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La Chine entre espaces domestiques et espace mondial

Taïwan : naissance des frontières d'une démocratie insulaire

Publié le 19/07/2006
Auteur(s) : Stéphane Corcuff, maître de conférences, directeur des études sur le monde chinois - IEP - Sciences Po Lyon

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NB. Le contenu de cet article donne des informations disponibles au moment de sa publication en 2006.

>>> Pour des informations à jour, lire par exemple : Marie Dougnac, « L’élection présidentielle à Taïwan ravive les tensions avec la Chine », Géoconfluences, février 2024.

Si Taïwan dispose d'un État souverain, n'y aurait-il donc pas nécessairement une frontière entre la Chine et Taïwan ? La question n'est pas simple car nous sommes dans une situation de "souveraineté en partage, juridiction séparée", probablement même dans une situation de distinction formelle entre deux États, l'un "chinois", l'autre "taïwanais".

Comment caractériser une frontière qui ne peut éviter d'exister mais dont la reconnaissance risque fort de poser quelques difficultés politiques et juridiques ? Lors d'un cours de politique taïwanaise dans une université française au printemps 2004, je demandai à mes élèves si, selon eux, il existait une frontière entre la Chine et Taïwan. Une étudiante chinoise présente dans l'amphithéâtre leva bravement la main et déclara : "Je pense que oui. Il y a bien une frontière, puisqu'en tant que Chinoise je ne peux me rendre à Taïwan". Mais à peine avait-elle achevé que son voisin, étudiant chinois lui aussi, lui reprocha brutalement : "Comment peux-tu dire des choses pareilles !" L'élève, après s'être levé droit comme un i dans le grand amphitéâtre, lança fièrement à mon endroit, comme si c'était au monde : "Monsieur, Taïwan fait partie intégrante de la Chine ! Il n'y a pas de frontière entre la Chine et Taïwan" [2]. Lequel de ces deux étudiants avait raison ? Il est indéniable que les ressortissants de la République populaire de Chine (RPC, fondée en 1949, voir les "Repères chronologiques", infra) ne peuvent franchir le détroit et se rendre sur le territoire de la République de Chine (RDC, réduite aujourd'hui à Taïwan) que sous des conditions très restrictives. Ceci indique sans doute l'existence d'une frontière et d'une souveraineté. Mais il est tout aussi vrai qu'aucune frontière officielle n'existe entre les deux rives du détroit de Taïwan. Le discours officiel du gouvernement de Taïwan hésite encore à affirmer l'existence de cette frontière. Quant à celui de la RPC, il prétend tout simplement étendre la souveraineté de Pékin à l'île de Taïwan.

 

Une frontière entre indépendantisme taïwanais et irrédentismes chinois

Sur le plan juridique, une frontière n'est pas simplement une notion constitutionnelle et elle peut avoir une existence légale de bien d'autres manières. On peut également considérer la possibilité de son existence de fait, hors le domaine légal, sans consécration juridique, dans de nombreuses dimensions : le débat politique, la psychologie populaire, les identités culturelles, etc. Nous resterons cependant ici dans le domaine légal, car c'est l'une des seules bases réellement solide dans un débat rapidement politisé. Je tenterai ainsi de préciser les facteurs qui déterminent, sur ce plan et du côté taïwanais, la matérialité et l'officialité de la frontière naissante entre la Chine et Taïwan. L'analyse d'une probable frontière sino-taïwanaise doit être étudiée dans les différentes dimensions qui la composent afin de comprendre la complexité de sa situation. Selon le cas, la frontière apparaît officiellement ou non, est déjà légalisée ou seulement naissante, est tracée en partie sur des cartes non-officielles et respectée de fait par les deux parties, ou au contraire niée dans son existence de fait par l'un des deux protagonistes.

Des bouleversements juridiques et politiques se sont succédés depuis 1987, avec le lancement de la démocratisation dans l'île et l'autorisation par Taïwan des premiers voyages sur le Continent [3]. Le détroit de Formose nous offre aujourd'hui un exemple saisissant d'une frontière protéiforme en train de naître, claire ici, ambiguë là, dans tous les cas en cours de constitution dans un contexte de déni officiel relatif ou absolu, et de tension géopolitique. La question de la frontière mérite l'attention, comme la question de la souveraineté, c'est une question centrale du conflit et de la situation politique dans le détroit de Taïwan.

Un colloque sur la nouvelle constitution (novembre 2004)

Cliché : Stéphane Corcuff "Une nouvelle Constitution pour Taïwan". Le colloque international organisé en novembre 2004 par l'ancien Président Lee Teng-hui pour explorer les possibilités d'une nouvelle Constitution "taïwanaise" pour Taïwan.

En bas à droite : "Que le peuple fasse une Constitution, que Taïwan prenne la parole"

Un exemple de la taïwanisation en cours : les deux premiers caractères sont du taïwanais, le reste du mandarin [13].

La modernisation des institutions politiques insulaires en cours depuis bientôt deux décennies ne peut manquer de toucher à la question sensible de la souveraineté. Il en est ainsi, par exemple, de l'élection du Président de la République au suffrage universel direct sur le seul territoire de Taïwan, décidée en 1994, et effective à partir de 1996 [4]. Cette réforme institutionnelle et électorale indique alors que le mouvement profond de "localisation" [TC - 1 : Terminologie chinoise, voir en notes de bas de texte] du politique dans l'île en cours depuis des décennies est inévitable et irréversible. D'ailleurs, la Chine ne peut rien dire sur ce point, sauf à critiquer à la fois le principe de l'autonomie, alors que le modèle de réunification qu'elle promet à Taïwan le garantirait, et la démocratisation de l'île, ce qui serait délicat pour son image internationale, compte-tenu de la nature de son régime et des pratiques de son gouvernement. Et la Chine se trouve, de toute évidence, face à une contradiction fondamentale : chaque manifestation d'hostilité à l'égard d'une île qui s'éloigne d'elle renforce encore la profonde méfiance des Taïwanais.

Indépendantisme taïwanais contre irrédentisme chinois ? Le problème est-il à mettre au compte de l'indépendance de Taïwan qui, parce qu'elle n'est pas reconnue, débouche inévitablement sur l'indépendantisme ? Ou au compte de l'irrédentisme de la Chine, qui, comme tout irrédentisme, s'entoure et se nourrit des fantômes du passé, refusant de reconnaître le monde tel qu'il est ? Si tel est le cas, nous devrions cesser de parler du "problème de Taïwan" pour avoir le courage d'aborder "le problème de la Chine".

Un nom pour un territoire et pour un régime

Les différentes réformes constitutionnelles lancées par Taïwan depuis le début des années 1990, si elles ont rendu nerveuse la RPC, n'ont encore jamais franchi ce que Pékin, dans sa logique propre, considèrerait comme une ligne rouge : à savoir, l'abandon par Taïwan de son nom officiel de "République de Chine" [TC - 2] et la redéfinition des frontières officielles du régime insulaire [5]. L'inévitable question est de savoir de quelle "déclaration d'indépendance de Taïwan" parle-t-on, si Taïwan est déjà indépendante, et n'a jamais été contrôlée par la République populaire ? C'est en ces termes techniques que se traduirait concrètement, en effet, la dite "indépendance de Taïwan" [TC - 3], expression ambiguë mais qui épouvante la Chine et les réunificateurs de Taïwan.

Cette ligne rouge n'est d'ailleurs pas le moindre des paradoxes de la position chinoise. Si Taïwan décidait d'abandonner en effet sa dénomination officielle de "République de Chine" pour devenir, par exemple, une "République de Taïwan" [6], la Chine y verrait (à juste titre) une déclaration d'indépendance formelle, et s'y opposerait probablement par les armes, du moins en l'état géopolitique actuel. Le paradoxe est donc ici que Pékin refuse aujourd'hui la disparition nominale de cette même République insulaire de Chine dont elle s'obstine à nier l'existence depuis un demi-siècle.

En refusant d'admettre publiquement l'existence et la souveraineté du régime de Taipei, Pékin diminue d'autant son influence sur ce dernier. Il n'est pas déraisonnable de penser qu'en traitant Taïwan comme un État souverain, voire en admettant deux Chine à l'ONU, comme il y eut deux Allemagne avant la réunification, la RPC  aurait sur l'île un ascendant décuplé du fait de l'attraction qu'elle exercerait sur Taïwan par son économie et de la situation internationale, aujourd'hui globalement défavorable à l'idée d'une indépendance formelle de Taïwan. C'est même ce que certains, à Taïwan, affirment depuis plus de dix ans dans le camp réunificateur. En attendant, la gestion de la crise par la Chine semble éloigner chaque jour un peu plus encore toute perspective de réunification autrement que par un ultime recours à la contrainte militaire.

Sous la menace des missiles chinois, la manifestation de l'indépendantisme taïwanais

Diaporama : À Miaoli, le jour de la chaîne humaine du "2-2-8"

 

Photographies de Max Lassort : www.max-l.net/site/indexsphere.html

Le 28 février 2004 à Taïwan, une chaîne humaine a rassemblé entre 1,5 et 2,5 millions de personnes, selon les sources, afin de manifester contre le déploiement des missiles chinois. Elle s'étirait sur 550 km du nord au sud de l'île et s'accompagnait de divers autres meetings et manifestations. Ce diaporama donne un aperçu du meeting du parti indépendantiste de l'ancien Président Lee Teng-hui à Miaoli ce jour là.

Commentaire des diapositives, dans l'ordre du passage :

1 - En arrière de la tribune officielle, un écran géant retransmet les images de la mobilisation. Au-dessus de l'écran, le nom de la marche "Par millions, protégeons Taïwan de nos mains". A droite de l'écran on distingue la date (28 février 2004) et le déroulement horaire de la journée. Cette journée de mobilisation est dite du "2-2-8" car c'est le 28e jour du 2e mois, soit 2-2-8 pour les Taïwanais – , date anniversaire de la sauvage répression d'un soulèvement local perpétrée par le régime du Kuomintang en 1947.

2 - En arrière-plan sur l'écran géant on peut distinguer une petite section de la chaîne humaine formée sur un pont.

3 à 6 - Différents panneaux et banderoles évoquent la menace que représentent les missiles chinois pointés sur Taïwan. Ils sont écrits en différentes langues (anglais, chinois, russe, etc.) de façon à s'adresser à l'opinion internationale. On peut y lire par exemple : "Taïwan safe, Japan safe" ; "No China missiles threatening".

7 - Les ballons "fourmis" du parti indépendantiste de l'ancien Président Lee Teng-hui symbolisent la ténacité des Taïwanais pour obtenir la reconnaissance de leur nation.

8 et 9 - Des Taïwanais de tous âges et toutes conditions se sont mobilisés à l'occasion de cette journée du "2-2-8".

Le changement du nom du régime à Taïwan serait à juste titre interprété par la Chine comme un acte formel d'indépendance : si Taïwan est bien indépendante aujourd'hui dans les faits, ainsi qu'en droit en tant que République de Chine, ce nom de régime et la Constitution en vigueur à Taïwan rattachent en effet toujours l'île à l'ère continentale du régime chinois républicain (1911-1949) puisque la Constitution en vigueur à Taïwan est celle qui fut adoptée à Nankin en 1947. Mais c'est bien par rapport à cette République de Chine, qui se confond avec l'île, que Taïwan compte ainsi obtenir son indépendance, et non par rapport à la République populaire de Chine, qui n'a jamais réussi à imposer sa domination sur l'île. L'abandon de son nom officiel de République de Chine par Taïwan romprait ce lien symbolique et juridique avec la Chine (du passé) et confirmerait matériellement et juridiquement "l'indépendance de Taïwan". Ce qui impliquerait nécessairement la redéfinition des frontières du régime.

La redéfinition d'un territoire national ne comprenant plus que l'île de Taïwan et l'archipel des Penghu (avec éventuellement les îles de Kinmen / Jinmen et Matzu / Matsu, voir carte, infra) serait alors une traduction juridique indéniable de la proclamation d'indépendance formelle de "Taïwan" en tant qu'État. Elle serait surtout une  consécration officielle de la frontière entre la Chine et Taïwan, la raison in fine qui agirait comme le déclencheur de la guerre, dans le rapport de forces géopolitiques présent. Le déploiement de plus de huit cents missiles chinois face à l'île aujourd'hui, le vote par l'Assemblée Populaire Nationale chinoise le 14 mars 2005 d'une loi dite "anti-sécession", et la question récurrente dans l'île de l'adoption d'une nouvelle constitution, qui touche potentiellement à la question du nom du pays et aux frontières officielles, rappellent que la question est explosive.

L'emploi des mots "Chine" ou "République de Chine" et du mot "Taïwan" dans les discours présidentiels du jour de la fête nationale

Dessin de frontière, dessein politique

C'est un lieu commun que d'affirmer que la République de Chine d'aujourd'hui est bien différente de la République de Chine de 1947 même s'il s'agit légalement du même régime. Sa souveraineté sur le Continent est toujours implicitement proclamée par sa Constitution. Ce qui est logique, puisque celle-ci n'a pas été remplacée ni amendée sur ce point depuis la division de la Chine en 1949 et le repli du gouvernement nationaliste dans sa province de Taïwan. Mais le contrôle effectif du Continent a été perdu voici plus de cinquante ans. En outre, la division de la Chine, l'existence d'une entité politique "légitime" sur le Continent et le partage de souveraineté ont été officiellement admis par Taïwan à partir du début des années 1990, avec la proclamation de la fin de la "période de rébellion" en mai 1991, l'adoption des "Lignes directrices pour la réunification nationale" en février 1992, du "Livre blanc sur les relations entre les deux rives du détroit" [TC - 4] en juillet 1994, et la théorie d'une "souveraineté en commun, gouvernance séparée" [TC - 5] présentée ensuite par le Conseil des Affaires Continentales.

 
Encadré 1. Taïwan au fil du temps : chronologie de 1943 à 2006

1943 – Conférence des alliés (F.D. Roosevelt, W. Churchill et  Chiang Kai-shek), au Caire (décembre), durant laquelle est évoquée l'idée d'une rétrocession à la Chine des territoires "volés" par le Japon (Taiwan, cependant, avait été cédée au Japon par un traité en 1895). La "Déclaration du Caire", régulièrement mise en avant par la Chine depuis 1950 pour justifier le retour de Taiwan dans le giron chinois, n'existe en fait pas. Il ne s'agit que d'un point de presse par les porte-parole indiquant aux journalistes les thèmes des discussions. Chiang Kai-shek était d'ailleurs déjà dans son avion pour rentrer en Chine au moment de cette conférence de presse.
1945 – "Rétrocession" intervenue le 25 octobre sur l'aéroport de Taipei. Le texte signé par les Japonais et les Chinois indique que le transfert de souveraineté se fait du Japon vers les alliés, et non au profit de la Chine. Celle-ci est représentée (par Chiang Kai-shek) par la volonté du Général Mac Arthur, pour prendre acte de la capitulation japonaise sur cette partie du théâtre asiatique, "au nom des alliés". L'intelligence politique des Nationalistes conduira le monde à l'interpréter comme une rétrocession formelle de Taiwan à la Chine.
1947 - Constitution de Nankin, adoptée par la République de Chine en 1947 et toujours en vigueur à Taiwan. La République de Chine n'ayant pas disparu en 1949, ni sa constitution avec elle, il y a continuité juridique entre sa période continentale et sa période insulaire.
1948 - L'Assemblée nationale élue fin 1947 sous le tout nouveau régime constitutionnel siège pour la première fois le 29 mars. Vote des "dispositions temporaires" le 18 avril 1948, qui suspend le fonctionnement normal de la Constitution sans l'abolir.
1949 – Le régime nationaliste s'effondre. La République populaire de Chine (RPC) est fondée à Pékin (1er octobre). Les institutions, le gouvernement et les assemblées de la République de Chine se replient à Taipeh (8 décembre). Fin de l'ère continentale de la République de Chine (RDC).
1951 - Traité de paix de San Francisco entre les États-Unis et le Japon, par lequel ce dernier confirme son abandon de la souveraineté sur Taiwan mais sans spécifier de bénéficiaire : ni la Chine nationaliste, ni la Chine communiste ne sont invitées.
1952 - Chiang Kai-shek  signe le "Traité de Taipei", traité de paix entre le Japon et la République de Chine qui rétrocède formellement la souveraineté de Taiwan à la "Chine", représentée légalement par la puissance signataire du traité, la République de Chine. A ce jour, le seul traité international clarifiant la situation, et ce, au profit de la RDC (Taiwan) et non de la RPC.
1954 - Traité sino-américain de défense mutuelle signé par les deux gouvernements de Washington et de Taipei. Du fait de la division de la Chine et de la question des "offshores" (îles de Kinmen et Matsu), le gouvernement de Taipei doit signer un traité au terme duquel le "territoire national" de la République de Chine est décrit comme se limitant exclusivement à l'île de Taiwan et à l'archipel des Penghu.
1971 – L'Assemblée générale de l'ONU vote, en contournant l'opposition du Conseil de sécurité (où siègent la RDC et les États-Unis), l'exclusion "des représentants de Chiang Kai-shek", remplaçant de ce fait la RDC par la RPC à l'ONU. La formulation, en dépit de l'analyse de Pékin, n'aborde pas la question du statut international de Taiwan et ne consacre pas en droit la disparition de la RDC qui continue d'exister et d'être reconnue par un certain nombre d'États. Taiwan (la RDC) est exclue depuis de toutes les agences onusiennes.
1979 – Les États-Unis (sous la présidence de J. Carter) reconnaissent  Pékin ; en réaction, le Congrès vote le "Taiwan relation Act" contraignant notamment Washington à défendre Taiwan en cas d'attaque chinoise.
1987 - Le Président Chiang Ching-kuo lève la loi martiale (15 juillet).
1988 – Décès de Chiang Ching-kuo, remplacé par Lee Teng-hui, son vice-président, taiwanais de souche, qui lance entre 1988 et 2000 la démocratisation et l'indigénisation du régime.
1989 - En RPC, massacre de la place Tiananmen.
1991 - Le Président Lee Teng-hui proclame la fin de la "période de mobilisation contre la rébellion communiste" (mai) et lève les "Dispositions temporaires" de 1948 qui imposaient une légalité d'exception. Il promulgue les premiers "Articles additionnels à la Constitution de la République de Chine" (中華民國憲法增修條文). Le 21 juin, le Conseil des Grands Juges impose aux élus de 1947 de se retirer de leurs fonctions, pour permettre enfin le renouvellement des Assemblées.
1992 - Adoption des "Lignes directrices pour la réunification nationale".
1994 - Adoption du "Livre blanc sur les relations entre les deux rives du détroit" (兩岸關係白皮書) ; émergence de la  théorie d'une "souveraineté en commun, gouvernance séparée" (主權共享,治權分屬).
 1996 - le 23 mars, première élection du Président de la République de Chine au suffrage universel direct. Outre compléter le mouvement de démocratisation, l'événement indigénise fortement le politique, le Président étant élu par la seule population taiwanaise.
1997 - Création d'un centre "Centre de transbordement hors douane" (境外轉運中心) dans le port de Kaohsiung, permettant aux navires chinois d'effectuer pour la première fois un voyage direct légal entre les deux rives, mais sans pouvoir décharger en zone sous douane des marchandises – qui ne peuvent être que réexportées vers un tiers pays. La frontière douanière est respectée, et même, d'une certaine manière reconnue, par les deux bateaux envoyés, en éclaireurs mais avec réticence, par la Chine populaire.
1999 - Le gouvernement insulaire proclame que les  deux rives constituent deux États séparés, réalité banale, mais rejetée par la Chine qui rompt jusqu'à ce jour le dialogue avec Taiwan.
2000 – Le candidat de l'opposition indépendantiste, Chen Shui-bian, emporte la présidence, sous le regard bienveillant du sortant, Lee Teng-hui. Cet événement constitue la première alternance politique majeure de l'histoire de Taiwan et une étape importante dans l'évolution de la jeune démocratie taiwanaise. L'option indépendantiste de plus en plus affirmée du nouveau président l'oblige à démissionner de la présidence du Parti nationaliste. Il fonde le Parti à ce jour le plus indépendantiste, le Taiwan Solidarity Union, ce qui lui vaut d'être exclu du Kuomintang qui repasse aux mains des réunificateurs d'origine continentale.
2004 - Premier referendum à Taiwan visant à autoriser le gouvernement à acheter un volume particulier d'armes aux États-Unis. Le 28 février, une chaîne humaine a rassemblé entre 1,5 et 2,5 millions de personnes, selon les sources, afin de manifester contre le déploiement des missiles chinois. Elle s'étirait sur 550 km du nord au sud de l'île et s'accompagnait de divers autres meetings et manifestations. Journée dite du "2-2-8" car le 28 février est le 28e jour du 2e mois, soit 2-2-8 pour les Taiwanais – , date anniversaire de la sauvage répression d'un soulèvement local perpétrée par le régime du Kuomintang en 1947.
2005 - Le 14 mars, vote par l'Assemblée Populaire Nationale chinoise d'une loi dite "anti-sécession" permettant au pouvoir de recourir à des "moyens non pacifiques" en cas de déclaration d'indépendance formelle de Taiwan. La Chine et la Russie développent leur relation stratégique et militaire en organisant des exercices communs dont l'envergure paraît surtout destinée à faire démonstration de leur force dans la zone Asie-Pacifique, signal direct à Taiwan et à ses alliés dans la région.
2006 -  Le Conseil pour l'unification nationale, devenu symbolique, purement consultatif, est "suspendu" le 28 février, et les "lignes directrices pour l'unification nationale" abolies par Chen Shui-bian.
2008 - La Chine va organiser à Pékin les vingt-neuvièmes Olympiades, ce qui peut l'inviter à donner une image de respectabilité internationale et à repousser une éventuelle épreuve de force vis-à-vis de Taiwan.

Synthèse chronologique : Sylviane Tabarly, le 15 juillet 2006.


 

Ces changements d'importance ont-ils conduit à l'émergence d'une frontière légale entre Taïwan et la Chine ? Voyons d'abord ce que dit la constitution de Nankin, adoptée par la République de Chine en 1947 et toujours en vigueur à Taïwan, sur la question des "frontières nationales" et du territoire national [TC - 6].

Nous entendons souvent à Taïwan que les frontières nationales seraient "définies par la Constitution". C'est en fait inexact car, comme on peut d'ailleurs s'y attendre, il n'y a rien de précis dans le texte qui définisse ce territoire et ces frontières : ni carte, ni longitude, ni latitude, ni tracé, ni liste de provinces [7], ni superficie totale du territoire. L'article 4 du titre I de la Constitution dispose ainsi : "Le territoire national de la République de Chine, tel que défini par ses frontières inhérentes / anciennes, ne peut être modifié que par une résolution de l'Assemblée nationale" [TC - 7]. Or rien n'est plus imprécis que ce terme de "frontières inhérentes", ou de "frontières anciennes" [TC - 8]. Imprécision qui peut mener aisément à des controverses sans fin. Le sujet est donc peu clair juridiquement [8]. Tenons-nous pour le moment à l'idée que la Constitution héritée par Taïwan n'institue pas de frontière entre les deux rives, avant tout par ce qu'elle ne définit pas clairement de frontières. Et, en 1947, à l'adoption de la Constitution, Taïwan était intégrée à la Chine nationaliste depuis deux ans, au moins dans le droit interne de la République de Chine.

Cependant, même sur un plan strictement constitutionnel, il est possible de voir une frontière se dessiner. Le 1er mai 1991, en même temps qu'il levait les "Dispositions temporaires" qui imposaient sur Taïwan une légalité d'exception depuis le 18 avril 1948, le Président Lee Teng-hui promulguait les premiers "Articles additionnels à la Constitution de la République de Chine", [9] qui ont en théorie un statut temporaire pour éviter de toucher à l'identité nationale officielle telle qu'inscrite dans le marbre de la Constitution en 1947. Or ces articles additionnels prennent note de cette division, en constitutionnalisant la notion d'une "Zone libre de la République de Chine" [TC - 9], dans laquelle ils s'appliquent, à défaut de pouvoir l'être sur le Continent. Ce qui institue une quasi-frontière constitutionnelle en même temps réputée temporaire. [10]

 

De la frontière aux frontières

Ceci nous mène naturellement à la question de l'existence d'une frontière entre les deux rives sur le plan législatif et administratif, autrement dit sur les plans de la loi et du règlement, immédiatement inférieurs, dans l'ordre juridique, au domaine constitutionnel. Sur ce plan, comme indiqué dans l'article précédent (voir supra le premier pop-up, le gouvernement de Taipei, par l'intermédiaire du Conseil des Affaires Continentales, a qualifié durant les années 1990 la situation de  "souveraineté en commun, gouvernance séparée".

Il y a donc admission, qui attend toujours la réciproque par Pékin, d'une gouvernance séparée ce qui consacre donc une frontière. Cette consécration n'est pas seulement de l'ordre du discours politique, elle est aussi légale et réglementaire. En effet, les lois et règlements touchant aux relations entre les deux rives depuis les années 1990 reprennent la notion constitutionnelle de "Zone libre de la République de Chine", et lui rajoutent pour mentionner l'autre zone, l'expression de "Zone contrôlée par les Communistes chinois" [TC - 10]. Notons ici que la population continentale est appelée légalement et réglementairement un "peuple" [TC - 11], terme qui indique l'idée d'un pays distinct, plus en tout cas que le terme légal et réglementaire employé pour désigner la population de la Région Administrative Spéciale de Hong Kong, qualifiée quant à elle de "population résidente" [TC - 12]

Sur le plan militaire, les choses ne sont pas moins intéressantes. Une ligne de démarcation sépare bel et bien l'espace aérien du détroit. Certes, elle est rigoureusement non officielle, et s'il existe, pour des raisons pratiques, des tracés au sein du Ministère taïwanais de la défense, ceux-ci n'ont pas une valeur juridique – et le Ministère est juridiquement fondé à dire qu'un tel tracé n'existe pas quand la question lui est posée au Parlement. Cependant, cette ligne imaginée, que l'on peut esquisser sur une carte, est bel et bien acceptée tacitement par les deux parties, ce qui est dans leur intérêt (cf. carte infra). Que des chasseurs chinois la franchissent, par mégarde ou pour tester le côté taïwanais, et ils sont immédiatement escortés par des chasseurs taïwanais jusqu'à leur zone aérienne. La situation s'est évidemment déjà produite et n'a pas dégénéré jusqu'à présent.

Sur le plan militaire toujours, notons un détail historique intéressant : en 1954, un traité sino-américain de défense mutuelle a été signé par les deux gouvernements de Washington et de Taipei (voir chronologie, supra). Ce traité définissait le "territoire national" [TC - 13] à défendre par les deux parties signataires, sans la partie continentale de la République, pour cette dernière. Quant à la "question des offshores", autrement dit, la question des îles de Kinmen et Matsu, enserrées dans la côte continentale, Chiang Kai-shek y voyait un avant-poste indispensable pour la défense de l'île face aux communistes, alors que les États-Unis n'y voyaient aucun intérêt stratégique et craignaient d'être entraînés dans une guerre contre la Chine si les deux îles étaient attaquées. Au final, le gouvernement de Taipei dut signer un traité au terme duquel le territoire national de la République de Chine se limitait exclusivement à l'île de Taïwan et à l'archipel des Penghu. En fait cette réduction de la souveraineté de la République de Chine avait été déjà reconnue implicitement par Chiang Kai-shek en 1952 lorsqu'il manda son ministre des Affaires étrangères, Yeh Kung-chao, pour signer le "Traité de Taipei", traité de paix entre le Japon et la République de Chine, au terme duquel il est explicitement stipulé que "Pour les besoins du présent traité, les ressortissants de la République de Chine seront considérés comme comprenant tous les habitants et anciens habitants de Taïwan (Formose) et Penghu (les Pescadores) et leur descendants qui sont de nationalité chinoise selon les lois et règlements qui sont appliqués ou sont susceptibles de l'être par la République de Chine à Taïwan (Formose) et aux Penghu (Pescadores)" (art. 10). Presqu'hallucinant quand on sait la réticence de certains réunificateurs d'aujourd'hui à reconnaître que "La République de Chine, c'est Taïwan" (Lee Teng-hui, 1998), et que le régime est donc aujourd'hui bel et bien la "République de Chine à Taïwan", sinon sur le plan constitutionnel (sur ce point, cela reste la République de Chine), du moins sur le plan politique.

Taïwan et l'Asie orientale : aspects géopolitiques

Taïwan et l'Asie orientale : aspects géopolitiques

Taïwan dans son proche environnement

Taïwan dans son proche environnement

Réalisation des cartes : Hervé Parmentier. Sources diverses et indications de Stéphane Corcuff

Sur le plan de la sécurité des zones côtières et de la protection des ressources halieutiques, il existe autour des différentes îles contrôlées par Taipei deux périmètres de sécurité qui s'inspirent des règles internationales habituelles (voir pop-up ci-dessus). Le premier, dit "périmètre maritime restreint" ou périmètre de sécurité restreint [TC - 14], et le second, plus proche des côtes, dit "périmètre maritime interdit" ou périmètre de sécurité interdit [TC - 15]. Chaque périmètre entraîne une vigilance et une réaction différentes en cas d'intrusion, par exemple par un bateau de pêche chinois. Ces deux périmètres composent un tracé piriforme, comprenant l'île de Taïwan, l'archipel des Penghu, l'île Verte et l'îlot des Orchidées [TC - 16]. Des lignes distinctes sont tracées, sur le même principe, autour des îles de Kinmen et de Matsu. À ma connaissance, le Conseil des Affaires continentales, par le biais de la Fondation pour les échanges entre les deux rives [TC - 17], a transmis ces tracés à la Chine, sans cependant avoir obtenu d'acceptation, de rejet ou de commentaire à ce jour.

Si la Chine avait manifesté un refus explicite de ces limites, elle aurait dû, par la suite, les tester en les franchissant, ce qui aurait alors menacé la sécurité du détroit. Or, il est bien entendu dans l'intérêt des deux parties que ces limites soient connues et respectées, même si cela n'est pas dit, afin d'éviter un incident involontaire provoquant l'escalade. Si la Chine, au contraire, avait manifesté son accord, cela revenait à admettre cette frontière. La Chine est donc, là aussi, dans une situation proprement impossible, ne pouvant aller contre un mouvement qui, depuis 1949, fait apparaître toujours plus la distance entre son discours sur le statut de Taïwan et la réalité politique et juridique de l'île.

Pour ce qui est de la Zone Economique Exclusive (ZEE / EEZ) [TC - 18], un tracé existe là encore. Mais tout comme la ligne de démarcation aérienne tacite, il montre la sensibilité et la complexité de la question. Le Conseil des Affaires Continentales dispose à ce jour d'une carte, également non officielle, sur laquelle une partie seulement de la ZEE est tracée : celle qui se situe au large des côtes taïwanaises sur l'océan Pacifique. Elle n'a pas été tracée dans le détroit,  le Conseil reconnaissant qu'elle est actuellement impossible à tracer, du fait de la situation complexe entre les deux régimes. Le fait que cette frontière soit tracée dans l'océan Pacifique montre que la nécessité d'assurer la gestion des ressources impose la délimitation d'une frontière. Le fait qu'elle n'existe pas dans le détroit montre comment les questions politiques viennent interférer avec une frontière par ailleurs "naturelle", et ce, pour deux raisons : tout d'abord les ambiguités de la Chine face à Taïwan depuis le début des 350 ans de leur histoire commune [11] ont nourri un mouvement identitaire profond à Taïwan ; ensuite l'existence d'un État souverain à Taïwan impose, pour des raisons évidentes, une limite à la zone de souveraineté, de gestion, et d'action de l'État .

Cette frontière qui est en train de naître peu à peu, difficilement mais de manière inéluctable, est aussi douanière. Lorsque la Chine et Taïwan ont été admises conjointement à l'Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2002, Taïwan a été dénommée "Territoire douanier séparé de Taïwan, Penghu, Kinmen et Matsu". La Chine n'a pu s'y opposer et a bien dû finir par accepter cette frontière douanière juridicisée et acceptée par le droit international qui sur ce point a explicitement délimité Taïwan comme un territoire "séparé". Cette frontière douanière, du reste, est matérialisée depuis longtemps par l'interdiction des liens directs entre les deux rives. Elle a pris une nouvelle dimension réglementaire avec la création en 1997 d'un "Centre de transbordement hors douane" [TC - 19] dans le port de Kaohsiung, permettant aux navires chinois d'effectuer pour la première fois un voyage direct légal entre les deux rives, mais sans pouvoir décharger en zone sous douane des marchandises qui ne peuvent être que réexportées vers un pays tiers et ne sont pas destinées au marché taïwanais. Le 20 avril 1997 l'arrivée de deux navires chinois, inaugura le système. La frontière douanière était non seulement respectée, mais d'une certaine manière reconnue par la Chine populaire. En prime, comme le veut la coutume maritime, les navires furent obligés de hisser, même brièvement, le drapeau de Taïwan (de la République de Chine) pour pouvoir entrer dans le port. On comprend la résistance de la Chine à répondre, à l'époque, à cette innovation, et le peu de succès qu'elle a rencontré depuis [12].

 
Encadré 2. Quelle reconnaissance internationale pour le régime de Taipei ? 

Taiwan n'est pas un État souverain du point de vue de l'ONU et le nom de "Republic of China" ou ROC que se donne officiellement Taiwan n'est pas reconnu sur la scène internationale. Taiwan est souvent, au mieux, ignorée, au pire, mise au ban de la communauté internationale. Seize États seulement étaient représentés à la cérémonie d'investiture du président taiwanais Chen Shui-bian en 2000. Légalement, les Nations unies et la plupart des États s'en tiennent à la position de Pékin, pour résumer : Taiwan est une province de la Chine - RPC. Tentons de faire le point de la situation.

En 2006, seuls 26 États* (liste infra en bas de page) dans le monde entretenaient des relations diplomatiques formelles avec Taiwan, et il s'agit souvent de "micro-États", dont le Saint-Siège. À partir de 1989 (répression de Tienanmen en RPC), Taipei a redoublé ses efforts pour sortir un peu plus de l'isolement diplomatique que Pékin cherche à lui imposer. De nombreux petits pays d'Afrique, des Caraïbes ou d'Amérique latine (notons le soutien régulièrement réaffirmé du gouvernement paraguayen en faveur de la reconnaissance internationale de Taïwan) ont noué des relations diplomatiques avec la RDC, le plus souvent en échange d'une politique d'aide au développement de la part de Taipei. Par exemple : le Lesotho (avril 1990), la Guinée-Bissau (mai 1990), le Centrafrique (juillet 1991), le Niger (juin 1992), le Burkina Faso (février 1994), la Gambie (juillet 1995), le Sénégal (janvier 1996), São Tomé-et-Principe (mai 1997) et le Tchad (août 1997).
Toutefois, certains de ces pays sont ensuite repassés du côté de Pékin : le Lesotho en 1994, le Niger en 1996, le Centrafrique, la Guinée-Bissau et l'Afrique du Sud (qui auparavant n'avait jamais reconnu la RPC) en 1998. La Macédoine, seul État européen, en dehors du Vatican, à avoir reconnu Taiwan (en 1998) a emprunté le même chemin en 2001.
Plus récemment, la montée en puissance de la RPC sur la scène internationale, son clientélisme et ses besoins considérables en matières premières et en énergie, ont conduit Pékin à accentuer les pressions sur ses partenaires pour les inciter à rompre avec Taiwan.
Le cas du Vatican est particulier mais il pèse symboliquement fort dans la balance. Depuis la défection de la Macédoine en 2001, le Saint-Siège est le dernier État européen entretenant des relations officielles avec Taiwan. Pékin aimerait normaliser ses liens avec le Vatican ce qui isolerait davantage Taiwan mais les papes qui se sont succédé ces cinquante dernières années s'y sont toujours opposés tant que les libertés religieuses ne sont pas garanties en RPC. Le président Chen Shui-bian a pu assister aux funérailles de Jean Paul II, première visite en Europe d'un président taiwanais en exercice.

En raison de cette situation particulière, Taiwan n'est pas membre des organisations des Nations unies et n'est pas signataire des principaux traités internationaux postérieurs à 1971, date d'admission de la RPC à l'ONU. Cependant son entrée à l'OMC le 1er janvier 2002 a été perçue par les Taiwanais comme un signe de reconnaissance internationale. Plus de 150 pays dans le monde, qui n'ont aucune relation diplomatique avec l'île, entretiennent tout de même avec elle une coopération économique et technique.
Sans reconnaître diplomatiquement Taiwan (par l'ouverture d'une Ambassade par exemple), de nombreux pays ont noué des relations, commerciales et culturelles, plus ou moins étroites avec Taiwan. Le rôle de représentation diplomatique de la France à Taiwan est dévolu à l'Institut français de Taipei (IFT) qui a tout de l'ambassade sauf le nom.

Comme chaque année au moment de l'Assemblée générale de l'Organisation des Nations unies, Taiwan (République de Chine) essaie d'attirer l'attention sur le fait que ses 23 millions d'habitants sont toujours au ban de l'ONU et de sa galaxie d'organisations et d'agences. Sa mise à l'écart de l'Organisation mondiale de la santé (OMS / WHO), même avec un simple statut d'observateur, pose des problèmes concrets réels dans des contextes de crises sanitaires majeures comme celle du SRAS (début 2003). Cette publicité officielle parue dans la presse française (quotidien Le Monde, 15 mai 2004) s'en faisait l'écho.

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Sur Internet :
> des informations à ce propos  : http://english.www.gov.tw/UN/index.jsp
> Bureau de représentation de Taipei en France : www.roc-taiwan-fr.com

* Les 26 États entretenant des relations diplomatiques formelles (Ambassade, visites officielles, etc.) avec Taiwan :
- Europe (1) : le Saint-Siège
- Afrique (6) : Burkina Faso, Tchad, Malawi, Sao Tome et Principe, Swaziland, Gambie
- Asie orientale et Pacifique (6) : Palau, Tuvalu, îles Marshall, îles Salomon, Kiribati, Nauru
- Amérique centrale et méridionale (12) : Costa Rica, Guatemala, Paraguay, Saint-Vincent et Grenadines, Belize, Salvador, Haïti, Nicaragua, République dominicaine, Honduras, Panama, St Kitts et Nevis
- Amérique du Nord (1) : États-Unis

Synthèse documentaire : Sylviane Tabarly, le 15 juillet 2006


 

 

Conclusion : une frontière protéiforme

La naissance de la frontière est donc un phénomène indéniable, multidimensionnel, et inévitable. Et cette brève description n'a pas abordé la frontière qui s'enseigne désormais dans les écoles (par exemple dans les manuels de géographie), qui se développe dans les discours politiques, et qui prend corps à travers les évolutions naturelles de langage, des mentalités et de la psychologie populaire : jusqu'à de nombreux Continentaux de Taïwan [13] qui disent, lorsqu'ils se dirigent vers l'aéroport international de Taipei (Taoyuan) pour quitter l'île, "Je quitte le pays" [TC - 20].

Même si c'est en fait pour aller en Chine via Hong Kong ! Si cette frontière est souvent niée et n'a pas encore trouvé de traduction juridique complète et régulière, elle est pourtant déjà dans tous les esprits. Si ces dimensions nouvelles dans la théorie des relations internationales que sont la psychologie des peuples et leur traduction médiatique peinent à trouver leur place dans l'analyse, elles suggèrent néanmoins que leur ignorance nuit à la compréhension des phénomènes politiques en cours sur le terrain.

Le texte originel et toujours intact de la Constitution de la République de Chine est donc aujourd'hui le seul et dernier domaine légal, à Taïwan, dans lequel une frontière entre la République populaire et la République insulaire n'a pas commencé d'apparaître. Mais les "articles additionnels" (1991) définissent déjà un embryon de frontière par la constitutionnalisation de la division de la Chine.

L'identité plurielle de Taïwan

L'identité plurielle de Taïwan

Une rue de Taipei datant de l'époque japonaise décorée d'idéogrammes chinois dans une
modernité culturelle composite taïwanaise. Photo : Government Information Office, Republic of China (Taïwan).

Quelle reconnaissance internationale pour le régime de Taipei ? (document)

L'apparition du concept de "Zone libre de la République de Chine" et le fait que la ligne de démarcation qu'il sous-entend n'ait pas rang de frontière constitutionnelle, révèlent l'inadéquation entre pays constitutionnel et pays légal ou entre pays symbolique et pays réel à Taïwan aujourd'hui.


Notes

[1] Cette page est adaptée d'un article paru dans la revue Monde Chinois (n°4, printemps 2005). C'est le second d'une série de trois articles autour de la situation juridique et politique de Taïwan. Des documents annexes (en pop-up) s'appuient sur l'ensemble des trois articles.
La revue "Monde chinois" : www.choiseul.info/editions/index.php?page=mc

[2] Il était intéressant de noter qu'il avait spontanément repris les mots du débat sans les questionner : "Taïwan" et "la Chine", non "la province de Taïwan" et "la Chine continentale".

[3] "Le Continent" (大陸 Dalu), désigne non pas l'Asie continentale mais la Chine. C'est l'abréviation de "Chine continentale" (中國大陸 Zhongguo dalu). L'emploi de cette expression traduit dans les deux cas une vision dans laquelle la Chine et Taïwan, quoique séparées, font partie d'un même ensemble. Seul l'emploi de l'expression "Chine" (中國 Zhongguo) traduit une perception dans laquelle Taïwan et la Chine sont deux pays distincts.

[4] Au lieu d'une désignation indirecte par une ancienne assemblée élue sur le Continent en 1947 et représentant théoriquement toute la Chine

[5] Sachant que la redéfinition des frontières pourrait se faire sans changement de nom de régime mais en réduisant officiellement le territoire de souveraineté à Taïwan et aux îles, îlots associés.

[6] On peut penser à de nombreuses solutions, par exemple : 臺灣共和國 / 臺灣民主國 (République démocratique de Taïwan), tout simplement 臺灣 ("Taïwan"), ou, plus probablement, le terme ethniquement neutre de 福爾摩沙, traduction phonétique de Ilha Formosa. Ce qui donnerait "Formosa", comme nom de pays dans une traduction internationale standardisée afin de ne pas imposer un terme d'origine chinoise aux premiers Formosans, les Aborigènes.

[7] Lorsque le texte préliminaire de la Constitution fut rédigé en 1937, il contenait une liste de province qui ne comprenait pas Taïwan, celle-ci étant alors japonaise et la République de Chine n'ayant aucune visée sur elle.

[8] Concrètement, c'est en fait par la publication de la carte officielle du territoire de la République de Chine (dite simplement 中華民國全圖) par le ministère de l'Intérieur que l'étendue et les frontières du territoire national sont officiellement affirmées. Le but assigné au "Département des affaires territoriales" du ministère de l'Intérieur (内政部地政司) pour la publication de cette carte est d'ailleurs explicite : "Proclamer la souveraineté sur le territoire national" (宣示領土主權). Voir par exemple le rapport annuel d'activité du département des affaires territoriales du Ministère de l'intérieur (内政部地政司八十六年業駔年報), 1997, p. 10.

[9] En chinois : 中華民國憲法增修條文. Le sens et la portée juridique de ces "articles additionnels" sont importants. Il ne s'agit pas d'amendements des articles existants (修正案), mais bien d'articles additionnels (增修條文), ajoutés à la fin du texte constitutionnel, changeant les règles que ce dernier impose, sans toucher cependant au texte originel lui-même. Pourquoi cette solution hybride ? Pour une raison politique : changer la Constitution aurait été vu, à raison ou à tort, comme la fin de l'espoir de la voir ré-appliquée un jour sur le continent. En conséquence, les "modifications" n'étaient officiellement appliquées que sur le "territoire libre de la République de Chine", c'est-à-dire principalement Taïwan, Penghu, Kinmen et Matsu, et de manière temporaire seulement.

[10] La question des eaux territoriales (領海), sur un plan théorique, se pose de la même manière que celle du territoire national : une superposition des deux souverainetés maritimes de Pékin et de Taipei.

[11] La sinisation de l'île n'a commencé qu'au début du XVIIe siècle avec l'immigration des Chinois après l'établissement du premier gouvernement de l'île par les Hollandais. Par la suite, la Chine ayant intégré Taïwan à l'empire en 1684, la relation entre la Chine et Taïwan a toujours été empreinte de distance et d'ambigüité.

[12] D'autant que l'augmentation rapide de la capacité de tonnage de la marine marchande chinoise  rendait vite ce passage par Taïwan et le transbordement sur des navires taïwanais inutile.

[13] La population taïwanaise est essentiellement constituée de Chinois de souche ancienne progressivement mélangés aux Aborigènes des plaines depuis le XVIIe siècle (85% environ), une minorité d'Aborigènes des montagnes n'ayant pas été assimilés au cours des siècles précédents (1,7% et 370 000 individus) et enfin les Chinois d'origine continentale récente, arrivés entre 1945 et 1955, pour la plupart lors d'un pic fin 1949 / début 1950.

Ces superpositions du peuplement expliquent la diversité linguistique dont voici les principaux groupes : le chinois min nan (66,7%) appelé taïwanais (ou dialecte chinois du Fujian) ; le chinois mandarin, seule langue officielle, celle des Contientaux, (20,1%) ; le chinois hakka (11%) ; les langues aborigènes (environ 2%) de Taïwan. Les clivages qui ont longtemps séparé ces communautés ont encore leur importance dans la société taïwanaise.

La diversité linguistique à Taïwan, d'après L'aménagement linguistique dans le monde (Jacques Leclerc, Québec, TLFQ, Université Laval, juin 2006) : www.tlfq.ulaval.ca/AXL/asie/taïwan.htm

[TC] Terminologie chinoise des mots et expressions employés dans le texte ci-dessus

1 - localisation : 本土化

2 - République de Chine : 中華民國

3 - indépendance de Taïwan : 臺獨 ou 臺灣獨立

4 - Livre blanc sur les relations entre les deux rives du détroit : 兩岸關係白皮書

5 - souveraineté en commun, gouvernance séparée : 主權共享,治權分屬

6 - frontières nationales : 國界 et territoire national : 領土

7 - Le territoire national de la République de Chine, tel que défini par ses frontières inhérentes / anciennes, ne peut être modifié que par une résolution de l'Assemblée nationale : 中華民國領土, 依其固有之疆域, 非經國民大會之決議, 不得變更之

8 - frontières inhérentes ou frontières anciennes : 固有之疆域 . 固有 signifie (Ricci) : posséder par nature, inhérent, naturel, propre, spécifique. La traduction officielle donnée en anglais pour 固有之疆域 par le Bureau d'information du gouvernement de Taïwan est "the existing boundaries", ce qui précise le sens comme "les frontières existantes de la Chine au moment de l'adoption de la Constitution".

9 - Zone libre de la République de Chine : 中華民國自由地區

10 - Zone contrôlée par les Communistes chinois : 中共控制之地區

11 - peuple : 人民

12 - population résidente : 居民

13 - territoire national : 領土

14 - périmètre maritime restreint : 限制水域

15 - périmètre maritime interdit 禁制水域

16 - île Verte 綠島 et îlot des Orchidées 蘭嶼

17 - Fondation pour les Échanges entre les deux rives : 海峽交流基金會

18 - Zone Economique Exclusive : 經濟海域

19 - Centre de transbordement hors douane : 境外轉運中心

20 - Je quitte le pays : 我出國


Références, bibliographie (ordre chronologique)

  • Corcuff, Stéphane - Canton, 1784. Le "Mémoire sur Formose" du Consul Vieillard et la géopolitique du détroit de Taïwan au XVIIIe siècle - Bleu de Chine (à paraître)
  • Corcuff, Stéphane - Les "Continentaux" de Taïwan. Indigénisation et politique identitaire, 1988-1997 - Les Indes savantes (à paraître)
  • Tsang, Steve, ed. - If China Attacks Taiwan: Military strategy, politics and economics - Routledge, 2006
  • Alain S. de Sacy - Taïwan, l'art de la paix - Vuibert, 2006
  • Jean-Pierre Cabestan et Benoît Vermander - La Chine en quête de ses frontières. La confrontation Chine-Taïwan - Presses de Sciences Po, 2005
  • Martin Edmonds et Michael Tsai, ed. - Defending Taiwan. The future vision of Taïwan's defense policy and military strategy - Routledge, 2005
  • Nancy Bernkopf Tucker - Dangerous Strait. The US-Taiwan-China Crisis - Columbia, 2005
  • Richard C. Bush - Untying the Knot. Making Peace in the Taiwan Straits - Brookings, 2005
  • Corcuff, Stéphane (Gao Gefu) - Fenghe rinuan. Taiwan waishengren yu guojia rentong di zhuanbian - Yunchen wenhua, 2004
  • Lee Hsiao-feng - Histoire de Taïwan - L'Harmattan, 2004
  • Jean-Pierre Cabestan - Chine Taïwan, la guerre est-elle concevable ? - Economica, 2003
  • Corcuff, Stéphane, ed. - Memories of the Future. National Identity Issues and the Search for a New Taïwan, M.E. Sharpe, 2002

Ressources en ligne : une sélection

 

Stéphane Corcuff, maître de conférences à l'IEP de Lyon,
directeur des études sur le monde chinois à Sciences Po Lyon,
chercheur à l'Institut d'Asie orientale (UMR 5062 du CNRS) associé à l'ENS de Lyon

Pour Géoconfluences le 30 juin 2006
Compléments, adaptations, mise en page web : Sylviane Tabarly
Mise à jour :   19-07-2006

Pour citer cet article :  

Stéphane Corcuff, « Taïwan : naissance des frontières d'une démocratie insulaire », Géoconfluences, juillet 2006.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/doc/etpays/Chine/ChineScient6.htm