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Arctique : Les dessous géopolitiques de la protection de l'ours polaire

Publié le 21/03/2017
Auteur(s) : Farid Benhammou, Docteur d'Agro Paris Tech, professeur de géographie en classes préparatoires, chercheur associé - Lycée Camille Guérin de Poitiers / Université de Poitiers
Rémy Marion, géographe, photographe et documentariste expert de l'Arctique et de sa faune - Consultant permanent de Pôles Actions et membre de la Société de géographie

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L'ours polaire est devenu le symbole d'une biodiversité en péril et surtout du réchauffement climatique. Pourtant, sa protection se retrouve mêlée à des enjeux géopolitiques anciens et contemporains dans un territoire, l'Arctique, disputé par les 5 nations circumpolaires (États-Unis, Canada, Danemark, Norvège et Russie). Les ONG environnementales internationalisent la question de la protection de l'ours et de son milieu, sans être toujours conscientes de l'instrumentalisation de l'animal. De même, elles n'appréhendent pas toujours à sa juste mesure le rôle géopolitique local des peuples autochtones.

Bibliographie | citer cet article | français | italiano

En août 2015, des chercheurs norvégiens dénombrant et étudiant les ours polaires sont les victimes de la dégradation des relations géopolitiques entre leur pays et les autorités russes. Ces dernières interdisent à ces scientifiques – qui travaillent dans une équipe mixte russo-norvégienne – d'accéder aux alentours de l'archipel François-Joseph que les ours fréquentent dans la continuité du Svalbard sans se sourcier des frontières. Pourtant, en avril 2010, Vladimir Poutine se fait photographier avec un ours polaire sur l'archipel russe en compagnie de cette même équipe. Loin d'être un trophée de chasse, il s'agit d'une femelle anesthésiée par les scientifiques. Le discours écologiste que tient alors le dirigeant russe en faveur de l'Arctique et de l'ours polaire cache à peine des prétentions géopolitiques utilisant l'environnement. L'animal, symbole de puissance mais également en danger, est lié à la banquise où il trouve ses principales proies, les phoques. Or, près d'un an après la COP 21, nous avons atteint un record de réduction des surfaces de glaces hivernales en novembre 2016((Source : Nathalie Mayer, « Réchauffement climatique : fonte record de la banquise arctique en 2016 », Futura-Sciences)). Elle pourrait avoir totalement disparu, en été, d'ici à 2100 voire 2050. L'espèce est donc devenue l'étendard de la lutte contre le réchauffement climatique (Canobbio, 2011) et les grandes ONG comme Greenpeace sont coutumières des happening impliquant des militants déguisés en ours blanc. Les 22 000 à 31 000 individus estimés((L'estimation moyenne de 27 000 ours polaires est supérieure aux chiffres précédents (22 500), l'espèce a le statut de « vulnérable » (IUCN Red List, 2015))) semblent donc particulièrement menacés d'autant que d'autres périls sont pointés du doigt comme la chasse, le braconnage ou les polluants qui se concentrent dans les tissus de cet ultime maillon de la chaîne alimentaire. Pourtant, sait-on que la protection de l'animal est impliquée dans des enjeux géopolitiques à différents niveaux ? Évidemment entre les États circumpolaires (États-Unis, Canada, Norvège, Danemark via le Groenland qui s'autonomise et la Russie), mais aussi entre différentes entités à différentes échelles : États et entreprises de régions voisines ou lointaines comme la Chine ou l'Union Européenne, sans oublier ONG à missions diverses et surtout communautés autochtones. Si l'ours polaire est impliqué dans des tensions et conflits à différentes échelles, on sait moins qu'il a été un des premiers motifs de coopération entre États, notamment pendant la guerre froide.

 

1. Un grand prédateur fragile à l'origine d'une coopération en Arctique

L'ours polaire, Nanouk dans la langue des Inuits((L’accord du mot Inuit fait débat. Géoconfluences suit la Recommandation de l’office québécois de la langue française qui préconise d’intégrer le mot aux règles d’accord du français, ainsi que les rectifications de l'orthographe de 1990 qui préconisent d'intégrer  les mots empruntés à des langes étrangères en « leur appliquant les règles du pluriel du français, ce qui implique dans certains cas la fixation d’une forme de singulier » (p.11), et de choisir « comme forme du singulier la forme la plus fréquente, même s’il s’agit d’un pluriel dans l’autre langue » (p.13). En revanche les textes scientifiques spécialisés sur les Inuits, par exemple les travaux de Béatrice Collignon, préfèrent d'éviter d'accorder Inuit pour respecter la grammaire de cette langue : « L'école française (Inalco) n'accorde pas le terme d'Inuit qui est un pluriel en soi (un Inuk, 2 Inuuk, puis au-delà des Inuit). À l'inverse, l'école canadienne (Québec) l'accorde, considérant que le terme d'Inuit est intégré au vocabulaire francophone et qu'il s'accorde donc au féminin comme au pluriel. »)) qui le divinisent et le chassent très épisodiquement, est associé par les premiers explorateurs blancs aux dangers de l' « enfer » polaire. Ce prédateur, dont les plus gros mâles peuvent dépasser les 600 kg et mesurer de 2 à 3 mètres de long, semble régner en maître absolu sur les étendues gelées. Des chasseurs scandinaves puis russes intensifient la chasse à l'ours polaire à partir des XIVe et XVe siècles. Dès le XVIIe, Hollandais, Danois et Britanniques, entre autres, se livrent des conflits armés pour prendre pied en Arctique où des ressources prometteuses (animaux à fourrure, phoques, baleines, morues) sont déjà convoitées. L'archipel du Svalbard est particulièrement disputé et les Norvégiens y exploitent des mines dès le début du XXe siècle. Ainsi, convoitises et exploitations de l'Arctique ne sont pas choses nouvelles ; la faune et particulièrement l'ours polaire, seigneur déchu, paient depuis longtemps un lourd tribut par une élimination de masse.

 
Ours polaires et mise en tourisme près de Churchill (Manitoba)

Churchill ours polaires et tourisme

Paysage arctique à Port Churchill

photographie Port Churchill

Cliché : Rémy Marion

Carte : Pascal Orcier, 2016
d'après Laine Chanteloup, 2013.

 

 

À partir des années 1950, l'Arctique se retrouve au cœur de la Guerre froide. Les États-Unis mettent en place la ligne DEW (Distend Early Warning Line, DEW Line), un réseau de radars, allant des îles Aléoutiennes à l'Islande, en passant par l'Alaska, le nord du Canada et du Groenland. L'objectif est d'anticiper l'arrivée de missiles ou de bombardiers en provenance d’URSS par le plus court chemin entre les deux pays, et d'espionner l'ennemi. Des bases militaires se mettent alors en place au cœur de l'Arctique. Fort Churchill (Manitoba, Canada) a abrité l'une des plus importantes. Située sur la route migratoire du plantigrade, la ville actuelle est devenue un spot touristique. Pendant une guerre froide « calme » dans ces hautes latitudes, les soldats désœuvrés sont à l'origine d'une chasse excessive autour des bases militaires états-uniennes et canadiennes. Faire un carton pour tuer l'ennui ou ramener une peau d'ours en souvenir agrémentait le morne quotidien. Cette pression de chasse a été particulièrement forte autour des bases de Resolute (Nunavut) et Thulé (Groenland). La concentration des populations inuites autour de ces lieux a aggravé les prélèvements sur l'espèce, alors que les effets environnementaux sont moindres quand les Inuits sont dispersés. À cela s'ajoutent diverses pollutions durables dans un milieu réputé immaculé. Les Soviétiques ont réalisé des essais nucléaires en Nouvelle Zemble et entreposé fûts et réacteurs radioactifs en mer de Kara et mer de Barents. Mais ils ne sont pas les seuls : les Canadiens ont également abandonné des déchets radioactifs près de mines d'uranium autour du Grand Lac de l'Ours. Les militaires américains ont exploité deux centrales nucléaires, l'une au Groenland, l'autre en Alaska en laissant sur place des déchets liquides radioactifs, contaminant cours d'eau et populations locales. Une pollution aux hydrocarbures a aussi marqué les environs des bases militaires dont la plupart ont été démantelées dans les années 1990.

Mais au cœur de la Guerre froide, l'ours polaire prépare le terrain à une coopération internationale faisant fi des frontières Est-Ouest. En 1965, les biologistes qui travaillent dans l’Arctique s’inquiètent de la diminution des populations d’ours polaires et se consultent malgré la Guerre froide. Soviétiques, États-uniens, Canadiens, Norvégiens et Danois posent les fondements d’une collaboration sans tenir compte des tensions politiques, l'URSS protégeant déjà l'animal depuis 1956. En 1968, un groupe de spécialistes se crée au sein de l’Union internationale de conservation de la nature (UICN), le Polar Bear Specialits Group (PBSG). La première entité lance une invitation aux collègues des différents pays polaires. À l'époque, les scientifiques démontrent que la recherche peut dépasser les clivages et tensions géopolitiques. Les contacts interpersonnels sont officialisés et obtiennent l'aval des États concernés. Le fait de fédérer les cinq nations abritant l’animal autour d’un même projet annonce une collaboration plus large, prémices du futur Conseil de l’Arctique qui regroupe aujourd'hui huit États et six organisations de peuples autochtones((Ce conseil, créé en 1996, réunit les nations circumpolaires ainsi que des représentants des différentes communautés autochtones. Plusieurs pays, de plus en plus éloignés de l'Arctique, ont obtenu des sièges d'observateurs. Ce conseil réfléchit sur les enjeux liés à l'Arctique comme les questions environnementales ou la sécurité des transports. C'est aussi un lieu de contact informel car officiellement les litiges et tensions se règlent dans d'autres arènes.)). Après plusieurs réunions et échanges de projets, les représentants des cinq pays (Canada, Danemark, Norvège, URSS et États-Unis d'Amérique) se réunissent à Oslo en novembre 1973 pour entériner The Agreement for Protection of Polar Bears. Parallèlement, des négociations politiques ayant pour but de faciliter la coopération entre les deux Blocs débutent et sont entérinées avec les accords d'Helsinki en 1975, censés apaiser les tensions de la Guerre froide.

 
Encadré 1 : extraits de l’Accord sur la conservation des ours blancs (Oslo, 1973) 

« Reconnaissant les responsabilités particulières et des intérêts particuliers des États de la région de l'Arctique dans le cadre de la protection de la faune et de la flore de la région arctique ;

Reconnaissant que l'ours polaire est une ressource importante de la région de l'Arctique qui nécessite une protection supplémentaire ;

Après avoir décidé que cette protection devrait être réalisée par des mesures nationales coordonnées prises par les États de la Région de l'Arctique ;

Désireux de prendre des mesures immédiates pour apporter davantage de mesures de conservation et de gestion ;
ont convenu ce qui suit :

Article I

1. Est interdite la prise de l'ours polaire sauf exceptions prévues à l'article III.

2. Aux fins du présent Accord, le terme «prise» comprend la chasse, l'abattage et la capture.

Article II

Chaque Partie contractante prend les mesures appropriées pour protéger les écosystèmes dont les ours polaires font partie, avec une attention particulière aux éléments de l'habitat tels que les fosses et les sites d'alimentation et les schémas de migration. Chaque État devra gérer ses populations d'ours polaires en accord avec les pratiques de conservation et sur la base des meilleures données scientifiques disponibles.

Article III

1. Sous réserve des dispositions des articles II et IV, toute Partie contractante peut autoriser la prise de l'ours polaire lorsque cette prise est réalisée :

a) à des fins scientifiques de bonne foi ; ou

b) par cette Partie pour des fins de conservation ; ou

c) afin d'éviter une perturbation grave de la gestion d'autres ressources vivantes, sous réserve de la confiscation de la peau et d'autres articles de valeur résultant d'une telle prise, ou

d) par les populations locales en utilisant des méthodes traditionnelles dans l'exercice de leurs droits traditionnels et en conformité avec la législation de cette Partie […] »

 

Les années 1990-2000 voient l'Arctique perdre de son importance stratégique. Il la retrouve par la suite même si l'intensité des conflits est souvent surestimée. Certes, les enjeux de souveraineté, de partage de territoires et donc de convoitises des ressources sont réels, mais la coopération et la négociation sont plus courantes que la confrontation. Ainsi la plupart des pays (Russie, Danemark, Norvège, Canada) règlent leurs litiges en s'appuyant sur le droit international, à commencer par la convention de Montego Bay qui instaurent les zones économiques exclusives avec possibilité d'extension en s'appuyant sur le plateau continental (Dubreuil, 2014). Les enjeux concernant les ressources sont réels, mais ces demandes relèvent moins d'une appropriation hégémonique de l'Arctique et de ses eaux que d'un droit à exploiter les ressources minérales. Selon le géographe Frédéric Lasserre (2011), « c'est une course contre la montre, pas contre les voisins ». Alors que le pétrole occupe souvent les discours, les enjeux autour du gaz et surtout des ressources minières (zinc, nickel, cuivre, or, diamant, uranium, terres rares…) sont bien supérieurs. Apparemment, les compagnies d'hydrocarbures ne sont pas pressées et prennent des précautions. D'une part, elles savent que l'Arctique est un territoire « sensible » porteur pour les mobilisations écologistes des ONG, et d'autre part ces espaces relèvent d’États puissants. L'administration américaine a été échaudée par les catastrophes environnementales passées, notamment dans le Golfe du Mexique, et met une pression importante sur les grandes entreprises pétrolières car ces écosystèmes froids et sensibles auraient une résilience extrêmement lente face à une marée noire. Cependant, d'autres États non polaires sont aussi intéressés par l'Arctique et ses ressources à l'image de la Chine, mais aussi du Japon et de Singapour qui ont obtenu un siège d'observateur au Conseil de l'Arctique en 2013. Ainsi les tensions existent entre les États circumpolaires mais elles sont à fleuret moucheté à l’instar du statut des routes maritimes. Le passage de l'Est est contrôlé par la Russie qui a la meilleure pratique de la navigation périlleuse dans les eaux arctiques grâce à sa flotte performante de brise-glace nucléaires. Le Canada souhaite développer la route de l'Ouest de plus en plus libre de glace. Cependant, plusieurs États, à commencer par les États-Unis, contestent ces appropriations nationales, considérant qu'il devrait s'agir d'eaux internationales. Dans la diversité des enjeux et des tensions géopolitiques, l'ours polaire joue un rôle majeur.

 

2. Des ONG « baladées » par les États ? Les enjeux de la chasse à l'ours polaire

L'animal, souvent présenté en victime de ces changements, se trouve diversement et indirectement impliqué. La CITES (Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d'extinction, également nommée convention de Washington), réévaluée régulièrement, met en place les règles du commerce d'espèces protégées. L'ours polaire est actuellement en Annexe II, c'est-à-dire un statut dominant de protection avec un commerce et une exportation limités et autorisés de produits issus de l'animal pour certains pays comme le Canada. Or, des États signataires comme les États-Unis ou la Russie, soutenus par plusieurs ONG comme Polar Bear International (PBI) ou International Fund for Animal Welfare (IFAW) militent pour que l'ours polaire passe en Annexe I, une protection intégrale avec l'interdiction totale du commerce lié à l'animal. Selon ces États, l’espèce est menacée d’extinction et l’existence d’une chasse légale encouragerait le braconnage à cause d'un trafic de faux certificats d'exportation. Le Canada est vent debout face à ce projet et crie à la désinformation car les effectifs d'ours polaires seraient stables voire croissants, du moins dans son territoire qui concentre plus de 60 % de l'espèce. Le gouvernement d'Ottawa sert ici les intérêts de son territoire autonome du Nunavut, car ce sont les Inuits qui ont les autorisations de chasse légale du plantigrade. Les communautés autochtones bénéficient d'un droit de chasse leur permettant d'exploiter des espèces protégées comme les baleines et les ours polaires. Mais avec les campagnes contre la chasse aux phoques et les interdictions de l'Union européenne de l'importation de produits issus des phoques, les Inuits ont vu tarir leurs ressources monétaires (Collignon, 1996). Afin de compenser ces pertes, Ottawa les incite dans les années 1980 à transformer une partie de leur quota de prélèvements d'ours polaires en chasse sportive financée par des Européens ou Américains fortunés. Paradoxalement, d'autres ONG écologistes comme Greenpeace ou le WWF soutiennent le maintien en Annexe II de la CITES et donc ces pratiques, car elles craignent que l'interdiction totale de la chasse sportive dynamise le braconnage et appauvrissent les communautés inuites déjà défavorisées.

Statuts des populations d’ours polaires présentés par différents organismes

carte populations ours polaires arctique canada groenland

Ce soutien du Canada à la chasse à l'ours polaire n'est pas seulement culturel, il est surtout géopolitique. Le gouvernement fédéral a besoin de bonnes relations avec les Inuits car ces derniers servent, de longue date, de véritables bornes vivantes des territoires de l'Arctique. Le Canada doit également se faire pardonner des déportations passées. En 1953, pour s'opposer aux prétentions territoriales états-uniennes et soviétiques, 11 familles inuites originaires du Labrador sont déplacées beaucoup plus au nord pour créer les communautés de Grise Fjord (76°25’N) et Resolute (74°41’N)((Ces lieux ont été rebaptisés en langue inuite respectivement : Aujuittuq, « le lieu qui ne dégèle jamais » et Qausuittuq, « la place où il n’y a pas d’aube ». En 2008, le gouvernement canadien a présenté des excuses officielles et versé dix millions de dollars canadiens en dédommagement aux survivants et à leurs familles.)). Sur des territoires au climat plus froid, aux ressources plus limitées et à la nuit hivernale plus longue, ces communautés ont dû s'adapter et sont ainsi devenues expertes en chasse à l'ours polaire pour survivre. Dans les années 1990, quand sont tracées les frontières du Nunavut, entité inuite autonome en partie issue du Territoire du Nord-Ouest, la prise en compte des zones de chasse a été déterminante car le statut de l'espèce est différent au sein du Canada. Sur ce zonage territorial se greffe l’éventualité de l’exploitation pétrolière et minière, chacune des parties voulant préserver les bénéfices potentiels. Dans la nouvelle géopolitique de l'Arctique, le Canada compte toujours sur les Inuits. Depuis 2007, l'armée canadienne organise chaque été l’opération Nanouk. Ces manœuvres permettent l'affirmation de la souveraineté canadienne sur les territoires arctiques. Pour cela, le gouvernement fédéral s'appuie aussi sur les rangers canadiens, des volontaires inuits et amérindiens qui patrouillent dans ces territoires aux conditions extrêmes. La défense des intérêts inuits, notamment la chasse à l'ours polaire, est donc un donnant-donnant teinté de géostratégie.

L'arrivée de Justin Trudeau au pouvoir au Canada en 2016 a représenté une baisse des tensions en Arctique et une volonté claire de renforcement de la coopération avec les Russes, malgré les tensions existantes sur d'autres dossiers comme la Syrie ou l'Ukraine. Avant de quitter la Maison Blanche, Barack Obama a interdit durablement, en partenariat avec le Canada, tout forage en Arctique face à une nouvelle administration Trump qui ne cache pas sa volonté de bataille juridique pour contenter les appétits du lobby pétrolier((http://www.rfi.fr/ameriques/20161221-arctique-obama-interdit-nouveaux-forages-beaufort-alaska-trump)).

 

3. Vraies menaces et fausses solutions pour sauver « Nanouk »

La chasse à l'ours polaire et au phoque, et plus généralement la prise en compte de l'environnement, ont déjà provoqué des tensions entre des nations circumpolaires et l'Union Européenne. La Canada a obtenu en 2013 la suspension du siège d'observateur que l’UE détenait au Conseil de l'Arctique. C'est probablement pour cela que l'Union européenne et la France se sont abstenues lors du vote concernant le passage en Annexe I de l'animal à la CITES en 2013, et ce malgré les pressions américano-russes. Pourquoi une telle coalition pour la protection intégrale de l'ours polaire ? Aux États-Unis, le bilan environnemental de l'administration Obama, pourtant ambitieuse à l'origine, est décevant et une telle mesure permettrait un affichage fort dans un pays aux ONG écologistes puissantes. C'est également un moyen d'affaiblir le Canada qui a des prétentions en Arctique et qui revendique le passage du Nord-Ouest. Or, nous avons vu les ambitions états-uniennes à ce sujet. Quant à la Russie, avec son passage du Nord-Est, elle est en concurrence directe avec Ottawa.

Population d'ours polaires et sites pollués dans les régions arctiques
carte population des ours blancs arctique et pollution

Aujourd’hui, quelles sont les menaces existentielles touchant l'ours polaire ? La disparition de la banquise liée au réchauffement climatique et la diffusion régionale et mondiale de divers polluants. Or, les États-Unis et la Russie font partie des premiers contributeurs à ces menaces. Il est donc facile d'exiger la protection intégrale d'une espèce sans la replacer dans un contexte plus global. Quant à la chasse, elle ne fait pas partie des principales menaces actuelles. Au Canada et au Groenland où elle est pratiquée, elle est encore un vecteur de conservation du patrimoine culturel car les autorités conditionnent la chasse sportive à l'usage d'équipage de traîneaux à chiens. Si cette chasse disparaît, il est certain que l'acculturation des Inuits et la déconnexion à leur territoire, déjà réelles, ne pourraient que s'aggraver. Si la pratique peut choquer des écologistes, surtout quand ces droits sont vendus à de nantis occidentaux, les quotas accordées sont présentés comme durables au Canada.

 
Encadré 2 : Chasse à l’ours au Canada et au Groenland 

En 2016, il y a 30 chasses possibles pour des non Inuits, le chiffre a été divisé par 4 depuis 2010 (Van Havre in Pôles Actions, 2015). Le total des chasses, Inuits compris, est compris entre 300 et 600 suivant les années, avec plutôt une tendance à la baisse des quotas. Avec les pressions des écologistes et de l'Union européenne, le cours de la peau d’ours polaire a chuté autour de 3 000 dollars canadiens (environ 2130 €) et même à 500 $cad (355 €) à l'été 2016. Il y aurait même des risques d'invendus((« 300 peaux d'ours polaires invendues », Journal de Montréal, 28 août 2016)). Pourtant, une chasse peut rapporter 10 à 15 000 $cad (7 000 à 10 000 €) à la communauté concernée. Au Nunavut, chaque village a un quota et le chasseur est tiré au sort pour lui permettre de vendre son droit à un étranger. Des sociétés de tourisme de chasse peu scrupuleuses comme Northwoods Adventures gagnent beaucoup d'argent en servant d'intermédiaire car le chasseur occidental ou chinois fortuné pourra débourser de l'ordre de 40 à 70 000 $cad (30 000 à 50 000 €) au total. Quand des guides emmènent des chasseurs étrangers, ils doivent utiliser le traîneau à chien, ce qui permet aux principales communautés concernées à Grise Fjord, Resolute, le maintien de l’élevage des chiens. Or ce mode de déplacement est le plus sûr et le plus adapté à un milieu très dangereux. Les motos-neige qui ont été des révolutions dans la mobilité à partir des années 1970 ont des avantages (rapidité, économie sur l'entretien coûteux et chronophage des chiens) mais aussi de gros inconvénients (coûts d’achat de maintenance de la machine, dépense d'essence, pannes fréquentes). Au Groenland, la chasse à l'ours se pratique uniquement avec un traîneau. Grâce à cela, c'est un pan entier de la culture inuite qui est préservée et une connaissance intime du territoire qui est maintenue.

photographie peau d'ours

Magasin de fourrure à Longyearbyen, archipel du Svalbard. Cette peau est importée du Canada car la chasse est prohibée sur le territoire norvégien. Cliché : Rémy Marion.

 

S'il y a eu des désaccords d'estimations et de tendances démographiques entre les autorités canadiennes et les experts du groupe de spécialistes des ours polaires à l'UICN, ces derniers s'accordent sur le fait que la chasse n'est effectivement pas la principale menace sur l'espèce.

Pour sauver le plantigrade, des scientifiques, comme Steven Amstrup de l'ONG Polar Bear International (PBI), accrédite l'idée, plus que discutable, de capturer plus de spécimens et d'utiliser les zoos comme banque génétique((Rémy Marion et al. « Pour que l'ours polaire ne soit plus la vache à lait des zoos », Blog de Mika Mered sur le Huffington Post, 5 juin 2015)). Il est vrai que plusieurs zoos ont transformé l'ours polaire en produit financier rentable. PBI, s'inscrivant en partie dans la pratique d'ONG américaines animées par des hommes d’affaires, n'est pas exempte de reproches de mercantilisme. De tels propos contribuent encore une fois à dissocier la cause de l'ours de son milieu comme si sa protection pouvait se faire ex-nihilo. Or, même si les menaces pesant sur l'ours polaire sont réelles à moyen et long terme, le plantigrade demeure un animal opportuniste capable d’adaptation. La situation des 19 sous-populations d'ours polaires n'est pas uniforme. Si certaines déclinent, plusieurs sont stables ou en légère croissance, rendant moins pessimistes les prévisions à court terme. Communautés locales, ONG, firmes et États utilisent l'ours polaire à des fins géopolitiques car c'est l'avenir de l'usage des territoires de l'Arctique qui est en jeu. L'ours polaire n'est pas sorti d'affaire pour autant et, en filigrane, la biodiversité encore moins.

 

Bibliographie

Ressources pour la classe

 

 

 

Farid BENHAMMOU,
docteur en géographie, professeur en classes préparatoires au lycée Camille Guérin de Poitiers, chercheur associé au laboratoire Ruralités de l'université de Poitiers.

Rémy MARION,
géographe, photographe et documentariste expert de l'Arctique et de sa faune. Consultant permanent de Pôles Actions et membre de la Société de géographie,

auteurs de Géopolitique de l'ours polaire, 2015.

cartographie : Pascal Orcier
mise en web : Jean-Benoît Bouron

 

Pour citer cet article :
Farid Benhammou et Rémy Marion, « Arctique : Les dessous géopolitiques de la protection de l'ours polaire », Géoconfluences, mars 2017.
URL : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/arctique/articles-scientifiques/benhammou-marion-ours-polaire

 

Pour citer cet article :  

Farid Benhammou et Rémy Marion, « Arctique : Les dessous géopolitiques de la protection de l'ours polaire », Géoconfluences, mars 2017.
http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/arctique/articles-scientifiques/benhammou-marion-ours-polaire