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Les territoires du sacré, le sacre du territoire. Religion, urbanité, société : l’exemple de Katmandou

Publié le 08/12/2008
Auteur(s) : Marie Gibert, agrégée de géographie - ENS LSH
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NB. Le contenu de cet article donne des informations disponibles au moment de sa publication en 2008.

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Petit pays asiatique enclavé entre les géants démographiques que sont la Chine et l'Inde, le Népal, longtemps fermé au monde extérieur et à ses formes de modernité, reste mal connu. Le pays peine à se défaire de perceptions faussées liées à une image "mythique", largement entretenue dans le cadre de l'ouverture au tourisme.

L'Everest, le Yéti ou les paradis artificiels et la douceur de vivre que venaient y quérir les hippies des années 1970 sont autant d'avatars de ces représentations qui ont longtemps masqué la réalité d'un pays en mutations. Néanmoins, à côté de ces poncifs conditionnant trop souvent l'appréhension du Népal par les Occidentaux, rappelons que la population népalaise est toujours très largement mue par une forte religiosité alimentée par des mythes qui, pour être ancestraux, n'en restent pas moins vivaces, au cœur de l'espace du quotidien.

Le Népal est aujourd'hui le dernier pays au monde officiellement hindou. En rappelant par ailleurs qu'il n'a jamais connu de période de colonisation, un chercheur comme Gérard Toffin [2] n'hésite pas à parler du Népal comme d'une sorte de "conservatoire original de la pensée et de l'urbanisme hindou".

Carte du Népal

Source : Géoatlas, réalisation : H. Parmentier

Cependant, bien que religion officielle, l'hindouisme n'est nullement exclusif, le bouddhisme y est également très présent, que ce soit en termes de fidèles ou de marqueurs spatiaux (voir encart en pop-up, infra) . Cette présence bouddhiste historique a par ailleurs connu un regain avec l'arrivée massive d'exilés tibétains, par vagues, depuis la fin des années 1950 [3]. Le syncrétisme entre ces deux religions est même une donnée essentielle pour comprendre le rapport des Népalais au sacré.
À partir de l'exemple népalais, nous montrons comment le sacré donne un sens profond à l'organisation de l'espace urbain, quelle que soit l'échelle d'analyse envisagée, et comment il peut ordonner les relations sociales.

Le terrain d'étude : la cité de Katmandou

Jusqu'au XVIIIe siècle, la ville de Katmandou (ou Kathmandu) se limitait au strict périmètre cerné par son ancienne muraille. Son site correspondait au nord de la confluence des deux rivières sacrées que sont la Bagmati et la Vishnoumati. L'implantation des grands palais Rana en périphérie de cet espace dès le milieu du XIXe siècle et surtout l'urbanisation galopante que connaît la capitale depuis 1951, date de l'ouverture du pays vers l'extérieur, relègue aujourd'hui ce périmètre initial à un simple quartier de la ville en termes d'emprise spatiale. On appellera ce périmètre initial la "cité" [4] par souci de clarté et pour le distinguer de la ville dans son ensemble. Si la cité ne représente plus que 3% du territoire municipal aujourd'hui et si elle a perdu sa centralité géographique, comme l'illustre la carte de localisation (ci-dessous), elle n'a en rien perdu sa centralité sociale. De même, si l'ethnie newar qui occupa la vallée de manière quasi exclusive pendant des siècles se retrouve aujourd'hui minoritaire numériquement, elle reste une composante importante de la population de la ville, en termes symboliques notamment.

La zone centrale de l'agglomération de Katmandou et le quartier de la cité : plan, localisations

Plan réalisé par Marie Gibert

Extrait scanné de la carte touristique "Kathmandu Nepal" au 1/25 000e, (International Travel Map,  1999 : www.itmb.com

Forte d'une histoire pluriséculaire très riche, la cité continue de se transformer et de s'adapter à la récente modernisation du pays, même si la rapidité inédite des mutations durant la seconde moitié du XXe siècle a provoqué l'extension urbaine hors de cette zone limitée. L'espace d'étude retenu n'est donc en rien un espace déconnecté des récentes évolutions urbaines et il est toujours une entrée essentielle pour comprendre la ville et sa population. Pourtant, au-delà des récentes mutations, c'est son schéma urbanistique initial, issu de textes védiques et de traités anciens dont les implications sociales sont immédiates, qui fait de la cité le quartier de la ville le plus pertinent pour mener une réflexion sur les territoires du sacré. De ce fait, on ne peut faire l'économie de la compréhension du passé pour analyser les pratiques urbaines qui s'y déploient aujourd'hui.

1. Des territoires nés du temps long, porteurs de sens et de sacralité : quand le sacré construit la ville

Chercher à connaître l'histoire urbaine précise de Katmandou relève du défi, tant le mythique est intrinsèquement lié à l'historique proprement dit. Même l'histoire "officielle" du pays se fonde volontiers sur des chroniques royales issues de traditions orales, insistant sur la sacralité de la ville et du pouvoir royal qui y est associé. Notons en outre le manque cruel de données archéologiques.
Il convient toutefois de ne pas négliger l'hypothèse de la ville mythique conçue comme un tout organique et divin minutieusement planifié, tant c'est à celle-ci que se réfèrent les habitants pour guider leurs pratiques sociales au sein de la ville contemporaine.

1.1. À l'origine de la ville : le mythe

D'après les chroniques, au Xe siècle, le roi Gunakamadeva dont la capitale était installée à Patan eut l'apparition en rêve de la déesse Mahâlakshmï qui lui ordonna de construire une ville en forme de sabre à la confluence de la Bagmati et de la Vishnumati, lieu d'une grande pureté, où résidait le dieu Kâmeshvara. Le roi s'exécuta et ainsi pris corps la grande cité de Kantipura qui devint un centre commerçant réputé. La chronique détaille ainsi avec grande précision la mise en forme de la topographie religieuse avec l'emplacement des statues sacrées, des sanctuaires et des temples comme autant de repères urbains.
Suite à une analyse cadastrale précise, Gérard Toffin conclut à un probable processus de synécisme (ici, une association de villages) de différents villages à l'origine de Katmandou, anciennement Kantipura. La croissance de la ville s'explique avant tout par sa fonction de rupture de charge, à mi-chemin sur le parcours du commerce transhimalayen, entre Patna – ville aux portes de l'Inde – et Lhassa. Le grand carrefour d'Asan Tole, encore qualifiable aujourd'hui de centre névralgique de la ville, correspondrait en fait au croisement de deux axes commerciaux majeurs.

Katmandou et sa périphérie vues par Google Earth (trois "distances" d'observation)

Asan Tole ; Hanuman Dhoka (ancien palais royal) ; Durbar Square ; Indra Chowk ; Freak Street

Trois villes proches, Katmandou, Patan et Bhaktapour

GEarth.gif    Cliquer sur l'icône ci-contre (fichier .kmz) pour accéder directement aux lieux avec Google Earth ou Google Map, le fichier .kmz et les coordonnées : 27°42'13.63"N, 85°18'25.50"E

Note : Asan Tole correspond au grand carrefour au centre de la rue diagonale qui ne porte pas de réel nom, comme toutes les rues de la vieille ville. Pour des raisons de commodité, on appelle souvent la rue diagonale la rue Asan Tole.

Cependant, ces récits mythiques toujours invoqués aujourd'hui nous enseignent que le fait urbain est considéré comme un fait royal. Morphologiquement, au cœur de ce dispositif idéal, se trouve le palais royal, puisque la ville s'est longtemps identifiée à son souverain censé n'être rien de moins que l'incarnation du dieu Vishnu sur terre.

Le centre de la cité n'est pas seulement le siège du pouvoir politique, il comporte également le sanctuaire d'une divinité tutélaire. Cette dualité temple-palais jouait un rôle central dans l'exercice concret du pouvoir tel que le décrivent les Chroniques de la période Malla, du XIIIe au XVIIIe. Le palais royal symbolise le centre du cosmos et doit idéalement se trouver au point d'intersection des principaux axes de la cité, ce qui est le cas du palais Hanuman Dhoka, ancien palais royal de la ville (photo ci-contre).

La ville est le lieu civilisé par excellence, c'est-à-dire le monde gouverné par les lois du dharma. D'où le symbole accompagnant les murailles d'origine avec huit accès disposés dans les huit directions de l'univers.

Palais Hanuman Dhoka, ancien palais royal

Dans ces représentations, c'est par la ville que l'homme civilise la nature primitive. La ville permet ainsi l'appropriation du territoire et sa sacralisation. L'organisation spatiale se veut avant tout reflet du macrocosme et tente de donner corps au divin par le respect de certains fondements urbanistiques.

1.2. Une morphologie urbaine reflet de l'ordre cosmique

À l'échelle de la ville, l'espace public central est donc Durbar Square (photo dans l'encadré ci-dessous à gauche), carrefour porteur de sens et associé à la présence du palais Hanuman Dhoka et de nombreux temples de taille particulièrement imposante.
Cependant, la force du sacré dans l'ordonnancement de l'espace n'est nullement limitée au centre-ville symbolique : il est présent de manière très fine dans la trame urbaine. D'autres échelles d'analyse s'imposent. Si labyrinthique que puisse paraître la cité au visiteur étranger, son agencement a ainsi été minutieusement pensé en adéquation avec divers préceptes. La largeur des rues répondait à un impératif religieux précis : permettre le passage du chariot d'honneur de la divinité Seto Matsyendranath, large de plus de trois mètres à la base, lors des processions.

Trame urbaine et temples

Durbar Square de Katmandou

Temples du  quartier d'Asan : temple de Narayan, temple d'Annapurna et temple de Garuda

Les citadins portent des offrandes quotidiennement aux temples de quartier qui sont placés au cœur des "tole" ( équivalent de "l'îlot")

Trame urbaine de la cité de Katmandou

Source : carte "Citymap Point" Kathmandu (1 :15000),  2004
Réalisation : M. Gibert, 2006

Les rues népalaises de la cité ne portent par ailleurs aucun nom qui permettrait un repérage dans leur dédale. Cela tient au fait que les habitants utilisent une autre échelle pour se repérer et identifier leur paysage urbain, comme le "tole", correspondant à "l'îlot", associé à un temple de quartier où les citadins portent des offrandes quotidiennement. Chaque "îlot" est séparé des îlots voisins par les artères principales (plan ci-dessus à droite). Certes, il y a les temples monumentaux qui font la renommée internationale de Durbar Square, mais ce sont véritablement ces temples de taille plus modeste qui sont associés à la sociabilité urbaine de la cité dans un pays où la religion est inhérente à la vie quotidienne (photos ci-dessus à gauche).
Il convient d'attacher une attention particulière à l'échelle d'analyse qui fait la spécificité des villes newars [glossaire] : la cour, dite "chwok". Seul un relevé cadastral précis peut révéler ce réseau de circulation intérieur aux quartiers. Nous sommes dans les lieux du voisinage et de l'interconnaissance. Les Temples que l'on y trouve quasi immanquablement sont donc de taille réduite, mais le support de ferventes dévotions. Les temples font partie intégrante des "marqueurs urbains" et ils sont des repères essentiels dans la ville, à toutes les échelles.

Sacralité de l'espace domestique

Il est aisé de reproduire le même type d'analyse à l'échelle de l'espace domestique. Dans l'introduction de l'ouvrage Architecture, milieu et société en Himalaya [5], Denis Blamont et Gérard Toffin décrivent la maison traditionnelle newar comme un "univers organique" :
"Rien n'y est neutre, chaque espace est qualifié, fait sens et renvoie aux multiples composantes de la nature et de la culture. La répartition des fonctions à l'intérieur des habitations, les orientations sur lesquelles se fondent maison, village, ville et territoire sont en relation directe avec l'axe des fleuves, le parcours du soleil, les clans et les castes, les professions et les fonctions, la hiérarchie sociale,  les statuts et le sacré."
Chaque étage correspond en effet à un degré de pureté : plus on monte dans les étages et plus les pièces associées sont pures et donc privées. Suivant l'adage précédent, le rez-de-chaussée de la maison permet l'accueil d'étrangers – exception faite des plus basses castes et notamment des "intouchables". Il en va de même dans les étages, le premier permet l'accueil des membres de la famille et de personnes du même rang, mais avec une nuance entre l'arrière et l'avant de la maison : seul l'avant est réservé à la réception. Au dernier étage de la maison, se trouve donc l'espace le plus sacré et le moins accessible : la cuisine qui se doit d'être préservée de toute souillure et qui est seule investie par la famille ; c'est aussi dans cet espace que logent les divinités.
Ce modèle pose problème lors des successions. En effet, les fils d'une famille newar se doivent de vivre dans la maison paternelle toute leur vie.

Ainsi s'explique l'extrême étroitesse de certaines maisons aujourd'hui (photo ci-dessous) : lors de la succession, les frères n'ont d'autres choix que d'ajouter des cloisons dans les pièces et de découper verticalement la maison-mère faute de pouvoir se la partager par étage.
Quand la maison devient vraiment trop étroite pour souffrir une nouvelle division, les fils se mettent en quête d'un terrain le plus proche possible de la maison originelle de la famille. Il en résulte une densification extrême du tissu urbain et parfois même la disparition des cours, comblées au fil des ajouts de construction.

L'étroitesse des anciennes maisons Newars de la cité

Cliché : Marie Gibert, 15 octobre 2005 (extrémité de la rue diagonale)

1.3. La réactivation contemporaine de ces schémas : le sens de la procession, liturgie urbaine

La structuration symbolique de l'espace s'accompagne de l'organisation de grandes fêtes qui sont de véritables réactualisations du mythe d'origine de la ville et qui soudent la société citadine autour de valeurs religieuses.
Aujourd'hui, le palais Hanuman Dhoka de Durbar Square accueille un simple musée, il a ainsi perdu ses fonctions politiques. Le déplacement du roi vers le nouveau palais de Narayanhiti Darbar (au nord de Ikha Narayan Temple) – très nettement excentré par rapport à la cité pour l'époque – date de 1877, période de troubles politiques internes mettant à mal la dynastie Shah face au pouvoir croissant des ministres Rana. Cette "décentralisation" de la figure royale pose donc la question du sens que peut encore avoir le modèle d'organisation spatiale ancestrale aujourd'hui. En réalité, on remarque que, dans l'esprit des habitants de la cité, ce palais vide garde une force symbolique très importante. En effet, il faut souligner la force de certaines manifestations religieuses, tel "l'Indra Jatra" qui a lieu tous les ans en octobre et entretient la mémoire du mythe.

La fête de l'India Jatra (octobre) et sa portée politique

Les circuits de procession

Le cortège de l'Indra Jatra ne marque pas vraiment de points d'arrêt, mais chemine très lentement au rythme des danses et de l'avancée des différents trônes des divinités exposées dans la ville à cette occasion.

Le temple de Jagannath (Durbar Square de Katmandou)

Ce temple est affecté aux femmes venues assister aux cérémonies religieuses et militaires de l'Indra Jatra

Durant cette fête, le roi réinvestit temporairement le palais. Cette légitimation du pouvoir royal par la sacralité qui lui est associée ne doit pas être négligée quand on tente d'analyser les récents événements politiques qui ont secoué le pays en avril 2006 [6]. L'India Jatra a ainsi longtemps été un instrument de mémoire utilisé par le pouvoir pour inscrire la monarchie dans le temps long en gommant tant que possible les évolutions démocratiques contestant la toute puissance du souverain. En associant la figure du roi à celle de divinités populaires, le pouvoir s'affiche par le biais de cette fête comme inébranlable et incontestable.
Plus encore que la fonction royale, cette fête renforce l'unité et la structure religieuses de la ville. La fête et les processions qui lui sont associées instaurent un jeu de métaphores entre microcosme et macrocosme : la dimension cosmique du palais y est réaffirmée et la fête met en scène toute la cité et les limites qui lui ont longtemps été associées au travers de l'ancienne muraille d'enceinte dont les processions annuelles de l'Indra Jatra suivent précisément le tracé, comme l'illustre la carte à droite ci-dessus.
Dans son ouvrage "Les Tambours de Katmandou" [7], Gérard Toffin consacre une longue analyse aux fêtes qui mêlent différents niveaux de significations : "Les liturgies urbaines redéfinissent l'espace des villes ; elles lui donnent un sens. Leurs cortèges réaffirment avec force la prééminence du palais royal dans la cité et dessinent sur le sol des figures géométriques accordant la ville aux lois de l'univers. Les fêtes n'unissent pas seulement les hommes entre eux, elles rattachent l'agglomération à une cité céleste érigée en modèle.[…] Fêtes cosmiques donc, volonté de relier les éléments dispersés de l'univers, de fonder un ordre social sur des règles transcendantes."

Outre une organisation symbolique et extrêmement codifiée des espaces du sacré, le Népal présente une autre caractéristique essentielle : la population y est toujours mue par une religiosité très vivace et les temples sont le lieu d'une effervescence quotidienne toujours renouvelée.

 

2. Des territoires du sacré entre appropriation et territorialisation

L'étude des jeux d'acteurs est essentielle pour comprendre la qualification des lieux. Elle ne peut être déconnectée d'une analyse des usages et pratiques de l'espace propres au Népalais.

2.1. Les temporalités urbaines du sacré

Une observation des lieux à différentes dates du calendrier, ou même à différentes heures de la journée, permet de mettre à jour des rythmes urbains essentiels à l'appréhension de la nature des espaces sacrés de la ville. Reprenons la remarque de Marie-France Prévot-Schapira qui note la "force des temporalités dans la réversibilité des lieux" [8].
À l'échelle de l'année, les lieux ne sont pas toujours investis par le même type de population. La fête de "Teej", qui a lieu en septembre, met à l'honneur les femmes dans leur sari rouge et or. Elles investissent alors les rues de manière exclusive, tout d'abord pour un festin qui s'achève le premier jour de la fête vers minuit, puis partent en processions dans les rues de la ville qui leur sont entièrement dédiées. On retrouve également une organisation très codifiée de l'espace lors la semaine de Dasain (voir encadré infra), en octobre, où la rue devient la scène de sacrifices animaliers sanglants en offrande à la déesse Durga. Chaque jour de cette semaine voit son lot de processions et de rituels, déroutants de précision dans la manière dont ils se doivent d'investir l'espace (voir la photo ci-dessous à gauche et l'exemple des fêtes de Dasain, en pop-up).

La fête en l'honneur des défunts de l'année (Gai Jatra)

Un exemple de l'investissement massif de l'espace public lors de fêtes religieuses.
Les hommes en procession sur le Durbar Square de Baktapour, lors de la fête de Gai Jatra, en l'honneur des défunts de l'année, le 20 août 2005
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Clichés : Marie Gibert

Marqueur spatial d'ordre religieux

Devant une boutique de la "rue diagonale" (ou rue Asan Tole)

Complément 1 : l'exemple des fêtes de Dasain

À l'échelle de la journée, la fonction des lieux et les acteurs qui y sont associés varie tout aussi considérablement.  Classiquement, le temps de prière et de dévotion aux temples atteint son paroxysme le matin et le soir. Cependant, il n'y a aucune norme concernant le moment de la prière. L'hindouisme, comme le bouddhisme (voir ci-dessous, en annexe pop-up), intègre le religieux à tous les instants de la vie quotidienne.

Complément 2 : Les lieux de prière bouddhistes

Les citadins peuvent même créer leur propre espace sacré, le temps que leurs bâtonnés d'encens ne se consument sur le pas de leur boutique ou que leur autels votifs du jour ne soient ensuite démontés. Les lieux du sacré sont ainsi en partie réinventés chaque jour et tout espace peut devenir sacré pour un instant, grâce aux pratiques des citadins.

2.2. Espaces sacrés, espaces vécus

Au-delà de la symbolique cosmologique qu'ils représentent, les espaces sacrés sont avant tout des espaces particulièrement appropriés par la population citadine : ce sont des lieux de sociabilité, des espaces vécus au sens fort, dont les usages peuvent être détournés, comme en témoignent les exemples suivants.

Le matin, les abords des temples sont investis majoritairement par les femmes venant prendre soin de leurs cheveux ou faire leur vaisselle grâce aux fontaines publiques souvent associées aux temples, comme en témoigne la photo ci-dessous à gauche.

Les temples, espaces vécus

Aux abords du temple de Mahendreshwar (Durbar Square de Katmandou)

Temple de Maju Deval (Durbar Square de Katmandou)

Les temples comme lieux de vie appropriés : à Durbar Square de Katmandou

à Durbar Square de Patan

Prennent ainsi place dans des espaces publics, par ailleurs sacrés, des scènes qui relèvent du privé dans la culture occidentale. Ces lieux sont ainsi une illustration extrêmement aboutie de ce que peut être la multifonctionnalité d'un espace. On note un important écart entre leur fonction sacrée et les processus par lesquels la société se les approprie. Les temples jalonnant la rue diagonale sont couramment détournés de ce qui peut apparaître comme leur fonction première et s'avèrent devenir des lieux de repos ou d'excellents présentoirs pour les vendeurs d'étoffes ou les détaillants de fruits et légumes, comme l'illustrent les photos ci-dessus.
On pourrait ajouter à cela une appropriation sonore, avec le retentissement perpétuel des clochettes des temples et le murmure des prières. Il y a ainsi appropriation de l'espace par le religieux, mais aussi appropriation du religieux par l'usage de l'espace.

2.3. Une organisation spatiale garante de l'ordre social

L'espace urbain est autant une construction mentale qu'une réalité physique. Il est travaillé par des images qui lui donnent sens. Ces dispositifs symboliques acquièrent encore davantage de poids dans les cultures où les représentations religieuses sont constitutives de la société urbaine et interviennent de manière directe en permettant aux citadins de trouver une place dans un monde pensé comme clos. La morphologie urbaine de la cité cherche à donner corps au cosmos ; il en va de même avec l'organisation sociale. Rappelons que le Népal, s'il est composé d'une mosaïque d'ethnies régies par des principes qui leur sont propres, n'en reste pas moins le siège d'un important système de castes.

Complément 3 : Les castes au Népal

Les implications spatiales sont inhérentes au fonctionnement même du système des castes. À chaque caste est attribué un degré de pureté. Ainsi, le "principe de séparation" régit les possibilités de contacts entre individus. Les plus basses castes doivent rester à distance des fontaines et des temples des plus hautes castes par exemple. Le "principe de division" impose à chaque individu une place sur le marché du travail lié au degré de pureté de sa caste. Enfin, le "principe de hiérarchisation" commande par exemple la place précise des individus durant les grandes fêtes collectives et leurs cortèges.
Cela explique qu'à l'échelle des quartiers, on observe un regroupement plus ou moins strict par caste. Les plus hautes castes sont indéniablement celles qui ont investi très tôt le centre de la cité. Outre les plus hautes castes – comme celles des Brahmanes au rôle religieux, et des guerriers – viennent ensuite immédiatement les castes marchandes en lien avec l'histoire de la cité : les Shrestas et les Urays [glossaire] en particulier. Plus on s'éloigne de cette centralité, plus les castes correspondantes sont basses. On peut alors se demander si la notion que nous nommons "espace public" ne correspond pas plutôt au Népal à des "espaces communautaires" du fait de ce système de castes qui continue d'organiser la société et qui produit une certaine forme de discrimination spatiale.

Extrait du quotidien "Kathmandu Post" du vendredi 12 août 2005.
Cette coupure de presse relate la violence qu'a subie une jeune femme dalit [9] qui n'avait pas respecté le système discriminatoire qui veut que les membres des plus basses castes n'utilisent en aucun cas les fontaines "publiques.

 

La composition ethnique des commerçants du quartier d'Asan (1980 / 1987, en %)
Newars de parents originaires de Katmandou
85
Tibétains (bouddhistes, 4,3%, musulmans, 2,7%
7
Parbatiyäs*
3,5
Indiens
2,5
Newars de parents originaires de Bhaktapour
2
Total = 402
100

* Les Parbatiyäs (habitants venus des collines) correspondent aux membres d'une des  castes des collines ayant toujours parlé le népali comme les Bahun, les Chhetri ou les Thakuri.

Source : Lewis T., "Buddhist Merchants in Kathmandu : The Asan Twah Market and Uray Social Organization",  in Gellner D., Quigley D., 1995, p. 61.

Ce modèle est cependant largement inabouti et remis en cause aujourd'hui avec la modernisation de la société. La codification précise que nous venons de présenter, tant au niveau de l'organisation du bâti que des éléments sociaux, ne doit être considérée que comme un idéal organisationnel, nullement une réalité de fait.

On ne peut réduire une étude des espaces sacrés de la cité à l'analyse d'un système de castes au pouvoir organisationnel. Dans son article "Organisation socio-spatiale de la vieille ville de Katmandou à la fin du XXe siècle" [10], Annick Hollé, analyse l'abandon par le roi, garant de l'ordre et de l'harmonie entre les dieux et les hommes, de sa position centrale dans l'ancien palais d'Hanuman Dhoka, comme :"[…] la marque symbolique et physique de la dégradation de la structure spatiale préexistante qui, s'appuyant sur une armature sociale en pleine mutation, s'affaisse peu à peu."

3. Une entrée brutale dans la modernité : des territoires du sacré à réinventer

3.1. Vers des espaces publics, couloirs de circulation ?

Si le chariot de la divinité Seto Matsyendranath emprunte encore fièrement chaque année les artères de la cité, il n'est plus qu'anecdote d'un jour face au flot des motos et des voitures qui sillonnent continuellement Katmandou depuis quelques dizaines d'années, sans épargner la cité.

Les chiffres précis manquent pour mesurer l'ampleur nouvelle que prend le phénomène de motorisation dans la ville chaque année. Cependant, Annick Hollé [11], estime que l'augmentation atteint 250% pour les voitures et 350% pour les deux-roues entre 1990 et 1995. Cela permet de prendre conscience de l'extrême rapidité de la croissance du nombre de véhicules motorisés en ville. Cette irruption date des années 1970 et n'a depuis cessé sa courbe ascendante, entraînant des mutations urbaines qui ont littéralement changé le visage de Katmandou. Le véhicule est devenu l'incarnation de la modernité.

En opposition avec l'architecture newar de la cité, reposant sur des principes sacrés de verticalité, la ville ne cesse depuis lors de s'étendre à l'horizontale, suivant comme axes directeurs les routes et les chemins principaux.

Embouteillage dans le quartier de Jyatha

Cliché : M. Gibert, 19 octobre 2005

Ultime conséquence : en quelques décennies, la cité newar a perdu son statut de ville pour devenir un quartier dans une agglomération en expansion. La cité constitue alors un quartier dense et historique, qui n'a plus rien à voir avec le reste de l'agglomération, notamment d'un point de vue architectural. Les espaces publics en particulier deviennent anecdotiques et sont de moins en moins représentés dans le reste de la ville. Les rues sont investies d'une manière radicalement nouvelle, le carrefour d'Asan Tole est quant à lui synonyme d'inextricables bouchons quotidiens. Les concurrences entre les fonctions des espaces publics sont exacerbées : les marchés et les alentours des temples se partagent l'espace avec les taxis et autres véhicules toujours plus nombreux et polluants.

3.2. Quand l'espace domestique se désacralise

Autre conséquence indirecte mais essentielle de la motorisation : la déconnexion inévitable entre l'ethnie newar et la cité, à l'encontre même des principes multiséculaires si prégnants culturellement. Le symbolisme associé à l‘habitat newar prône le découpage vertical des immeubles pour permettre l'installation des héritiers à la mort des parents, dans le respect des traditions liées à la hiérarchisation des espaces selon un critère de pureté. Ainsi, c'est sans doute l'étroitesse de ces maisons qui en devient la première caractéristique, étroitesse associée à l'absence d'eau courante qu'il faut aller puiser aux puits communautaires du quartier, seau par seau. En contrepoint de ce manque de confort eu égard aux normes modernes, les Newars restent une ethnie influente dans le milieu des affaires. Leur importance numérique, aujourd'hui toute relative, ne rend pas compte de l'importance de leur rôle social. Aussi, il devient d'années en années, de moins en moins acceptable pour ces Newars de se contenter de maisons si mal équipées quand fleurissent en périphérie de la ville de grandes maisons dotées de tout le confort moderne et d'une architecture baroque de plus en plus en vogue.

Une maison moderne en périphérie de Katmandou (route de Sankhu)

Cliché : M. Gibert, 29 juillet 2005,

De nombreux marchands font maintenant le choix de vivre hors de la cité et de venir y travailler en moto ou en taxi chaque jour. Ainsi les premiers étages des maisons sont progressivement affectés au commerce, à l'égal du rez-de-chaussée. Les propriétaires n'hésitent pas à louer ces étages vacants à d'autres commerçants, souvent d'origine étrangère, comme en témoigne le nombre d'hindous et de personnes originaires du Cachemire. La sacralité originellement associée à ces lieux par le biais de l'échelle de pureté s'en trouve donc profondément affectée.

3.3. Ouverture au tourisme et patrimonialisation

Quoique les guides touristiques ne cessent de qualifier le quartier de la cité de Katmandou de "médiéval" ou "d'authentique", les rues actuelles n'ont plus rien d'originel. Le terme d'authentique n'a par ailleurs jamais eu de sens dans un pays carrefour d'influences variées comme le Népal. L'ouverture du pays en 1951 a notamment provoqué des mutations urbaines exceptionnelles par leur rapidité et par leur radicalité. Elle a fait entrer en scène de nouveaux acteurs dont le poids est devenu prégnant : les touristes ou visiteurs étrangers.

Le développement du tourisme au Népal

Bref historique de la mise en place du tourisme au Népal

Le Népal est, jusqu'aux années 1960, un petit pays lointain et ignoré, sauf des quelques grands noms de l'alpinisme mondial [12]. Le développement du tourisme fut donc au départ uniquement fondé sur la pratique de l'alpinisme dans le massif himalayen. Les années 1970 marquent un tournant avec l'arrivée radicalement novatrice des hippies. Population éphémère certes, mais qui marque les esprits et a des conséquences importantes sur la ville, même d'un point de vue purement spatial. En effet, délaissant les sommets, ces derniers mettent en avant une autre dimension du pays : sa dimension mystique et mythique. À ce titre, ils s'installent dans le quartier de "Freak Street" situé au sud du palais royal, au plus près du cœur religieux de la cité, emplacement symbolique et idéologique. Ils constituent alors la première expérience d'investissement d'un quartier ou du moins d'une rue de la capitale par une minorité occidentale.

L'expérience est brève, mais dans sa continuité, et en contrepoint du tourisme de montagne, est né un tourisme urbain fondé sur la mise en scène et l'exploitation des monuments historiques avec, au premier chef, les temples d'architectures très variées. Cette évolution s'est traduite en 1979 par le classement au patrimoine mondial de l'Unesco de l'intégralité de la vallée de Katmandou, "pour ses temples, sanctuaires, bains et jardins sacrés", simultanément au classement du parc naturel national de Sagarmatha (Everest).

Le patrimoine culturel classé comprend sept ensembles de monuments et constructions, couvrant l'éventail complet des réalisations historiques et artistiques qui ont rendu la Vallée mondialement célèbre : les places Durbar de Hanuman Dhoka (Katmandou), Patan et Bhaktapour, les stûpas bouddhistes de Swayambhu et de Bauddhanath, et les temples hindous de Pashupati et de Changu Narayan.

Mais, en 2003, l'ensemble des sites de la Vallée avait dû être inscrit dans la Liste du patrimoine mondial en péril en 2003 pour en être retiré en 2007 grâce aux efforts de protection réalisés par le Népal.

Le tourisme au Népal : évolution entre 1995 et 2005

Réalisation : H. Parmentier

Un circuit proposé par un voyagiste

Un circuit proposé par Voyageurs du monde. 
On pourra observer et comparer des exemples de circuits et de "mise en tourisme" au Népal proposés par d'autres voyagistes en s'inspirant des ressources en ligne (bas de page)

Outre la mise en place d'une économie touristique pourvoyeuse d'emplois, cette présence étrangère a eu pour conséquence de donner une vision nouvelle de leurs espaces sacrés aux Népalais. D'espaces vécus du quotidien, ils deviennent une ressource patrimoniale exploitable et économiquement rentable, l'une des premières ressources du pays avec l'aide internationale. Ainsi se justifie l'apparition de guichets aux entrées de Durbar Square avec une taxe à acquitter pour les étrangers non ressortissant des pays du South Asian Association for Regional Cooperation (SAARC) [13]. Le paiement de cette taxe est toutefois très théorique et la négligence des gardes affectés à cette tâche est légendaire. Pourtant, ces guichets sont la preuve que Durbar Square prend le statut officiel de ressource patrimoniale, entraînant à ce titre une mise en scène particulière. Ultime transformation : l'affectation nouvelle d'un temple aux seuls touristes, à côté des trois temples traditionnellement réservés aux hommes, aux femmes et aux journalistes népalais, le jour de l'Indra Jatra. Le pouvoir accepte donc que cette cérémonie lourde de sens puisse prendre un statut de pur divertissement folklorique.

Le concept de patrimoine est totalement étranger à la culture népalaise, ce qui peut aussi expliquer la négligence de la gestion de la ressource patrimoniale, qui tendrait davantage à répondre à des valeurs occidentales. Les citadins prennent cependant conscience que leurs coutumes religieuses peuvent devenir une manne financière. Les recettes à en tirer sont trop importantes pour qu'ils opposent de réelles réserves à les mettre en scène. Les premiers à en avoir saisi l'enjeu sont les sadhus, moines ascétiques ayant toujours vécu de mendicité auprès de la population, car leur statut monacal hindouiste leur interdit d'exercer un emploi. Ils se plient aujourd'hui volontiers aux rituels des clichés photographiques avec les étrangers pour quelques centaines de roupies [14], et pratiquent même pour certains une véritable forme de racolage auprès des passants, dans des accoutrements excessifs. Ultime paradoxe : plus la quête d'authenticité est grand de la part des étrangers, plus les espaces publics perdent en spontanéité et se folklorisent.

3.4. Un risque de muséification

En contrepoint de ce phénomène, l'engouement  pour les monuments historiques et les quartiers qui leur sont associés a permis leur protection ou leur réfection. La mise en place de panneaux signalétiques dans le paysage urbain de la cité est un autre vecteur de sa valorisation touristique. En effet, ces panneaux émaillent exclusivement les quartiers touristiques. Ils se réfèrent plus aux référents cognitifs et aux représentations mentales des touristes étrangers qu'à la perception de la ville par ses habitants.

Tourisme et patrimoine mondial de l'Unesco

Source : Patrimoine mondial de l'Unesco, Vallée de Katmandou:http://whc.unesco.org/fr/list/121 ethttp://whc.unesco.org/.../index=1
On peut y repérer le logo caractéristique des sites du Patrimoine mondial de l'Unesco. En bas : réhabilitation d'une maison traditionnelle en hébergement touristique de qualité (
quality tourist accomodation).

Sites patrimoniaux et tourisme dans la vallée de Katmandou

Source : Information and Communication Department. Notons que certains des sites touristiques mentionnés ne relèvent pas de la sphère du religieux.

Nombreuses sont ainsi les ONG étrangères à investir pour la protection des temples [15]. Les exemples les plus aboutis de ce processus de conservation sont les anciens palais royaux de Katmandou et de Patan, aujourd'hui transformés en prestigieux musées aux canons occidentaux, tels que le recours à des vitrines ou des circuits de visite dirigés et commentés. En contrepartie, ces monuments voient leurs accès restreints aux seules personnes ayant acquitté un droit d'entrée : les cours intérieures sont ainsi désertées par la population locale, de même que les marchés et les festivals. Les enjeux du processus de patrimonialisation sont équivoques dans la mesure où la protection matérielle des lieux peut aboutir à une perte de leur fonction originelle, et par là même de leur statut sacré. Il en découle alors le risque que la population locale s'en désintéresse et n'en assure plus l'entretien quotidien, pourtant seul garant de la durabilité des monuments.
La cité est alors menacée de "muséification", concept traduisant une forme de déconnexion entre une mise en scène travaillée de l'espace, parfois même artificiellement, et la vie quotidienne des habitants de ce même espace, pour lesquels le processus d'appropriation devient difficile. C'est notamment le choix qu'a opéré la cité de Bhaktapur, à quelques dizaines de kilomètres à l'est de Katmandou, qui a clairement fait le choix d'une muséification intégrale de tout le cœur de la ville, grâce aux subventions de l'Unesco. La ville a ainsi été entièrement rénovée elle taxe lourdement ses visiteurs étrangers à l'entrée et prend de multiples précautions en termes d'image.
Le risque est alors d'aménager ces espaces vécus en fonction des attentes des touristes étrangers et de leur consentement à payer. Le projet de mise en conformité des espaces conduit à leur artificialisation dans un but politique de projection d'image d'une ville, mais aussi dans un but lucratif. Dans ce cas, les enjeux religieux et sociaux associés historiquement aux espaces publics sont ignorés et la thématique recherchée est davantage celle du parc à thème ludique comme espace public déconnecté de toute fonction symbolique.

Conclusion

L'analyse de la cité de Katmandou permet d'appréhender une forme particulièrement aboutie de  territorialisation du divin. La religion joue un rôle essentiel dans la structuration des groupes urbains, dans leur spatialisation et dans l'appropriation des espaces, qu'il s'agisse des espaces publics ou domestiques. Si les espaces du sacré sont remarquables par leur mise en scène de la société lors des temps collectifs exceptionnels que sont les fêtes religieuses, ils restent avant tout l'espace de la temporalité ordinaire.
De la rue reflet d'un monde cosmique centralisé, le peuple népalais réinvente aujourd'hui la rue, en change la symbolique, la perception, la signification. Pays du mythe, pays des dieux, le Népal est surtout un pays à visage humain où la rue a toujours quelque chose à raconter.


Notes

Travail réalisé à partir d'un stage de terrain à Katmandou, entre juin et décembre 2005, dans le cadre de recherches de Master 1 (sous la direction de T. Sanjuan)  : Des espaces sacralisés, appropriés, à réinventer. Pour une géographie des espaces publics de Katmandou.

[2] Toffin G. – "La genèse de la ville dans la vallée de Katmandou", Cités d'Asie, Marseille, Ed. Parenthèses, p.35-46 - 1995

[3] Les derniers chiffres disponibles sont ceux produits en 1998 par le gouvernement tibétain en exil à Dharamsala dans l'État indien de l'Himachal Pradesh. Sur cette base la diaspora tibétaine peut être évaluée à plus de 115 000 individus, dont 15 000 à 20 000 au Népal. Le plus gros effectif vit en Inde (plus de 85 000 dont environ 20 000 à Dharamsala), autour de 1 600 au Bhoutan, plus de 2 000 en Europe (dont environ 1 540 en Suisse), autour de 7 000 aux États-Unis et au Canada, 1 000 à Taiwan et quelques centaines en Australie et en Nouvelle-Zélande.
Les réfugiés passaient par le Népal, au rythme de 2 000 à 3 000 par an. Mais depuis 2003 il existe un accord entre la Chine et le Népal pour que les réfugiés appréhendés à la frontière soient systématiquement reconduits. Ce qui n'empêche pas des flux clandestins, plus modestes au demeurant, dont l'estimation est délicate. La perméabilité frontalière s'est fortement réduite depuis le début des troubles au Tibet en mars - avril 2008.
Voir le Groupe d'information sur le Tibet au Sénat >
www.senat.fr/ga/ga50/ga50.html

[4] Nous reprenons ici le terme proposé par Annick Hollé dans sa thèse de doctorat : Cité des dieux, ville des hommes. Organisation spatiales, morphologies urbaines et correspondance sociales à Katmandou – Népal, Université de Paris I Panthéon-Sorbonne, p. 92 - 1997

[5] Blamont D., Toffin G. - Architecture, milieu et société en Himalaya, Paris, Ed. du CNRS, p. 11 - 1987

[6] Dans le contexte de la forte pression exercée par la guérilla maoïste depuis plusieurs années, le 1er février 2005, le roi Gyanendra a limogé son gouvernement, pris les pleins pouvoirs, instauré l'état d'urgence et suspendu les droits fondamentaux. En novembre 2005, les rebelles maoïstes ont annoncé un cessez-le-feu de quatre mois et ont conclu un accord en 12 points avec les sept principaux partis de l'opposition pour rétablir la démocratie ("alliance des sept partis").
Katmandou fut alors placée sous couvre-feu dès janvier 2006 afin d'empêcher le déroulement d'une manifestation pro-démocratique. En réponse à l'arrestation d'opposants (plus de 1 300 selon Amnesty Internationale) une grève générale fut décrétée et de nouveaux heurts éclatèrent entre manifestants et forces de l'ordre. Les élections municipales de février 2006 furent boycottées par une grande partie de la population puis un blocus anti-monarchique de Katmandou fut annoncé. Une grève générale de quatre jours commence alors le 6 avril et la situation s'aggrave (arrestations, couvre-feu diurne, coupure de la téléphonie mobile, etc.). La communauté internationale est interpelée pour faire pression sur le roi Gyanendra tandis que l'opposition appelait au boycott général du régime. À Katmandou les pénuries s'amplifièrent et les prix s'envolèrent. Les 20 et 21 avril, des milliers de manifestants convergèrent la ville pour une grande manifestation violemment réprimée. En 18 jours on a dénombré plus de 1 500 blessés et une quinzaine de morts pour la seule ville de Katmandou. Le 24 avril le roi Gyanendra intervient enfin à la télévision pour annoncer le rétablissement du Parlement élu en 1999 et dissout en mai 2002. L'Alliance des sept partis" a alors accepté cette offre.
Depuis ces événements de 2006, l'évolution vers la voie démocratique s'est confirmée. L'élection d'une Assemblée constituante, prévue le 10 avril 2008 (après deux reports en mai et en novembre 2007), devrait consolider l'évolution vers un "État républicain, fédéral et démocratique". En décembre 2007, un Parlement provisoire a adopté un texte prévoyant l'abolition de la monarchie.
La vie politique népalaise sur le site du ministère des affaires étrangères.

[7] Toffin G. - Les Tambours de Katmandou, Paris, Payot & Rivages, p. 216 - 2002

[8] Prévôt-Schapira M.-F., "Les espaces publics entre privatisation et marquage identitaire", in  Ghorra-Gobin (dir.), Réinventer le sens de la ville : les espaces publics à l'heure globale, L'Harmattan - 2001

[9] Les "dalits" sont aussi appelés "intouchables".

[10] Hollé A., "Organisation socio-spatiale de la vieille ville de Katmandou à la fin du XXe siècle", in Mappemonde, n°61, 2001.1, p.24-29.

[11] Hollé A., op. cit., 1997, p. 403.

[12] Le premier sommet de plus de 8 000 m. gravi dans le monde fut l'Annapurna, par les alpinistes français Maurice Herzog et Louis Lachenal, le 3 juin 1950. Puis les "premières" se succédèrent au cours des années 1950 et au début des années 1960. C'est l'épopée de Sir Edmund Hillary, en compagnie du sherpa Tenzin Norgay, qui est la plus célèbre puisqu'ils furent les premiers à atteindre le sommet de l'Everest, le 29 mai 1953. Depuis ces années, les expéditions vers les grands sommets himalayens se suivent à un rythme soutenu et elles procurent des rentrées de devises non négligeables au Népal.

[13] La South Asian Association for Regional Cooperation comprend le Népal, l'Inde, le Bhoutan, le Bangladesh, les Maldives, le Pakistan et le Sri Lanka.

[14] 100 roupies correspondant environ à 1,20 € en  2005.

[15] Par exemple, au cours des années 1990, un programme de coopération financé sur le fonds de contrepartie de l'aide alimentaire française a permis la rénovation complète des monuments religieux et de certains bâtiments historiques de Panauti dans la vallée de Katmandou. On peut aussi citer la présence, parmi d'autres, d'UN Volunteers, ou encore du Japan Fund for Poverty Reduction.

Glossaire

Newars, Shrestas et Urays.
L'organisation de la société népalaise est particulièrement complexe car elle repose sur le double système des castes et des ethnies. Les Newars correspondent à l'ethnie majoritaire au Népal et à l'ethnie historique de la vallée de Katmandou. C'est donc une ethnie aujourd'hui encore très respectée et occupant des postes valorisants dans la société. Ces premiers habitants de la vallée de Katmandou se sont largement hindouisés. Ce groupe obéit par ailleurs aux prescriptions de son propre système de castes. Les Shrestas et les Urays correspondent par contre à une caste, celle des marchands et des courtiers. Sans figurer au sommet du système de caste réservé aux Brahmanes, ces castes marchandes sont néanmoins élevées dans la société.

Ressources bibliographiques

Sur les espaces publics
  • Annales de la Recherche urbaine - "Espaces publics en villes", n° 57-58, déc. 2002
  • Ghorra-Gobin C. - Réinventer le sens de la ville : les espaces publics à l'heure globale, Paris, L'Harmattan, 265 p. - 2001
  • Géocarrefour - "L'espace public", coordonné par François Tomas, vol. 76, n°1, 2001http://geocarrefour.revues.org/sommairepersee166651.html
  • Tomas F. (dir.) - Espaces publics, architecture et urbanité de part et d'autre de l'Atlantique, Saint-Etienne, Université de Saint-Etienne, 2002, 262 p.
Sur Katmandou
  • Blamont D., Toffin G. (dir) - Architecture, milieu et société en Himalaya, Paris, Ed. du CNRS, p. 189-207, 1987
  • Clément P., Clément S., Goldblum C. (dir) - Cités d'Asie, Marseille, Éditions Parenthèses, 257 p. - 1995
  • Gellner D., Quigley D. - Contested Hierarchies : A Collaborative Ethnography of Caste Among the Newars of the Kathmandu Valley, Nepal, Oxford, Clarendon Press - 1995
  • Hollé A. - Cité des dieux, ville des hommes. Organisation, morphologies urbaines et correspondances sociales à Katmandou, Népal. Thèse de doctorat, Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 542 p. - 1997
  • Hollé A. - "La cour des Newar de Katmandou" in l'Espace Géographique, n°4, p. 351-358 - 1998
  • Hollé A. - "Organisation socio-spatiale de la vieille ville de Katmandou à la fin du XXe siècle" in Mappemonde, n°61, p. 24-29 - 2001
  • Toffin G. - Le Palais et le Temple : la fonction royale dans la vallée du Népal, Paris, Ed. du CNRS, 1993, 293 p.
  • Toffin G. - Les Tambours de Katmandou, 3e ed (1996), Paris, Payot & Rivages, 303 p. - 2002
Sur la mise en tourisme

Des ressources en ligne, une sélection

 

Marie GIBERT,
agrégée de géographie, ENS de Lyon,

 

Compléments documentaires : H. Parmentier, S. Tabarly,
Mise en page web : S. Tabarly
pour Géoconfluences le 8 avril 2008

Pour citer cet article :  

Marie Gibert, « Les territoires du sacré, le sacre du territoire. Religion, urbanité, société : l’exemple de Katmandou », Géoconfluences, décembre 2008.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/le-monde-indien-populations-et-espaces/articles-scientifiques/katmandou