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La Corse, un territoire en archipel ? L'exemple de Bastia et du Cap Corse

Publié le 04/07/2024
Auteur(s) : Yves Lavarde, professeur agrégé - académie de Corse

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Le Cap Corse est une péninsule compartimentée et tournée vers le littoral, sous l'influence de l'agglomération de Bastia. Malgré son caractère singulier, elle connaît des mutations démographiques et paysagères qui reproduisent et résument celles qu'on retrouve dans le reste de l'île. Plus généralement, ces mutations inscrivent cette microrégion dans les dynamiques des littoraux français et méditerranéens.

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La reconnaissance institutionnelle croissante, par l'État central français, d’une potentielle « exception corse » ((Les partis autonomistes et indépendantistes connaissent sur l’île une progression régulière de leurs résultats électoraux et ont obtenu un cumul de 68 % des votes lors des élections territoriales de 2021, marquées localement par un taux de participation beaucoup plus élevé que pour les régionales sur le continent (55,9 % contre une moyenne nationale de 34,69 %). En réponse, l'État tend à accorder à l'île un statut d'autonomie croissante.)) nécessite de se pencher sur les spécificités d’un territoire parfois résumé à une « île-montagne en Méditerranée » (Martinetti, 2021), qui possède la particularité d’être la seule région insulaire de France métropolitaine, et qui est aussi la région métropolitaine la plus montagneuse, avec une altitude moyenne de 568 mètres et un sommet à 2 706 mètres (le Monte Cinto).

Même s’il convient de ne pas surestimer ces chiffres en raison de la taille relativement réduite de la Corse (8 680 km²), qui biaise mécaniquement les comparaisons avec des régions métropolitaines beaucoup plus vastes (44 605 km² en moyenne), certaines de ses particularités peuvent être exacerbées par le caractère montagneux et insulaire de son territoire. Il s’agit par exemple de la région la moins dense de France métropolitaine (moins de 40 hab./km²), la plus rurale (96,7 % des communes contre 88 % à l’échelle nationale), la plus boisée (58 % de sa superficie est couverte par la forêt), la plus pauvre (18,3 % de la population vit sous le seuil de pauvreté en 2020, contre une moyenne nationale de 14,4 %), mais aussi la plus attractive, avec un solde migratoire très excédentaire, qui permet de compenser un solde naturel négatif et se traduit par une croissance démographique de 1 % par an entre 2014 et 2020, soit plus de trois fois la moyenne française (0,3 %).

Le caractère montagneux et insulaire de la Corse donne aussi à voir, avec un effet grossissant, des processus globaux qui ne sont pas forcément propres à ce territoire. L’île s’insère en effet dans des logiques mondiales et méditerranéennes plus que spécifiquement corses, qui tendent à concentrer la population et les activités sur les littoraux ainsi que dans les principaux pôles urbains, en particulier Ajaccio et Bastia, dont les agglomérations accueillent à elles seules 45,4 % de la population totale de l’île (INSEE, 2024).

Cependant, ce premier constat ne permet pas de saisir les spécificités et l’intégralité des recompositions territoriales connues par la Corse. Il peut même interroger l’efficacité de certains outils statistiques et notionnels qui peuvent enfermer et réduire la complexité des situations observées. Dans le cas de la Corse, il convient ainsi de reconnaître l’existence de logiques réticulaires qui intègrent des espaces moins densément peuplés, mais investis d’une puissante charge symbolique et affective.

Les territoires corses peuvent être ainsi perçus comme une série d’archipels emboîtés, qui organisent et insèrent ces espaces à l’intérieur d’un vaste processus de construction territoriale.

Par archipel, on entend ici un « ensemble de lieux formant système, mais séparés les uns des autres », où la discontinuité permet la relation plus qu’elle ne favorise l’isolement (Arrault, 2005). Plus qu’un simple réseau, un archipel est marqué par une  « relation d’extériorité et de résonance entre ses éléments », et désigne ainsi une dialectique qui oscille entre séparation et intégration, fragmentation identitaire et nostalgie d’une « unité perdue » (Dominguez-Jimenez, 2007). Un archipel est constitué de fragments dont l’unité (passée, projetée, mythifiée) s’impose plus ou moins naturellement. Alexandre Soljenitsyne décrivait ainsi son archipel comme « déchiqueté par la géographie, mais soudé par la psychologie, tel un continent, de ce pays quasi invisible, quasi impalpable, où habite précisément le peuple des z/k. » (Arrault, 2005).

Dans un archipel, à la fois fragmenté et intégré, les logiques réticulaires cohabitent, se croisent parfois autour de certains nœuds, sans forcément s’inscrire dans les mêmes temporalités, ni se limiter uniquement aux territoires insulaires, et constituent un tissu de relations qui forment une territorialité spécifique, c’est-à-dire selon Claude Raffestin : « l'ensemble des relations qu'une société entretient non seulement avec elle-même, mais encore avec l'extériorité et l'altérité, à l'aide de médiateurs, pour satisfaire ses besoins dans la perspective d'acquérir la plus grande autonomie possible, compte tenu des ressources d’un système  » (Raffestin, 1997).

Le processus d’autonomisation de la Corse s’appuie sur des processus assez généraux de littoralisation et de périurbanisation, mais mobilisent aussi des ressources immatérielles, relationnelles, qui ne marginalisent pas forcément les espaces moins bien reliés, moins denses, mais les articulent entre eux et les placent au cœur de son processus de construction territoriale.

Derrière la dualité apparente de son territoire autour du binôme Ajaccio–Bastia, la Corse est en réalité multipolaire : huit petites villes comme Porto-Vecchio, Corte, Calvi organisent les microrégions qui les entourent et peuvent parfois bénéficier d’une interface directe avec le continent. L’île compte ainsi quatre aéroports internationaux. Dans cet article, nous nous concentrerons sur Bastia, car il s’agit du principal port et de la principale interface de l’île avec le reste du monde, par laquelle transitent non seulement les touristes mais aussi une grande partie de son commerce.

Nous verrons ensuite que ces logiques réticulaires, relationnelles, pas toujours originales, se déploient à plusieurs échelles, en intégrant différemment les espaces insulaires, et en renversant des hiérarchies économiques ou démographiques faussement évidentes.

1. Bastia, principale interface de la Corse avec le reste du monde

Premier port de l’île avec 55 % de son trafic global (passagers et fret confondus), Bastia est souvent la porte d’entrée et de sortie de la Corse, point de départ et ligne d’arrivée d’une exploration du territoire insulaire forcément circonscrite dans le temps, inévitablement sélective et lacunaire, et qui tend parfois à se concentrer sur quelques régions ou itinéraires en particulier (la Balagne, Bonifacio et le sud de l’île, le GR 20). Il en résulte parfois pour Bastia une position de « ville de transit » que la municipalité tente de modifier. À ces mobilités saisonnières s’ajoutent aussi des mobilités quotidiennes qui tendent à renforcer la place centrale de Bastia au cœur d’un archipel territorial, à la fois discontinu et cohérent.

1.1. Une ville portuaire, principale porte d’entrée de la Corse

À l’intérieur d’une île « en mosaïque » (Lenclud, 2012), la ville de Bastia s’est développée autour de son port (1er port corse et 4e port français pour le nombre de passagers, hors croisiéristes), grâce à sa situation au contact de différentes microrégions présentant des terroirs singuliers (Cap Corse au nord, plaine orientale au sud, Castagniccia au sud-est, Nebbio à l’ouest) et surtout grâce à sa proximité avec le « continent », en particulier avec l’Italie (à 80 km) et les ports de Livourne (à 120 km) ou de Gènes (à 190 km) ; et aujourd’hui avant tout avec les ports français de Marseille (560 km), Toulon (400 km) ou Nice (240 km) qui représentent 79 % des marchandises débarquées sur le port en 2023 (mais seulement 46,3 % des passagers). Malgré un site d’abri relativement médiocre (côte rectiligne offrant peu d’entrants), Bastia est ainsi l’une des principales interfaces entre la Corse et le reste du territoire français.  

À l’échelle des flux de marchandises mondiaux, il s’agit pourtant d’un port très secondaire, à proximité des grandes routes maritimes mondiales, mais non desservies par celles-ci : les grands navires porte-conteneurs passent au large de Bastia, entre l’île d’Elbe et la Corse, et se dirigent vers des hubs portuaires plus importants comme Gênes ou Marseille. L’essentiel du commerce de l’île transite ainsi par des ferries de type ro-pax, qui effectuent des rotations quotidiennes entre Bastia et le continent, et qui transportent aussi bien des voitures individuelles que des camions chargés de fret. Bastia n’accueille pas de porte-conteneurs et dépend de grandes métropoles portuaires, mieux insérées dans l’Archipel métropolitain mondial, en particulier Marseille qui, malgré la distance, est la principale interface commerciale de Bastia (et de la Corse) avec le reste du monde (58 % des marchandises débarquées en 2023).

Comme tous les territoires dans un contexte de mondialisation, la Corse est marquée par une forte dépendance à l’extérieur, mais celle-ci est peut-être rendue plus visible par son insularité : près de 68 % des camions repartent à vide ; 95 % de son alimentation proviendrait de l’extérieur, d’après des chiffres relayés à partir du PADDUC (Plan d'aménagement et de développement durable de la Corse) de 2015.

Document 1. Bastia et son port, en relation avec leur avant-pays et leur arrière-pays

Bastia arrière-avant pays

1.2. Une ville qui entretient une relation ambivalente avec son port

Pour autant, la « ville et le port coexistent sans réellement fonctionner de concert » (Grimaud et Cervoni, 2018) : les flux importants qui transitent par le port (plus de 2 millions de passagers par an) profitent assez peu à la ville de Bastia, qui n’est souvent qu’un lieu de passage vers des espaces touristiques plus lointains. Bastia illustre ainsi de manière éloquente la notion d’effet tunnel (Grimaud et Cervoni, 2018), puisque les véhicules descendant des ferries empruntent très vite un tunnel qui passe sous le Vieux-Port et la Citadelle de Bastia et sont directement dirigés hors de la ville. Ces flux viennent se mélanger aux mobilités pendulaires et aux trajets quotidiens effectués par les habitants de l’agglomération de Bastia et alimentent l’engorgement de la ville et l’insatisfaction des riverains qui se plaignent des nuisances suscitées par les ferrys.

Différents projets cherchent à redéfinir la relation de Bastia et de son port : l’aménagement d’une promenade le long du front d’eau (l’Aldilonda), au pied de la Citadelle s’inscrit ainsi dans un projet plus large de rénovation urbaine visant à réhabiliter les anciens quartiers du centre de Bastia, en mettant en avant l’identité maritime et portuaire de la ville. Bien que rattaché au caractère singulier de la ville, il s’agit d’un projet qui s’inscrit dans des dynamiques métropolitaines de requalification des quartiers portuaires et des fronts d’eau que l’on retrouve dans de nombreuses villes du monde. Cela reflète à la fois l’ambition de la municipalité (qui s’était aussi portée candidate au label de « Capitale européenne de la culture » pour 2028), mais aussi, peut-être, une certaine banalisation de son urbanisme. En parallèle, la construction d’un nouveau port dans le sud de Bastia, à l’écart du centre-ville, est régulièrement évoquée depuis 2002 et pourrait nécessiter une nouvelle redéfinition de la place du port dans la ville.

D’autres projets cherchent également à casser l’image d’une « ville de transit » : en février 2024, l’office de tourisme intercommunal (qui regroupe toutes les communes de la communauté d’agglomération de Bastia) a lancé une nouvelle stratégie pour développer une « marque destination », en essayant notamment de se positionner sur la période hors-saison. À cette occasion, les discours officiels mettaient en avant la réalité d’un territoire organisé autour d’un nœud de communication marqué par la coexistence de mondes qui fonctionnent dans le même espace, le long des mêmes voies, mais qui s’ignorent et ne partagent pas les mêmes temporalités (avec l’idée, par exemple, que « Bastia ne s’offre pas aux gens pressés »).

Ces représentations mobilisent un discours sur « l’authenticité » devenue un argument touristique relativement récurrent dans le cas de la Corse, et qui pourrait être employé par un grande nombre d’espaces touristiques concernés par un afflux important et déséquilibré de personnes sur des périodes relativement courtes, qui peut donner l’impression aux habitants d’évoluer dans des réalités séparées.

Sur le site de l’Office du tourisme, Bastia est ainsi présentée comme une « oasis d’authenticité urbaine » (au milieu d’un monde factice et désertique ?), comme une réalité parallèle, quasi invisible au premier abord, « qu’il faut savoir regarder », composée « d’hommes et de femmes pas toujours accessibles »… Et qui nécessite un « pas de côté » pour franchir « une Frontière que seule Bastia peut proposer ». En mettant en avant le mode de vie quotidien des Bastiais, elle se présente de manière implicite comme l’envers d’espaces touristiques impersonnels et dénués d’identité. Ce discours peut se heurter à la réalité d’espaces urbains très divers, marqué par la présence de lotissements et de vastes zones commerciales dans le sud de la ville, avec des grandes enseignes et des formes urbaines extrêmement banalisées. Une exposition organisée en 2019 au Musée de Bastia alertait par exemple sur le suréquipement commercial de l’île, qui serait la région française la plus dotée en surfaces commerciales (582 m² pour 1 000 habitants contre 300 m² pour 1 000 habitants sur le continent).

Document 2. Quelle identité portuaire pour Bastia ?
port de bastia

2a. Bastia, une ville qui s’est développée autour de son port. À l’horizon, on distingue l’île d’Elbe ainsi que d’autres îles appartenant à l’archipel toscan (l’île de Capraia est seulement à 30 km), dont les paysages et les écosystèmes sont très proches de ceux visibles en Corse, en particulier dans le Cap Corse. Cette proximité peut évoquer les « fascinants problèmes » relevés par Roger Brunet concernant les archipels : quelles sont leurs limites ? Comment déterminer quelles îles en font partie ou non ? Cliché d'Yves Lavarde, mai 2021.

Citadelle Bastia 2b. Promenade le long du front d’eau (Aldilonda) inaugurée en 2021 et requalification des espaces littoraux de Bastia et de son identité portuaire. La promenade suspendue est visible au premier plan, entre la citadelle et la mer. Cliché d'Yves Lavarde, 2024.

2c. Bastia, une interface portuaire entre la Corse et les ports du continent

Bastia port et ville schéma

Conception : Yves Lavarde. Réalisation : JBB pour Géoconfluences. Police utilisée : Belle allure de Jean Boyault (gratuite pour les enseignants).

1.3. Une ville au centre d’une importante aire d’attraction

Chef-lieu du département de Haute-Corse, deuxième ville la plus peuplée de Corse, Bastia ne peut pas être limitée à son port. Elle est une ville moyenne de plus de 49 000 habitants, qui concentre de nombreux services et de nombreux emplois, lui permettant de polariser un vaste espace.

Bastia se situe ainsi au centre d’une aire d’attraction abritant 112 990 habitants (INSEE, 2020), soit 62 % de la population du département et 33 % de la population régionale sur un espace de plus de 1 000 km² (soit 12 % de la superficie de l’île).

Les services, en particuliers publics, y sont largement dominants. Comme dans beaucoup de villes moyennes, l’hôpital de Bastia représente le premier employeur de l’agglomération (1 660 salariés) et accueille des patients venus de tout le département grâce à une offre relativement étoffée pour la taille de la ville. Toutefois, l’île ne possède pas de centre hospitalier universitaire (CHU) et près de 30 000 Corses sont envoyés chaque année vers des grandes villes situées sur le « continent ». C’est le cas par exemple des naissances les plus critiques ; l’île étant dépourvue de maternité de niveau 3, les grands prématurés et les urgences néonatales sont redirigés vers les hôpitaux de Nice ou de Marseille.

En complément du pôle principal bastiais, le système urbain de la zone d’emploi s’organise aussi autour de douze pôles secondaires (INSEE, 2023), tous en position littorale, qui constituent des petits relais à l’intérieur de la zone d’emploi et proposent une large gamme de services de proximité (médecins généralistes, écoles, commerces), permettant de compléter le maillage territorial. C’est le cas par exemple de Penta-di-Casinca (dans la Plaine orientale), ou de San-Martino-di-Lota, pour le sud du Cap Corse (document 3).

Document 3. L’aire d’attraction et la zone d’emploi de Bastia, zonages INSEE

Bastia zonages INSEE

 

2. Au nord de Bastia : le Cap Corse, une « île dans l’île » ou un « archipel d’archipels » ?

Souvent présenté comme une « île dans l’île », le Cap Corse peut donner l’illusion d’une figure fractale, avec une structure qui serait similaire à celle de la Corse à une échelle réduite. Cependant, certaines récurrences spatiales ne suffisent pas à faire de cette fraction du territoire corse une reproduction miniature de celui-ci, un « archipel d’archipels » fonctionnant selon une dialectique déclinée à plusieurs échelles. En réalité, il peut de plus en plus être perçu comme une périphérie de Bastia. Plus que d’un « bout du monde » où l’isolement et l’insularité seraient exacerbés, il s’agit plutôt d’un « bout de monde » remodelé par des logiques qui n’ont rien d’exceptionnel mais sont mondiales - ou tout au moins méditerranéennes.

2.1. Un espace montagneux, en contact direct avec la Méditerranée

Le Cap Corse est une péninsule située dans le nord-est de la Corse. Il se structure autour d’une dorsale schisteuse nord-sud relativement étroite (environ 10 km) et élevée (plus de 1000 m d’altitude), avec de courtes avancées montagneuses qui se projettent vers l’est et l’ouest et délimitent des petites vallées bien compartimentées, qui ont chacune « leur porte d’accès particulière à la mer » (Ratzel, 1899). Il en résulte des communes capcorsines qui, autrefois, « pouvaient plus aisément communiquer avec la mer qu’avec la terre (…) et qui n'avaient, pour ainsi dire, pas de rapports avec le reste de la Corse ».

Chaque commune s’organise autour d’une nébuleuse de hameaux majoritairement situés dans l’intérieur, reliés les uns avec les autres à une partie littorale (une « marine ») qui concentre aujourd’hui les principaux services de proximité (commerces, mairie, école, médecin), ainsi qu’un accès à la route principale qui longe la côte et permet d’accéder à Bastia, où se situent des services un peu plus rares (supermarchés, hôpital, lycées).

Le Cap Corse pourrait être perçu comme une reproduction miniature de la Corse, parfois résumée à des « montagnes dans la mer » (Ratzel, 1899). Il s’agit en réalité d’un espace singulier, une « île dans l’île », très différente du reste de la Corse, en particulier concernant son rapport à la mer, beaucoup moins distant que dans d’autres régions de l’île. Cependant, loin d’un « bout du monde » isolé et identitaire (Bernardie-Tahir, 2005), il s’agit d’un « bout de monde » où se cristallisent et s’observent des dynamiques tendant à homogénéiser discrètement et sûrement les paysages (document 4).

Document 4. Les mutations des communes dans le Cap Corse

Communes Cap Corse

Conception : Yves Lavarde. Réalisation : JBB pour Géoconfluences. Police utilisée : Belle allure de Jean Boyault (gratuite pour les enseignants).

 

2.2. Un espace qui s’organise autour de Bastia

Le Cap Corse s’organise aujourd’hui principalement autour de Bastia, dont l’influence se fait diversement ressentir :

  • La densité de population diminue au fur et à mesure qu’on s’éloigne vers le nord : sur la côte est du Cap Corse, elle est supérieure à 300 hab./km² à San-Martino-di-Lota et descend ensuite régulièrement : 172 hab. / km² dans la commune de Santa-Maria-di-Lota, 73,1 hab./km² dans la commune de Brando, 46 hab. / km² dans la commune de Sisco, 25 hab. / km² dans la commune de Pietracorbara, etc.
  • Les mobilités routières et les distances-temps par rapport à Bastia influent sur l’intégration et le dynamisme des communes : les communes capcorsines sont reliées à Bastia uniquement par la route, et principalement via la route du Cap (RD 80), qui longe le littoral et permet de contourner l’ensemble du Cap Corse : la côte Ouest, très mal reliée à Bastia, possède des densités de population beaucoup plus faibles (7 hab./km² à Olmeta-di-Capocorso, 15,9 hab. / km² à Farinole) et relève du rural peu dense ou très peu dense sous influence d’un pôle (voir Bouba-Olga, 2021), même si les difficultés et les paysages que l’on y observe peuvent évoquer des territoires du rural isolé ou de l’hyper-rural. Les communes de la côte Ouest appartiennent à l’aire d’attraction de Bastia, mais les franchissements routiers permettant de relier la côte ouest et la côte est sont peu nombreux et sont situés au nord du Cap Corse (col de Santa Lucia) ou au sud (col de Teghime).

De plus, alors que Friedrich Ratzel notait que, au XIXe siècle, les communes capcorsines disposaient toutes d’un petit port qui constituait leur principal point de contact avec l’extérieur, ces ports sont aujourd’hui cantonnés – dans le meilleur des cas – à une petite activité de plaisance. C’est Bastia qui concentre les principales fonctions portuaires et joue désormais ce rôle d’interface avec le reste du monde. Les ports capcorsins ne sont plus vraiment les « portes » décrites par Ratzel, mais plutôt des « fenêtres sur mer », recherchés pour leur cadre de vie et leurs aménités paysagères.

Document 5. Le Cap Corse, une péninsule compartimentée, littoralisée et polarisée par Bastia

schéma cap corse

Conception : Yves Lavarde. Réalisation : JBB pour Géoconfluences. Police utilisée : Belle allure de Jean Boyault (gratuite pour les enseignants).

 

2.3. Un espace structuré par d’autres dissymétries et facteurs explicatifs

La distance à Bastia n’est pas le seul facteur d’organisation de ces espaces et se cumule avec d’autres tropismes et éléments explicatifs :

  • Les espaces plus ensoleillés semblent parfois plus attractifs : de manière assez classique dans les espaces de montagne, les versants d’adret (sulana en corse), plus ensoleillés, sont souvent plus attractifs que les versants d’ubac (umbria en corse). Dans la pieve di Lota (qui regroupe les communes de San-Martino-di-Lota et Santa-Maria-di-Lota), l’étalement pavillonnaire est par exemple très marqué sur les versants orientés vers le sud (donc plus ensoleillés) alors qu’ils sont plus éloignés de Bastia. Dans le même temps, les versants orientés vers le nord, plus frais et humides, et pourtant plus proches de Bastia, apparaissent moins étalés (document 6).
  • Les espaces plus proches du littoral sont beaucoup plus denses, en lien peut-être avec une forme de « thalassotropisme (ou « haliotropisme », Corlay, 1995) : dans toutes les communes du Cap Corse, il existe une dichotomie forte entre les hameaux montagnards et les « marines », autrement dit les hameaux situés sur les franges littorales, qui concentrent aujourd’hui l’essentiel des nouvelles habitations. Ces dissymétries reflètent les évolutions connues par les espaces littoraux corses qui, autrefois peu attractifs, sont investis aujourd’hui - comme dans de nombreuses régions du monde - de représentations plus positives et de nouvelles fonctions résidentielles, touristiques ou récréatives. Dans le même temps, il est difficile de distinguer ici ce qui relève d’une attirance pour les espaces maritimes de ce qui relève de la proximité de Bastia, avec la présence de la route principale sur le littoral qui facilite les mobilités vers celle-ci et qui fixe un processus assez classique de littoralisation (document 6).

Enfin, les densités légèrement plus fortes observées dans l’extrémité nord-ouest du Cap Corse (commune de Centuri) sont peut-être le signe d’une forme d’« insulotropisme » (Bernardie-Tahir, 2005), un attrait pour des « bout du monde » qui donnent l’illusion d’une insularité fantasmée.

Document 6. Une double dissymétrie, liée à l’orientation des versants et à la distance au littoral

Carte IGN commentée

 

3. L’exemple de la commune de San-Martino-di-Lota, un archipel villageois entre renversement spatial et construction territoriale

Située dans le Cap Corse, dans le prolongement de l’agglomération de Bastia, à un peu plus d’un kilomètre au nord de la gare maritime où accostent les ferries à destination de la Corse, la commune de San-Martino-di-Lota dispose d’une partie littorale très urbanisée et d’une partie montagneuse organisée autour de plusieurs hameaux, en grande partie invisibles depuis la route principale qui longe la côte, et facilement ignorés des personnes qui passent en contre-bas.

Comme d’autres communes corses, son organisation duale apparemment déséquilibrée résulte d’un renversement géographique ancien, qui est le reflet d’évolutions observées dans tout le pourtour méditerranéen. Loin d’être un espace laissé-pour-compte, qui aurait été marginalisé par certaines transformations urbaines et littorales, la partie montagneuse occupe une place centrale dans une construction territoriale qui ne se limite pas à la dimension économique ou démographique.

3.1. Un espace apparemment dual, marqué par un renversement des rapports de force

Composé de onze hameaux distincts, la commune de San-Martino-di-Lota témoigne de ces formes de retournement spatial (Tafani, 2010) qui sont visibles dans de nombreuses régions de Corse :

  • Les hameaux de la « montagne » (« a muntagna » dans la communication officielle de la mairie de San-Martino-di-Lota), au nombre de huit aujourd’hui semblent avoir stagné et se sont peu étalés depuis l’élaboration du plan terrier à la fin du XVIIIe siècle. Un neuvième hameau existait au XVIe siècle mais il aurait disparu en raison d’une invasion de fourmis (histoire récurrente en Corse pour expliquer l’abandon d’un village) ou d’attaques de barbaresques, selon d’autres sources.
  • Les « hameaux » littoraux concentrent aujourd’hui la plus forte croissance urbaine : les trois anciennes « marines » de Pietranera, Grigione et Licciola, autrefois nettement dissociées, s’inscrivent aujourd’hui dans un continuum urbain appartenant à l’agglomération de Bastia. Ils accueillent aujourd’hui la majorité de la population communale, près de 84 % des 2 990 habitants recensés sur l’ensemble de la commune.

Ces dynamiques démographiques ont conduit à un renversement des rapports de force entre les espaces : la mairie principale de San-Martino-di-Lota est ainsi située aujourd’hui dans la partie littorale la plus dense, à Pietranera. De même, l’école primaire du village de San-Martino (dans la partie montagnarde) est fermée depuis 2009, alors que l’école de Pietranera, ouverte en 1928, a connu des travaux d’extension, pour accueillir un nombre croissant d’élèves, justifiant par exemple l’inauguration d’un nouveau parking en novembre 2021.

Document 7. San-Martino-di-Lota, une banlieue de Bastia en cours de densification littorale

San Martino depuis la mer

La commune de San-Martino-di-Lota vue depuis la mer : une banlieue aisée de Bastia (Pietranera), rattachée historiquement à un village perché situé dans l’arrière-pays montagneux. Comme dans de nombreuses régions méditerranéennes, le village historique s’est développé sur un promontoire rocheux en retrait du littoral, pour des raisons sécuritaires (éviter les razzias des pirates barbaresques) et sanitaires (l’altitude permettant de mettre à distance les moustiques porteurs du paludisme). Cliché d'Yves Lavarde, février 2022.

Bastia depuis Pietranera

Le quartier de Pietranera au premier plan, avec un bâti dense sur une mince bande littorale. La présence de grues indique des constructions en cours. À l'arrière-plan, Bastia et son port. Cliché d'Yves Lavarde, avril 2024.

Ces dynamiques ont été accompagnées d’une mutation des systèmes productifs. La déprise agricole est marquée sur l’ensemble du territoire communal, caractérisé par de très fortes pentes. Les anciennes terrasses de culture, toujours visibles le long des sentiers et des noyaux habités, sont aujourd’hui envahies par le maquis et une chênaie verte (ou yeusaie) assez épaisse, alors qu’elles couvraient autrefois l’intégralité de la montagne. Le géographe Onésime Reclus écrivait ainsi au début du XXe siècle qu’elles partaient « de la mer pour s’élever par gradins presque jusqu’au sommet des montagnes » (Gaveau, 2019). Sur le plan terrier du XVIIIe siècle, les reliefs apparaissent entièrement cultivés ou exploités, avec la mention de nombreuses vignes (le vin de Pietranera était connu jusqu’à Rome), de nombreuses oliveraies et pas moins de neuf moulins installés le long des cours d’eau. Sur les photographies aériennes des années 1950, ces terrasses de culture sont toujours visibles et ne sont pas encore enveloppées par le maquis ou les forêts de chênes verts – aujourd’hui largement dominants. L’activité agricole s’est donc considérablement rétractée et n’est plus présente que par l’intermédiaire de deux exploitations pratiquant l’élevage (bovin et porcin), dans les parties les plus élevées de la commune, alors que le village comptait une quinzaine d’exploitations agricoles dans les années 1970 (source DRAAF). Une troisième exploitation a été créée récemment pour relancer la viticulture sur les hauteurs du village, en surplomb de Bastia. (source).

Les systèmes productifs sont aujourd’hui dominés par une économie présentielle (résidentielle et touristique), avec des équipements et des services principalement concentrés dans la partie littorale. La commune comporte ainsi cinq hôtels et un camping.

Document 8. Deux exemples des mutations territoriales sur le territoire communal

photo aérienne années 1950La photographie aérienne prise dans les années 1950 montre un paysage communal encore peu forestier et de nombreuses terrasses agricoles, même si une partie sont déjà abandonnées ou en passe de l'être.

école ferméeEntrée de l’ancienne école de San-Martino fermée en 2009. Cliché d'Yves Lavarde, avril 2024.

3.2. Un espace dual, avec des stratégies d’intégration différenciées

Le développement des fonctions touristiques et résidentielles dans le territoire communal suit cependant des logiques bien différenciées entre hameaux de l’intérieur et littoral.

Dans les hameaux de l’intérieur, un processus de « renaissance rurale » est accompagné par la municipalité (rachat d’une ancienne « maison d’Américain » pour y créer un pôle de services), mais aussi par un grand nombre d’acteurs associatifs, investis dans la mise en valeur du patrimoine environnemental et paysager de San-Martino-di-Lota. Ce processus de patrimonialisation s’appuie sur la réactivation d’une confrérie, investie dans l’organisation des fêtes patronales et dans la transmission de certaines traditions culturelles et cultuelles (voir 3.3). Il passe aussi par la mise en valeur d’un paysage considéré comme un marqueur identitaire, « empreinte et matrice » (Berque, 1984) d’une société se définissant comme « rurale », bien qu’intégrée à l’unité urbaine de Bastia par l’INSEE en raison de la continuité du bâti. Le « festival d’automne de la ruralité » [voir son site], organisé à San-Martino en 2019, mettait en avant par exemple son patrimoine agricole et viticole, avec des conférences sur les toponymes ou sur les terrasses de culture de la commune. Cette implication des habitants passe aussi par le débroussaillage, la dépollution et le balisage des anciens chemins vicinaux. Elle est le fait d’acteurs privés (sociétés de chasse, association de randonnée Stradelle San Martinaghje, association environnementale Core Verde), mais aussi d’employés municipaux. Différents particuliers continuent à entretenir les terrasses à proximité du village pour leur jardin et maintiennent des potagers tournés vers une petite production vivrière. On peut citer par exemple l’association Custodii di u Creatu qui cultive des terrasses dans la commune pour préserver des semences « paysannes », peut-être plus susceptibles d’assurer à l’avenir une forme d’autonomie alimentaire dans un contexte de changement climatique. Ce patrimoine environnemental et paysager est valorisé aussi par des acteurs touristiques, comme un hôtel-restaurant installé sur les hauteurs du village.

Dans la partie littorale, le processus de littoralisation et d’étalement urbain est flagrant et se traduit par une concentration de la population (84 % du total communal) et des activités (4 hôtels sur 5 par exemple) dans la bande littorale, qui s’accompagne d’une forte densification des dernières « dents creuses ». Cette pression urbaine très forte entraîne une inflation importante des prix, à l’origine de tensions concernant l’accès au foncier. Ainsi, en avril 2021, des manifestations (suivies d’un attentat en mai 2021) se sont opposées à un projet de résidence immobilière les pieds dans l’eau, où des appartements étaient vendus entre 450 000 € (pour un appartement 3 pièces) et 850 000 €, des prix jugés inaccessibles pour une majorité de la population insulaire. Alors que les maisons dans les villages de montagne sont souvent anciennes, en matériaux locaux (lauzes, serpentines), les bâtiments récents construits le long du littoral utilisent du béton et constituent souvent des formes urbaines assez stéréotypées, voire hors-sol (toits plats ou en tuiles, formes cubiques, barres d’immeubles). Ces constructions récentes couvrent les pentes de béton en ignorant le sens de ruissellement de l’eau, alors que les noyaux villageois historiques prévoyaient de très larges rigoles pour évacuer les cours d’eau qui apparaissent ponctuellement lors des épisodes pluvieux les plus intenses.

Document 9. Un village perché dans l'unité urbaine de Bastia

San Martino village perché

Le village de San-Martino-di-Lota : un site d’oppidum, perché à bonne distance du littoral (2 km à vol d’oiseau), en surplomb de la mer (320 m d’altitude). En raison des fortes pentes, la partie urbanisée sur le littoral est quasiment invisible depuis le village historique. De même, les hameaux de montagne ne sont pas visibles depuis la partie littorale de la commune (Pietranera). Cliché d'Yves Lavarde, février 2020.

San Martino paysage rural

La commune de San-Martino-di-Lota appartient à l’unité urbaine de Bastia (donc sa banlieue), car sa partie littorale s’inscrit dans la continuité du bâti par rapport au pôle urbain bastiais. Cependant, une partie des paysages visibles sur le territoire sont éloignés des représentations habituelles des espaces urbains. Sur cette photographie, les dernières terrasses non reboisées sont bien visibles. Cliché d'Yves Lavarde, mars 2024.

Même s’il s’agit d’une dialectique relativement ancienne, déjà exposée par Janine Renucci quand elle opposait « Corse traditionnelle » et « Corse nouvelle », cette dualité apparente peut alimenter un discours sur une supposée « fracture territoriale » ou sur l’« authenticité » des espaces de l’intérieur (Fabiani, 2001), qui s’opposerait au côté supposé factice des franges littorales et de certains espaces urbains,  où « le pouvoir déterritorialisant de l’argent » (Giraut, 2013) générerait des formes architecturales hors-sol, reposant sur les économies d’échelle, la spéculation et l’importation de matières premières bon marché.

Il serait cependant trompeur d’opposer de manière binaire ces deux espaces, entre lesquels il n’existe pas vraiment de « fracture territoriale ». Des inégalités existent sûrement et sont peut-être accompagnées par certaines politiques publiques. Ainsi les logements sociaux ont été construits dans le village d’en haut, alors que la gestion du parc immobilier dans la partie littorale relève principalement d’acteurs privés. Mais malgré des divergences, il existe en réalité des complémentarités fortes entre arrière-pays et littoral, qui possèdent tous les deux une identité marquée (le centre de Pietranera est ancien et possède un vieux noyau villageois piéton), et qui sont l’avers et le revers d’une même pièce, qui révèlent plus une stratégie différenciée d’intégration à la mondialisation qu’une résistance à celle-ci.

Document 10. Le front d’urbanisation dans le quartier de la Porraja (Pietranera), 2007–2020
2007 2020

Outre le front d’urbanisation, l’image satellite de 2020 montre un important chantier sur le littoral, qui s’est heurté à de fortes oppositions locales – tout comme le projet Petra-Mare (un peu plus au sud) qui a donné lieu à des manifestations (avril 2021) et à un attentat sans victime (mai 2021). Voir ce reportage télévisuel sur France 3 ((Cet attentat (à l’impact très modeste) s’inscrit dans la réactivation des vagues d’attentats qui ont touché la Corse jusqu’au début des années 2010 et qui s’attaquaient notamment aux investissements immobiliers sur le littoral, souvent venus de la France hexagonale et longtemps assimilés à une forme de colonisation insidieuse (Renucci, 1982) au même titre que les bâtiments publics considérés comme des institutions « coloniales » (les gendarmeries, les perceptions d’impôts) et qui étaient aussi visés. Ces attentats, parfois simultanés (les « nuits bleues ») ont pu freiner l’urbanisation du littoral par rapport à d’autres régions méditerranéennes.)).

Document 11. San-Martino-di-Lota, une « banlieue » de Bastia entre littoralisation et patrimonialisation

San Martino di Lota schéma synthèse

Conception : Yves Lavarde. Réalisation : JBB pour Géoconfluences. Police utilisée : Belle allure de Jean Boyault (gratuite pour les enseignants).

 

3.3. Un espace faisant l’objet d’une construction territoriale

Si ses différences ont pu conduire jadis la commune au bord de la scission (une pétition a été envoyée en 1920 au préfet pour réclamer la séparation de Pietranera, accusée par les autres hameaux de concentrer tous les pouvoirs), elles semblent aujourd’hui peu opérantes et de nombreux événements, organisés par la municipalité ou des associations, cherchent à brasser l’ensemble de la population.

Les fêtes patronales (ou votives) organisées dans les différentes églises et chapelles de la commune concernent avant tout les habitants des hameaux concernés, mais font aussi l’objet d’invitations très larges, qui sont ensuite retournées selon une logique de dons/contre-dons : la fête de la Sainte Dévote à Pietranera le 27 janvier par exemple, et surtout la Saint Martin, le 11 novembre, où la messe chantée, la procession et le repas offert par la municipalité attirent un nombre important de personnes et d’officiels (préfet, évêque). À la tête de ces festivités, les confréries ont un rôle majeur. Elles se présentent comme des lieux de sociabilité intergénérationnelle, relancées pour beaucoup en Corse à la fin du XXe siècle ou au début du XXIe siècle ((Voir par exemple le site de la confrérie de San Martino.)).

Document 12. Procession dans les rues de San-Martino-di-Lota et visibilité des confréries

procession

Procession de Sainte-Dévote Cliché d'Yves Lavarde, 2024.

saint-martin

Célébration au monument aux morts le 11 novembre, qui est aussi le jour de la Saint-Martin. Différentes confréries sont présentes. L'âge moyen de la population corse est plus élevé qu'en France hexagonale. Cliché d'Yves Lavarde, novembre 2022.

De même, les célébrations du Vendredi saint dépassent largement le cadre communal et mettent en relation, chaque année, la commune avec différents hameaux de la commune voisine, Santa-Maria-di-Lota, à l’occasion de plusieurs processions venues des différents clochers et qui se croisent à de multiples reprises dans l’arrière-pays montagneux de la « pieve » (ancienne circonscription territoriale corse, qui correspondait autrefois à un échelon intermédiaire, entre une paroisse et un diocèse par exemple).

D’autres événements musicaux ou sportifs permettent aussi un certain brassage générationnel, comme le festival « Rock in paese » (« Rock au village ») organisé depuis 2018 sur la place du village de San-Martino, ou un aquathlon, qui associe épreuve de natation au départ de la plage principale de Pietranera et course à pied à travers les sentiers qui relient les différentes parties de la commune et permettent de mettre en valeur sa diversité paysagère.

La vigueur de son tissu associatif s’appuie aussi sur son club de football, l’ASC la Pieve di Lota, dont les dirigeants bénévoles mettent en avant l’identité de « club de village » et la convivialité qui en découlerait, qui lui aurait permis d’atteindre un haut niveau dans les catégories jeunes, et ce malgré (ou grâce à) la proximité de Bastia et de son club, le Sporting Club de Bastia qui dispose d’un centre de formation assez réputé. Dans un contexte français marqué par la disparition de nombreux clubs de village et la réduction importante du nombre de licenciés (baisse de 30 % du nombre de licenciés seniors en France entre 2011 et 2021), il s’agit d’un club récent, créé en 2009, qui a vu ses effectifs multiplier par 3 en 15 ans. En 2023, il accueille ainsi près de 300 licenciés, soit 10 % de la population du village. En réalité, il est probable qu’une partie de ses joueurs viennent de communes voisines, notamment de Santa-Maria-di-Lota qui fait partie historiquement de la « pieve di Lota », le stade étant d’ailleurs situé sur son territoire, à la jonction des deux communes.

Ces différentes initiatives témoignent ainsi d’un attachement fort à un « village » (en réalité multiple) et l’existence de réseaux de lieux plus ou moins discrets où se nouent des sociabilités qui transcendent largement une opposition entre littoral et montagne et inscrivent celles-ci dans une identité régionale en pleine recomposition.

Signe de ces évolutions, le monument aux morts de San-Martino-di-Lota incarne dans une certaine mesure ces nouvelles dynamiques territoriales. Autrefois double et reflet des divisions communales (un monument aux morts dans l’église du village de San Martino, un autre dans l’église de Pietranera), il est commun depuis 2008 et regroupe tous les morts de la commune, sur la place du village de San-Martino, en face de l’église (Pellegrinetti et Ravis-Giordani, 2011).

De manière symbolique, le centre de la commune – vers lequel convergent la population et les autorités pour la commémoration de l’armistice, mais aussi pour la fête patronale de la Saint Martin (le 11 novembre) est ainsi placé au cœur des hameaux de montagne.

Conclusion

Bastia, le Cap Corse et San-Martino-di-Lota donnent à voir, sur une échelle resserrée, des fonctionnements réticulaires qui, plutôt que marginaliser, articulent des espaces très denses et des espaces moins denses mais pas forcément délaissés, où la périurbanisation et la littoralisation ne sont pas antinomiques d’une intégration territoriale à une échelle plus fine, et où les hiérarchisations territoriales ne sont pas seulement liées à des facteurs économiques ou démographiques.

En appliquant à la Corse le processus TDR (territorialisation-déterritorialisation-reterritorialisation), conceptualisé par Claude Raffestin (1987), les recompositions territoriales sont ici inséparables d’un processus informationnel et de la construction de récits, susceptibles de souder à un instant donné des communautés qui s’inscriraient à l’intérieur d’un « archipel de France » décrit à plusieurs reprises par Emmanuel Macron (28 juin 2018, 20 janvier 2023) voire d’une Europe comprise comme « un projet politique post-national » (Richard, 2019). Cela peut nous amener à nous interroger sur le rôle performatif de certains discours politiques ou médiatiques (Fourquet, 2019), qui sont vraisemblablement le reflet d’une forme de post-modernité, de ce qu’Edouard Glissant appelait une « pensée en archipel », qui intégrerait la complexité des territoires mais conduirait aussi à leur morcellement.

L’originalité de la Corse semble résider peut-être dans la construction d’un récit où l’attachement revendiqué à un village semble le premier étage d’une affirmation identitaire et conditionne l’appartenance à une territorialité corse. Le leader autonomiste Gilles Simeoni (président du conseil exécutif de Corse depuis 2015) met ainsi régulièrement en avant ses racines dans le village de Lozzi, dans le Niolu (centre Corse), mais pas le fait qu’il a grandi en partie à Pietranera, dans la banlieue de Bastia. Dans une société insulaire assez réduite, où l’interconnaissance est forte, l’appartenance à un village n’est bien sûr pas seulement une construction narrative, mais aussi un réseau de liens et d’interdépendances, qui peuvent aussi se traduire par un certain clientélisme et alimenter parfois des strates plus opaques de l’économie illégale, renforcées par d’amples processus de redistributions financières en provenance de l’État ou de l’UE. Le village n’est pas seulement un lieu (commun) mais aussi une communauté. « La communauté insulaire corse » reconnue par le chef de l’État en septembre 2023 repose en réalité sur une multitude de communautés relationnelles, villageoises, communales, microrégionales, régionales imbriquées, emboîtées les unes dans les autres, et qui témoignent aussi d’une certaine volonté de « vivre-ensemble ».


Bibliographie

Articles ou ouvrages cités
Sitographie
Articles de presse
Autres ressources
  • Conférence de Fabien Gaveau, « La pente apprivoisée », San-Martino-di-Lota, Festival d’automne de la ruralité, dimanche 13 octobre 2019.
  • Documents transmis à l’auteur par la commune de San-Martino-di-Lota.
Podcast
Manuels
  • Vincent Adoumié (dir.), Les nouvelles régions françaises, Hachette, 2018
  • Laurent Carroué (dir.), La France des 13 régions, Armand Colin, 2016
  • Jacques Béthemont, Géographie de la Méditerranée, Armand Colin, 2000.
Atlas
  • Atlas de la France et de ses régions, Reader’s Digest, 1993
  • Atlas du XXIe siècle, Nathan, 2011

Mots-clés

Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : front d’eau | insularité | littoralisation | port | zonage en aires d’attraction des villes.

 

 

Yves LAVARDE

Professeur agrégé, académie de Corse.

 

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :  

Yves Lavarde, « La Corse, un territoire en archipel ? L'exemple de Bastia et du Cap Corse », Géoconfluences, juillet 2024.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/la-france-des-territoires-en-mutation/articles-scientifiques/bastia-corse