apparent de +0,4 %((Insee, état civil en géographie au 01/01/2016)). Avec une densité de 41 hab./km² et un taux d’emploi dans le secteur agricole de 11,1 %((Insee, RP2009 et RP2014 exploitations principales en géographie au 01/01/2016)), il s’agit bien d’une agglomération rurale dont l’habitat est fortement marqué par des résidences secondaires (17,5 %) et une vacance des logements (12,1 %)((Source : Insee, RP2014 exploitation principale en géographie au 01/01/2016)). Cette ville n’en constitue pas moins un pôle local d’importance, comme en témoigne son marché où affluent tous les samedis des producteurs de toutes les vallées pyrénéennes venus vendre des produits alimentaires et artisanaux aux citadins et aux touristes toulousains.

S’y retrouvent de nombreux exposants de la vague « hippie », pour certains arrivés dès la fin des années 1960 dans le bassin de Massat et, dans une moindre mesure, dans le Séronais. Ces habitants ont plus particulièrement occupé des logements en ruine dans des hameaux montagnards dépeuplés et peu accessibles. À cette implantation ancienne ont succédé des installations plus récentes de néo-ruraux aux profils extrêmement variés. Se retrouve dans les parcours de vie étudiés des habitants qui ont connu des épisodes de squats toulousains et vivent dans des camions stationnant dans la partie nord du département. Dans les coteaux avoisinants, des habitants beaucoup plus riches, souvent originaires de pays d’Europe du Nord, ont restauré des fermes de caractère et ont développé des activités d’agriculture biologique, de gîtes et chambres d’hôtes, et artistiques, comme au village-citadelle du Carla-Bayle. Entre ces situations de marginalité sociale et de gentrification rurale, dans le piémont, des néo-ruraux qui se sont lancés dans des activités agricoles et touristiques sur un modèle économique moins capitalistique, peuvent se loger dans de l’habitat informel (Cognard, 2010).

Dans cette partie septentrionale, le Mas d’Azil constitue un carrefour où coexistent ces trois logiques. À côté de la résidence d’artistes Caza d’Oro, des artistes libertaires féministes originaires de Suisse ont élu domicile dans le village et sont liées à d’autres habitants qui vivent soit dans de l’habitat collectif, comme le collectif de la ferme de Baluet récemment dissout. Les affiches posées sur leur porte d’entrée signalent un ensemble d’événements inscrits dans un réseau de lieux situés dans tout l’ouest du département. De même, au siège du semencier « alternatif » Kokopelli, qui fait construire de nouveaux locaux dans le village, des graffitis dénoncent l’approche mercantiliste de l’association. Enfin, des camions y stationnent presque quotidiennement. 

Christophe Imbert — photographie maison collectif Rhizom

Photographie 7. Affiche à l’entrée d’un atelier d’artisan acheté par des artistes libertaires au Mas d’Azil. CIiché : Christophe Imbert, 2017

Christophe Imbert — graffitis kokopelli

Photographie 8. Graffiti à l’entrée du siège de l’association de semences Kokopelli.

Christophe Imbert — photographie maison collectif Rhizom

Photographie 9. Camions stationnés sur une place du Mas d’Azil.

Les politiques publiques tiennent diversement compte de ce contexte social. Axant le développement local sur le tourisme, elles ont orienté leurs priorités sur le patrimoine, d’abord par la valorisation des grands sites préhistoriques et médiévaux, puis par celle des paysages naturels et pastoraux, qui a abouti à la création du Parc naturel régional des Pyrénées ariégeoises.

L’ouest de l’Ariège est ainsi un territoire qui a connu, au même titre que les Cévennes, une implantation de l’habitat informel. Ses dynamiques sociales sont contrastées, à la fois favorables et défavorables à la diffusion de l’habitat informel, et propices à des situations conflictuelles.

2.3. Le terrain des conflits juridiques : une informalité en voie de normalisation ? 

Cette partie de l’Ariège est connue pour accueillir un grand nombre de logements informels. Bien qu’ils ne présentent pas de visibilité statistique, leur visibilité sociale se manifeste par l’existence de conflits afférents à leur implantation (Mésini, 2011 ; R.E.L.I.E.R., 2012).

Ces conflits, qui se sont portés sur le terrain juridique, ont concerné des communes dispersées sur tout le territoire : Baluet, proche du Mas d’Azil((Squat.net, « Ariège : Baluet, un squat rural menacé d’expulsion », septembre 2003.)) ; Montagagne, proche de la Bastide de Sérou((La Dépêche, « Virginie devra-t-elle démonter sa yourte ? », ladepeche.fr, juin 2011.)) ; Arrout dans le Castillonnais((La Dépêche, « Arrout. Tom et Léa veulent vivre dans leur yourte », ladepeche.fr, mai 2011.)) ou des friches industrielles de Saint-Girons((La Dépêche, « Squat : la justice donne le top départ », ladepeche.fr, mai 2015.)). Ils sont relatifs à l’installation dans des squats urbains, des fermes et des maisons rurales abandonnées, des yourtes et des tipis. Les acteurs en jeu sont divers : habitants, propriétaires, maires, direction départementale de l’équipement et associations. Dans certaines communes, les maires prennent la défense des habitants, comme à Arrout ou à Montagagne. Ce dernier village, passé de 9 à 63 habitants de 1975 à 2014, a voté à 66 % pour Jean-Luc Mélenchon au premier tour de l’élection présidentielle de 2017. Il est le seul à avoir refusé d’être inclus dans le périmètre du PNR des Pyrénées ariégeoises. Le secteur associatif est représenté par l’association d'Habitants de Logements Éphémères ou Mobiles (HALEM) dont le siège national se situe près de Castillon-en-Couserans. Cette association fait elle-même partie d’un réseau d’associations militant pour l’habitat choisi, qui comprend aussi bien des néo-ruraux de diverses campagnes que des gens du voyage. Elle a acquis une expérience juridique solide qui lui permet d’avoir souvent gain de cause dans des procès en faisant valoir le dispositif de Droit Au Logement Opposable (DALO) auquel sont éligibles les personnes qui vivent dans « des locaux impropres à l'habitation »((https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/F18005)).

Pour son directeur((Entretien réalisé en novembre 2014)), les logements informels regroupent une grande variété d’habitants dont les intérêts ne convergent pas tous. Pour certains, ce logement représente une étape transitoire, en attente d’un logement « ordinaire » plus confortable. Pour d’autres, cet habitat est associé à un « retour à la nature », souvent avec une dimension spirituelle, proche des courants « new age ». Enfin, des personnes promeuvent cet habitat comme un habitat d’avenir plus écologique et sont ouverts à leur normalisation.

Conclusion

Le logement dit informel ne peut être vu comme l’expression d’un seul mode de vie. Les valeurs et les pratiques qui lui sont associées sont bien trop diverses. Sa place dans le parcours des habitants peut être celle d’une solution transitoire qui précède un départ vers un autre lieu ou, au contraire, le début d’un ancrage qui aboutira à l’installation, voire la construction d’un logement plus classique ; elle peut être celle d’un retrait beaucoup plus permanent de la société capitaliste de marché.

Cette hétérogénéité montre bien que cet habitat est une production de la vie ordinaire qui se déploie sans toujours répondre à des injonctions réglementaires, plus particulièrement dans des espaces où le contrôle social est desserré et la disponibilité d’espace est grande. L’ouest de l’Ariège est donc un territoire où des expériences de vie très variées s’ancrent et échangent entre elles pour produire du changement social. Son attractivité est en partie liée à un héritage historique d’une cinquantaine d’années à travers lesquelles sont arrivées, partiellement maintenues et renouvelées, mais aussi mutuellement entretenues plusieurs vagues d’installation liées aux contextes sociaux de leur époque (Mai 1968, précarisation à partir des années 1980-1990, projets de vie en rupture avec un ancien mode de vie urbain de personnes dotées en capitaux sociaux et culturels à partir des années 2000). Un ancrage historique que l'on retrouve dans d'autres lieux comparables que nous avons évoqués, tel que le plateau de Millevaches ou les Cévennes. Ces différentes vagues d'installation se sont aussi traduites par des transmissions générationnelles de savoir-faire, et la mobilité des individus a permis leur circulation entre ces espaces.

Ces premières investigations invitent à explorer d’autres terrains afin d’éclairer les interconnexions entre lieux créées par les parcours de vie et les mobilisations, qu’il s’agisse de lieux exclusivement ruraux, mais peut-être aussi, de façon plus novatrice, les interconnexions entre lieux ruraux et urbains.

 


Bibliographie

Ouvrages
  • Armelle Choplin, 2009. Nouakchott. Au carrefour de la Mauritanie et du monde. Paris, Karthala/PRODIG.
  • Alain Desrosières, 2008. L’Argument statistique. Pour une sociologie historique de la quantification (tome I). Paris, Presses de l’école des Mines.
  • Arnaud Le Marchand, 2011. Enclaves nomades. Habitat et travail mobiles, Broissieux, Éditions du Croquant.
  • Françoise Navez-Bouchanine, 2002. La fragmentation en question,. Des villes entre fragmentation spatiale et fragmentation sociale. Paris, L’Harmattan.
  • Colette Petonnet, 2006 (1ère édition 1979). On est tous dans le brouillard. Ethnologie des banlieues. Paris, Editions du Comité des travaux historiques et scientifiques.
Articles
Documents de travail
  • Claude de Miras , R. Roggiero (collab.), Alain Morice (collab.), Bruno Lautier (collab.), J. Marques-Pereira (collab.). Le "secteur informel" : une notion forte ou un concept mou ? : la fausse question [pdf].
  • Alexandre Djirikian, Valérie Laflamme, 2006. « Les formes marginales de logement. Étude bibliographique et méthodologique de la prise en compte du logement non ordinaire (ss dir. MARPSAT M.) », Documents de Travail n° 135, Ined, Paris..
  • Maryse Marpsat (dir), 2009. Les situations marginales par rapport au logement: méthodes et sources statistiques publiques, Rapport du groupe SML N°FO0903, INSEE, Département des prix de la consommation, des ressources et des conditions de vie des ménages.
  • R.E.L.I.E.R., 2012. Regards croisés sur l’habitat léger/mobile.
Thèses

 

 

 

Les séjours sur le terrain qui ont permis les observations présentes dans cet article ont été financées par le projet « Les campagnes françaises dans la dynamique des migrations internationales » (Camigri). Financement : ANR (projet DS0802) ; responsabilité scientifique : David Lessault.

Christophe IMBERT
Professeur, Université de Rouen, UMR IDEES

Julie CHAPON
Doctorante, Université de Paris 8, Ined, UMR LAVUE 

Madeleine MIALOCQ
Doctorante, Université de Poitiers, EA Ruralités

Mise en web : Jean-Benoît Bouron

 

Pour citer cet article :

Christophe Imbert, Julie Chapon et Madeleine Mialocq, « L’habitat informel dans l’ouest de l’Ariège : marginalité ou alternative à la norme ? », Géoconfluences, avril 2018.
URL : https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/france-espaces-ruraux-periurbains/articles-scientifiques/habitat-informel-ariege-marge-innovante

 

Pour citer cet article :  

Christophe Imbert, Julie Chapon et Madeleine Mialocq, « L’habitat informel dans l’ouest de l’Ariège : marginalité ou alternative à la norme ? », Géoconfluences, avril 2018.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/france-espaces-ruraux-periurbains/articles-scientifiques/habitat-informel-ariege-marge-innovante