Les errements du nom "Vercors", captation néotoponymique et marketing territorial

Publié le 22/01/2024
Auteur(s) : Pascal Breitenbach, docteur en géographie

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L'analyse de l'histoire d'un toponyme est l'occasion de montrer avec précision les mécanismes à l'œuvre dans la machinerie territoriale française, en particulier à la suite de la loi NOTRe entrée en vigueur à partir de 2016. À l'échelle locale, ces mécanismes mettent les décisions de l'État aux prises avec la concertation entre élus et l'attachement des habitants, pour finalement échouer à faire coïncider le maillage administratif avec le massif.

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On m'a vu dans le Vercors
Sauter à l'élastique

Alain Bashung, La nuit je mens.

Parfois les noms de lieux ont une vie, laquelle peut prendre différentes formes. La variation orthographique est courante et accompagne souvent l'évolution de notre langue. Il se peut aussi qu'un même lieu ait connu plusieurs noms au cours des siècles, comme l'ancien village fortifié dont La Chapelle-en-Vercors est issue qui passa de Bâtie de l'Orme, puis Bâtie des monts de Vernaison, Bâtie de Vercors et Belle Bâtie, à Foirevieille, probablement quand il ne fut plus qu'une place de foire (Fillet, 1888). Un cas plus original est celui du déplacement du toponyme, c'est celui du Vercors que la politique, la science, plus précisément la géographie, et l'histoire ont mis en mouvement, promu label, voire rente. Surtout, les derniers avatars institutionnels du XXIe siècle confirment même une sorte de détournement du nom, car le Vercors bien connu d'aujourd'hui n'est plus celui d'hier. En suivant les tribulations de ce toponyme, nous viserons à montrer comment la loi NOTRe aura éludé cette entité spatiale en tant que territoire politique. En définitive, l’expansionnisme territorial de cette appellation aura eu raison du contenu que le massif s’était donné en tant que territoire vécu.

1. Un toponyme, plusieurs territoires

Chaque toponyme a une histoire au cours de laquelle il a pu recouvrir des entités territoriales fort diverses. Le cas du Vercors illustre bien cette labilité, jusque dans la période la plus récente.

1.1. Définitions toponymique et géographique du Vercors

Il n'est pas facile de définir le territoire Vercors, ni d'affirmer la signification de son toponyme. Quelques mots de Pline l'Ancien dans son « Histoire naturelle », vers 77, nous apprennent l'existence du peuple des Vertamocorii (avec les variantes Vertamacoris et Vertacomacoris), signifiant « les clans des pays d'en haut », qui auraient laissé leur nom à une partie de la confédération des Voconcii, entre les vallées de la Drôme et de la Bourne (Barruol, 1975). Les Voconces étaient des Gaulois installés entre l'Isère au nord et la Durance au sud (Planchon, 2011). Aujourd'hui, une part des habitants, largement néo-rurale, se revendique « vertaco » (Baticle et Hanus, 2018). Décliné en adjectif, vertaco concurrence alors vercorien, vercusien et vertacomicorien, peu usités : « Chacun sait qu'il n'y a pas d'adjectif pour qualifier l'identité des habitants du Vercors » (Duclos, 1990).

Considérons maintenant l'espace géographique en question. De cinq paroisses de fondations paléochrétiennes ou du Haut Moyen Âge (Barruol, 1975), au contour du Parc naturel régional qui englobe désormais quatre-vingt-trois communes, dont neuf de la métropole grenobloise partiellement incluses, de quoi parle-t-on ? En prenant pour délimitation essentielle le plateau de calcaire urgonien, entouré de falaises, tel qu'il a été vu par les géographes au début du XXe siècle, le massif était éclaté jusqu'à fin 2016 en quatre communautés de communes, correspondant à autant d'ex-cantons, dont on verra plus loin ce qu'il est advenu :

  • deux dans le département de la Drôme (26) :
    • la CC du pays du Royans (CCPR – canton de Saint-Jean-en-Royans),
    • la CC du Vercors (CCV – canton de La Chapelle-en-Vercors) ;
  • deux dans le département de l'Isère (38) :
    • la CC de la Bourne à l'Isère (CCBI – canton de Pont-en-Royans),
    • la CC du massif du Vercors (CCMV – canton de Villard-de-Lans).

Dans les deux départements on retrouve la même dichotomie topographique : le Royans pour piémont occidental et les plateaux du Vercors à l'est. Les communes de piémont (CCPR, CCBI) possédant des parts de plateaux, il n'y a pas de correspondance stricte entre topographie et territoires.

1.2. La loi NOTRe

Le 1er janvier 2017 prenait effet le nouveau découpage territorial issu de l'application de la loi NOTRe. Motivée par la supposée clarification territoriale et la volonté de faire des économies, elle a d'abord entraîné le regroupement des régions, puis au niveau local celui des communes, en intercommunalités « dont la taille correspondra aux réalités vécues et qui posséderont les moyens nécessaires pour offrir aux populations le niveau de services auquel celles-ci aspirent. » ((Légifrance : LOI n° 2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République – Exposé des motifs.)). Il ne sera pas question ici d'en discuter les motifs, mais d'en observer une conséquence sur le cas précis du Vercors en matière de toponymie.

Concrètement, l'article 33 fixe à 15 000 habitants le seuil minimal de population pour la constitution d'une communauté de communes ; aucune des quatre collectivités évoquées précédemment ne l'atteint. Dans un certain nombre de cas, dont territoire à faible densité de population ou en zone de montagne, ce seuil peut être adapté et ramené à 5 000 habitants. Seule la communauté des communes du Vercors, avec ses 2 000 habitants, ne dépasse pas ce minimum, il faut donc la marier. Les préfets des deux départements présentent les alliances.

Le même effort est fait dans toute la France : « La diminution du nombre d’intercommunalités a principalement porté sur celles de moins de 15 000 habitants, dont l’effectif passe de 1 225 en 2016 à 342 en 2017 » (Doré, 2018).

 

2. Trois « alliances » : trois logiques territoriales

L’impératif de fusion des intercommunalités porté par la réforme territoriale entraîne différentes tentatives de regroupements territoriaux, plus ou moins négociés localement.

2.1. Alliance 1 : mariage de raison – le poids de l'histoire

La logique institutionnelle départementale veut que la CC du Vercors se tourne d'abord vers la CC du pays du Royans, également drômoise. La frontière entre les domaines de l'évêque de Die et du Dauphin a été récupérée par l'Assemblée constituante, en 1790, pour séparer les départements de la Drôme et de l'Isère. Passant par les confins inhabités des plateaux, au cœur des forêts et des alpages où les finages communaux se rejoignent, elle introduit une logique dans le découpage territorial : on tranche là où il n'y a personne. D'autant qu'à cette époque, le massif du Vercors n'est pas encore né ; on verra qu'il faudra attendre les travaux des géographes de l'école de Grenoble pour l'accoucher. En même temps sont aussi créés les cantons, dont celui de La Chapelle-en-Vercors qui valorise l'identité de ce petit pays. À l'inverse, le Royans est coupé en deux par la Bourne qui sert de limite départementale au pied occidental du relief.

Vouloir regrouper Royans et Vercors dans la partie drômoise du massif est subitement devenu une forme de réitération au début du XXIe siècle. Une tentative de fusion des intercommunalités, pilotée par le préfet sous un précédent gouvernement, avait finalement échoué devant la résistance des élus du Vercors.

En 2014, la nouvelle carte des élections départementales de l'année suivante fait table rase du découpage cantonal de la Révolution, qui dessinait les circonscriptions électorales des conseillers généraux. Les cantons de La Chapelle-en-Vercors et de Saint-Jean-en-Royans sont supprimés et absorbés par un canton de la vallée de l'Isère près de l'agglomération de Romans (document 1), déplaçant le centre de gravité électoral vers des communes périurbaines. L'objectif de cette réforme était d'atténuer la surreprésentation des espaces ruraux dans les assemblées départementales. Comme la limite entre la Drôme et l'Isère coupe le Vercors en deux, il n'était pas possible de créer un grand canton à dominante rurale.

En 2016, le projet d'un regroupement des communautés de communes du Royans-Vercors fait son chemin. Reste à savoir dans quel cadre spatial.

Document 1. Le découpage cantonal du Vercors

carte du découpage cantonal

À cheval sur deux départements, le Vercors occupe l'espace entre les préfectures de la Drôme (Valence) et de l'Isère (Grenoble). En 2014, le canton n'est plus une circonscription administrative liée à des services publics (gendarmerie, perception) mais uniquement électorale. Le dessin des nouveaux cantons, plus grands, déplace les bureaux centralisateurs, qui remplacent les chefs-lieux de cantons, dans des villes périphériques : de La Chapelle-en-Vercors et Saint-Jean-en-Royans vers Chatuzange-le-Goubet, de Pont-en-Royans vers Saint-Marcellin et de Villard-de-Lans vers Fontaine.

 

2.2. Alliance 2 : mariage du cœur – la migration d'un toponyme

À l'origine, sous l'Ancien Régime, le toponyme Vercors concerne donc cinq paroisses qui formeront quatre communes, regroupées en un canton, en 1790 : La Chapelle-en-Vercors, Saint-Agnan-en-Vercors (qui comprend en plus la paroisse de Rousset), Saint-Julien-en-Vercors et Saint-Martin-en-Vercors (Fillet, 1888, Brun Durand, 1891, Wullschleger, 1995). Vassieux, intégrée au canton en 1801, porte encore ce nom en 1830 sur le cadastre napoléonien, en 1853 sur la carte de l'état-major et s'appellera Vassieux-en-Vercors en 1911 (EHESS). L'organisation administrative mise sur pied au début de la Révolution a clairement donné du corps à ce territoire en l'individualisant sous la forme d'un canton.

Les géographes grenoblois, Henri Ferrand, Raoul Blanchard, Jules Blache, seront les premiers à unifier le massif dans un même toponyme (Sgard, 2001).

Sur sa carte de 1931, Jules Blache, auteur d'une monographie sur le Vercors, mentionne une « vallée de Vercors » correspondant à la gouttière synclinale où coulent la Vernaison et le Buyèche, soit sa définition historique ci-dessus. Il désigne par Montagnes de Lans le nord du massif, dans l'Isère, que Ferrand avait nommé Quatre Montagnes en 1904 : les montagnes d'Autrans, de Lans, de Méaudre et de Villard. Blache donne néanmoins à ce massif des Préalpes calcaires bien individualisé topographiquement, dont les nouveaux moyens de locomotion permettent de faire le tour, le nom de la vallée située en son cœur. On pourrait dire qu'il s'agit là de l'émergence exogène du massif.

Antérieure et plus discrète fut sa naissance endogène, fécondée par la construction des routes dans la deuxième moitié du XIXe siècle (Mouret, 2019). On sait, grâce à leurs photos, que les géographes ont aussi parcouru l'intérieur du massif.

Après la Seconde Guerre mondiale, le nom Vercors devient mythique pour avoir abrité le premier camp de résistants, pour avoir été le théâtre d'assauts meurtriers et pour avoir subi le martyre dans sa population civile. Trois communes du département de l'Isère ajoutent « -en-Vercors » à leur nom, successivement Lans (1947), Corrençon (1952) et Gresse (1954). Saint-Nizier-du-Moucherotte l'envisage mais renonce finalement. Il faut dire que les protestations des conseils municipaux des communes du canton de La Chapelle-en-Vercors sont énergiques (Vergnon, 1996). Ils en appellent à Louis XI, saisissent le Conseil général de la Drôme qui délibère contre la décision des communes iséroises. Réactions vigoureuses qui furent, on le verra, prémonitoires de la dépossession toponymique à venir. Le ministre de l'Intérieur mandate l'Institut géographique national, nouvellement créé, afin qu'il fournisse une délimitation du Vercors en 1949. Son périmètre déborde du canton de La Chapelle sur les plateaux appartenant aux communes du Royans drômois à l'ouest et du Trièves en Isère à l'est, mais ne franchit pas la Bourne au nord, et n'inclut donc pas les communes des Quatre Montagnes (Breitenbach, 2015).

Avec la création du Parc naturel régional, Vercors englobe cinquante-quatre communes en 1970, puis quatre-vingt-cinq en 2015 (quatre-vingt-trois en 2019 suite à deux fusions). Il s'agit d'un élargissement concentrique de l'appellation avec la terre d'origine au centre (document 2). Le Parc n'a pourtant jamais été présidé par un élu du Vercors historique. La localisation de son siège à son extrémité nord (Lans-en-Vercors) a matérialisé la septentrionalisation du toponyme.

À force de s'étendre, le Parc dissout le Vercors dans des géographies connexes qui acquièrent une double identité. Le cas le plus frappant étant la commune de Lus-la-Croix-Haute, sorte d'appendice au sud-est du Parc, aux sources de la vallée du Buëch qui s'écoule vers le sud et les Hautes-Alpes. Elle est plus proche du massif du Dévoluy, dont elle comprend même un des plus beaux sites paysagers du versant occidental : le site classé du vallon de la Jarjatte. Le Parc est un territoire sur lequel se développe un projet politique formalisé par une charte, le toponyme « Vercors » est fédérateur et donne envie d'y adhérer.

Mais c'est surtout la dernière étape de l'histoire récente qui retient l'attention, celle de la création des communautés de communes :

  • au sud (Drôme), le cœur historique du massif prend en 1995 le nom de communauté des communes du Vercors (CCV), en remplacement d'un SIVOM (syndicat intercommunal à vocation multiple) sur le périmètre du canton de La Chapelle-en-Vercors ;
  • au nord (Isère), la collectivité créée sur le canton de Villard-de-Lans, historiquement Montagnes de Lans ou Quatre Montagnes, prend le nom de communauté de communes du massif du Vercors (CCMV), en 2001, faisant suite au district du plateau de Villard-de-Lans. Sa limite est matérialisée par un panneau saugrenu, au bord de la route conduisant au Vercors historique, nous disant que nous sortons du massif du Vercors et nous souhaitant bonne route !

Sans rancune, oubliant les péripéties passées sur l'appropriation du nom de leur territoire, les élus du Vercors historique acceptent volontiers la proposition des préfets en 2016 de créer une nouvelle communauté de communes avec les deux Vercors, drômois et isérois. Le projet regroupe l'essentiel des plateaux de ce massif calcaire préalpin. Ce mariage du cœur n'est toutefois pas incompatible avec celui de raison, le projet des préfets concerne aussi le Royans drômois, déjà évoqué, dans le cadre d'une union à trois.

Telle est l'intention des services de l'État pour le nouveau découpage territorial local. Il est cependant loin d'apparaître idéal, pour beaucoup la cohérence du projet nécessite d'y adjoindre les communes du Royans isérois de la CCBI, que la nouvelle carte intègre à l'intercommunalité de la vallée de l'Isère au nord-ouest, autour de la ville de Saint-Marcellin, dans le territoire du sud Grésivaudan. Il s’agit là encore d’un toponyme voyageur, le Grésivaudan historiquement fixé au nord de Grenoble, entre les massifs de la Chartreuse et de Belledonne (Blache, 1931), s'étant étendu en descendant le cours de l'Isère.

Document 2. La migration du toponyme Vercors avec le temps

La migration du toponyme Vercors

Plus la teinte est foncée, plus le mot Vercors est ancien dans le toponyme. D'abord quatre communes, puis une cinquième dans le même canton. Trois autres après la Seconde Guerre mondiale. Viennent ensuite les intercommunalités : le Parc naturel régional qui s'agrandit progressivement et les communautés de communes. Deux dernières communes s'augmentent de « Vercors » au XXIe siècle : Malleval-en-Vercors en 2005, commune martyre de janvier 1944, et Autrans-Méaudre en Vercors, selon la nouvelle convention typographique sans tirets (INSEE), issue d'une fusion en 2016.

 

2.3. Alliance 3 : mariage forcé - les réfractaires

Il faut se représenter schématiquement les plateaux du Vercors sous la forme d'un rectangle en orientation portrait, divisé en quatre par ses deux médiatrices. Le nord est vers le haut. La CC du Vercors est en bas à droite, au sud-est ; la CC du massif du Vercors est en haut à droite, au nord-est ; la CC du pays du Royans est en bas à gauche, au sud-ouest ; manque le nord-ouest. Il est occupé par la CC de la Bourne à l'Isère, dans le département de l'Isère. Elle n'est pas invitée à se joindre aux noces.

Sa part du massif du Vercors, au sens des géographes, est constituée par le plateau des Coulmes, couvert par la forêt, séparé du reste du Vercors par les gorges de la Bourne et la vallée de Rencurel. Ce territoire du nord-ouest et ses vallées adjacentes sont peu peuplés. La majeure partie de la communauté de communes se trouve dans la vallée de l'Isère et sous la forte influence de Saint-Marcellin. De fait, le schéma de fusion des trois intercommunalités précédentes, proposé par les préfets de la Drôme et de l'Isère dans le cadre de la loi NOTRe, ne prévoit pas de l'inclure au sein de la grande intercommunalité « Cœur de Massif ».

Trois communes de la CCBI souhaitent néanmoins rejoindre l'intercommunalité élargie du Vercors : Châtelus, Pont-en-Royans et Rencurel (document 3). C'est une bonne chose pour la cohérence du projet qui a besoin de la Bourne, rivière qui draine le massif, et de ses gorges qui en constituent le principal axe de communication interne. On note qu'il y manque néanmoins Choranche en rive droite (nord) des gorges de la Bourne, voire Presles qui occupe le petit plateau des Coulmes.

Ces trois candidates sont finalement bien autorisées à rejoindre la nouvelle intercommunalité, mais seulement le 1er janvier 2018, soit après un stage d'un an dans celle du sud Grésivaudan (Saint-Marcellin). Voici une perspective qui ne réjouit pas les élus, qui seraient obligés de refaire tout le travail lié au changement de structure.

Document 3. La carte du projet Cœur de Vercors

La carte du projet coeur de Vercors

En 2016, les préfets de la Drôme et de l'Isère ont proposé la fusion de trois communautés de communes, auxquelles souhaitent se joindre trois communes issues de la CC de la Bourne à l'Isère, afin de former un Cœur de Vercors.

 

3. Du toponyme prisé au territoire sans toponyme

L'échec de la fusion disperse le mot « Vercors » dans les différentes intercommunalités, par ailleurs fragilisées, et son berceau historique est effacé.

3.1. À la recherche des bans – délibérations et contestations

La CC du massif du Vercors a refusé le projet de fusion, et par la même occasion la main tendue par les élus du Vercors et du Royans drômois. Pour quelles raisons ? À surface équivalente, de trop grandes disparités de population et d'économie ont peut-être eu un effet dissuasif. Le Vercors nord, avec ses stations touristiques et sa proximité de Grenoble qui rend ses communes périurbaines, se sent-il peu de destin commun avec un Vercors sud bien moins riche ? Des trajectoires personnelles sont-elles en cause ? Toujours est-il que la réponse négative, officiellement à cause de l'absence des communes du Royans isérois de l'ex-CCBI, provoque des remous. Un nouveau président est élu fin 2016 qui propose de réaliser une étude d'impact sur cinq scénarios de fusion des intercommunalités et d'ouvrir les commissions à des non élus.

La nouvelle dévale les cascades de la Bourne et se propage du côté du Royans isérois. Les trois communes volontaires pour le Cœur de Vercors ne pourront y adhérer le 1er janvier 2017, tout simplement car il n'existera pas, puisque la CC du massif du Vercors a dit non, justement parce que ces trois communes n'y seront pas ! Un vice s'est insinué dans le contrat.

Comme tout se tient, sur l'autre rive les élus du Royans drômois refusent une fusion à trois communautés et conditionnent leur adhésion au projet à la présence du Royans isérois (CCPR, 2015).

Mi-2016, les élus de la CC du Vercors interpellent alors leurs homologues de la CC du massif du Vercors par une « Lettre ouverte à nos amis des Quatre-Montagnes, élus et habitants » (Vercors TV, 2016).

Des élus des quatre communautés de communes, dont trois présidents, sont interviewés par la télévision associative locale et expriment le point de vue de leur partie (Vercors TV, 2016).

Trop tardivement sans doute, un collectif Vercors Uni se constitue. Il rassemble des élus et des habitants et mène plusieurs actions :

  • une page de réseau social et un blog sont ouverts (Vercors Uni, 2016) ;
  • une pétition est lancée sur papier et sur le web. Elle dépasse le cap des mille signatures. La récolte est très bonne dans le Vercors sud, la terre d'origine du toponyme. Bien sûr sa population est directement concernée par la réforme territoriale puisque c'est la seule collectivité qui a l'obligation de fusionner. Peu nombreuse, elle est aussi plus facilement mobilisable. Le territoire historiquement dépositaire du nom Vercors en reste le meilleur défenseur. Et le sentiment de son adoption par opportunisme ailleurs sort renforcé ;
  • deux manifestations ont lieu à Villard-de-Lans sur les terres de la réticence. La première, le 3 juillet 2016, est le théâtre d'une foire aux mariages entre Royans et Vercors, entre Drôme et Isère (document 4). Des communes sont unies symboliquement, un concours du plus grand écart géographique est organisé. Le cortège se rend jusqu'à la Maison de l'intercommunalité du massif du Vercors (document 5). La deuxième se déroule le 4 décembre.
Document 4 . La foire aux mariages du 3 juillet 2016

photo de manifestation locale

Crédit photographique : Geneviève Rouillon/VercorsTV.

Document 5. Le cortège à la Maison de l'intercommunalité du massif du Vercors le 3 juillet 2016

photo du cortège

Crédit photographique : Geneviève Rouillon/VercorsTV.

Rien n'y fait, l'échéance du 1er janvier 2017 tombe, et après ?

Les CC du Vercors et du pays du Royans ont fusionné en une CC du Royans-Vercors (CCRV). La CC de la Bourne à l'Isère a été absorbée par Saint-Marcellin-Vercors-Isère-Communauté (SMVIC), nom qui illustre bien sa géographie composite. La CC du massif du Vercors reste seule avec ses six communes. Six et non plus sept car Autrans et Méaudre ont fusionné le 1er janvier 2016.

En 2017, le préfet de l'Isère garde la porte ouverte à la fusion du Cœur de Vercors au 1er janvier 2018, la chance reste à saisir. Plusieurs obstacles la rendent néanmoins difficile. D'abord, Châtelus, Pont-en-Royans et Rencurel font partie de la nouvelle intercommunalité du sud Grésivaudan (SMVIC) depuis le 1er janvier 2017. Sans elles, la grande communauté du Vercors n'aurait aucun sens pour de nombreux protagonistes. Ensuite, les élus du Vercors et du Royans devraient recommencer un travail de fusion qui vient à peine d'être achevé. Ils ont par ailleurs prévenu ceux du Vercors isérois qu'ils refuseraient une fusion alibi en cas de menace d'absorption de la CC du massif du Vercors par la Métropole de Grenoble. De fait, la carte ne bougera plus (document 6).

Document 6. Carte administrative du Vercors en 2024

Carte du Vercors aujourd'hui

La carte actuelle des communautés de communes du Vercors est issue du découpage de la loi NOTRe. Elle est fixée depuis le 1er janvier 2017. EPCI : établissement public de coopération intercommunale. Sont représentés ici trois types d'EPCI à fiscalité propre : communauté de communes (CC), communauté d'agglomération (CA), métropole ; et un sans fiscalité propre : parc naturel régional.

 

3.2. Comment font les autres ? - Des duos EPCI et PNR

Un schéma identique à celui du Vercors a prévalu pour le massif des Bauges, à cheval sur les deux Savoie, dont les intercommunalités ont rejoint les agglomérations des préfectures Annecy et Chambéry à ses portes. Ce qui ne veut pas dire que la partition d'un massif sur les frontières départementales qui le traversent soit inéluctable.

La Chartreuse voisine possède une communauté de communes Cœur de Chartreuse comprenant 17 communes de l'Isère et de la Savoie depuis 2014. Là-bas se sont unies des communes qui étaient dans des pays différents avant 1860, puisque la limite départementale reprend l'ancienne frontière entre la France et le royaume de Sardaigne, dont faisait partie le duché de Savoie avant sa cession à la France.

Bauges et Chartreuse illustrent deux scénarios possibles pour l'avenir du Vercors : un modèle centrifuge où les communautés rurales sont aspirées par les villes (Bauges) et un modèle centripète dans lequel se constitue une communauté de massif indépendante (Chartreuse) (document 7).

L'absence d'une grande communauté « Cœur de Vercors » risque d'entraîner à terme la disparition de la communauté drômoise du Royans-Vercors au sein d'une unité plus importante avec pour centre Valence ou Saint-Marcellin, et la dissolution de la CC du massif du Vercors dans la Métropole de Grenoble reste crédible. Les morceaux du massif ainsi éclaté seraient marginaux dans des collectivités à dominance urbaine. Le Parc naturel régional redeviendrait alors la seule entité intercommunale, mais sans fiscalité propre et aux compétences limitées, revendiquant pleinement l'appellation Vercors.

Sauf une exception, les parcs naturels régionaux s'étendent sur tout ou partie des territoires d'au moins deux communautés de communes. En superposant les couches cartographiques des 1 264 EPCI et des 58 PNR du territoire national, on ne trouve aucun périmètre EPCI/PNR commun et un seul PNR entièrement inclus dans une communauté de communes : le PNR du Queyras dans la communauté de communes du Guillestrois et du Queyras.

On note que ce parc est parmi les plus petits, se classant 54e sur 58 par sa superficie.

Document 7 : carte des EPCI des massifs préalpins du nord en Auvergne-Rhône-Alpes

Carte des intercommunalités dans les massifs périalpins du nord

Le massif des Bauges est largement partagé entre les communautés d'agglomérations du Grand Annecy et de Chambéry Métropole-Cœur des Bauges, suivant la limite départementale. En Chartreuse se trouve une communauté de communes Cœur de Chartreuse qui transcende la limite entre Isère et Savoie (trait bleu apparent). La situation du Vercors est intermédiaire avec deux communautés de communes dans le PNR, mais dans deux départements, et une forte attraction des agglomérations proches.

 

3.3. Les errements d'un toponyme – territoire sans nom

Au-delà de la difficulté à faire émerger une identité montagnarde dans ce massif préalpin à fortes disparités démographiques et économiques, la réforme institutionnelle met en mouvement les tribulations d'un toponyme qui sonne pourtant comme une évidence à tous.

Le tour de force réalisé par les Quatre Montagnes est de s'être approprié le nom prestigieux de ses voisins, à des fins de renommée, et d'en avoir dépossédé ses occupants originels. Ce qui constitue une sorte de détournement toponymique territorial. En effet, dans les nouvelles CC du Royans-Vercors ou Saint-Marcellin-Vercors-Isère-Communauté, une portion de Vercors est dissoute dans un territoire plus vaste, alors que la CC du massif du Vercors est à présent la seule dont le nom est pleinement associé au Vercors. Dans les régions touristiques, la néotoponymie relève du marketing territorial (Giraut et al., 2008). En l'occurrence elle procède à la captation de deux termes ayant des significations qui sont détournées : celle de « Vercors » qui est historiquement attaché à un autre territoire, et celle de « massif » qui est une entité géographique beaucoup plus étendue, individualisée par la topographie.

Comment faut-il nommer désormais au quotidien ce « Vercors historique » dont on a confisqué l'existence propre, puisqu'il n'est plus ni canton, ni communauté de communes ? Au Parc naturel régional on dit depuis longtemps le « Vercors central », distinction commode mais un peu technocratique et qui n'est pas passée dans le langage local, pas plus que le « Vercors drômois » relativiste, défini par opposition. Il n'y a plus d'entité, donc plus de définition, ni de nom s'y attachant. Et comme « Vercors » a été pris afin de désigner d'autres périmètres, il n'y a plus de nom évident.

La révolution territoriale de la Constituante avait donné une existence institutionnelle au Vercors, en y créant un canton dans son espace historique, que la loi électorale puis la loi NOTRe ont coup sur coup mise à mal, confirmant de fait la migration du toponyme vers le nord.

 

Conclusion

« Un toponyme peut ainsi être caractérisé par sa signification, les acteurs qui ont conduit à son choix, son histoire référentielle (c’est-à-dire les autres territoires qui ont pu être définis par ce toponyme dans le passé) ou encore son utilisation contemporaine (s’il désigne d’autres entités spatiales) » (Bideau et Giraut, 2021). La néotoponymie des communautés de communes et du parc naturel régional rentre bien dans ce cadre, par les nombreux usages qui est fait du référent « Vercors ».

Si on se fonde sur la typologie des néotoponymes des EPCI (Bailly, 2008), basée sur l'élément de référence du nouveau nom (Bideau et Giraut, 2021), la communauté de communes du massif du Vercors entre dans le type E (« naturaliste ») où l'association du référent naturel (massif) et du pays (Vercors) « [semble] lancer une invitation au parcours afin de découvrir les différentes caractéristiques topographiques liées [au territoire] » (Bailly, 2008). Le néotoponyme s'avère donc performant en matière de marketing territorial.

Pour leur part, les CC du Royans-Vercors ou Saint-Marcellin-Vercors-Isère-Communauté, dont les noms ne font pas la preuve de leurs unités respectives, sont à rattacher au type D : « géographique fonctionnel ».

La CC du Royans-Vercors garde ses points d'ancrage territoriaux, elle qui est fondée sur la fusion de deux communautés de communes de type B (« Territorialité héritée ») : CC du pays du Royans et CC du Vercors. Ce glissement de l'héritage à la fonction peut être vu comme révélateur d'un tournant dans l'histoire récente de nos institutions.

Saint-Marcellin-Vercors-Isère-Communauté affiche le Vercors en arrière-pays d'une petite ville, cédant à une tentation repérée des recompositions territoriales (Giraut et Houssay-Holzschuch, 2008) et entérinant la division du massif.

Finalement, il n'y a plus que le parc naturel régional qui se limite à l'appellation Vercors, sur un périmètre très élargi par rapport à son berceau historique, et même par rapport au massif préalpin défini par les géographes il y a un siècle.

 

Remerciements à Christophe Baticle et Philippe Hanus pour leurs relectures et leurs conseils.


Bibliographie

Mots-clés

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Pascal BREITENBACH

Docteur en géographie

 

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :  

Pascal Breitenbach, « Les errements du nom "Vercors", captation néotoponymique et marketing territorial », Géoconfluences, janvier 2024.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/france-espaces-ruraux-periurbains/articles-scientifiques/vercors-toponyme