Archive. La banlieue au risque des définitions

Publié le 05/04/2006
Auteur(s) : Hervé Vieillard-Baron, professeur émérite à l’Université Paris Ouest Nanterre-La Défense - Université Paris Ouest Nanterre-La Défense
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NB. Le contenu de cet article donne des informations disponibles au moment de sa publication en 2006.

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1. Une banlieue aux significations multiples

2. La banlieue comme lieu de vie

3. Des paysages de banlieue très diversifiés

4. De multiples critères de distinction pour les communes de banlieue

Les mots et les maux de la ville vont et viennent, comme s'ils suivaient l'arythmie d'un cœur malade ou, plus simplement, les effets de mode. Certains disparaissent ; d'autres suscitent l'engouement des rhéteurs au point de conduire à d'interminables logorrhées. Le mot banlieue est de ceux-là : on reste surpris aussi bien devant les lieux communs qu'il continue de véhiculer que devant la nébuleuse incertaine qui l'entoure, y compris dans les sphères du pouvoir. Une succession de slogans, d'images faciles et de discours à l'emporte pièce alimente à son sujet une construction cumulative où chaque organe d'information, se calquant sur son concurrent, contribue par ricochets à produire des figures imaginaires.

Voilà plus de 25 ans que la banlieue est au centre de l'action politique, qu'elle suscite mesures ministérielles, dispositifs réglementaires, rapports et évaluations sans résultat manifeste. Et pourtant le lexique relatif à la banlieue est paradoxal : pauvre si l'on s'en tient aux apparences, d'une extrême richesse quand on remonte aux racines de l'histoire urbaine. De fait, le mot banlieue est chargé de significations multiples pour tous ceux qui se réfèrent aux travaux des archéologues et des historiens spécialisés dans la période gallo-romaine et dans l'histoire médiévale. Autrement dit, entre l'érudition pure et la banalité des définitions communes, il n'y a guère de place pour une présentation dynamique et facilement accessible des banlieues. Plus encore que les géographes, les sociologues ou les linguistes, ce sont les romanciers et les poètes, tels Victor Hugo, Alphonse Daudet, Émile Zola, Émile Verhaeren, Jules Romain, Céline, et plus proche de nous, Jacques Prévert, François Maspero, Thierry Jonquet ou Didier Daeninck qui se sont le plus largement exprimés sur le sujet en donnant une vision bigarrée des paysages et des populations de banlieue.

D'évidence, en étant considérée comme un sujet d'opinion avant d'être analysée comme un objet scientifique, la banlieue contemporaine porte une charge qui la dépasse. Elle souligne de manière emblématique la dissociation contemporaine entre un espace virtuel de très haute fréquence et un territoire réel de fréquence nulle ou incertaine, celui de la quotidienneté difficile, de la petite appropriation et des solidarités sans tapage. C'est probablement dans le cadre de cette banlieue virtuelle qu'on pourrait situer les deux mythes qui parcourent l'histoire urbaine et qui ont fait florès ces dernières années : celui de la banlieue-ghetto, lieu de la relégation et des alchimies dangereuses, et celui du village urbain fondé sur la mixité sociale et la convivialité. L'intelligibilité de la banlieue se situe probablement à mi-parcours, au-delà des mythes qui enrichissent l'imaginaire et en deçà des invocations grandiloquentes qui ponctuent les discours abstraits.

Pour tout dire, la banlieue prête aux amalgames et aux confusions :

  • confusion entre le tout et la partie, entre le singulier et le pluriel, alors que la périphérie urbaine d'une agglomération se compose en général de plusieurs communes de banlieue qui ont chacune une personnalité propre ;
  • confusion entre la ceinture périphérique et le quartier sensible alors que plusieurs villes-centres ont des secteurs à problèmes et que de nombreuses communes de banlieue ne connaissent pas de difficultés spécifiques ;
  • confusion entre les quartiers défavorisés marginalisés et les ghettos contraints à tonalité ethnique ou à vocation religieuse spécifique alors que les nationalités restent le plus souvent diversifiées dans les "cités" contemporaines et que les processus d'intégration et de dispersion n'y sont pas totalement interrompus.

Une banlieue aux significations multiples

Dès lors que l'on réfléchit à la question des banlieues, on voit bien que la première difficulté est de savoir exactement de quoi on parle. Le mot même de banlieue est chargé d'ambiguïtés puisqu'il recouvre cinq notions dont certaines peuvent se recouper : une notion juridique se rapportant au droit féodal, une notion géographique, celle de ceinture urbanisée dépendante du centre, une notion sociologique permettant de rendre compte de l'exclusion qui touchent les habitants des marges urbaines, une notion culturelle qui fait référence aux pratiques festives qui sont nées sur ce territoire (tags, rap, festivals comme celui de Banlieues Bleues en Seine-Saint-Denis…), une notion symbolique enfin pour exprimer le discrédit qui pèserait sur une partie des populations périphériques.

L'appareil statistique français qui oriente l'approche géographique a longtemps défini la banlieue par soustraction : assimilée à une identité "en creux", c'était la ceinture urbanisée qui subsistait quand on avait retiré la ville centrale de la masse agglomérée, celle-ci étant elle-même définie comme un groupe d'habitations de telle sorte qu'aucune construction ne soit séparée de la plus proche de plus de 200 mètres. À l'occasion de chaque recensement, la continuité de l'habitat est encore repérée par l'Institut géographique national sur des cartes à partir de photos aériennes périodiquement réactualisées.

Le terme périphérie n'est pas strictement synonyme du mot banlieue. Il renvoie à une définition géométrique et plus mécanique de la ville en évoquant le contour de la ville et les relations fonctionnelles entretenues avec le centre. Alors que toute banlieue se présente de facto comme une périphérie, toute périphérie n'est pas une banlieue puisqu'elle n'est pas nécessairement en continuité de bâti avec l'agglomération et qu'elle peut élaborer des centralités secondaires susceptibles de concurrencer la ville-centre. Cependant, le principe de la dépendance, confondu parfois avec la notion plus dynamique de polarisation de l'espace et celle plus politique de domination, reste inclus dans les deux concepts de banlieue et de périphérie, même si les communes gardent leur autonomie administrative. La périurbanisation rend compte du processus d'urbanisation à la périphérie des agglomérations. Le périurbain désigne les espaces extérieurs à l'agglomération qui connaissent une urbanisation généralement discontinue (surtout en lotissements et en constructions individuelles) et qui sont polarisés par la ville centrale.

La banlieue comme lieu de vie

La banlieue n'est pas un simple support spatial ; elle est d'abord un lieu où vivent des hommes et des femmes. Et il n'est pas simple de rendre compte de la vie quotidienne des banlieusards tant elle est diverse, morcelée, parcellisée.

Choisie parmi beaucoup d'autres, une scène de la vie quotidienne dans un secteur sensible peut en donner un aperçu exemplaire. La scène se passe le cinquième jour du mois dans le bureau de poste du quartier. La queue s'allonge au guichet. Normalement, c'est le jour où les allocataires doivent toucher les mandats de la Caisse d'allocations familiales (CAF). Bientôt le ton monte dans la file d'attente. Les insultes fusent de toute part ; elles s'adressent en priorité au guichetier : "Ce n'est pas possible, c'est incroyable ; c'est vous qui êtes responsable". Et le voisin de renchérir : "Si vous nous traitez comme cela, c'est parce qu'on est de la banlieue ; c'est parce qu'on est des pauvres". Et un troisième de lancer :"Nous, on est des exclus ; on se fiche pas mal de nous". Et une vieille femme de marmonner :"De toute façon, ça fait longtemps qu'on nous laisse tomber ; ici, on est dans un ghetto !". Le guichetier qui est mis directement en cause n'y est évidemment pour rien. Dans ce cas, c'est un simple exécutant de l'administration. Or il se trouve que la CAF a eu une panne informatique les deux jours précédents et n'a pas pu assurer les virements, ni envoyer les mandats à la date prévue.

Une telle scène nous conduit à tirer plusieurs enseignements à propos des ménages des quartiers sensibles de banlieue. D'abord, il y a ceux qui ont besoin des allocations pour vivre, et il y a les autres qui n'en ont pas un besoin urgent. La somme des pauvretés accumulées ici prend sa source dans une multiplicité d'inégalités : inégalités des ressources et des chances ; inégalités dans l'accès au logement, à la formation, à l'emploi, à l'information et à la communication. Ensuite, pour les habitants qui font la queue, on voit bien l'impossibilité de nommer les vrais responsables de la situation qui les touche, c'est-à-dire de désigner le lieu réel de la décision et du pouvoir. Cette impossibilité n'est-elle pas précisément le signe de la pauvreté des quartiers ?

Tout se passe comme si la confrontation était fondée sur une bipolarisation sociale : il y a eux et nous. D'un côté, une logique institutionnelle et gestionnaire qui n'est pas comprise parce qu'elle est perçue comme trop lointaine ; de l'autre, une urgence sociale qui impose des réponses immédiates. D'un côté, un monde extérieur largement inconnu ; de l'autre, un monde proche qui prend tous les coups. On observe également que les habitants utilisent les mots des "autres" quand ils sont amenés à définir publiquement leur situation : banlieue, exclusion, ghetto… comme s'ils n'avaient pas confiance dans leur propre vocabulaire pour se définir eux-mêmes. Enfin, la scène souligne l'intégration de l'exclusion par les habitants, sans doute pour se conformer à ce que rapportent les médias. Tout se passe comme s'ils se sentaient méprisés, abandonnés par les services publics. En dépit de quelques protestations véhémentes, c'est une somme d'individus juxtaposés qui mettent en évidence leur impuissance, des individus qui n'ont même plus la possibilité de constituer un mouvement social, c'est-à-dire de s'organiser collectivement pour défendre leurs droits.

N'oublions pas, pour finir, qu'à côté de ceux qui paraissent légitimes dans leur demande d'aides financières, il y a ceux qui sont illégitimes ou inconnus, ceux que l'on dénomme parfois les "sans" : les sans papier, sans domicile, sans famille, sans attache ; ceux des interstices urbains ou des marges rurales qui échappent aux filets protecteurs de l'État Providence.

Autant d'images de la quotidienneté populaire qui nous invitent à ne pas penser de manière purement conceptuelle et dichotomique les relations qui existent entre le centre et la banlieue.

Des paysages de banlieue très diversifiés

Toute globalisation rapide concernant les populations de banlieue serait hasardeuse ; de même, toute généralisation à propos des paysages de banlieue serait sujette à caution. En fait, dans le cadre français, la banlieue se caractérise par des paysages extrêmement variés. Le caractère composite de son organisation et de son architecture permet même de la qualifier : zones industrielles comprenant parfois d'anciennes cités patronales, immeubles collectifs de taille réduite et sans style particulier, maisonnettes isolées, lotissements pavillonnaires de style très divers, grands ensembles d'habitat collectif ou quartiers de villes nouvelles à l'architecture novatrice. Conformément au principe de la séparation des fonctions, les périphéries urbaines les plus récentes se composent non seulement d'un habitat pavillonnaire de densité et de qualité variables, mais aussi de vastes centres commerciaux et de secteurs d'activités conçues sur le modèle anglo-saxon avec des immeubles de bureau sur dalle ou de plain-pied entourés de larges espaces verts. Mélange hybride, la banlieue ne serait ni ville, ni campagne. Dans son désordre, elle est parfois perçue comme le signe avant-coureur de la fin des villes.

Déjà, au lendemain de la Première guerre mondiale, les cités-jardins construites à l'initiative du maire de Suresnes, Henri Sellier, expriment une conception hygiénique et non-spéculative du développement urbain. D'inspiration anglaise, elles associent la maison individuelle au petit immeuble et relèvent en général d'un Office public d'habitation à bon marché (OPHBM) qui préfigure les organismes HLM créés en 1948. Mais leur développement reste très limité et l'aggravation de la crise du logement conduit l'État à généraliser l'habitat collectif social après 1947. La conjonction d'une volonté politique, d'une planification cohérente, de l'industrialisation des techniques du bâtiment et d'outils financiers performants permet à la France d'assurer la construction de grands ensembles non seulement aux marges des grandes agglomérations, mais aussi dans les quartiers péri-centraux des villes petites et moyennes.

En revanche, les villes nouvelles, programmées dans les années 1960-1980 notamment pour maîtriser le développement de la région parisienne, sont conçues en réaction au principe de la mono-fonctionnalité. Pour éviter la dépendance vis-à-vis du centre, elles favorisent l'implantation d'entreprises pourvoyeuses d'emplois. Visant la mixité sociale, elles encouragent l'accession à la propriété pour diverses catégories sociales, à côté de la location dans des ensembles collectifs de taille réduite et bénéficiant de nombreux équipements. Au-delà de ces villes, la grande couronne périurbaine parisienne s'urbanise en mailles larges et peu denses par implantation de nouveaux villages et par mitage de maisons individuelles. Toute analyse qui la concerne est confrontée à l'incertitude de ses limites puisqu'elle s'écarte du modèle urbain classique pour se diluer dans le domaine rural. Les frontières des agglomérations contemporaines sont loin, en effet, de se réduire à un front d'urbanisation clairement délimité. On ne saurait cependant les confondre avec les contours des aires urbaines, ou des aires d'influence qui se situent bien au-delà.

De multiples critères de distinction pour les communes de banlieue

En France, la banlieue des grandes villes est administrativement fragmentée, même si toutes les formes d'intercommunalité ne cessent de s'y développer. Elles sont constituées de municipalités indépendantes dotées d'une mairie et de services autonomes. En 1999, à partir de critères prenant en compte la continuité du bâti autour de la ville-centre, l'INSEE dénombrait 3 744 communes de banlieue regroupant au total 20,3 millions d'habitants sur 7% environ du territoire national. Si la banlieue de Paris est la première de France chronologiquement et quantitativement, elle est loin de constituer le seul modèle.

Les banlieues se distinguent d'abord par leur dynamisme démographique et économique, leur dimension, leur population et l'importance de la ville-centre à laquelle elles sont reliées. Si l'on met à part la banlieue parisienne qui rassemble 7,6 millions d'habitants répartis dans 395 communes en 1999 (contre 2,1 millions pour la seule ville de Paris), la ceinture agglomérée peut regrouper jusqu'aux deux tiers des habitants de l'unité urbaine dont elle fait partie. C'est le cas par exemple de l'agglomération lyonnaise. En 1990, Lyon, ville-centre, rassemblait 415 000 individus. Sa banlieue regroupait 850 000 habitants répartis dans 82 communes à cette époque, et plus de 900 000 habitants dans 102 communes en 1999. Dans les agglomérations moyennes, certaines villes-centres ne rassemblent qu'une minorité de population, la majorité étant nettement banlieusarde : c'est le cas de Chartres, Cherbourg, Montargis ou Saint-Omer.

Les communes de banlieue se distinguent aussi par leur forme urbaine. Certaines d'entre elles sont totalement urbanisées et ne peuvent évoluer que par restructuration d'îlots et transformation du bâti. Villeurbanne, dans l'Est lyonnais, et les communes de la petite couronne parisienne à tonalité ouvrière sont dans ce cas. Parfois, l'urbanisme de ZUP (Zones à urbaniser en priorité) a saturé l'espace, comme à Mons-en-Baroeul, entre Lille et Roubaix. D'autres banlieues, en revanche, ne sont que partiellement urbanisées et conservent des espaces constructibles, telles Marignane au nord de Marseille, Orvault à proximité de Nantes, ou même Saint-Priest à la périphérie de Lyon et Hénin-Beaumont à l'est de Lens. Des espaces cultivés occupent parfois le cœur de certaines communes de banlieue, comme à Plérin au nord-ouest de Saint-Brieuc ou à Chalette-sur-Loing au sud de Montargis.

La densité est un autre élément de distinction entre les communes de banlieue. Globalement, plus les agglomérations sont peuplées, plus les densités périphériques sont élevées. Mais les différences sont fortes selon les aléas de l'histoire, l'organisation du parcellaire et la distance au centre. Contrairement à une opinion répandue, les grands ensembles ont en général des densités inférieures aux îlots des vieilles communes ouvrières. Le choix moderniste de la Charte d'Athènes n'était-il pas de libérer l'espace aux pieds des immeubles collectifs ?

L'étude démographique des communes de banlieue depuis 1962 montre que leur croissance résulte au début d'un solde migratoire très favorable : c'est le cas des bourgs qui ont dû accueillir en quelques années des grands ensembles, ou qui ont été inclus dans le périmètre des villes nouvelles. Globalement, les communes de banlieue sont plus jeunes : en 1982, elles comptaient 22% de moins de 18 ans, contre 17,5% pour les noyaux centraux. Plusieurs communes de banlieue possédaient encore en 1990 deux tiers de population âgée de moins de 30 ans : Echirolles près de Grenoble, Vaulx-en-Velin, Les Mureaux, Grigny, Grande-Synthe à proximité de Dunkerque par exemple. Les contrastes étonnent parfois : en pourcentage, il y a deux fois moins de jeunes à Cagnes-sur-mer, dans la banlieue ouest de Nice, qu'à Hérouville-Saint-Clair, près de Caen !

Le profil dominant des actifs dans une commune est un autre critère de différenciation important. On distingue ainsi les banlieues ouvrières des banlieues bourgeoises composées d'un taux élevé de cadres d'entreprises et de professions intermédiaires du secteur public. Dans les agglomérations parisienne et lyonnaise, les études montrent que les profils sociaux des communes ont tendance à se renforcer. On observe un embourgeoisement des banlieues où le poids des cadres et des professions libérales était déjà élevé entre les deux guerres (par exemple Neuilly, Saint-Cloud, Le Vésinet, Gif-sur-Yvette, Versailles, Sceaux pour la banlieue parisienne ; Sainte-Foy, Ecully, Charbonnières, Dardilly, Saint-Cyr et Saint-Didier en Mont-d'Or pour la périphérie de Lyon). Parallèlement, le caractère populaire des communes des anciennes banlieues rouges se maintient assez bien, mais il est associé à trois faits majeurs : leur baisse démographique, le déclin des ouvriers au profit des employés, la gentrification des marges proches de la ville-centre.

Diagrammes de la sensibilité socio-spatiale des quartiers

La sensibilité socio-spatiale des quartiers : précisions méthodologiques Document

La ZAC La Noé de Chanteloup en 1990 et 1999

L'ensemble des quartiers de la politique de la ville

La complexité des frontières géographiques de la ségrégation souligne que la dévalorisation des communes de banlieue ne s'ordonne pas régulièrement en couronnes concentriques selon l'éloignement du centre. La Direction générale des impôts (DGI) confirme cette observation à partir de la cartographie des revenus imposés moyens et du pourcentage de foyers fiscaux non imposés par commune. Elle montre aussi que la distinction région parisienne/province est plus pertinente en la matière que la division centre/périphérie. On comptabilise environ 25% de foyers fiscaux non imposés en Île-de-France contre 40% au niveau national. L'étude des potentiels fiscaux communaux montre qu'ils peuvent varier de 1 à 20 : certaines communes de banlieue dotées d'immenses zones d'activité bénéficient d'un apport considérable de taxe professionnelle alors que d'autres sont réduites à l'état de banlieue-dortoir.

Au bout du compte, on observe des contrastes considérables dans les grandes unités urbaines avec des formes ségrégatives cumulatives. La valorisation en chaîne de certaines communes (monuments prestigieux, services rares, grands lycées, centres universitaires réputés, activités à forte valeur ajoutée...) va de pair avec la disqualification d'autres espaces physiquement dégradés, économiquement délaissés ou socialement rejetés.

Enfin, l'histoire régionale et les mécanismes variables de l'urbanisation dans le temps permettent de différencier la structuration globale des périphéries urbaines. Ainsi le Nord-Pas-de-Calais et le littoral méditerranéen se présentent-ils davantage comme des nébuleuses de communes urbanisées, que comme des régions où l'on peut nettement distinguer, au sein des agglomérations, la banlieue de la ville-centre.

En somme, à travers la complexité qui s'attache aux périphéries urbaines françaises, on voit bien qu'il est impossible de définir la banlieue d'une manière univoque et on peut avoir conscience des limites des comparaisons internationales dès lors que l'on s'en tient au vocabulaire.

Conclusion

Finalement, dans l'usage inconsidéré qui en est fait le plus souvent, le mot banlieue renvoie non pas à une entité spatiale précise, mais à un concept vague susceptible de s'appliquer à tout secteur enclavé et à tout groupement de population qui s'écarte de la norme. Le malaise des banlieues, largement médiatisé, recouvrirait ainsi une approche géographique inexacte et une conception sociologique passablement floue. Dans une société qui se cherche, on pourrait croire que la banlieue situe l'épicentre des problèmes sociaux. En mobilisant les affects les plus sombres, son emploi serait destiné à provoquer et à faire réagir. De la sorte, la banlieue serait devenue le passage obligé de la lutte contre l'exclusion et de toute politique concernant les quartiers précarisés.

Objet du développement social, elle semble aujourd'hui à la croisée de l'éthique et du politique. Portant une charge qui la dépasse, elle est souvent un prétexte pour parler de la carence des services publics, du sentiment d'insécurité, de la peur du métissage et de l'effet négatif des médias. Même si les grandes cités périphériques soulignent les ségrégations sociales par le désordre de leur architecture et l'évolution de leur peuplement, elles sont loin d'épuiser toutes les misères et toutes les inégalités. Paradoxalement, elles constituent parfois de véritables creusets où s'élaborent de nouveaux modèles de citoyenneté et de gestion urbaine.

Bref, on ne saurait se satisfaire des discours généralisateurs ou réducteurs tenus sur la banlieue, ni des idées préconçues qu'ils véhiculent. Le mot tend à éluder la complexité des dynamiques urbaines, la richesse des apports migratoires et la réalité des ségrégations qui incombent d'abord au centre. En somme, la dramaturgie médiatique et politique qui touche la banlieue lui donne une visibilité qui s'oppose largement à l'intelligibilité.

Bibliographie indicative

De l'auteur :
  • "La politique de la ville" (en collaboration avec A. Anderson), Éditions Actualités sociales hebdomadaires, Collection A.S.H. étudiants, août 2000, 160 p. ; Deuxième édition revue et corrigée (octobre 2003).
  • Les banlieues, des singularités françaises aux réalités mondiales - Carré Géographie, Hachette Supérieur, 2001
  • "Les banlieues", 1997, Paris, Flammarion, Collection Dominos, N° 121, 127 p
  • "Les banlieues françaises ou le ghetto impossible", 1994, Éditions de l'aube, Série "Monde en cours", 153 p ; réédition en livre de poche (augmentée d'une postface), 1996, 169 p
Derniers articles de recherche :
  • "Entre proximité et distance, quelle place pour le terrain ?", Cahiers de Géographie du Québec, Vol. 49, n°138, déc. 2005-janvier 2006
  • "Quel avenir pour les habitants des marges ?", Revue "Techni.cités", document introductif au XXVIe congrès des agences d'urbanisme, p 58-60, 23 octobre 2005
  • "Le concept de ségrégation", n°139, "La ville et l'école : les nouvelles formes de ségrégation", Ville, École, Intégration, Diversité, Centre national de documentation pédagogique, p 52-56, décembre 2004
  • "Sur l'origine des grands ensembles", in "Le monde des grands ensembles", (dir. A. Fourcaut, F. Dufaux), Paris, Éditions Créaphis, p 45-61, 2004
  • "De la difficulté à cerner les territoires du religieux : le cas de l'islam en France", Annales de Géographie, n°640, p 563-587, nov-décembre 2004
  • "De l'objet invisible à la présence ostensible, l'islam dans les banlieues françaises", n °96, "Urbanités et liens religieux", Annales de la Recherche urbaine, p 91-102, octobre 2004
  • "Des pauvres aux lieux de pauvreté, modes de classification et types de localisation", Annales de la Recherche urbaine, n°93, pp 107-116, février 2003
  • Article repris dans l'ouvrage collectif "Les politiques sociales en France et en Allemagne" (dir. Vincent Viet et Hans Palm), ministère de la Cohésion sociale, DREES-MIRE, Documentation Française, pp 118-132, 2004
  • "Les risques sociaux", Chapitre dans l'ouvrage collectif intitulé "Les risques" (dir. Y. Veyret), SEDES, p 221-252, 2003
  • "Sarcelles : un cas toujours exemplaire ?", in "Le grand ensemble, histoire et devenir", revue Urbanisme, n° 322, p 53-56, janv-fév. 2002
  • "Quartiers sensibles et politique de la ville : bilan d'une recherche", L'Espace géographique, n° 3, p. 237- 254, septembre 2000
  • "Le XXème siècle : de l'effroi technique à la peur des banlieues", revue Histoire urbaine, sous la direction d'Annie Fourcaut, n° 2, p. 171-187, déc. 2000
  • "Évaluation de trois quartiers en crise", Commission nationale d'évaluation de la politique de la Ville, Rapport de recherche, DIV, 1993
  • Pour les Cafés géographiques
  • Les quartiers chauds sont-ils forcément enclavés ? : www.cafe-geo.net/article.php3?id_article=729
  • Les banlieues, des singularités françaises aux réalités mondiales - Hachette, 2001. Un compte-rendu de lecture : www.cafe-geo.net/cafe2/article.php3?id_article=544
Autres auteurs et sources :
  • Brun J., Rhein C. (et alii) - "La ségrégation dans la ville" - L'Harmattan - 1994
  • Centre de ressources Profession Banlieue - Mixité sociale, un concept opératoire ? - (15 rue Catulienne, 93200 Saint-Denis), mars 2005
  • Délégation interministérielle à la ville (194 Bd Wilson, 93200 Saint-Denis) - Observatoire national des zones urbaines sensibles - Rapport 2005
  • Insee - Fiches Profil ­ "Quartiers de la politique de la ville" - Insee-RGP 1990 et 1999
  • Insee - Zones urbaines sensibles et zones franches urbaines - RGP 1999, bases de données, Exploitations principales et complémentaires - Cédérom, 2002
  • Le Toqueux L. et Moreau J. - Les zones urbaines sensibles - Insee Première, n°235, mars 2002
  • Maurin E., Le ghetto français, enquête sur le séparatisme social, Paris, La République des Idées, Seuil, 2004
  • Simon P. - "Le logement social en France et les populations à risques en France" - Hommes et Migrations, n° 1246, 2003

Hervé Vieillard-Baron, Université de Paris 8, UMR LOUEST,

pour Géoconfluences le 24 mars 2006

Mise à jour :   05-04-2006

Pour citer cet article :  

Hervé Vieillard-Baron, « Archive. La banlieue au risque des définitions », Géoconfluences, avril 2006.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/doc/territ/FranceMut/FranceMutScient3.htm