Archive. Nouveaux territoires de l'habiter en France : les enclaves résidentielles fermées
NB. Le contenu de cet article donne des informations disponibles au moment de sa publication en 2006.
1. L'essor des enclaves résidentielles fermées
2. Un phénomène aux dimensions multiples
De nouveaux territoires de l'habiter se développent en France depuis la dernière décennie du XXe siècle, à travers la multiplication de ce que l'on dénomme les enclaves résidentielles fermées. Certes, le phénomène n'est ni original, ni spécifique à l'hexagone. D'une part, ce type d'habitat existe depuis le XIXe siècle au moins, mais il ne concernait alors que quelques domaines d'habitat bourgeois correspondant à la figure du "ghetto doré". La nouveauté vient donc du développement d'une nouvelle territorialité de l'habiter qui se décline sur le mode de la fermeture et qui s'adresse principalement à la vaste classe moyenne, et non plus principalement aux ménages fortunés. D'autre part, les enclaves résidentielles fermées semblent connaître un essor généralisé à l'échelle planétaire, même si, au-delà de cette tendance à l'ubiquité, des variations d'intensité du phénomène apparaissent (Billard, Chevalier, Madoré, 2005).
L'enclave résidentielle fermée peut être définie de la façon suivante. Il s'agit d'un complexe d'habitat entièrement clos par un dispositif physique (mur, grille ou/et clôture), avec contrôle des accès (portail automatique ou/et gardien), le tout bénéficiant d'un principe d'auto-administration d'ampleur très variable reposant sur une identification du complexe à une entité juridique régie par différents statuts (copropriété, association syndicale de propriétaires). Afin d'observer cette production de nouveaux territoires de l'habiter en France depuis une décennie, nous allons dans un premier temps examiner la diffusion des enclaves résidentielles fermées, pour ensuite discuter des raisons de leur développement.
L'essor des enclaves résidentielles fermées
Quelques aspects méthodologiques
Il est difficile de prendre la mesure réelle du développement des enclaves résidentielles fermées en France, car sa connaissance achoppe sur une difficulté conceptuelle et méthodologique. Comment, en effet, appréhender cette réalité dans un pays où, pour des raisons culturelles et urbanistiques, la fermeture de l'habitat est une pratique courante ? Dans les zones urbaines denses, la mitoyenneté et l'alignement des façades permettent de constituer un espace privatif clos en arrière de la construction. Par ailleurs, la clôture de la propriété est consubstantielle à l'habitat pavillonnaire. Ainsi, l'enclosure, c'est-à-dire le fait de clore sa propriété en la bornant par divers matériaux (plantations, grillage ou grille, mur), témoigne du caractère fondamental du droit de propriété. La seule véritable exception à cette règle de l'enclosure est l'habitat collectif discontinu issu de la logique fonctionnaliste de la seconde moitié du XXe siècle. La voie de recherche privilégiée consiste dès lors à observer les cas de figure où l'enclosure est revendiquée comme mode de fermeture d'un complexe d'habitat et où elle témoigne, de fait, d'une logique d'appropriation d'un patrimoine collectif partagé par l'ensemble des résidants.
Nous avons ainsi observé les représentations de la fermeture dans la promotion des programmes immobiliers neufs, en explorant l'ensemble des sites Internet de promoteurs constructeurs au cours du premier semestre 2002. La base de données comprend 148 promoteurs, appartenant à vingt et une régions métropolitaines (seule la Corse est absente). Sur un total de 1 537 programmes, 183 ont été sélectionnés, car ils contiennent les mots clés suivants : "ensemble ou programme clos, clôturé, fermé ou protégé (par mur, muret, grille ou portail automatique)". Ce filtre permet de bien identifier les complexes entièrement clos par un dispositif physique (mur, grille ou/et clôture), avec contrôle des accès, base de la définition de l'enclave résidentielles fermée. Toutefois, le recensement reposant sur un mode déclaratif, une sous-estimation de la diffusion réelle du phénomène est certaine car des opérations sont également clôturées, mais sans qu'il en soit fait mention dans le descriptif. Parallèlement, dix entretiens auprès de promoteurs ont été réalisés, cinq nationaux et cinq régionaux, tous basés à Toulouse. Le choix d'interroger les promoteurs toulousains s'explique aisément : ce sont les premiers, a priori, à avoir intégré en France l'objectif de la clôture dans leurs programmes résidentiels. Au sein de ces dix groupes de promotion immobilière, nos interlocuteurs ont été, généralement, le responsable des programmes ou le directeur technique.
Une diffusion à la fois ubiquiste et discriminée
Un peu plus d'un dixième (12%) seulement des programmes immobiliers en cours de commercialisation en 2002 en France peuvent être considérés comme des enclaves résidentielles fermées, au regard du descriptif du programme affiché sur le site Internet. Cela peut sembler modeste, mais, en réalité, la diffusion géographique du phénomène tend vers une certaine ubiquité. En effet, des programmes ont été identifiés dans les quatre cinquièmes des régions métropolitaines et dans quarante aires ou unités urbaines (tableau ci-dessous).
Par ailleurs, 40% des promoteurs, appartenant à douze régions et vingt aires urbaines différentes, affichent sur leur site Internet au moins une opération immobilière fermée, le phénomène émanant aussi bien de promoteurs nationaux que régionaux ou locaux, ce qui atteste de sa large diffusion.
Néanmoins, au-delà d'une répartition quelque peu ubiquiste, la géographie de la fermeture des espaces résidentiels neufs en France s'avère assez nettement discriminée, du moins en 2002 (tableau ci-dessus et figure ci-dessous). Depuis cette date, le processus de diffusion s'est nettement élargi spatialement. Cette géographie marque donc de son empreinte les villes situées au sud, ainsi que Dijon. C'est à Toulouse que la fermeture résidentielle des programmes neufs atteint son maximum, avec la moitié quasiment de la production locale. Les principales villes de la bordure méditerranéenne (Marseille / Aix-en-Provence et Montpellier) se distinguent également par la fréquence des programmes immobiliers fermés, même si ceux-ci y sont nettement moins nombreux que dans la capitale de Midi-Pyrénées. Enfin, Dijon occupe une place remarquable dans cette géographie de la fermeture des espaces résidentiels neufs en France, puisqu'elle apparaît en seconde position derrière Toulouse pour la proportion de programmes avec fermeture (36%).
Un processus rapide de diffusion géographique
La géographie des espaces résidentiels fermés commercialisés par la promotion immobilière en France apparaît sous un double trait, à la fois ubiquiste et discriminée. C'est une invitation à privilégier un regard en termes de dynamiques, en essayant de décrypter les logiques d'expansion du phénomène. N'assisterait-t-on pas alors à un classique processus de diffusion spatiale d'une innovation (Hägerstrand, 1952) ?
Le principal foyer émetteur de l'innovation serait Toulouse, où le groupe Monné Decroix apparaît comme le chantre et le pionnier, depuis le début des années 1990, de l'enclosure résidentielle en France. Puis, par effet de mimétisme, d'autres promoteurs ont intégré cette prestation dans leur production, favorisant sa banalisation. De fait, les promoteurs toulousains apparaissent très largement en tête en 2002 pour le nombre d'opérations fermées commercialisées par les promoteurs locaux (46, soit la moitié). Un second foyer émetteur, de moindre puissance, peut être repéré à Dijon, ce qui s'explique également par le positionnement sur ce créneau des promoteurs locaux.
Quant à la diffusion spatiale de cette innovation, celle-ci opère selon une double logique :
- D'une part, les pionniers de la fermeture participent activement à son essaimage, comme l'illustre le cas de Monné Decroix (carte ci-dessous). Désormais, l'activité du groupe se déploie bien au-delà du cadre toulousain (où 68 opérations sont recensées), avec des réalisations réparties dans 19 aires urbaines en 2005. La diffusion a d'abord gagné les villes du sud de la France, avec 28 programmes identifiés dans 10 aires urbaines (hors Toulouse), avant de gagner depuis le début des années 2000 des villes plus septentrionales, avec 16 programmes répartis dans 8 villes.
- D'autre part, de façon successive ou simultanée, le développement des premiers programmes clôturés dans une ville est de nature à susciter des vocations chez les promoteurs intervenant dans cette agglomération. Ceux-ci vont alors jouer le rôle de récepteurs de l'innovation, ce qui élargit son aire de diffusion. Or, ces récepteurs se sont multipliés rapidement, puisque les quatre dixièmes des promoteurs affichent sur leur site Internet l'existence de la clôture dans le descriptif de leurs programmes au premier semestre 2002. La rapidité de diffusion spatiale de cette innovation préfigure une généralisation progressive de la fermeture résidentielle en France, entendue comme processus d'appropriation privative des espaces communs d'un ensemble d'habitat (copropriété ou lotissement).
Description physique des enclaves résidentielles fermées
Quelques traits caractérisent morphologiquement les 183 enclaves résidentielles fermées commercialisées en France en 2002 (tableau et figure ci-dessous). Les deux tiers sont des immeubles d'habitat collectif (70%), tandis qu'un programme sur cinq est composé de maisons individuelles et un sur dix est mixte. La dimension modeste de ces domaines clos est également à souligner, avec 38 logements en moyenne. À titre de comparaison, aux États-Unis, chaque gated community regroupait, en 1997, 400 résidants approximativement, selon le recensement effectué par Edouard J. Blakely et Mary Gail Snyder (1997).
La variété des programmes résidentiels clôturés commercialisés en France en 2002 : exemple de trois opérations situées à Toulouse(cliquer pour agrandir)
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Cette taille réduite influe sur les modalités du contrôle des accès, l'arsenal technologique étant largement dominant : le portail ou la grille (automatique ou avec télécommande) sont le plus souvent cités (40% des descriptifs), devant le vidéophone ou la vidéosurveillance, le digicode et l'interphone, pour un cinquième chacun (tableau ci-dessus). En revanche, à peine un dixième des descriptifs mentionne la présence d'un gardien, car la dimension réduite des programmes rend prohibitif sa rémunération, étant donné que celle-ci est une charge fixe, indépendante du nombre de bénéficiaires-payeurs. Ainsi, le coût total annuel d'un gardien avoisine 40 000 euros, comprenant le salaire, les charges sociales et le logement de fonction (Sudant et Stébé, 2002). Le seuil des 150 euros par mois, pour chaque propriétaire, serait dépassé en dessous de vingt-deux logements.
Quant à la nature de la clôture (mur, grillage, grille…), elle est souvent un indicateur du standing social de l'opération. Le simple grillage, éventuellement masqué par des plantations, signe un ensemble immobilier de standing moyen, tandis que la grille, au moins côté rue, renvoie à la représentation de l'habitat bourgeois. Ainsi, la variété des types de clôture et la signification sociale de celle-ci montrent que les programmes commercialisés avec enclosure par la promotion immobilière couvrent un spectre social relativement large, s'étendant des classes moyennes aux classes aisées.
Des exemples de résidences Monné Decroix : Newton et Le Champollion à Nantes
Ces deux résidences Monné Decroix, le Newton (90 appartements, photographies ci-contre à droite) et Le Champollion (102 appartements, photographie ci-dessous), sont très récentes, ayant été achevées en 2002 et 2003. Elles possèdent toutes les deux une piscine. Elles sont situées sur la commune de Carquefou, au nord-est de Nantes, sur le site technopolitain de la Fleuriaye. Elles sont donc situées au cœur d'un quartier nouveau disposant de nombreuses aménités, tant naturelles (présence d'un bois en arrière des deux résidences), que fonctionnelles (parc d'activités tertiaires, IUT, Fonds régional d'art contemporain). |
Enfin, à l'échelle des aires urbaines françaises, la répartition intra-urbaine des programmes immobiliers fermés, commercialisés en 2002, épouse assez largement la géographie de la construction neuve. De fait, elle n'exclut que les zones urbaines denses, où la densité du tissu urbain impose une urbanisation interstitielle, qui opère par respect du plan d'alignement. La construction vient alors s'encastrer entre celles déjà préexistantes et la fermeture est assurée de fait par la conception urbanistique classique de l'alignement des façades le long de la rue. Aussi, l'affichage par les promoteurs d'une clôture fermant le programme immobilier concerne exclusivement, ou presque, des quartiers périphériques en extension, où l'absence de bâti en continu n'offre pas de perspective de fermeture par mitoyenneté. Cette adaptation à la configuration locale est confirmée par les promoteurs :
- Bouygues Immobilier : "La clôture, on la met partout, dès qu'on est en périurbain".
- 4M Promotion (promoteur toulousain) : "La systématisation de la clôture tient à ce qu'on construit dans des zones périphériques des villes, sur des terrains qui sont des terrains vagues au départ".
Un phénomène aux dimensions multiples
À l'échelle planétaire, et selon des déclinaisons et des intensités très variables d'un contexte géographique à l'autre, les raisons du développement des enclaves résidentielles fermées sont plurielles, oscillant entre recherche de sécurité, de tranquillité, d'entre soi, de distinction, de nature, rejet des maux de la ville ou encore volonté de préserver la valeur du capital immobilier. Autant de motivations variées qui, au demeurant, ne sont guère spécifiques aux résidants d'ensembles résidentiels fermés. Qu'en est-il en France ?
Un pur produit issu du marketing immobilier ?
Tout d'abord, il semble bien que cette nouvelle territorialité résidentielle construite sur le mode de la fermeture soit pour partie impulsée par une politique d'offre, ce qui n'a rien de singulier à l'hexagone. En clair, l'enclosure d'un complexe résidentiel avec contrôle des accès permet au promoteur de se démarquer de la concurrence, donc d'offrir une prestation commerciale distinctive, comme l'illustrent quelques extraits des entretiens réalisés auprès des promoteurs immobiliers :
- Bouygues Immobilier : "Cet aspect de clôture, c'est un argument commercial évident".
- Malardeau (promoteur toulousain), à la question "Pourquoi avez-vous pris cette orientation de fermeture ?", la réponse est sans ambiguïté : "C'est uniquement dans un but commercial… tous nos confrères de la profession clôturent, la demande étant à la clôture…on ne fait que s'aligner sur ce que fait la concurrence".
- Sagec (promoteur toulousain) : "La clôture, le portail automatique sont un argument [de vente] au même titre que le carrelage, que la faïence, ça fait partie des prestations de la résidence". Et lorsque nous l'interrogeons sur la possibilité de construire des programmes qui ne soient pas clôturés, sa réponse semble imprégnée de fatalisme : "possible oui, après est-ce que c'est envisageable, non je ne suis pas sûr […] effectivement, dans l'absolu on peut le faire, est-ce que c'est pertinent commercialement, j'en suis moins sûr".
Toutefois, si l'offre conditionne pour partie la demande, elle contribue également à la révéler. Autrement dit, l'essor des enclaves résidentielles fermées ne peut pas être assimilée seulement à un pur produit marketing, car les modalités qui participent à la définition d'une offre d'habitat neuf se construisent, même de manière intuitive, en fonction du désir d'habiter des individus.
Un processus d'appropriation des espaces collectifs privatifs
Le premier facteur déterminant la demande d'une nouvelle territorialité résidentielle construite sur le mode de la fermeture semble être le processus d'appropriation des espaces collectifs privatifs, qui réactive une composante de l'habitus et permet de conformer l'accessibilité du domaine résidentiel à son statut juridique, ce qui renvoie à la notion de tranquillité. Cette évolution ne traduit pas une extension de l'espace privé au détriment du domaine public, mais matérialise, par l'imposition d'une limite claire et d'un contrôle mutualisé des accès, la différence de statut juridique entre ces deux espaces. Il s'agit donc d'une extension aux espaces collectifs privatifs compris comme les sas d'entrée, les couloirs et les espaces extérieurs (parkings, jardins, aires de jeux…) d'un processus d'appropriation de l'habitat, qui avait largement tendance à se limiter auparavant à la cellule logement.
Un phénomène aux dimensions multiples : la Résidence Salonique à Nantes
La Résidence Salonique date des années 1960. Elle est située au nord-ouest de la commune de Nantes, dans un quartier composé à la fois de copropriétés verticales et de pavillons. Il s'agit d'un quartier très résidentiel et marqué par une surreprésentation de classes moyennes et supérieures. La résidence comprend un espace privatif collectif important, composé d'un parking et d'un parc. |
Son accès a été fermé en 2003 par la pose d'un portail automatique pour les voitures (photo ci-contre à gauche) et d'un portillon avec digicode pour les piétons. Cependant, ce portail est ouvert le jour, pour permettre l'accès des visiteurs. Selon les résidants interrogés, la fermeture a été motivée par une volonté de se prémunir des vols et de préserver la tranquillité des résidants, comme l'illustrent des extraits de quatre entretiens réalisés en mars-avril 2004 :
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En revanche, si on privilégie l'accessibilité des lieux, une rétraction des espaces considérés, d'un strict point de vue de leur usage, comme relevant du domaine public, est bien à l'œuvre, car la fermeture induit une accessibilité réduite aux seuls résidants. Le fait de fermer, par exemple, un passage privatif entre deux immeubles d'une même copropriété peut sembler tout à fait légitime au regard de l'application du droit de propriété, mais peut être perçu, en même temps, comme la suppression d'un itinéraire ayant les apparences et les fonctionnalités d'un espace public.
Vers une régulation informelle de l'insécurité d'appropriation
De façon très nette, en France, la construction d'un discours promotionnel légitimant la fermeture et le contrôle des accès dans l'habitat se fonde sur la nécessité de se protéger de la criminalité. Ainsi, les dix promoteurs interrogés en 2002 estiment tout à fait inconcevable aujourd'hui de construire un programme résidentiel sans un contrôle des accès et sans une panoplie d'éléments de sécurisation. L'invasion du discours faisant référence de façon très explicite à l'insécurité chez les promoteurs immobiliers français a pour conséquence, entre autres, une banalisation de la rhétorique sécuritaire dans la rédaction des descriptifs des programmes immobiliers neufs, qu'ils soient clôturés ou non.
Cette banalisation se nourrit à la fois de la crainte du vol, crainte fondée sur l'augmentation des prédations, et sur l'incapacité des autorités à apporter une réponse susceptible d'apaiser cette crainte, tant en termes de prévention que d'élucidation des actes prédateurs. Les statistiques des crimes et délits enregistrés par les forces de police et de gendarmerie laissent apparaître un décuplement du nombre de vols par habitant au cours de la seconde moitié du XXe siècle (de 4,5 pour 1 000 habitants en 1950 à 39,6 en 2000), alors que, dans le même temps, leur taux d'élucidation est passé du tiers (36%) à un peu plus d'un dixième seulement (13%) (Mucchelli, 2001). Or, le sentiment d'insécurité étant pour partie en rapport direct avec une expérience antérieure de victimation (Crenner, 1999), cette évolution contribue à élever au rang de préoccupation centrale des Français la question sécuritaire (Robert et Pottier, 1997). Quant à la perte d'efficacité des régulations créées à l'initiative de la puissance publique, elle crée un vide sécuritaire propice au développement florissant d'un marché privé de la sécurité (Ocqueteau, 1997), dont la fermeture des espaces résidentiels est un témoin.
Toutefois, si la sensibilité des Français à l'insécurité est devenue aussi prégnante, c'est également du fait de la place grandissante prise par cette question dans la sphère politico-médiatique. En effet, au cours des années 1970, cette question est de plus en plus articulée autour du lien entre délinquance et insécurité, au détriment de l'articulation qui associait alors violence politique et insécurité (Wievorka, 1999). La place importante prise par l'enjeu sécuritaire est le fruit croisé d'un accroissement de la délinquance de prédation non élucidée et d'un mécanisme de médiatisation, marqué par la multiplication des discours sur l'insécurité de la sphère politico-médiatique.
Au total, la fermeture de l'espace résidentiel participe donc à la montée en puissance des mécanismes de régulation informelle de l'insécurité d'appropriation. Elle est perçue comme une parade susceptible d'assurer une protection relative contre les deux cibles privilégiées des voleurs, les voitures et les habitations, en compliquant leur tâche. Toutefois, le niveau de protection attendue atteste de la diversité des finalités sécuritaires assignées à la clôture et au contrôle des accès. Une des logiques à l'œuvre semble être aussi la volonté de préserver l'environnement de l'habitat d'éventuelles intrusions et dégradations : tags, détritus, crottes de chiens… . Enfin, les familles avec enfants peuvent être particulièrement sensibles à la pose d'une clôture, car celle-ci favorise la sécurisation des espaces communs de l'ensemble résidentiel : non seulement les enfants ne peuvent pas s'éloigner, mais, de surcroît, l'accès à la résidence est protégé.
L'hypothèse de l'entre soi
Enfin, l'hypothèse selon laquelle la demande d'une nouvelle territorialité résidentielle construite sur le mode de la fermeture obéirait à un désir de réactiver des liens communautaires de proximité et de favoriser des formes d'appariement électif et sélectif, autrement dit des formes dites d'entre soi, ne doit pas être négligée, même si elle demande à être validée empiriquement en France. Ce registre de la fermeture participerait d'une dynamique de gestion du risque (Ascher et Godard, 1999 ; Beck, 2001) se traduisant par une volonté de mettre en œuvre une solidarité réflexive (Giddens, 1994), fondée sur une individualisation des liens sociaux.
Toutefois, si le développement des gated communities aux États-Unis participe d'une tendance ancienne au regroupement affinitaire, la force de l'axiomatique républicaine en France nous éloigne de cette perspective. Par ailleurs, pour que des formes micro-localisées de socialisation puissent véritablement prendre leur essor, elles nécessitent la présence de catalyseurs susceptibles de générer du lien social à l'échelle de la communauté résidentielle. Or, si la généralisation, ou peu s'en faut, des aménités collectives dans les gated communities des États-Unis remplit ce rôle de catalyseurs, sous l'autorité des puissantes Homewoners associations (HOAs) (McKenzie, 1994), la présence restreinte de ces aménités en France limite les possibilités de créer des formes d'entre soi à l'échelle de l'ensemble résidentiel. En effet, un tiers des programmes seulement comporte au moins un équipement collectif, généralement une piscine. Certes, la proportion réelle est sans doute légèrement supérieure, car si certains descriptifs de programmes sont prodigues en détails, d'autres sont relativement avares. Cependant, la modestie des opérations réalisées (38 logements en moyenne) limite la réalisation d'équipements collectifs, comme le confirment les dix promoteurs interrogés.
Conclusion : Les enclaves résidentielles fermées : une dynamique de fragmentation urbaine ?
Le développement des enclaves résidentielles fermées en France est-il un témoin d'une progression de la fragmentation urbaine ? Vaste débat, auquel nous n'aurons pas l'ambition d'apporter toutes les réponses, mais plutôt d'esquisser quelques pistes de réflexion. Selon Françoise Navez-Bouchanine, la fragmentation peut se définir de la façon suivante (2002, p. 19) : "Dès les années 1980, le terme concerne la fragmentation de la société urbaine et suggère qu'à une ville unitaire, organique, solidaire, a désormais succédé un ensemble aléatoire de formes socio-spatiales éclatées, marquées par des processus de territorialisation forte, non seulement coupées les unes des autres, mais campées dans une sorte de retranchement social et politique".
Si la progression de l'auto-enfermement résidentiel est généralement considérée comme l'un des mécanismes à l'origine de la fragmentation, pouvons-nous considérer que le développement des enclaves résidentielles fermées induit, en France, "des processus de territorialisation fortes campées dans une sorte de retranchement social et politique" ? En réalité, ce scénario ne semble guère prévaloir dans l'hexagone, du moins pour l'instant, car les conditions de son développement ne sont pas réunies. L'une d'entre elles, déterminante, serait le remplacement de la solidarité étatique, construite autour de l'État providence, par une solidarité communautaire, articulée autour des liens sociaux créés à l'échelle du complexe résidentiel. Une autre condition, corrélative de la précédente, serait la prégnance des regroupements communautaires dans les dynamiques de peuplement. Enfin, la dernière condition serait que ces complexes résidentiels fermés obéissent à un fonctionnement de type convexe (Ascher et Godard, 1999), en assurant à leurs résidants l'essentiel des services dont ils ont besoin.
Or, nous n'en sommes pas là en France et les enclaves résidentielles fermées n'ont pas vocation, pour l'essentiel, à constituer une économie de club permettant un partage exclusif des équipements (Glasze, 2003). La fermeture est d'abord destinée à offrir un habitat sécurisé à l'accès protégé, dans une société où l'espace public demeure encore le lieu principal de la mise en scène du lien social. Tant que les pouvoirs publics ne cèderont pas aux sirènes de développement urbain ultralibéral et continueront à œuvrer à la satisfaction des besoins du plus grand nombre, le spectre d'une ville fragmentée, où l'espace public, perçu comme menaçant, ne serait plus fréquenté que par ceux qui n'ont pas accès aux enclaves fortifiées et à leurs équipements, sera tenu à distance en France.
Annexe
Un cas particulier : une enclave résidentielle fermée intégrée à Villeneuve - Loubet (Alpes-Maritimes)
Littoralisation des activités et le contact avec l'arrière-pays proche (Voir en complément le diaporama ci-dessous)
La représentation du domaine proposée par une agence immobilièreSource du document : www.cabinet-fabrer.com/fr/default2.htm La gestion du domaine :Note : La figure simplifiée ci-dessus ne représente pas exactement la réalité immobilière du domaine. |
Il s'agit ici d'un lotissement qui s'adresse à des catégories sociales plutôt aisées. Les terres sur lesquelles s'étend le "Domaine des Hauts de Vaugrenier", appartenaient, d'un seul tenant, à la famille de Panisse Passis. En relation avec un architecte et un promoteur (Alvaro Maura), il a conçu un projet d'artificialisation paysagère du milieu. À l'origine, il s'agissait de garrigues évoluant vers des stades forestiers, de fait, en attente d'affectation aux marges du front d'urbanisation de l'agglomération Nice-Antibes. Les actes de vente des terres au promoteur ont été signés fin 1973, la commercialisation a commencé en 1975. On notera que c'est en 1974 que le Plan d'aménagement du Parc international d'activités de Valbonne Sophia-Antipolis a été approuvé : il se trouve à une vingtaine de minutes, par la route, des Hauts de Vaugrenier. Les 115 ha du territoire du domaine sont divisés en 11 hameaux. Le lotissement est constitué de villas et de petits immeubles aux jardins privatifs réduits : ce sont des résidences principales pour, environ, les 2/3, des résidences secondaires pour le reste. Le lotissement comporte trois lacs artificiels, de grandes avenues de desserte (28 km de voirie au total). Le gardiennage est permanent, 24h/24, onze gardiens, un par hameau, se relaient à l'accueil. L'entretien des espaces collectifs est externalisé (une quarantaine d'emplois). Les résidants, en période estivale, sont environ 4 500 (1 800 foyers) . La gestion du domaine est diversifiée. Les villas sont gérées par leur propriétaire. En règle générale, les immeubles d'appartements, les garages associés, sont gérés en copropriété sous une forme classique (Assemblée générale des propriétaires, Syndic de gestion, Conseil syndical élu pour l'assister, loi du 10 juillet 1965). Les Parties communes spéciales de chaque hameau sont gérées par une Association syndicale libre secondaire (ASLS, loi du 21 juin 1865). Les Parties communes générales, sont gérées en Association syndicale libre principale (ASLP, loi du 21 juin 1865). Les équipements collectifs (tennis, piscine, restaurant, etc.) sont gérés par une Association loi 1901 ("le Club"). |
Domaine des Hauts de Vaugrenier, Villeneuve-Loubet - Diaporama
Commentaires des photographies, dans l'ordre
- L'accès unique au Domaine, par bretelle sur l'autoroute A8 dans le sens Nice - Antibes. Le domaine est conçu dans la perspective du "tout automobile". Le gardiennage est permanent, 24/24h.
- Signalétique et plan d'un des hameaux (La Foux). Il y a 11 hameaux au total. L'ensemble de la voirie représente un linéaire de 28 km.
- Parties communes générales, équipements collectifs (restaurant placé en gérance, piscine).
- L'école maternelle est municipale mais sur le territoire du Domaine. Elle est ouverte aux familles non résidantes.
- Un espace commercial comprenant supérette, pharmacie, bar-tabac, agences immobilières.
- Aspects paysagers, successivement : un des trois lacs ; vue vers le nord-ouest et, au delà de la zone construite, la végétation forestière de l'arrière-pays ; vue vers l'est, en contre-bas à droite de la photo, les serres du vallon de la Pierre à tambour jouxtant le territoire du Domaine ; vue vers l'ouest, le Cap d'Antibes en arrière-plan.
D'autres exemples de ce type peuvent être rencontrés en région PACA. Par exemple, par le même promoteur, le "Domaine du Loup" à Cagnes-sur-mer, antérieur à celui des Hauts-de-Vaugrenier, mais constitué uniquement d'immeubles, de même que le Domaine de la Coudoulière à Six-Fours-Les-Plages (Var). D'une manière générale, les autres lotissements de ce type ont des superficies plus modestes.
Références bibliographiques
- Ascher F. et Godard F. - "Vers une troisième solidarité" - Esprit, n° 11, p. 168-189 - 1999
- Beck U. - La société du risque. Sur la voie d'une autre modernité - Paris, Alto-Aubier, (traduit de l'allemand par Laure Bernardi ; édition originale, 1986) - 2001
- Billard G., Chevalier J., Madoré F. - Ville fermée, ville surveillée. La sécurisation des espaces résidentiels en France et en Amérique du Nord - Presses universitaires de Rennes, 230 pages - 2005
- Blakely E.J. et Snyder M.G. - Fortress America : Gated Communities in the United States - Cambridge, Washington (DC), Brooking Institution Press - Lincoln Institute of Land Policy, 208 pages - 1997
- Crenner E. - "Insécurité et préoccupations sécuritaires", in Collectif, Données sociales. La société française - Paris, Insee, p. 366-372 - 1999
- Giddens A. - Les conséquences de la modernité - Paris, L'Harmattan (traduit de l'anglais par Olivier Meyer ; édition originale, 1990), 192 pages - 1994
- Glasze G. - "L'essor planétaire des espaces résidentiels sécurisés" - Études foncières, n° 101, p. 8-13 - 2003
- Hägerstrand T. - "The propagation of innovation waves" - Lund Studies in Geography, série B, n° 4, p. 3-19 - 1952
- Le Goix R. - "Les "communautés fermées" dans les villes des Etats-Unis. Aspects géographiques d'une sécession urbaine" - L'Espace Géographique, vol.30, n°1. pp.81-93 - 2001)
- Le Goix R. - "Les gated communities à Los Angeles, place et enjeux d'un produit immobilier pas tout à fait comme les autres" - L'Espace Géographique, n°4. pp.328-344 - 2002
- McKenzie E. - Privatopia, Homeowner Association and the Rise of Residential Private Government - New Haven, Yale University Press, 237 pages - 1994
- Mucchielli L. - Violences et insécurité. Fantasmes et réalités dans le débat français - Paris, La Découverte, 142 pages - 2001
- Navez-Bouchanine F. - "Émergence d'une notion : quelques repères historiques", in Navez-Bouchanine F. (dir.) - La fragmentation en question. Des villes entre fragmentation spatiale et fragmentation sociale ? - Paris, L'Harmattan, p. 19-44 - 2002
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François Madoré, professeur à l'Institut de géographie de l'Université de Nantes (IGARUN),
UMR 6590-ESO (Espaces géographiques et sociétés),
pour Géoconfluences, le 18 juillet 2005
Mise à jour : 15-05-2006
Pour citer cet article :
François Madoré, « Archive. Nouveaux territoires de l'habiter en France : les enclaves résidentielles fermées », Géoconfluences, mai 2006.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/doc/territ/FranceMut/FranceMutScient.htm