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De Bangalore à Whitefield : trajectoire et paysages d’une région urbaine en Inde

Publié le 24/03/2015
Auteur(s) : Aurélie Varrel, chercheuse à l'Institut Français de Pondichéry (MAE-CNRS) - Institut Français de Pondichéry (MAE-CNRS)
Hortense Rouanet, doctorante en aménagement et urbanisme à l’Université Paris-Est - Université Paris-Est, UMR LATTS ; ingénieure d’études, projet ANR Finurbasie

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Bibliographie | citer cet article

À travers l’exemple de Bangalore [1], cinquième ville de l’Inde par la population, cet article donne à voir les défis que constituent tout à la fois l’ampleur de la croissance démographique et les modalités de la croissance économique à l’heure de l’émergence pour gouverner les métropoles indiennes. Bangalore à cet égard est un cas frappant : ne serait-ce qu’estimer sa population pose la question de l’échelle pertinente pour le faire. En effet si l’unité urbaine prise en compte pour le recensement (Urban Area [U.A.]) est passée de 5,7 à 8,5 millions d’habitants entre 2001 et 2011, la population du Greater Bangalore aurait pour sa part bondi de 8,49 à 12,38 millions d’habitants (Center for Policy Research, 2013) [2].

Bangalore fait figure de métropole inattendue. Les villes de plus de dix millions d’habitants, qui dominent la hiérarchie urbaine indienne depuis l’Indépendance, sont les anciennes capitales de l’Empire britannique des Indes, Calcutta puis Delhi, ainsi que les grands ports de commerce de Bombay et Madras. Bangalore qui occupe la cinquième position de cette hiérarchie urbaine depuis 2001 se démarque d’elles sur au moins deux plans : elle occupe une situation intérieure au cœur de la partie sud de la péninsule indienne ; elle n’avait pas de rôle historique ni administratif particulier jusqu’à ce qu’elle devienne la capitale de l’État régional du Karnataka en 1956 (contrairement à la ville qui arrive en sixième position, Hyderabad, capitale historique des puissants Nizams). Pourtant Bangalore (U.A) comptait au recensement de 2011 près de huit millions d’habitants, au terme d’une croissance soutenue qui l’a fait passer en un siècle du 18ème rang de la hiérarchie urbaine en 1901 au 5ème en 2001 (Swerts, Pumain, 2013). L’ampleur de la croissance spatiale de l’agglomération invite à parler d’une région urbaine en formation.
Cette ascension spectaculaire dans la hiérarchie urbaine s'accompagne de l'affirmation de Bangalore comme ville phare du boom du secteur des services informatiques en Inde (Didelon, 2003 ; Leducq, 2010). Nous ne reviendrons pas ici sur la notion de technopole/pôle (Leducq, 2013) mais force est de constater que l’insertion de Bangalore dans la mondialisation s’est effectuée pour une large part selon des modalités particulières, grâce au développement local du secteur des services informatiques. L’analyse spatiale de l’espace bangaloréen doit prendre en compte le fait que près de 7% de la population active travaille aujourd’hui dans ce secteur - selon la Banque mondiale – ce qui se traduit notamment par l’essor de la edge city de Whitefield.
Les dynamiques démographiques et spatiales de l'agglomération de Bangalore

Réalisation : H. Rouanet, 2014
(cliquer ici pour une meilleure résolution)

Cet article propose d’éclairer les mécanismes et les formes de cette croissance spatiale spectaculaire. Il présente la trajectoire géo-historique remarquable de Bangalore en s’attachant à souligner l’historicité des éléments technopolitains qui en font une ville particulière au regard des dynamiques urbaines dans les pays émergents. La spécialisation dans l’économie des services informatiques modèle certaines des formes récentes de la croissance spatiale de la ville, ce que la troisième partie de l’article présentera de manière détaillée à travers l’étude d’une périphérie excentrée, Whitefield, qui est devenue un pôle secondaire façonné par le caractère technopolitain de Bangalore et qui témoigne de l’apparition d’une véritable région urbaine.


1. La trajectoire géo-historique d’une métropole technopolitaine

1.1. Bangalore, une ville restée longtemps secondaire en Inde du Sud

Bangalore, restée durant longtemps une ville au rôle secondaire et à la situation périphérique voire liminale dans son environnement régional, n’a été valorisée qu’à l’époque coloniale. Au XVIe siècle, ce n’est qu’une place forte (kote), maillon d’un réseau de forteresses contrôlant les confins de l’Empire de Vijayanagar qui règne alors sur la partie centrale du Sud de la péninsule indienne. Même après le contrôle par les Britanniques du Sud de l’Inde à la fin du XVIIIe siècle, cette situation périphérique semble devoir perdurer : c’est Mysore, plus à l’ouest, qui devient la capitale de l’État princier instauré dans le sud du Deccan et vers l’est, et c’est Madras qui joue le rôle de grand comptoir côtier du sud de l’Inde. Bangalore se limite à la fonction de ville de garnison pour les troupes coloniales. Mais au cours du XIXème et au début du XXème siècles, la ville s’affirme comme un pôle militaire majeur en Inde du Sud. Ce choix des Britanniques peut s’interpréter comme une stratégie alternative de concentration des troupes à distance de Mysore et Madras, deux villes importantes d’où contestations et résistances auraient pu provenir. Si Bangalore est une ville marquée par le fait militaire et productif (proto-industrie textile) dès l’époque précoloniale, cette tendance est renforcée par le Raj en vertu d’une vision stratégique visant à fixer une garnison dans un lieu salubre car situé sur un plateau à plus de 900 m d'altitude, bénéficiant donc d'un climat plus frais [3].

1.2. Une ville fortement marquée par le fait colonial

De cette implantation britannique, Bangalore hérite un modèle d’urbanisme dual caractéristique des contextes coloniaux (Dupont, 2010). À l’est de la ville précoloniale (appelée "City" par les Britanniques) se développent une vaste garnison (cantonment) et une ville blanche (civil lines) qui ont leur propre centralité commerciale (bazar), qui constituent une deuxième entité urbaine appelée "Station" (Civil et Military Station), même si à Bangalore jusqu’à aujourd’hui on parle au quotidien simplement du cantonment. La spécialisation militaire permet la croissance économique et démographique de cette deuxième entité : aux soldats pour partie britanniques, pour partie recrutés dans l’Empire, s’ajoutent les marchands, employés de bureau et personnels de service venus de tout le British Raj. Ces migrations génèrent une population cosmopolite, ce qui tient le contexte local à distance et dilue les contestations de l'autorité coloniale. Le souci de mise à distance est bien visible sur la carte de Bangalore en 1924 où les deux entités physiquement et administrativement distinctes sont séparées matériellement par le glacis végétal de Cubbon Park. Ce quartier se développe lui-même en jouant le rôle de pôle commercial en situation de contact entre le plateau du Deccan et la plaine littorale de Coromandel (Delvert, 1991).

Bangalore en 1924

Source : John Murray, Murray's Handbooks for Travellers, 1924.
En rose, les quartiers habités ; en vert, les espaces végétaux ; en bleu, les "tanks"[4].
La City précoloniale (ou Petta) dominée par l'ancien fort est séparée de la Station (limitée par un trait rose) par un no man's land végétal. Dans la Station, se regroupent les garnisons et l'habitat civil.

Les deux parties de la ville prennent le tournant industriel selon des modalités différentes : dans la City, le pôle textile ancien se modernise au XXe siècle (Didelon, 2003), tandis que dans la garnison coloniale s’implantent, à partir de la Première Guerre Mondiale, des usines d’armement, puis en 1940, la première usine aéronautique du monde colonisé. La ville connaît alors une très forte croissance, passant du 18ème rang de la hiérarchie urbaine au 7ème dès 1931, rang qu’elle conserve jusqu’après l’Indépendance, ce qui témoigne de son attractivité en dépit de sa position liminale (Swerts, Pumain, 2013, p.9). Au recensement qui suit l’Iindépendance du pays, en 1951, Bangalore frôle les 800 000 habitants, répartis entre City et Station selon un rapport deux tiers – un tiers.

1.3. L’accession au rang de métropole nationale après l’Indépendance

Après l’Indépendance, Bangalore, grâce à sa situation très éloignée des frontières, devient l'un des pôles du complexe militaro-industriel dans un contexte de tensions avec la Chine et le Pakistan. Bangalore demeure aujourd’hui un pôle militaire d’envergure. Dans le cadre du développement de l’industrie nationale, y sont créées de grandes unités industrielles publiques correspondant à des technologies avancées (matériel électrique, téléphonie, machines-outils, aéronautique). De nouveaux centres de recherche de pointe, par exemple dans le domaine de l’aérospatiale et de la médecine, viennent rejoindre le tissu préexistant d’écoles d’ingénieurs et d’universités scientifiques créées à l’époque coloniale. C’est donc dès l’Indépendance que les acteurs publics ont entrepris la mise en place d’un territoire innovant de rayonnement national, qui s’appuie en partie sur la spécialisation militaire initiée par les autorités coloniales. S’y trouvent regroupés des compétences (ingénieurs et personnel qualifié des grandes entreprises publiques), des infrastructures de niveau national (aéroport) et un tissu économique particulier adossé à des grandes entreprises publiques, qui viennent s’ajouter à un pôle industriel ancien important, notamment dans le domaine textile (Didelon, 2003). Ceci amène J. Nehru (Premier ministre du pays de 1947 à 1964) à affirmer dans un discours prononcé en 1962 que Bangalore est « davantage que toutes les autres grandes villes [d’Inde], une image de l’Inde du futur, en raison de la concentration de science, de technologie et d’industries du secteur public » (Nehru, cité par Nair, 2005, p. 220). Enfin la ville acquiert une importance administrative nouvelle en tant que capitale de l’État du Karnataka créé en 1956.
Les implantations industrielles d’initiative publique, le regain de l’industrie à capitaux privés lié à la fin du joug colonial, le maintien de la fonction militaire se traduisent spatialement d’au moins trois manières. Sur la frange ouest de la ville, une ceinture industrielle composée d’établissements de taille variable est associée à l’habitat ouvrier ; dans ce qui était la Station et vers l’est la présence militaire se maintient et s’étend avec le développement des activités liées au complexe militaro-industriel (aéronautique, électronique) ; et dans la périphérie nord de la ville notamment, se créent des "townships" industriels, c’est-à-dire des complexes associant activité industrielle et offre de logements et de services de base pour une partie des employés. Cette phase d’expansion économique est aussi une phase de forte croissance démographique, similaire à celle que connaît en même temps le groupe de tête des grandes villes millionnaires du pays (Swerts, Pumain, 2013, p.15).

 

2. De la métropole industrielle au « Silicon Plateau » : modalités et paysages technopolitains

2.1. L’essor du secteur des technologies de l’information en Inde

Le secteur des technologies de l’information en Inde s’est développé en trois étapes qui se superposent plus qu’elles ne se succèdent [5]. Après une première phase dite de body shopping où les entreprises indiennes se sont fait connaître en louant les services d’informaticiens indiens partis travailler dans des entreprises étrangères (onsite) (Leclerc, 2010), l’Inde se positionne, à partir des années 1990, comme un lieu de délocalisation (offshore) pour des activités de services simples qui peuvent être effectuées à distance grâce aux nouveaux réseaux de communication (par exemple : centres d’appels téléphoniques, transcriptions médicales, maintenance informatique en ligne, opérations de gestion et de comptabilité). Puis par effet de remontée de filière, les entreprises indiennes convainquent leurs clients essentiellement occidentaux de leur confier des tâches de plus en plus sophistiquées au fil des années 2000.
C’est dans cette troisième phase que Bangalore se singularise en attirant plus que d’autres pôles indiens des activités à haute valeur ajoutée (R&D, délocalisation d’activités d’études et d’analyse – Knowledge Process Outsourcing) (Leducq, 2010). Bangalore est le lieu privilégié d’implantation en Inde de centres de développement pour les multinationales, notamment à la faveur de l’intérêt éveillé par l’énorme marché de l’Asie du Sud qui compte plus d’un milliard et demi de personnes. Cela génère les conditions d’attractivité d’un système économique territorial dynamique, varié et qui draine capitaux et travailleurs à l’échelle pan-indienne. Cette évolution s’appuie largement sur les conditions présentées ci-dessus (ville du complexe militaro-industriel, large réservoir de compétences, activités de pointe) qui placent historiquement Bangalore sur une trajectoire technopolitaine, dont la route 128 ou le Golden Triangle aux États-Unis sont les archétypes [6]. Il n’est pas étonnant de constater que c'est durant la décennie 2000, lorsque s’établit la suprématie de Bangalore, que le taux de croissance démographique de la ville est le plus fort d’Inde.

2.2. Géographie des activités de services informatiques dans l’aire urbaine

Ce glissement de l’économie locale du secondaire vers le tertiaire s’est opéré aussi grâce à un contexte politique régional favorable aux activités innovantes et potentiellement exportatrices. En effet, dès 1976, pour « faire de la place » littéralement à ces activités, le gouvernement du Karnataka leur attribue des lieux réservés, dotés d'un certain nombre d’avantages tant urbanistiques que financiers. Ainsi, une agence dédiée au développement de l’électronique lance en 1977 "Electronics City", un nouveau township de 136 hectares, situé à 25 km au sud du centre de Bangalore et dédié à des entreprises d’électronique tournées vers l’exportation (cf. carte n°1). Les entreprises qui s’y implantent bénéficient de priorités en matière d’accès à l’électricité et d’infrastructures de télécommunication ainsi que de subventions gouvernementales. Électronique, informatique : ces secteurs alors balbutiants et mal connus se font une place à Electronics City. Il est significatif qu’Infosys, l’une des trois plus grandes sociétés d’informatique d’Inde, ait installé son siège social à Electronics City. Cette opération d’aménagement visant à soutenir une activité économique naissante est emblématique de la manière dont les autorités façonnent la ville.

Complément : Infosys, le géant de l'informatique installé à Bangalore

Cette nouvelle facette de l’économie bangaloréenne après s’être inscrite d’abord dans les immeubles de bureaux du centre colonial et des quartiers péricentraux comme Koramangala (cf. carte n°1), suscite le développement de zones d’activités spécifiques situées de plus en plus loin en périphérie (Aranya, 2008). L'initiative publique majeure d'Electronics City est rapidement relayée par le secteur privé de la promotion immobilière. Ce mouvement s’est accéléré dans la seconde moitié des années 2000 grâce à des mesures nationales : dérégulation de l’investissement financier (2004), puis de l’investissement étranger (2005), loi fédérale sur les Zones Economiques Spéciales (2005). Toutes ces mesures bénéficient aux promoteurs locaux dont les moyens financiers étaient jusque-là limités : de nombreux accords sont alors signés entre des promoteurs immobiliers de Bangalore et des investisseurs institutionnels internationaux qui spéculent en particulier sur la construction de vastes projets de bureaux (Halbert & Rouanet, 2014).

Là où des terrains étaient disponibles à moindre coût, les promoteurs immobiliers ont bâti, sur plusieurs hectares voire plusieurs dizaines d’hectares, soit des campus pour une entreprise, soit des parcs d’activités loués pour une longue durée, tels que Manyata Tech Park. Ce type de territoires technopolitains se diffuse alors dans l’ensemble de la région urbaine, quoique dans une moindre mesure à l’ouest. Seule la crise financière internationale à partir de 2009-2010 crée une pause : tandis que les chantiers de construction prennent du retard, les projets de bureaux achevés sont vendus avec beaucoup de difficultés.
Manyata Tech Park

Manyata Tech Park, construit par le groupe immobilier Embassy situé dans la périphérie nord de la ville, est un parc d'activités de 4 000 m² qui accueille des firmes comme IBM, Nokia Networks, Philips, Alcatel-Lucent.

2.3. De la métropole à la région urbaine

La croissance démographique et la nouvelle géographie des activités économiques sont à l'origine de l’évolution vers une structure polycentrique de l’aire urbaine. Le phénomène de diffusion des activités tertiaires en grande périphérie a coïncidé avec le départ d’une partie des activités industrielles qui se concentraient historiquement dans l’ouest de la ville, sous l’effet conjugué de la hausse de la pression sur le foncier, des règlements d’urbanisme et des lois environnementales (carte n°1). Le coût du foncier les contraint généralement à se réinstaller plus loin que les zones tertiaires, voire à se desserrer vers de plus petites villes du Karnataka et de l’État voisin du Tamil Nadu. Par ailleurs, se développent de nouvelles centralités, situées en dehors du centre historique dual City-Cantonment, en réponse à l’allongement des distances et encore plus des temps de parcours, du fait de la saturation des axes routiers  (Grondeau, 2009).
On parle dorénavant d’une région urbaine, transition prise en compte par les acteurs politiques et administratifs qui dotent Bangalore des instruments de gestion d’une ville insérée dans la mondialisation : schéma directeur d’aménagement (Master Plan 2015) conçu par un consultant étranger [7] en 2007 (Halbert & Halbert, 2007), suivi d’un schéma de développement régional, triplement de la surface de la municipalité (de 226 km² à 716 km²) avec la création du Greater Bangalore en 2007 afin d’assurer une meilleure maîtrise du développement urbain (carte n°1). Toutefois ces instruments sophistiqués ne se traduisent pas vraiment dans le quotidien de la gestion municipale. En Inde, singulièrement en ce qui concerne la gouvernance urbaine, l’appareil réglementaire et législatif existe mais sa mise en œuvre est limitée, faute de volonté politique, de capacité administrative, de coordination à tous les niveaux ; cette inertie est en outre confortée par la corruption, elle aussi présente à tous les niveaux (Zerah, 2010).

 

3. Les nouveaux paysages de la croissance : la technoburb de Whitefield

3.1. Une réserve d’espace en périphérie valorisée par des initiatives publiques et privées

Whitefield se trouve à l’est de Bangalore, à plus de vingt kilomètres du centre historique (carte n°1). Ce lieu-dit au toponyme d’époque coloniale est situé au-delà des larges emprises militaires qui s’étendent à l’est du Cantonment, auxquels succèdent un aéroport actif jusqu’en 2005 et des townships industriels (aéronautique, armement, tels que celui de l’ISRO visible sur la carte ci-desous). À la fin du XIXe siècle, un groupe de chrétiens indiens était venu volontairement s’y installer en communauté, à l'écart de la ville, contribuant à donner à cet espace l’image d’un lieu isolé. D’ailleurs, il s’agissait jusqu’aux dernières années du XXe siècle d’un paysage à dominante rurale, avec des terrains agricoles aux rendements peu intéressants : des cocoteraies, des terrains de parcours pour des troupeaux et un peu d’agriculture irriguée autour des lacs.
Témoignages de résidents sur le passé colonial de Bangalore

Voir six vidéos sur le site Neighbourhood Diaries (en anglais)

Whitefield constituait donc une réserve d’espace en périphérie. Cet espace présentait aussi l’avantage d’être bien relié à Bangalore par des axes de transports majeurs, qui ont fait l'objet d'améliorations au cours des années 1980-1990 : route de l’aéroport au sud, Old Madras road au nord. Cette réserve a été intégrée à la métropole par les processus d'internationalisation et de tertiarisation de l’économie bangaloréenne. Deux initiatives de grande ampleur ont permis d’opérer ce tournant :

  • En 1984, l’agence du gouvernement du Karnataka pour le développement industriel (KIADB) y acquiert 159 hectares, puis de nouveau plus de 110 ha en 1993. L’ensemble est labellisé « Export Promotion Industrial Park » (EPIP) en 1994. Les entreprises peuvent s’installer en louant à bail de vastes parcelles viabilisées où un certain nombre d’avantages et d’exemptions leur sont offerts à condition que leur production soitt destinée à l’exportation (Heitzman, 2004, p.192).
  • Suite à cette initiative publique, en partenariat avec le gouvernement régional, un consortium d’entreprises privées indiennes et singapouriennes se forme pour créer un parc d’activités offrant électricité 24 h sur 24, connectivité grâce à des télécommunications par satellite et immeubles de bureaux « plug-and-play » en partie sur les terrains de l’EPIP. Cet ensemble inauguré en 2000 sous le nom d’International Technology Park Bangalore rencontre un succès immédiat en dépit de l’éloignement et marque le début de la transformation de Whitefield en territoire technopolitain. L’ensemble a été converti en Zone Economique Spéciale (SEZ) en vertu de la loi de 2005. Ses tours de bureaux, que l’on survolait jusqu’en 2005 avant d’atterrir sur l’ancien aéroport international, sont un des symboles du « Silicon Plateau », dont la photo apparaît volontiers sur les supports de communication officiels ou privés.
L'ITPB : le centre commercial destiné aux salariés

Voir aussi la brochure publicitaire de l'ITPB publiée par le groupe singapourien d'immobilier d'entreprise, Ascendas.

Réalisation : H. Rouanet, 2014
(cliquer ici pour une meilleure résolution)

Le développement de ce parc d’activités rapidement suivi par l'installation de campus d’entreprises en quête de terrains peu chers a bouleversé le paysage de Whitefield à partir du milieu des années 2000. Dans un contexte global de forte croissance des activités liées au secteur IT, et d’accélération des délocalisations d’activités informatiques, les promoteurs immobiliers sont incités à construire en masse, soutenus par l’afflux d’investissements internationaux. De très vastes opérations immobilières sont mises en chantier sur ce qui n’était que des vergers, des palmeraies, des champs et des friches industrielles à perte de vue. Il s’agit, pour l’essentiel, de créer de grands immeubles de bureaux (technoparks), de complexes résidentiels fermés (gated communities) et de centres commerciaux (shopping malls). À cet égard, on peut parler de l’enclave comme outil d’urbanisation (Varrel, 2010).

3.2. Paysages de la technoburb

Cette frénésie de la fin des années 2000 a généré une ambiance de « Far East » dans Whitefield : pour accéder à tel campus à partir des axes principaux, il faut emprunter des routes encore non viabilisées qui sont défoncées par le passage des engins de chantier, des camions, des bus acheminant le personnel des entreprises, soulevant une poussière considérable. Les projets immobiliers sont généralement entourés par un mur et protégés par un dispositif de surveillance. Même les terrains non construits sont désormais clos, une pratique que l'on retrouve dans les périphéries métropolitaines convoitées partout en Inde. Généralisation de l’urbanisme d’enclave et spéculation foncière empêchent ainsi d’embrasser d’un seul coup d’œil le paysage de Whitefield. Sans cesse, le regard se heurte à la clôture d’une résidence cossue, aux palissades de tôles qui protègent les chantiers de construction, à un mur de briques sur lesquels s'affichent les disputes foncières. Le paysage se ferme, se dissimule et se révèle seulement à celles et ceux qui peuvent s’en garantir l’exclusivité.
Fermeture du paysage urbain

Clôture signalant l’un des nombreux cas de litiges fonciers à Whitefield.

À l'intérieur des enclaves, une fois les clôtures franchies, les gardiens passés, on chemine le long d’allées rectilignes, bordées de bougainvillées et de petites maisons uniformes. La tour qui surmonte le clubhouse (bâtiment collectif qui sert aux loisirs et activités sportives des résidents) évoque le clocher d’une église hispano-californienne. Le silence contraste avec le brouhaha des bords de routes. On n’entend que les enfants, qui chahutent sur les courts de tennis ; aux heures chaudes de la journée, on ne voit que les employé(e)s de maison et les jardiniers qui entretiennent les pelouses verdoyantes. Dans les campus, tout est aussi calme et verdoyant, si ce n'est le vrombissement constant de la climatisation nécessaire au refroidissement des bureaux et surtout celui des énormes groupes électrogènes qu’impose la fourniture défaillante en électricité.

Entre ces enclaves et le front d’urbanisation avançant depuis l’ouest, s’est opérée de manière plus diffuse et non coordonnée une densification du bâti le long des axes routiers, dans et autour des villages et bourgades des environs (Savin, 2006). Progressivement l'enclave excentrée est ainsi intégrée au tissu urbain de la région urbaine. Il est d’ailleurs prévu de construire à Whitefield le terminus de la ligne de métro aérien en construction.

3.3. Shantiniketan : un grand projet multifonctionnel au cœur de Whitefield

Prestige Shantiniketan marque un tournant dans la manière dont la ville est construite à Whitefield et à Bangalore. Le passage à un urbanisme d’enclave d’une nouvelle ampleur et de nature différente est l'oeuvre d'un acteur privé, le groupe Prestige. Cette entreprise de promotion immobilière, la plus grande de Bangalore, s’est lancée seule dans la création ex nihilo d’un espace de type urbain destiné à être multifonctionnel (mixed use) et autonome. La mise en place financière, foncière et la réalisation architecturale du projet s’est étalée sur près d’une décennie, signe de la nouveauté et des difficultés rencontrées.

Prestige Shantiniketan, la production d'une immense enclave privée
Localisation au sein de la technoburb

Situé à 22 km à l'est du centre-ville, à 35 km au sud du nouvel aéroport international, Shantiniketan est entouré de parcs technologiques.

Une enclave multifonctionnelle

Activités économiques dans le croissant, appartements dans les tours à l'arrière-plan et services d'accueil voisinent au sein de cet ensemble intégré.
Source : Prestige constructions

Pour une visite virtuelle, consulter la vidéo promotionnelle du groupe Prestige qui donne à voir un "non-lieu" (Marc Augé, 1992) 

Le site en 2002 : une frange à dominante agricole

Le site en 2014 : un espace urbanisé

Source : Google Earth

GEarth.gif Pour voir le site construit, aller sur le fichier .kmz du globe virtuel (12°59'30.04"N et 77°43'50.06"E). Date des images satellite : 26 février 2014

Les négociations avec le propriétaire foncier, entamées au début des années 2000, aboutissent finalement en 2005 : le promoteur annonce alors la construction d’un gigantesque township intégré de 13 ha, comptant 2 800 appartements (30 tours), un vaste immeuble de bureaux, un hôtel de luxe et un centre commercial. Comme pour la majorité des grands projets immobiliers, le promoteur n’a pas acheté le foncier, seulement les droits de développement. Le propriétaire est associé à l’élaboration du projet par l’intermédiaire d’une de ses entreprises et reçoit un certain nombre d’appartements en compensation. Ce propriétaire est un homme d’affaire fortuné et très influent : distributeur régional des bières Kingfisher, membre de la chambre haute du Parlement (Lok Sabah) et grand propriétaire foncier à  Whitefield. La taille imposante du projet pose des difficultés pour le financement des travaux : il faut d’abord trouver les fonds suffisants, alors que les banques pratiquent des taux d’intérêts très élevés. Prestige emprunte donc à 17 Indiens fortunés basés à Dubaï et privilégie la vente sur plan, qui oblige les futurs occupants des logements à payer à chaque étape de la construction. Le projet a été achevé en 2010.

Shantiniketan à la fois illustre, accompagne et renforce la tendance générale vers un véritable fonctionnement polynucléaire de l’aire urbaine. Les actifs de ces polarités économiques excentrées résident de plus en plus souvent à proximité, ce qui s’explique notamment par l’augmentation continue du trafic routier, conséquence de la croissance démographique et de l’adoption de nouvelles pratiques de déplacements par des catégories sociales aisées (achat de voiture individuelle dont les prix baissent) elles-mêmes de plus en plus nombreuses. Ces choix résidentiels sont accompagnés par les divers acteurs : de nombreux établissements scolaires, magasins, restaurants ont désormais plusieurs succursales ou antennes dans différentes parties de la ville. Une enclave comme Shantiniketan – d’autres sont apparues dans le même temps dans d’autres parties de la région urbaine - ne fait que pousser plus loin cette logique centripète à l’œuvre au sein de la région métropolitaine.
 

Conclusion

Bangalore est une métropole à la trajectoire géo-historique originale. La ville s’est de plus illustrée depuis trente ans comme lieu emblématique du boom du secteur des nouvelles technologies en Inde, réussite qui a suscité l’émulation à Hyderabad, Chennai, Poona..., mais aussi déchaîné les intérêts spéculatifs les plus divers. Seule la crise financière internationale à partir de 2009-2010 a créé une pause dans ces dynamiques spéculatives : tandis que les chantiers de construction prenaient du retard, faute de liquidité financière, les projets de bureaux achevés se sont vendus avec difficulté. Les promoteurs locaux ont dû baisser les prix (de 10 à 20 % selon les gammes de projets) et redoublé de campagnes publicitaires pour séduire les ménages hésitants. Toutefois, la situation fut moins catastrophique qu’à Delhi et Mumbai où les valeurs foncières nettement supérieures ont effrayé les banques et les investisseurs étrangers. Même pendant cette période de ralentissement de la croissance économique indienne, le marché immobilier bangaloréen a continué à profiter de la croissance de l’emploi dans le secteur informatique. La situation s’améliore globalement depuis 2013-2014 : les bonnes performances de l’économie nationale se conjuguent à l’espoir de voir s’accomplir les promesses du gouvernement Modi. Pour autant, le taux de croissance démographique de Bangalore depuis l’Indépendance reste dans l’ensemble similaire à celui de l’ensemble des grandes villes multimillionnaires du pays. Et Whitefield est rêvée, de l’aveu même de certains acteurs privés, comme une réplique de moindre ampleur de Gurgaon, la ville construite depuis trente ans par DLF, le plus grand promoteur du pays, à une heure au sud de Delhi. Cet article propose donc une étude de cas située et singulière mais évoque des dynamiques et des défis communs à l’ensemble des régions urbaines indiennes  et au-delà.

 


Notes

[1] La ville a été rebaptisée Bengaluru en 2006, mais nous gardons ici le toponyme colonial car il est très proche.

[2] En 2007, le gouvernement du Karnataka a étendu les limites de l'agglomération. La nouvelle municipalité (Bruhat Bengaluru Mahanagara Palike) administre désormais un territoire de 741 km2 appelé Greater Bangalore. La Bangalore Metropolitan Area, c'est-à-dire la zone soumise à la juridiction de l'agence en charge de la préparation du plan d'aménagement régional (Bangalore Development Autorithy) est plus vaste (1 279 km2) et de formation plus ancienne (1984). La BMA comprend l'unité urbaine du Greater Bangalore et un pourtour plus rural où les développements non-agricoles sont théoriquement interdits. Voir la carte de l'agglomération de Bangalore.

[3] Initialement les Britanniques avaient établi leurs troupes près de l’ancienne capitale Srirangapatnam, à plus basse altitude, mais la forte mortalité liée aux « fièvres » (paludisme) les incita rapidement à chercher un meilleur site.

[4] Les tanks sont des lacs en partie artificialisés qui servent de réservoirs notamment pour l'irrigation. Pour l’évolution du rôle, des paysages et de la façon dont sont perçus ces plans d’eau, voir Varrel, 2008.

[5] Pour plus de détails, voir Leducq, 2010, 2013.

[6] Cette comparaison est établie de manière détaillée notamment dans The New Argonauts (2006) de AnnaLee Saxenian.

[7] Le bureau d'études français SCE - CrecOcéan a travaillé durant 5 ans (2002-2007) sur le projet.


Pour compléter

Ressources bibliographiques
Ressources webographiques

 

 

Aurélie VARREL,
Chercheuse à l'Institut Français de Pondichéry (MAE-CNRS),
chercheuse associée au Centre d'Etudes de l'Inde et de l'Asie du Sud (UMR 8564, CNRS-EHESS)

Hortense ROUANET,
Doctorante en aménagement et urbanisme à l’Université Paris-Est, UMR LATTS, ingénieure d’études, projet ANR Finurbasie


 

Conception et réalisation de la page web : Marie-Christine Doceul,
pour Géoconfluences, le 6 mars 2015.

Pour citer cet article :  

Aurélie Varrel et Hortense Rouanet, « De Bangalore à Whitefield : trajectoire et paysages d’une région urbaine en Inde », Géoconfluences, mars 2015.
http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/le-monde-indien-populations-et-espaces/articles-scientifiques/de-bangalore-a-whitefield