Délinquance et criminalité en géographie
Communément définie comme l’ensemble des infractions et délits commis dans un milieu et à une époque donnée, la délinquance – tout comme la criminalité – a fait l’objet d’un traitement géographique dès le milieu du XIXème siècle.
Les géographes ont d’abord et souvent envisagé les caractéristiques du milieu comme un des facteurs explicatifs de la criminalité : c’est la criminologie environnementale. Robin Haynes a ainsi établi un lien entre taux de criminalité et taille des villes américaines (Haynes, 1971) et Paul et Patricia Brantingham ont identifié l’espace comme l’une des cinq composantes expliquant le crime (Brantingham, 1994). Certains géographes ont lié le fait criminel aux espaces urbains (Szabo, 1960 et Herbert, 2006) et d’autres ont montré que la délinquance se concentrait dans des quartiers dits « socialement désorganisés », c’est-à-dire caractérisés par une forte précarité et soumis à une urbanisation anarchique aboutissant à une perte de valeurs collectives (Robitaille, 2006).
La géographie s’est également attelée à l’établissement d'une « géographie du crime » consistant à mettre au jour la répartition spatiale du phénomène criminel à plusieurs échelles. À l’échelle de la France, certains chercheurs ont souligné la dichotomie entre les zones de forte criminalité (régions du Nord et de l’Ouest) et celles de faible criminalité (du Centre et du Sud-Est). Beaucoup plus récemment, le criminologue Alain Bauer a cherché à établir une géographie du crime à échelle mondiale, en montrant en quoi les caractéristiques des territoires pouvaient parfois favoriser le développement de certaines formes de criminalité (Bauer, 2010).
Récemment, et avec le développement de la géocriminologie, c’est-à-dire l’étude géographique du phénomène criminel, la géographie est devenue un outil de lutte contre la criminalité (Cunty, Fussy et Perez, 2007). Une avancée majeure a été entreprise lorsque Clarke a introduit le concept de prévention situationnelle ou « crime prevention through environmental design » : agir sur l’espace serait un des moyens de réduire les conditions favorables à l’acte criminel (Clarke, 1995).
Une part importante de la littérature porte néanmoins un regard très critique sur l’étude géographique de la criminalité.
Certains voient les études géographiques du crime comme un moyen de stigmatiser une population marginalisée et d’entretenir des rapports de domination existants : Peter Jackson énonce par exemple la théorie de la « criminalité ethnique » (Jackson, 1994).
Certains géographes ont aussi dénoncé une géographie du crime motivée par des enjeux davantage économiques que sociaux. Pour Raymonde Séchet par exemple, le véritable enjeu de la lutte contre la prostitution est de donner à la « ville entrepreunariale » une image de ville propre et moralement acceptable (Séchet, 2009). Les aménagements de l’espace effectués au nom de la lutte contre le crime serviraient donc les impératifs de rationalisation économique.
Enfin, plusieurs chercheurs ont évoqué les dérives de la prévention situationnelle, qui, pour Camille Gosselin, ne crée pas les conditions de la participation des citoyens à la surveillance informelle de leurs quartiers, et délaisse les causes sociales de la criminalité (Gosselin, 2015).
La géographie de la délinquance s’est récemment engagée sur de nouvelles pistes de recherches.
Plusieurs études ont traité de l’accroissement du caractère mouvant de la criminalité. Le travail mené par Laurent Fourchard sur la ville de Lagos a montré l’existence de territoires criminels mouvants résultant de l’adaptation au repositionnement des forces de police (Fourchard, 2006).
Les géographes se sont également intéressés aux formes nouvelles et émergentes de criminalité, la première étant le cybercrime, dont Benoît Dupont a montré la nature transnationale, segmentée et polycentrique (Dupont, 2016). Le crime environnemental, défini par Guiseppe Muti comme un délit à caractère transnational effectué contre l'environnement et dont l’illégalité a été banalisée (Muti, 2005), est une autre deuxième forme de criminalité apparue récemment dans la littérature scientifique.
La géographie du crime a également pris en compte les théories de géographie politique afin d’établir des liens entre régime politique et criminalité. Bruce Bagley a ainsi conclu que la présence de groupes criminels dans un pays s’expliquait d’abord par des faiblesses structurelles et par l’absence d’un gouvernement solide (Bagley, 2004).
L’étude géographique de la criminalité semble, enfin, se concentrer sur la géographie des représentions et sur l’espace vécu. Ainsi, Daniel Élie, qui a établi des cartes mentales à partir du ressenti des habitants d’un quartier de Montréal, a abouti à une « topographie de la peur ». Il a noté que les zones de haute densité de stress ne correspondaient pas aux zones à fort taux de criminalité, mais aux zones à fort taux de population immigrée (Élie, 1994).
À l’heure des mutations actuelles d’un crime devenu mondialisé et multiscalaire, la géographie peut-elle rester un outil de prévention de la criminalité ? Est-elle réellement à même d'éviter les écueils des politiques de prévention, à savoir la standardisation de l’espace public et la marginalisation d’une partie de la population ? Le crime doit aujourd’hui être compris comme un phénomène social mouvant et « hybride » (Bauer, 2010) : il faudrait donc adapter à la fois les moyens d’en établir un diagnostic territorial exact et les manières de le prévenir et de le limiter.
Marie Dougnac, août 2019.
Bibliographie
- Bagley Bruce, 2006, “Globalisation and Latin American and Caribbean Organised Crime”, Global Crime, vol. 6 n°1, 32-53
- Bauer Alain, 2006, Géographie de la France criminelle, éditions Odile Jacob, 278 p.
- Bauer Alain, 2010, « La globalisation du crime », Pouvoirs n°132, 5-16
- Brantingham Paul et Patricia, 1994, « La concentration spatiale relative de la criminalité et son analyse : vers un renouvellement de la criminologie environnementale », Criminologie n°1
- Clarke Ronald V., 1995. « Les technologies de la prévention situationnelle », Les cahiers de la Sécurité Intérieure, n° 21, 101-113.
- Cunty Claire, Fussy Fabrice et Perez Pascale, 2007, « Géocriminologie, quand la cartographie permet aux géographes d’investir la criminologie », Cybergeo : European Journal of Geography
- Dupont Benoît, 2016, « La gouvernance polycentrique du cybercrime : les réseaux fragmentés de la coopération internationale », Cultures & Conflits n° 101, 95-120
- Élie Denis, 1994, « Analyse spatiale et criminologie », Criminologie n°27, 7–21
- Élie Denis et Legendre Pierre, 1992, « Autocorrélation spatiale et déplacement de la criminalité », Nouvelles connaissances et nouvelles questions en criminologie n°25
- Fourchard Laurent, 2006, « Les territoires de la criminalité à Lagos et Ibadan depuis les années 1930 », Revue Tiers-Monde n°185, 95-111.
- Gosselin Camille, 2015, « La rénovation urbaine et le modèle de « l’espace défendable » : la montée en puissance des enjeux sécuritaires dans l’aménagement », Métropolitiques
- Haynes Robin M., 1973, « Crime Rates and City Size in America », Area, 162-165
- Herbert David T., 1982, Geography of Urban Crime, Longman Inc.
- Jackson Peter, 1994, « Constructions of criminality : police-community relations in Toronto », Antipode n°26, 216-235
- Muti Guiseppe, 2005, « La criminalité environnementale », thèse doctorale, Paris I
- Robitaille Étienne., 2006, « La part de la géographie dans la recherche sur les effets de quartier », Cahiers de géographie du Québec, n° 141, 403-407
- Séchet Raymonde, 2009, « La prostitution, enjeu de géographie morale dans la ville entrepreneuriale. lectures par les géographes anglophones », L’Espace géographique n°38, 59-72.
- Szabo Denis, 1960. Crimes et villes ; étude statistique de la criminalité urbaine et rurale en France et en Belgique, Paris : Cujas, Université catholique de Louvain, Coll. de l’École de sciences politiques et sociales, 242 p.