Mondialisation, patrimoine et tourisme en Éthiopie : la petite ville sacrée de Lalibela
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Lalibela est une petite ville du nord de l’Éthiopie, située au cœur des hauts plateaux et rassemblant aujourd’hui environ 20 000 habitants, pour la plupart chrétiens orthodoxes et amharas ((Les Chrétiens orthodoxes d’Éthiopie reconnaissent l’autorité de l’Église orthodoxe tewahedo d’Éthiopie, autocéphale. Concernant la catégorie ethnique amhara, voir l'encadré 1.)). Le petit centre urbain se distingue de la multitude des bourgs éthiopiens par des fonctions sacrée, patrimoniale et touristique qui y exacerbent la transformation urbaine. Depuis 1978, ses églises rupestres, haut-lieu de pèlerinage pour les chrétiens d’Éthiopie, sont inscrites sur la Liste du patrimoine mondial de l'UNESCO. Ce patrimoine est localement identifié comme une ressource économique et fait l’objet d’une valorisation touristique initiée par les pouvoirs publics et par un secteur privé émergent. Depuis les années 2000 et l’inflexion de la politique économique éthiopienne en faveur d’une articulation au marché globalisé (Lefort, 2015), une mise en tourisme de Lalibela est à l’œuvre.
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Cette articulation aux flux internationaux se fait dans un double contexte national et régional d’intégration à la mondialisation. L’articulation de l’Éthiopie à l’économie de marché n’est véritablement tangible que depuis la fin des années 2000. Jusque-là, le modèle de développement national était autocentré et endogène (Planel, Bridonneau, 2015). Sous l’impulsion et le contrôle renouvelé de l’État éthiopien, des réformes économiques ont été mises en œuvre afin que le pays entre pleinement dans une économie mondialisée et soit capable d’attirer les investisseurs étrangers, tout en conservant le soutien des bailleurs. Progressivement, l’articulation de l’Éthiopie au monde s’améliore, ce que révèle la métropolisation d’Addis-Abeba, qui constitue désormais un hub régional aérien et une arène politique continentale consolidée. La volonté étatique de participation à la mondialisation s’inscrit aussi dans la transformation des espaces urbains de la capitale : érection rapide de quartiers d’affaires, démolition des quartiers de slums (Bosredon et al., 2012). Bien évidemment, les espaces éthiopiens n’expérimentent pas tous les mêmes processus d’internationalisation : si Addis-Abeba, la plupart des centres urbains secondaires, certains espaces dédiés à une agriculture commerciale d’exportation (fleurs, café, sucre) ou quelques zones industrielles et haut-lieux patrimoniaux sont les lieux d’un intense contact local-global, beaucoup de petits centres urbains et de campagnes demeurent aux marges de l’espace mondialisé, à l’instar des alentours ruraux de Lalibela. En effet, Lalibela est une petite ville établie au cœur d’une région rurale particulièrement pauvre, soumise à l’irrégularité des saisons des pluies et à l’insécurité alimentaire. Dans un contexte de forte tension foncière, les politiques publiques de développement agricole, contraignant les paysans à la modernisation ne portent pas leurs fruits.
Dans ces conditions d’intégration brutale et inégale à la mondialisation, Lalibela dispose d’une ressource exceptionnelle qui la projette dans l’espace global : quels sont les effets sociaux et spatiaux d’un tel amarrage ?
1. Une petite ville ordinaire d’Éthiopie : une communauté pauvre et pieuse face aux politiques de développement urbain
Avant d’être une petite « ville internationale », Lalibela est d’abord une petite ville ordinaire d’Éthiopie. Dans un contexte national d’urbanisation tardive et accélérée, elle révèle la rapidité et l’intensité des transformations qu’expérimentent les petits centres urbains du pays sous l’effet, entre autres, des politiques publiques de développement. Le contexte urbain éthiopien se caractérise par la persistance d’une faible urbanisation : la population rurale représente près de 85 % de la population totale. À cette situation, ont longtemps été associées des formes urbaines balbutiantes, qu’Alain Gascon décrit comme « un alignement de maisons quadrangulaires aux toits de tôle, aux murs de torchis de guingois, avec quelques échoppes et bars » (1999, p. 152). Aujourd’hui, les villes, même les plus petites, sont soumises aux politiques publiques de rénovation urbaine, de développement des infrastructures mais aussi à des réformes de gestion. L’État est ainsi engagé dans des partenariats avec la Banque mondiale afin de favoriser un meilleur gouvernement des villes (World Bank, 2013). Lalibela peut être appréhendée comme espace urbain qui révèle les transformations urbaines ayant cours en Éthiopie mais aussi comme une petite ville en contact avec un monde rural « plein ».
Dans l’ensemble du pays, le maillage urbain du territoire permet à l’État d’encadrer le monde rural (Baker, 1994). Le contrôle de l’accès à la terre, la distribution des intrants ou encore de l’aide alimentaire ainsi que l’accès aux soins de santé s’effectuent dans ces petites villes qui assurent les fonctions de chefs-lieux administratifs. Les marchés hebdomadaires, débouchés et lieux d’approvisionnement du monde rural, se tiennent également dans ces centres urbains. La prépondérance originale des femmes dans les villes éthiopiennes, qui se vérifie encore aujourd’hui à Lalibela, a été attribuée par le passé aux migrations des femmes veuves ou divorcées des campagnes vers les villes, et surtout les petites villes, où elles travaillaient comme domestiques, serveuses de bar ou prostituées. Au moment où de nombreux auteurs dénonçaient, au tournant des années 1970 et 1980, une urbanisation vectrice de misère dans les pays du Sud (Lipton, 1976 ; Bairoch, 1985), les villes éthiopiennes étaient l’objet de représentations négatives, notamment en ce qu’elles phagocytaient les richesses des campagnes (Alula Abate, 1985). Les réalités et les analyses ont évolué. Comme bien d’autres petites villes d’Afrique et d’Éthiopie, Lalibela existe aujourd’hui comme un espace urbain équipé et planifié. Les petites villes éthiopiennes fournissent, en effet, des services de base en termes de santé, d’éducation, de communications ou encore de transports, pour les populations urbaines mais aussi pour celles des campagnes alentour. Aujourd’hui, Lalibela dispose d’un hôpital, d’un centre de santé et de trois petites cliniques. Malgré l’absence de médecin titulaire, les équipements de santé de Lalibela servent une large population établie dans et autour de la petite ville, jusqu’à plusieurs dizaines de kilomètres dans les campagnes. Trois écoles primaires, un lycée, un centre de formation technique et une école préparant à l’entrée à l’université constituent les principaux établissements d’enseignement de la ville. Ils sont tous publics. Aujourd’hui, les écoles primaires comptent chacune plus de deux mille élèves. Si les élèves des écoles primaires habitent Lalibela ou ses alentours immédiats, ceux des autres établissements viennent majoritairement des campagnes environnantes. À la fin des années 1990, le lycée n’était constitué que d’une seule classe. Il en compte aujourd’hui une trentaine et accueille environ 2500 élèves. En 2010, un nouveau commissariat de police a ouvert ses portes. Le nouveau bâtiment compte plusieurs étages et de larges fenêtres. Loin de concurrencer les hautes tours d’Addis-Abeba, les nouvelles constructions symbolisent néanmoins les transformations du bâti urbain en Éthiopie et la généralisation de l’immeuble en ville. En outre, des rues sont régulièrement élargies, des tronçons sont pavés et de nouvelles voies sont percées dans la ville. Les travaux de voierie caractérisent aujourd’hui les villes éthiopiennes « en chantier ». De nouveaux services marchands ont également été mis en place à la fin des années 2000. Une station essence a été installée dans le quartier de Shimbrema en 2010. Auparavant, l’essence était vendue au baril par des petits commerçants. Une antenne de la Commercial Bank of Ethiopia a été ouverte et, dans les années 2010, plusieurs agences de banques privées se sont installées en centre-ville. Il est désormais possible de retirer de l’argent à un distributeur automatique alors qu’il n’y avait aucun établissement bancaire à Lalibela en 2007. Par ailleurs, Lalibela reste aussi un débouché du monde rural. Les paysans, qui pratiquent l’agropastoralisme, y sont très présents, particulièrement le samedi, jour du marché hebdomadaire. Le marché est un espace et un moment d’échanges entre Lalibela et les campagnes environnantes. Sur le marché, on rencontre différentes catégories de vendeurs et de clients. La vente de grains est essentiellement assurée par des revendeuses au détail qui habitent à Lalibela. Elles achètent les céréales par quintal à des commerçants qui font venir la marchandise des principales régions productrices du nord de l’Éthiopie. Les paysans des environs de Lalibela viennent aussi vendre les surplus de leur production : ils s’installent généralement à l’écart des emplacements et s’assoient avec leur sac de grains devant eux. Certains paysans et revendeurs font aussi commerce de l’aide alimentaire distribuée à Lalibela. À travers la venue des ruraux, le marché est un moment fort de l’interaction de la petite ville avec les campagnes environnantes. Aussi, de nombreux habitants de Lalibela possèdent des terres agricoles dans les campagnes alentours. Au-delà du centre-ville, au cœur des zones récemment bâties, les parcelles cultivées sont d’ailleurs encore nombreuses.
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Le développement de la petite ville de Lalibela dans les années 2000Ces deux images Google Earth datées de 2006 et 2014, révèlent l’étalement urbain qui est particulièrement flagrant au sud-est de la ville. C’est dans cette zone que sont attribuées des parcelles pour réinstaller des populations évincées du centre-ville et répondre à la demande en terre des jeunes ménages. |
La société locale de Lalibela est structurée en de nombreux groupes socio-économiques, qui dans ce contexte de transformation urbaine, en révèlent les hiérarchies et les mobilités (Bridonneau, 2013). Les fonctionnaires et employés de bureau incarnent par exemple une petite classe moyenne qui se détache d’un groupe pauvre dominant, soumis à l’irrégularité des revenus, à la difficulté de se nourrir, de se soigner et de s’instruire. Ils travaillent dans les différents établissements publics disséminés dans la ville. Aux yeux des administrés de Lalibela, ils sont souvent associés au pouvoir politique, quelles que soient leurs opinions personnelles. Les domestiques, à l’instar des serveurs des bars et des restaurants, forment à l’inverse un groupe d’employés pauvres et vulnérables. Les domestiques sont essentiellement des femmes venues des campagnes environnant Lalibela. Employées chez des particuliers, elles ont des revenus très faibles, certaines sont seulement nourries et logées. D’autres groupes incarnent au contraire l’enrichissement lié au développement de nouvelles activités économiques (construction, commerce, tourisme) et constituent un groupe emblématique des dynamiques sociales en cours dans la petite ville. Ils sont propriétaires des magasins de souvenirs les mieux achalandés de la ville, guides locaux reconnus, propriétaires de minibus, d’un hôtel ou d’un restaurant.
Parallèlement à ces groupes sociaux, presque tous les habitants de Lalibela appartiennent à une même communauté religieuse, celle des chrétiens orthodoxes. Des pratiques communes rythment leur vie. Le respect commun des codes alimentaires et des périodes de jeûne marque l’appartenance. Les croyants peuvent aussi participer à des associations religieuses, dont les membres commémorent ensemble un saint. En outre, les fidèles appartiennent non seulement à une même Église mais aussi à une paroisse unique. Ils fréquentent les mêmes lieux de culte, s’y retrouvent à l’occasion des célébrations. Pour une large majorité des habitants, les pratiques liées au culte organisent la vie quotidienne. Dès lors, habiter au plus près des églises de Lalibela revêt une grande valeur pour de nombreux fidèles. Cette proximité constitue bien souvent l’unique richesse des habitants les plus pauvres.
Habiter les églises de Lalibela
Les églises et leurs alentours sont des lieux de prière mais aussi des lieux de sociabilité et de passages dans la ville. Elles sont l’objet de pratiques quotidiennes, de la part du clergé et des habitants. Clichés : Marie Bridonneau, Aurélie Boisselet, 2014. |
2. Le « Patrimoine Mondial » de Lalibela, un vecteur d’intégration à la mondialisation
Site du Patrimoine mondial de l'UNESCO depuis 1978, le complexe d’églises rupestres de Lalibela est un vecteur d’internationalisation de l’espace urbain. Certains temps sont particulièrement propices à l’identification des acteurs de l’internationalisation. Par exemple, la célébration de Noël à Lalibela est un grand moment de pèlerinage. Des dizaines de milliers de pèlerins affluent alors de toute l’Éthiopie chrétienne, rurale et urbaine afin de célébrer la naissance du Christ et celle du roi-saint fondateur des églises, le roi Lalibela. Depuis quelques années, ce temps de pèlerinage est aussi associé à un pic de fréquentation touristique et vendu comme un produit par les agences de voyages. Les pouvoirs publics, locaux et régionaux, s’emploient à encadrer l’accueil de pèlerins (délimitation des espaces de campement, règles d’installation temporaire, assistance alimentaire) tandis que l’administration ecclésiastique locale organise les célébrations et festivités (messes, veillées, chants, prêches) et collecte, pour son seul bénéfice, les taxes d’entrée imposées aux touristes internationaux. D’autres temps forts du calendrier religieux (comme la fête de l’Epiphanie en janvier ou de la Croix en septembre) permettent d’identifier localement un jeu d’acteurs toujours structuré en quatre entités principales : les habitants de la petite ville, constituant une société de plus en plus hétérogène ; l’administration ecclésiastique, gestionnaire des églises et premier bénéficiaire local des devises du tourisme ; les acteurs moteurs de l’internationalisation (par exemple, les acteurs du patrimoine : experts des grandes organisations internationales du patrimoine dont la présence, sans être permanente, est récurrente : représentants de l’Unesco, du Fonds mondial pour les monuments, consultants étrangers missionnés par un bailleur) et enfin les représentants de l’État, garants de la continuité du pouvoir depuis l’échelon fédéral jusqu’au niveau local. En effet, le pouvoir de l’État éthiopien contribue localement à la spécialisation de la petite ville dans le tourisme. L’autorité de la tutelle publique s’exprime entre autres à travers la gestion du foncier et certaines opérations d’urbanisme. Contrôlant le foncier depuis la nationalisation des terres en 1975, l’État organise aujourd’hui la constitution d’un marché foncier, en attribuant des baux emphytéotiques aux plus offrants. (voir l'article de A. Gascon) C’est ainsi que les terrains les plus prisés de Lalibela sont attribués à des investisseurs du secteur touristique, qu’il s’agisse d’entrepreneurs locaux, seuls ou associés avec un investisseur étranger, ou d’entrepreneurs éthiopiens non originaires de Lalibela. L’État tire ainsi profit du développement urbain lié au tourisme tout en le contrôlant.
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L’ouverture de l’Éthiopie au tourisme international est récente. Le contexte politique de fermeture, de famines récurrentes et de guerres contraignit l’émergence d’une activité touristique autour des différents sites éthiopiens du Patrimoine mondial dans les décennies 1980 et 1990. Bien que le pays ne soit toujours pas aujourd’hui une destination de tourisme de masse, Lalibela s’impose depuis le début des années 2000 comme un de ces sites labellisés par l’Unesco, à la fois fascinants et de plus en plus accessibles pour un public en quête de « hauts lieux » culturels (Bourdeau, Gravari-Barbas, Robinson, 2012). Chaque année, environ 40 000 visiteurs internationaux se rendent à Lalibela pour visiter le site et ses environs. Ces dernières années, le développement du tourisme s’est traduit par la multiplication des infrastructures d’accueil, et tout particulièrement par la construction de nombreux hôtels. Il est souvent relevé que, si « attirer un grand nombre de touristes peut générer des revenus », cela peut aussi « déstabiliser la population locale et fragiliser l’intégrité de ces sites » (Marcotte, Bourdeau, 2010 : 271). Les experts de l’Unesco ont ainsi dénoncé, à plusieurs reprises, la multiplication des infrastructures hôtelières à Lalibela (Unesco, 2007), ou encore « l’empiètement urbain » qui affectait le site (Unesco, 2010). Aussi, il apparaît que la « population locale », au moins en partie, subit les effets de certaines politiques de conservation patrimoniale et de valorisation touristique. Dans les Suds et dans un contexte de pauvreté très visible dans l’espace public, c’est en effet « une image parfaitement "assainie" d’eux-mêmes que les pays récepteurs se doivent de présenter, s’il le faut à l’aide de politiques vigoureuses et autoritaires, de règlements draconiens » (Cazes, 1992 : 112). À Lalibela, les mendiants ont été rassemblés, il y a quelques années, dans un camp à l’écart des chemins conduisant aux églises et empruntés par les touristes (Bridonneau, 2013). Surtout, le projet de développement du tourisme durable en Éthiopie que finance la Banque mondiale (2009-2014) a permis l’organisation de la réinstallation de plus de 700 ménages déguerpis des alentours des églises de Lalibela (World Bank, 2009).
La production paysagère aux abords des églises de Lalibela
Depuis la fin des années 2000, les pouvoirs publics s’emploient à réhabiliter les paysages environnant le site patrimonialisé. Ces reconstructions paysagères sous-tendent l’éviction des habitants établis à proximité immédiate des églises. Clichés : Marie Bridonneau, 2013, 2015. |
3. Inégalités et exclusions : les effets contrastés de l’insertion locale dans la mondialisation
Opération d’urbanisme majeure de ces dernières années, la réinstallation (« resettlement ») (World Bank, 2004) de Lalibela a consisté à déplacer sous la contrainte les quelques 700 ménages établis à proximité du site patrimonialisé des églises pour les réinstaller en périphérie de la ville, à environ cinq kilomètres des vieux quartiers centraux voués à la destruction. Au nom de la sauvegarde patrimoniale, de la valorisation touristique du site et du développement urbain, les acteurs publics éthiopiens ont organisé, dans le respect des dispositions prévues par la Banque Mondiale pour tout déplacement contraint induit par un projet de développement, la dépossession des alentours des églises investis par les habitants et leur relégation dans des périphéries où se reconstruisent aujourd’hui des quartiers, relativement à l’écart de la petite ville patrimoniale et touristique. L’opération signifie l’attribution d’une valeur symbolique et marchande nouvelle aux abords des églises, transformés en un parc destiné à être traversé par les visiteurs et à accueillir des manifestations culturelles et sacrées. L’exacerbation de la fonction touristique de la ville entraîne ici la dépossession : suite à leur déplacement, les habitants expriment leur inquiétude et leur tristesse d’être mis à distance de la centralité urbaine, mais aussi et surtout de la centralité spirituelle. La proximité immédiate avec les églises était jusqu’alors considérée par les citadins, pour la plupart très pieux et usagers quotidiens des églises, comme une richesse certes, mais aussi comme une nécessité, ces fidèles se considérant tous comme les gardiens des églises, comme nous le rappelait en 2010 cette jeune femme, rencontrée dans le secteur de réinstallation : « Les gens ont le droit de décider à propos de la sécurité des églises. Le gouvernement n’a pas à nous demander de partir, n’a pas à décider pour nous. Les gens sont religieux ici. Nous pouvons prendre soin des églises. Il n’y a pas de besoin de resettlement. Nous respectons les églises parce que nous sommes religieux. Ce n’est pas un problème de vivre à côté des églises. Les personnes âgées ont besoin d’aller à l’église et au marché. Maintenant, nous sommes trop loin ».
Destructions et reconstructions de la ville
Sous l’effet des politiques de réhabilitation patrimoniale et de valorisation touristique, les quartiers centraux sont progressivement détruits tandis que la ville se reconstruit en périphérie. Clichés : Marie Bridonneau, 2014, 2015. |
Depuis le début des années 2000, l’intégration de Lalibela à la mondialisation est donc engagée sous l’effet d’un capitalisme culturel qui fait d’un bien culturel sacré une ressource marchande. Certains habitants tirent profit de la venue de ces 35 000 à 50 000 touristes par an, essentiellement originaires d’Europe et, dans une moindre mesure, d’Amérique du Nord, en établissant des relations privilégiées avec quelques touristes. Celles-ci révèlent comment le changement social peut être généré dans un petit centre urbain par une articulation directe, individuelle, entre les espaces local et international, tant les « sponsors » dont bénéficient de nombreux jeunes gens ont, entre autres, contribué à l’inflation hôtelière. Ces « relations de parrainage » caractérisent des liens construits entre un touriste de passage et un habitant de Lalibela. L’aide peut prendre différentes formes : envoi régulier d’argent via Western Union, paiement des frais de scolarité, dons ponctuels pour la construction d’une maison, d’un hôtel ou l’achat d’une voiture, etc. Les parrainés sont essentiellement des jeunes hommes. Ce sont souvent des guides, qui fréquentent directement les touristes, mais aussi des jeunes gens, enfants et adolescents, qui traînent dans la rue, dans les espaces publics à proximité des hôtels. Les parrainages contribuent alors à l’enrichissement durable de certains individus sponsorisés. Ceux qui deviennent des entrepreneurs emploient d’autres habitants, essentiellement dans les hôtels et les restaurants. En cela, ils sont perçus et reconnus comme contribuant au développement économique local. La plupart assistent également famille et amis : financement des études, prise en charge de frais médicaux, aide au lancement d’un petit commerce. Cependant, les « parrainés » investissent surtout leurs richesses dans de nouvelles affaires ou à l’occasion de dépenses de loisirs et de charité. Leurs réussites sont avant tout individuelles. Alimentant les rêves des uns et les jalousies des autres, les success stories des parrainés participent à la construction locale de nouvelles subjectivités et de nouvelles représentations sociales. L’insertion directe dans des dynamiques globales offre aussi une opportunité de contournement des contraintes imposées par un État autoritaire : là où généralement, en Éthiopie, toute perspective de mobilité sociale nécessite la participation à des organisations affiliées au régime (Di Nunzio, 2015), on observe, pour ce petit groupe des formes possibles d’émancipation.
Des mobilités sociales et politiques à venir ?
À la faveur du tourisme, les jeunes de Lalibela se projettent dans la mondialisation et envisagent « une vie meilleure » pour leur futur. Clichés : Marie Bridonneau, 2013. |
Conclusion
À Lalibela, la valorisation touristique de la ressource patrimoniale a permis une forme d’intégration originale à la mondialisation capitaliste. Une telle connexion bouleverse les équilibres socio-spatiaux. En effet, du fait de son inscription rapide dans des réseaux patrimoniaux et flux touristiques internationaux, Lalibela est marquée par un accroissement brutal des inégalités. La société locale reste aujourd’hui structurée en de nombreux groupes sociaux, au sein desquels les hiérarchies anciennes, liées notamment à l’âge (Tronvoll, Vaughan, 2003), perdurent tout en se doublant de différenciations économiques de plus en plus marquées. Si les fonctionnaires, très nombreux dans les petites villes d’Éthiopie, ont longtemps incarné à la fois l’autorité et la sécurité matérielle liée au salariat, se distinguant d’une majorité pauvre, ils expérimentent aujourd’hui le déclassement. Face à eux, des habitants se sont enrichis grâce au tourisme et participent à l’émergence d’une élite sociale locale. Le tourisme catalyse à Lalibela la transformation sociale qui accompagne l’articulation à l’économie de marché impulsée par l’État éthiopien. Depuis quelques années, la structuration sociale de la ville se recompose sous l’effet des connexions aux dynamiques globales, que le couple patrimoine-tourisme commande.
Bibliographie
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- Baker J., 1994, "Small Urban Centres and their Role in Rural Restructuring", in Abebe Zegeye et Pausewang S. (dir.), Ethiopia in Change – Peasantry, Nationalism and Democracy, Londres, New York, British Academic Press, London, p. 152-171
- Bosredon P., Bridonneau M., et P. Duroyaume, 2012 « Vers une nouvelle ville éthiopienne ? Essai d’analyse de la fabrique radicale de la ville éthiopienne », Les Annales d’Éthiopie, 27 : 153-177.
- Bourdeau L., Gravari-Barbas, M., Robinson, M., 2012, Tourisme et patrimoine mondial, Québec, Presses de l’Université Laval.
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- Cazes G., 1992, Tourisme et Tiers-monde – Un bilan controversé, Les nouvelles colonies de vacances, Tome 2, Paris, L’Harmattan.
- Di Nunzio, 2015, "What is the Alternative? Youth, Entrepreneurship and the Developmental State in Urban Ethiopia", Development and Change, 46(5) : 1179-1200
- Gascon A., 1999, « Éthiopie, Érythrée : la ville, expression d’un destin messianique en hautes terres rurales », in Chaléard J.-L., Dubresson A. (dir.), Villes et campagnes dans les pays du Sud, Paris, Karthala, p. 151-168
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- World Bank, 2013. Ethiopia Economic Update: Laying the Foundation for Achieving Middle Income Status.
Marie BRIDONNEAU
Maître de conférences en géographie à l'Université Paris-Nanterre, UMR LAVUE
Édition et mise en page web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :
Marie Bridonneau, « Mondialisation, patrimoine et tourisme en Éthiopie : la petite ville sacrée de Lalibela », Géoconfluences, janvier 2017.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/afrique-dynamiques-regionales/corpus-documentaire/mondialisation-patrimoine-tourisme-lalibela