Cyberespace
Jean-François Perrat, agrégé et docteur en géographie, enseignant d'histoire-géographie - lycée Frédéric Faÿs (Villeurbanne)
Le cyberespace est à la fois le réseau international créé par l’interconnexion et l’intégration des systèmes d’information et de télécommunication et l’espace numérique de communication mondial constitué par ce réseau. Il est fondé sur quatre composantes majeures : les infrastructures logistiques (câbles en fibre optique...) et de gestion (protocoles, routeurs, serveur racine des systèmes d’adresses internet ou courriels, fournisseur d’accès...) constitutives de l’internet ; les équipements – professionnels ou personnels, publics ou privés (centres de données ou data centers, calculateurs, ordinateurs, tablettes, téléphones portables...), les applications et les données (ANSSI, 2025). À partir du cyberespace, un nombre croissant d’experts identifie la constitution d’une datasphère (Douzet, 2020).
Pour le grand public, la difficulté à l’appréhender le cyberespace s’explique par le hiatus existant entre sa réalité matérielle et territoriale d’un côté, les représentations produites et véhiculées (selon lesquelles il serait hors-sol, virtuel, déterritorialisé, immatériel...) de l’autre et enfin, ou surtout, par l’expérience de sa pratique. Ainsi, les usagers ne savent que très rarement où, par qui et comment sont stockées leurs données ; alors que les États-Unis et leurs géants du net, ou GAFAM, abritent 60 % des capacités mondiales de traitement et de stockage des centres de données (Carroué, 2025). De même, la circulation dans la fibre optique de l’information à la vitesse de la lumière est si rapide et les temps de latence du trajet si faible (Portugal–Brésil : 6 200 km en 0,06 seconde par le câble EllaLink que la traversée de l’espace mondial devient « transparente » pour un usager. À condition cependant qu’il dispose de l’électricité, d’un bon équipement informatique et que le système soit efficient : l’accès au cyberespace n’est donc en rien isotropique et reflète directement les fortes inégalités caractérisant l’espace mondial (Bouron et al., 2022).
Encadré 1. Le cyberespace, imaginé dans la fiction avant de devenir une réalité quotidienne
Le terme « cyberespace » a été popularisé par un écrivain de science-fiction états-unien, William Gibson, dans son roman Neuromancien, publié en 1984. Le terme était déjà apparu une première fois dans sa nouvelle « Burning Chrome » (1982). L'internet grand public n’existait pas encore à cette époque, mais la vision de Gibson a ensuite été souvent reprise dans les années 1990 pour désigner l’espace internétique. Dans son roman, Gibson présente le cyberespace (aussi nommé « the Matrix ») comme une « hallucination consensuelle vécue quotidiennement en toute légalité par des dizaines de millions d'opérateurs, dans tous les pays, par des gosses auxquels on enseigne les concepts mathématiques... Une représentation graphique de données extraites des mémoires de tous les ordinateurs du système humain » (Gibson, 1984). Le cyberespace de Gibson, accessible en se connectant à une console de simulation, est en fait une mise en forme sensorielle des données. Les informations y prennent la forme de masses étincelantes, et les données protégées y sont dissimulées par des murs dans lesquels creuser des brèches. Cet imaginaire de la représentation sensorielle des données et des réseaux se retrouve également dans Tron, film de science-fiction de Steven Lisberger datant de 1982 et dont une suite réalisée par Joseph Kosinski, Tron : Legacy, est sortie en 2010. Quant au principe de la connexion via un terminal à une simulation d’un monde numérique, il a été repris par les Wachowski dans la célèbre saga cinématographique Matrix, débutée en 1999.
Si le terme cyberespace est encore employé aujourd’hui dans des sens divers, il faut néanmoins préciser que les propositions de Gibson, Lisberger ou des sœurs Wachowski, quoiqu’elles soient très inspirantes, relèvent de la vision d’artiste plus que d’une réalité technique : le design des interfaces permettant la manipulation des données et la navigation sur les réseaux (explorateurs de fichiers, navigateurs web, traitements de texte, etc.) n’est finalement pas aussi spectaculaire que ce que proposaient ces artistes. L’Atlas of Cyberespace des géographes Martin Dodge et Robert Kitchin rassemble en une somme richement illustrée de nombreuses propositions graphiques de visualisation du cyberespace mises en œuvre jusqu’au début des années 2000, mais ce champ de recherche s’est assez vite essoufflé. Le terme de cyberespace a ensuite été repris dans certains travaux de géographie du numérique (Bakis, 2007) ou encore par les militaires français. Aujourd’hui, c’est surtout son préfixe « cyber » qui est employé comme adjectif, et de nouveaux termes comme « infosphère », « datasphère » ou « espace numérique » tendent à le concurrencer.
Source : Jean-François Perrat, « Notions en débat. Le virtuel et le réel dans la géographie du numérique », Géoconfluences, janvier 2020. Dernière relecture : novembre 2025.
Le cyberespace n’est en rien « virtuel » ; s’il n’est à proprement parler ni un espace géographique, ni un lieu, ni un territoire (Deforges, 2014), il est un immense réseau de fibres et de nœuds inscrit concrètement dans des espaces, des territoires et des lieux. Malgré parfois la séparation par d’énormes distances, il permet à un groupe de personnes interconnectées – donc mises en réseaux, pour telle ou telle raison (familiale, politique, associative, syndicale...) – de se penser comme une « communauté ».
Du fait de son rôle critique dans le bon fonctionnement des États, des économies et des sociétés (opinions publiques...), de son poids croissant (explosion des centres de données lié à l’intelligence artificielle) et de ses aspects névralgiques, le cyberespace est devenu un champ géopolitique privilégiés de rivalités et de conflits. Cet espace numérique doit être pensé comme un espace stratégique (Taillat et al., 2023). Ainsi, alors que l’affrontement fait rage entre les États-Unis, qui cherchent à consolider son hégémon mondial sur le cyberespace, et la Chine, qui veut préserver son indépendance, de nombreux régimes autoritaires ou dictatoriaux en interdisent l’accès à leur population en bloquant internet à l’échelle nationale ou dans ses liaisons avec l’étranger. La cyberpuissance (cyberpower) désigne la capacité à contrôler le cyberespace.
À partir de la racine cyber–, on assiste enfin à la déclinaison d’un nouveau vocabulaire annexe renseignant sur les enjeux majeurs de sécurité qui se posent : cyberattaque, cybercriminalité, cyberespionnage, cyberdéfense ou cybersécurité (ANSSI, 2025). L’intégrité et la sécurité des systèmes – parfois d’importance vitale (défense, banques, énergie, transports, télécommunications..., mais souvent vulnérables – sont mises en cause par le développement d’activités criminelles (pirates informatiques ou hackers, infection par un virus, rançongiciels – programmes malveillants bloquant un système jusqu’au paiement d’une rançon –, fraude à la carte bancaire...). Les activités criminelles les plus sensibles et dangereuses se retrouvent au sein du cyberespace dans le darknet. Enfin, les opérations de déstabilisation (comme celles menées par la Russie pendant l’invasion de l’Ukraine), de manipulation des opinions publiques (fausses informations ou fakes news), d’ingérences étrangères ou d’espionnage entre services de renseignements militaires et civils des États sont aujourd’hui généralisées.
Laurent Carroué, décembre 2025. Dernière modification (JBB), décembre 2025.
Références citées
- ANSSI – Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (2025), glossaire.
- Bouron Jean-Benoît, Carroué Laurent et Mathian Hélène (2022), « Représenter et découper le monde : dépasser la limite Nord-Sud pour penser les inégalités de richesse et le développement », Géoconfluences, décembre 2022.
- Carroué Laurent (2025) : « États-Unis - Virginie. La Data Center Alley : le 1er pôle mondial de centres de données au cœur du cyberespace et de l’hégémon étatsunien », Géoimage, CNES, 2025.
- Desforges Alix (2014), « Les représentations du cyberespace : un outil géopolitique », Hérodote, 2014/1, n° 152/153.
- Douzet Frédérick (coord., 2014) : « Cyberespace : enjeux géopolitiques », numéro de la revue Hérodote, 2014/1, n° 152/153.
- Douzet Frédérick (coord., 2020) : « Géopolitique et datasphère », numéro de la revue Hérodote, 2020/2 n° 177/178.
- Taillat Stéphane, Cattaruzza Amaël et Danet Didier (2023), La Cyberdéfense. Politique de l’espace numérique, Armand Colin, Coll. U, Paris, 2023.
Pour compléter avec Géoconfluences
- Laurent Carroué, « L’essor des centres de données : intelligence artificielle, cyberespace, pouvoir et territoire », Géoconfluences, juillet 2025.
- Jean-François Perrat, « Notions en débat. Le virtuel et le réel dans la géographie du numérique », Géoconfluences, janvier 2020.
- Carroué Laurent : « La Silicon Valley, un territoire productif au cœur de l’innovation mondiale et un levier de la puissance étatsunienne », Géoconfluences, mai 2019.
- Jean-François Perrat, « Carte à la une : Tor, cartographier le réseau des sites .onion », Géoconfluences, janvier 2017.







