La géographie rurale française en perspective historique

Publié le 27/04/2018
Auteur(s) : Pierre Cornu, professeur d’histoire contemporaine, directeur adjoint du Laboratoire d’études rurales - Université de Lyon

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La géographie rurale française, à l'instar de son objet d'étude, a été traversée tout au long de son histoire par des crises, des périodes de renouveau et des interrogations existentielles, depuis les enjeux de la modernisation agricole dans l'après-Seconde Guerre mondiale jusqu'aux débats actuels sur l'environnement, l'alimentation ou les inégalités territoriales. Elle a pourtant su s'adapter à toutes les évolutions des mondes ruraux, et faire preuve de la pertinence sans cesse renouvelée de ses questionnements, de ses méthodes et de ses pratiques, pour penser, dans une interdisciplinarité peu à peu constituée en trait identitaire majeur, des ruralités contemporaines toujours vivaces.

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C’est un trait commun des univers d’enseignement et de recherche que de développer dans la durée des ressemblances troublantes avec l’objet de leur observation. Dans le cas de la géographie rurale française, on peut même parler d’une véritable symbiose entre son « style » scientifique, pétri à la fois de sens aigu des réalités et de foi en l’intelligence de la pratique, et l’atmosphère de disparition annoncée, et néanmoins de résilience obstinée, qui caractérise le monde rural français depuis le milieu du XXème siècle. Avec l’entrée de la France dans l’aire de croissance euro-atlantique sous les effets du Plan Marshall puis de la création de la Communauté économique européenne, les espaces ruraux ont en effet vécu une intégration à marche forcée dans l’économie industrielle et marchande, et connu l’effacement brutal des traits distinctifs, humains et paysagers, de l’ancienne civilisation agraire qui avait formé « l’œil géographique » des premiers disciples de Paul Vidal de La Blache dans l’Entre-deux-guerres. La conscience vive de ce basculement historique, traduite en une attention obstinée pour les marqueurs à la fois paysagers, techniques et cognitifs du changement, constitua d’emblée un marqueur de l’enseignement et de la recherche ruralistes.

Si la géographie rurale, constituée peu à peu en spécialité universitaire dans l’après-Seconde guerre mondiale, s’est inscrite dès ses débuts dans la mission de rendre compte du destin de ces « campagnes » en voie de recomposition radicale, et si bien des auteurs ont exprimé un certain fatalisme à l’idée de leur propre disparition en tant que spécialistes d’un monde révolu, force est de reconnaître que la « mort du rural » a été particulièrement lente et incomplète dans la France contemporaine, n’interdisant ni les embellies régionales ni même les formes de renaissance plus générales, liées aux mutations des transports et de l’économie résidentielle et productive dans le dernier quart du XXème siècle, puis aux formes de re-territorialisation de certaines productions alimentaires et à la montée de la problématique environnementale au début du XIXème siècle.

Phénomènes de déprise agraire et de dépopulation, crises brutales ou lancinantes, étiolement des bourgs-centres et formes d’appauvrissement de la vie sociale des territoires ruraux ont certes constitué une part notable des thèmes de recherche d’une spécialité universitaire peu habituée aux success stories, mais sans pour autant décourager des observateurs habiles à déceler les « signaux faibles » des entreprises d’adaptation, de requalification ou de réinvestissement des espaces et des pratiques en voie d’abandon. La géographie rurale, c’est une école de la nuance, du détail, de la ténuité. D’une certaine manière, c’est également une école de la résistance à l’ordre des choses, du volontarisme et de l’engagement, lisible dans bien des travaux, et notamment dans la succession des thèses ruralistes qui se sont efforcées, depuis plus d’un demi-siècle, de faire la part de l’obsolète et du vivace dans les héritages ruraux.

Il faut donc se faire une raison : la géographie rurale n’est pas encore une spécialité muséale, et une mise à jour de sa fiche d’identité s’impose. Cette entreprise ne saurait toutefois se limiter à un inventaire des « fronts de science » explorés par les membres du modeste archipel ruraliste qui couvre encore une partie de la carte universitaire française. Comme l’exprimait Jacqueline Bonnamour dans un article bilan (Bonnamour, 1997), l’un des traits majeurs de cette spécialité de recherche est son goût pour la longue durée et son souci de la mémoire des lieux, qui lui a permis, à l’inverse de certains autres domaines de la géographie, de garder un compagnonnage étroit avec la recherche historique. Les générations de l’après-guerre sont restées en effet marquées par le double héritage de Marc Bloch et de ses Caractères originaux de l’histoire rurale française (Bloch, 1931) et de Roger Dion et de son Essai sur la formation du paysage rural français (Dion, 1934).

Saisir la richesse et le potentiel de renouvellement de la géographie rurale française implique donc de mettre en perspective historique son inscription à la fois dans le paysage universitaire français et dans le paysage des ruralités sensibles. Ainsi seulement pourra-t-on faire ressortir comment les praticiens de ce champ ont patiemment développé une pratique nourrie de mémoire et néanmoins attentive aux phénomènes émergents, de fait nullement extérieure aux grands courants de la recherche en sciences sociales, mais les ayant vécus et intériorisés dans des formes singulières, en fidélité aux acteurs des mondes ruraux rencontrés dans une pratique du terrain assidue qui, là encore, constitue un trait distinctif pérenne de ce champ de la recherche. Peut-être d’ailleurs pourrait-on pousser cet argument à son extrême, et proposer l’hypothèse que la singularité de la géographie rurale française ne résiderait pas tant dans son attachement aux indicateurs statistiques ou aux signes paysagers de la « ruralité », que dans sa fréquentation intime et inscrite dans la durée de lieux de faible densité, caractérisés sinon par une interconnaissance totale – impasse de la mythification de la « communauté rurale » –, du moins par la possibilité de nourrir une connaissance géographique solidement fondée sur un contact direct et dense avec les acteurs des territoires étudiés, leurs pratiques, leurs modes de relations internes et externes, et leurs représentations de l’espace. Dans la pleine conscience des forces dominantes de l’époque, mais également avec la conviction de ce qu’il y a toujours des opportunités à saisir pour prolonger, sous des formes parfois inattendues, l’histoire de la « ruralité », jusques et y compris dans le temps de la métropolisation du monde.

 

1. La géographie rurale comme étude d’un monde en mutation (1945-1968)

La ruralité comme objet d’étude géographique se développe principalement dans l’après Seconde Guerre mondiale, période d’affirmation de la recherche universitaire et de croisement de ses problématiques avec des politiques publiques marquées du sceau du volontarisme modernisateur et planificateur. Malgré cette autonomisation tardive de la géographie rurale, c’est toutefois la tradition vidalienne de l’étude régionale, volontiers centrée sur les aspects agraires ou pastoraux, à l’instar des travaux d’Albert Demangeon ou des chercheurs de l’Institut de géographie alpine réunis autour de Raoul Blanchard, qui constitue la matrice méthodologique de la spécialité. Pratique de l’enquête de terrain, recueil de données qualitatives auprès des maires, instituteurs et notables, et travail complémentaire sur les données d’archives et sur les ressources de la statistique publique, constituent le cœur de l’enseignement des vieux maîtres en charge de la formation de la génération de l’après-guerre. À Grenoble, à Clermont-Ferrand ou à Rennes, les étudiants se pressent pour comprendre les enjeux des mutations qui affectent leur espace de vie, et qui commencent à se lire dans les paysages et sur les cartes. De manière emblématique, c’est le surgissement du tracteur, machine de guerre contre les vieux finages, qui fascine alors les géographes, à l’instar de Daniel Faucher, qui publie en 1954 Le paysan et la machine (Faucher, 1954) pour ensuite emmener les géographes dans l’aventure de la création de la revue pluridisciplinaire Études rurales en 1961.

Avec sa thèse sur la Grande Limagne, Max Derruau est peut-être le dernier représentant d’une école géographique qui allie pleinement géomorphologie, lecture des archives et observation des pratiques contemporaines (Derruau, 1949). Si toutefois les géographes ruralistes de la nouvelle génération délaissent quelque peu les études de géographie physique qui constituaient encore le socle de compétences de leurs prédécesseurs, ils n’en gardent pas moins l’idéal d’une saisie la plus dense possible des espaces qu’ils se donnent pour objets d’étude. Certes, il n’est plus question de produire des analyses exhaustives, construites selon des « plans à tiroirs », qui ne permettent ni la comparaison ni l’analyse synthétique des potentialités des régions étudiées. Désormais, on pose des questions, on explore des hypothèses, on observe des organisations ou des institutions – les filières de production, les collectivités, les mutations foncières. Malgré tout, ces nouvelles manières de problématiser la géographie n’excluent pas le souci de préserver ce qui faisait l’originalité de la discipline, à savoir son aptitude à embrasser du regard l’intrication des phénomènes physiques et humains, des éléments fixes et des formes de circulation, le tout dans une perspective comparée bien plus précoce et hardie que celle des historiens, tout d’abord à l’échelle européenne, dans la dynamique de l’unification économique de l’Europe de l’Ouest, puis à l’échelle mondiale, dans l’élan de curiosité, souvent d’empathie, que génère la décolonisation.

Or, c’est justement ce sens de l’observation globale qui permet aux géographes de l’après-guerre de prendre précocement conscience de l’intensité des mutations qui affectent non seulement la vie économique et sociale des espaces ruraux, mais plus radicalement leur identité rurale elle-même. Considérée jusqu’alors comme un fait de longue durée, la ruralité se révèle étonnamment plastique, non seulement par la dissociation de ses constituants anciens – les formes de l’habitat et les activités agricoles –, mais également par métissage de ses aspects propres avec certains traits urbains, comme l’habitat pavillonnaire qui surgit dans  le paysage de la France des « trente glorieuses », ou encore la consommation touristique de paysages agraires, jusqu’ici limitée aux espaces du « sauvage » et du « pittoresque » maritimes ou montagnards.

 
Figure 1. De Marc Bloch à Henri Mendras

Bloch Georges Mendras couvertures

De gauche à droite : Marc Bloch, Les caractères originaux de l’histoire rurale française, 1931 (La couverture présentée ici est celle de l'édition de 1999 chez Armand Colin), Pierre George, Précis de géographie rurale, PUF, 1963, et Henri Mendras, La fin des paysans. Changement et innovations dans les sociétés rurales françaises, Paris, Futuribles, SEDEIS, 1967.

 

Élargissant la perspective à une planète en mutation, Pierre George pose en 1956 la question du « fait rural à travers le monde » (George, 1956). Son Précis de géographie rurale de 1963 précède d’un an la création à Londres d’une Commission de géographie rurale au sein de l’Union géographique internationale, dans laquelle la recherche française est fortement représentée. La Beauce n’apparaît plus désormais que comme un modeste exemple local de paysage de grande culture, comparé au Midwest ou à l’Ukraine soviétique. Avec la première édition en 1969 des Grands types de structures agraires dans le monde de René Lebeau (Lebeau, 1969), c’est désormais un savoir solidement constitué qui se trouve décliné en leçons de géographie comparée pour plusieurs générations d’étudiants.

Si la ruralité connaît un brouillage certain de ses formes, le processus qui touche l’ensemble des espaces concernés dans les années de la « révolution silencieuse » est quant à lui d’une grande simplicité : il y a d’une part les espaces productifs qui s’adaptent à la modernisation agricole ou forestière, et d’autre part ceux qui s’acheminent vers une désertification plus ou moins complète. L’histoire fonctionne à sens unique, une histoire à laquelle les géographes ne sont que marginalement appelés à contribuer, les rôles essentiels étant tenus par les agronomes au premier chef, et par les sociologues et les ethnologues en second, selon que la problématique est d’accompagner la modernisation ou de sauver la mémoire menacée de territoires ruraux en crise, comme sur l’Aubrac ou dans les Pyrénées. Avec la grande loi d’orientation agricole de 1960, les géographes comprennent toutefois qu’il leur faut prendre en compte un acteur majeur des thématiques rurales : la puissance publique et ses déclinaisons dans les territoires. L’urbanisme se fait prométhéen dans la république gaullienne, le monde rural ne doit pas rester à l’écart. Avec la création de la Délégation à l'aménagement du territoire et à l'action régionale (DATAR), en 1962-1963, les ruralistes savent qu’ils disposent d’une opportunité majeure de faire valoir leur expertise. Pour ce faire, leur géographie devra se faire « aménageuse » et s’efforcer de penser les leviers d’action d’une transformation réussie des territoires ruraux. Le remembrement, les bonifications, le désenclavement routier, la rénovation de l’habitat, le développement des emplois non agricoles, touristiques notamment, font l’objet d’une nouvelle attention, même et surtout dans les espaces menacés de déprise, comme les hautes terres du Massif central étudiées par André Fel au tournant des années 1960 (Fel, 1962).

Collaborant étroitement avec les économistes et les agronomes, notamment dans le cadre de la Société d’études géographiques, économiques et sociologiques appliquées (Segesa) fondée en 1967 par Jean-Claude Bontron, les géographes se font également médecins des pathologies de la modernité pour diagnostiquer, à partir d’indicateurs statistiques, le potentiel d’adaptation des mondes ruraux en difficulté, et en redessiner les cartes non plus par aires homogènes, mais par activités, pôles et flux. Ce faisant, ils produisent une rupture majeure dans la géographie rurale, considérant que le « rural » a cessé de former un tout cohérent dans ses logiques socio-économiques, et qu’il convient donc, contre les logiques héritées de la « communauté rurale », de libérer les acteurs dynamiques des contraintes collectives en valorisant les stratégies individualistes – spécialisation, concentration, agrandissement, inscription dans des logiques de filières. Roger Brunet dans son étude des campagnes toulousaines, Jacqueline Bonnamour dans sa thèse sur le Morvan ou encore Armand Frémont, sur le monde agricole normand, font ressortir les contrastes grandissant des stratégies des acteurs ruraux, qui font voler en éclat la cohérence de leur cadre de vie, jusqu’à en fragiliser les possibilités de pérennisation.

En prenant le parti de la modernisation et de la rationalisation des structures du peuplement et de la mise en valeur du territoire, la géographie rurale se dégage définitivement de l’« ordre éternel des champs », et entre en relation avec les acteurs les plus dynamiques du monde rural – et notamment les « jeunes agriculteurs » issus de la jeunesse agricole chrétienne (JAC) qui souhaitent, eux aussi, secouer le vieux modèle patriarcal et dépasser les prudences gestionnaires de la polyculture.

Malgré le dynamisme incontestable de cette jeune géographie rurale, c’est le sociologue Henri Mendras qui capte les enjeux du temps en publiant en 1967 La fin des paysans (Mendras, 1967). Une fin amère à bien des égards, car le cycle de croissance de l’après-guerre se clôt à la fin des années 1960 sans avoir aucunement stabilisé l’agriculture française, confrontée aux difficultés croisées d’un endettement croissant, d’un vieillissement de ses actifs et d’une contestation sociétale grandissante de ses formes les plus intensives. Avec le rétrécissement de l’espace productif, c’est en outre une large part de la ruralité qui se trouve en déshérence, sans plus de rôle ni de fonction dans une économie française en voie de tertiarisation – sinon comme espace de récréation, dans la logique des parcs naturels nationaux et régionaux qui se multiplient, notamment dans la France des montagnes et des régions périphériques. De nouveaux objets pour l’observation géographique, certes, mais également des sujets de réflexion critique pour une discipline qui avait jusqu’alors peu ou prou épousé le projet modernisateur, et qui s’interroge désormais sur ses effets délétères.

2. La géographie rurale dans le temps des remises en cause (1968-1992)

Avec les désillusions de la modernisation et de l’intégration européenne – endettement, surtravail, solitude… –, une nouvelle phase s’ouvre pour la recherche ruraliste. Déjà, le « moment 68 » avait marqué l’affirmation d’une pensée critique de la modernisation rurale au sein d’une discipline géographique jusqu’alors très peu politisée. Avec l’entrée dans la crise économique en 1973, qui se traduit rapidement par une restriction des crédits à la recherche et au développement régional, c’est l’ensemble des praticiens des études rurales qui se trouvent en difficulté face à leurs interlocuteurs des territoires ruraux et qui se posent la question de leur propre rapport aux logiques libérales à l’œuvre et aux orientations politiques qui les accompagnent sous la fin de la présidence de Georges Pompidou et durant celle de Valéry Giscard d’Estaing.

C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la naissance de l’Association des ruralistes français (ARF) en 1974, structure à l’interface du monde de la recherche, des universités et des bureaux d’études, qui partagent un même engagement auprès des acteurs du développement rural et qui apprennent à travailler ensemble dans les programmes pluridisciplinaires de la Délégation générale à la recherche scientifique et technique (DGRST). Avec un questionnement éthique lancinant : n’a-t-on pas trop misé sur les leaders de la modernisation agricole, et délaissé le fait rural en lui-même ? Détachée de ses figures de proue, la ruralité « territoriale » apparaît en effet plus déprimée encore, no man’s land des derniers représentants d’une civilisation agraire révolue et des premiers « marginaux » volontaires de la néoruralité, qui intéressent toutefois davantage les sociologues que les géographes. Comme l’écrit Pierre Flatrès, « l’objet même des études agraires est profondément transformé sous nos yeux par des actions d’aménagement de plus en plus rapides, de plus en plus radicales » (Flatrès, 1972). Pour Jean Renard, observateur au long cours des sociétés rurales de l’Ouest, il est toutefois sans espoir de renverser les processus à l’œuvre. La seule chose qu’une science responsable puisse accomplir, c’est accompagner les mutations à l’œuvre en refondant de manière plus fine la typologie des espaces ruraux, en fonction de leur aptitude à s’intégrer à la nouvelle géographie de l’activité. Le développement n’est plus une voie unique, il doit s’adapter aux configurations régionales, en cherchant à activer les bons leviers (Renard, 1984). Mais avec la crise économique qui s’inscrit dans la durée et qui s’approfondit en crise sociale et politique, notamment dans les régions viticoles du Midi et dans les régions d’élevage laitier, c’est un doute croissant qui saisit les chercheurs, face à des acteurs ruraux fragilisés dans leur devenir, quand bien même ils avaient fait le choix de la modernité, et face à des territoires qui ne parviennent plus à articuler leurs fonctions résidentielles, productives et d’encadrement de la vie sociale.

Dans cette crise douloureuse, les géographes ruralistes optent pour une immersion plus profonde encore dans leurs terrains de recherche, s’efforçant de comprendre, aux côtés des agronomes notamment, dans les Vosges ou sur les Grands Causses, la cohérence des « systèmes agraires », voire de reposer la question de la « nature », à l’instar de Nicole Mathieu, engagée dans le  programme de recherche interdisciplinaire sur l’environnement (PIREN) aux côtés du sociologue Marcel Jolivet (Mathieu et Jolivet, 1989). Maurice Le Lannou, de son côté, se rapproche des agriculteurs bretons qui, autour d’André Pochon, s’efforcent de dépasser les contradictions du productivisme. Partout, et jusque chez les géographes les plus engagés dans la recherche-action, l’heure est à la révision des idées reçues sur la « modernité aux champs ».

 
Figure 2. Trois jalons de la géographie rurale dans les années 1980

couvertures 2

De gauche à droite : Actes du colloque de l'ARF « La pluriactivité, condition de survie du monde rural ? », L'Isle-d'Abeau, 1981. Nicole Mathieu et Marcel Jolivet [dir.], Du rural à l’environnement. La question de la nature aujourd’hui, Paris, ARF / L’Harmattan, 1989, 352 p. Bernard Kayser, La renaissance rurale, sociologie des campagnes du monde occidental, Paris, Armand Colin, 1990, 316 p. 

 

Dans le même temps, certains géographes ruralistes s’engagent dans un travail théorique de fond pour penser un objet qui se dérobe. C’est le laboratoire de géographie rurale de l’École normale supérieure de Fontenay qui, sous l’impulsion de Jacqueline Bonnamour, s’illustre particulièrement dans cette entreprise, avec la publication collective, en 1975, d’un bilan critique et prospectif intitulé Réflexions sur l’espace rural français : approches, définitions, aménagement. En danger de dispersion entre activités d’expertise, d’exploration méthodologique et de vulgarisation dans l’enseignement secondaire et supérieur, la géographie rurale se dote d’une doctrine cohérente, qui voit dans le rural non plus une catégorie figée, mais l’enjeu même de l’intelligence de la question territoriale – rencontrant ainsi le souci de montée en théorie de la géographie urbaine, dans un rapprochement paradigmatique qui ne cessera de se confirmer, quand bien même il demeure inachevé.

Si l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 constitue une embellie certaine pour les études rurales, mobilisées par les états généraux du développement en 1982 et portées par les politiques de décentralisation, la normalisation ne tarde pas. Dès le milieu de la décennie, les espoirs d’une diversification des voies du développement local sont douchés par la résistance du modèle agricole dominant et par l’assèchement progressif des financements publics à l’action territoriale innovante, au profit de formes d’aménagement uniformisantes : équipements routiers et autoroutiers, industrie des loisirs, conversion ou extension du bâti pour les seules fonctions résidentielles dans une logique de périurbanisation. Pour une géographie rurale dont une large partie de l’appareil méthodologique avait été conçu pour traiter des aspects agricoles du développement rural, il n’est pas évident d’accepter une requalification du rural en variable d’ajustement des besoins résidentiels et récréatifs des populations urbaines. En voie de marginalisation, les études rurales se déclarent elles-mêmes en crise (Sautter, 1986), les géographes se montrant les plus pessimistes sur le destin des « terres d’abandon » (Estienne, 1988). Pourtant, de nouvelles générations d’étudiants et de jeunes chercheurs, eux-mêmes marqués par l’hybridité des formes de rapport à l’espace, vont permettre de dépasser cette conception agonistique pour se faire les porteurs d’un questionnement plus positif sur les émergences du monde postindustriel, élargissant le regard à d’autres objets, d’autres collaborations aussi.

En effet, la reconnaissance institutionnelle des initiatives locales donne une opportunité à la géographie rurale pour conseiller et accompagner des projets de développement, articulés avec l’essor des intercommunalités et la multiplication des territoires de projet, notamment des parcs régionaux. Des programmes de recherche interrogent la résurgence de la question de la nature ou encore la refondation du lien entre terroir et qualité alimentaire. La mise en patrimoine des héritages agraires, qui avait pu sembler un piège aux acteurs des années 1960 et 1970, est désormais acceptée comme un levier de développement par la valorisation des productions alimentaires sous signe de qualité (avec un rôle décisif des géographes dans les comités d’experts de l’Institut national des appellations d’origine), le tourisme vert, les pratiques récréatives et même les nouvelles pratiques résidentielles dans l’orbite des métropoles régionales.

De fait, l’inversion, d’abord ténue, puis plus franche des flux démographiques entre France urbaine et rurale, donne l’espoir à Bernard Kayser d’une correction des effets de la concentration urbaine, ce qui l’amène à évoquer une « renaissance rurale » (Kayser, 1990). « Dans le grand bouleversement de la hiérarchie des valeurs, la culture paysanne, autrefois méprisée, n’apparaît-elle pas comme un recours lorsque s’emballe dans sa fuite en avant la civilisation moderne ? C’est peut-être en définitive, le meilleur signe de reconstitution de la vitalité des campagnes ». De fait, la société française est en forte demande de « ruralité », aussi bien dans son mode d’habiter que dans son assiette, pour ses loisirs ou encore ses projections dans l’imaginaire. C’est bien là toute la difficulté pour la géographie rurale : conjuguer l’expertise acquise en termes d’aménagement avec la pensée critique surgie dans les années 1970 et l’ouverture sur l’environnement et la culture portés par l’atmosphère générale de remise en cause de l’horizon du « progrès ». C’est ce à quoi va s’atteler une nouvelle génération de chercheurs, formés à l’école du terrain et aux nouvelles méthodologies de la co-construction des savoirs et des projets avec les acteurs territoriaux.

Figure 3. Artisanat du bois et lié à l'agriculture en Haute-Loire
 

Jean-Pierre Houssel artisanat du bois Haute-Loire

Source : extrait de Jean-Pierre Houssel, « Les menuisiers au Mazet-Saint-Voy (Haute-Loire). Approche de l'artisanat dans les campagnes », dans Des régions paysannes aux espaces fragiles. Colloque international en hommage au professeur André Fel, Clermont-Ferrand, Ceramac, 1992, p. 703.

 

 

3. La géographie rurale à l’heure de la globalisation des enjeux agricoles, alimentaires et environnementaux (de 1992 à nos jours)

Avec le désengagement progressif de l’État, la libéralisation de la PAC en 1992 et les tensions croissantes autour des usages des territoires, les géographes ruralistes découvrent que précarité et illisibilité du devenir ne sont pas les symptômes d’une simple crise de transition, mais bien la nouvelle norme de la vie des territoires. Aucun modèle régional, même robuste, n’est à l’abri d’un choc conjoncturel ou d’une modification brutale de l’environnement réglementaire et budgétaire. Le développement des autoroutes et des voies rapides, l’homogénéisation des modes de vie, le rétrécissement du territoire cultivé, tout concourt à rendre obsolète une approche spécifique de la ruralité. L’affaiblissement du volontarisme aménageur pose la question du devenir à court terme des populations et des territoires lâchés dans l’intégration à l’espace mondialisé. Au grand scandale des ruralistes, Jacques Lévy propose d’« oser le désert », c’est-à-dire d’abandonner le « rural profond » à la sylviculture, au ranching et aux sports de nature (Lévy, 1994).

Figure 4. Le retournement démographique dans les espaces ruraux français (1950-2020)
  Pierre-Marie Georges & JB Bouron — retournement démographique des espaces ruraux  

Sur les enjeux agricoles et environnementaux, toutefois, les gouvernements successifs ne peuvent pratiquer la politique de la table rase, d’autant que la demande sociale de sanctuarisation des paysages et de contrôle de la qualité alimentaire n’a jamais été aussi forte. Les géographes, alliés aux historiens et sociologues, mais également à l’Inra de manière croissante, se tournent alors vers les ministères de l’Agriculture et de l’Environnement, les conseils régionaux ou encore les PNR pour penser les enjeux d’un « développement durable » des territoires. La thématique de la multifonctionnalité rurale, au tournant de l’an 2000, illustre toutefois les crispations croissantes autour des enjeux d’emprise territoriale entre agriculteurs, résidents et usagers de la « nature », avec un syndicalisme agricole majoritaire qui rejette tout ce qu’il assimile à une « mise sous tutelle » des espaces de production, des chasseurs qui se sentent menacés dans leurs droits hérités, et de nouveaux habitants qui ne comprennent pas ou ne veulent pas reconnaître des pratiques et des usages contradictoires avec les systèmes de valeurs émergents – qualité de vie, maintien de la biodiversité et patrimonialisation des héritages agraires (Hervieu et Hubert, 2009).

Si l’éloignement programmatique de l’histoire et de la géographie remonte au tournant des années 1970, lorsque le géographe Georges Bertrand signa le constat de décès du « possibilisme » vidalien dans son introduction critique à l’Histoire de la France rurale (Bertrand, 1976) et lorsque, symétriquement, les historiens commencèrent à déterritorialiser leur approche des sociétés pour en explorer les « mentalités » et les « représentations », c’est seulement au début des années 2000 que les effets s’en font sentir dans l’enseignement comme dans la recherche. Hormis dans quelques pôles universitaires qui bénéficient encore d’équipes dynamiques – à Nanterre, Toulouse, Lyon, et dans l’Ouest, à Rennes et à Caen –, l’heure est à l’ignorance mutuelle. Et si la géographie rurale se rapproche de la sociologie et de l’économie rurale en région parisienne, de l’agronomie à Toulouse et Clermont-Ferrand, de la science politique à Grenoble, cela ne suffit pas à compenser la perte de maîtrise de la longue durée que représentait l’association du travail sur archives et par enquête de terrain. Seuls l’association Histoire et sociétés rurales (AHSR), fondée en 1994 et porteuse de la revue du même nom, et le Laboratoire d’études rurales de Lyon, fondé en 2001 dans la foulée de la création de la revue Ruralia en 1997,  continuent de porter dans les années 2000 l’héritage de la géohistoire française du XXème siècle, non sans tiraillements. Pourtant, là encore, la demande sociale et les besoins sont immenses, qu’il s’agisse de la révision des cahiers des charges et des zonages des AOC devenant AOP, de la gestion des risques, de l’adaptation au changement climatique, de la mise en œuvre des directives européennes, de la démocratisation de la gouvernance des collectivités territoriales ou encore de la gestion de la concertation entre formes d’usage de l’espace rural (Plet, 2003). Claire Delfosse à Lyon, Laurent Rieutort à Clermont-Ferrand témoignent par leurs engagements pluridisciplinaires, partenariaux et éditoriaux, de l’intensité de la demande d’expertise géographique au sens large, prenant en compte la temporalité, les enjeux fonciers, les systèmes de production et les constructions identitaires.

Figure 5. Histoire et sociétés rurales et Ruralia

couvertures 3 ASHR

couvertures 3 Ruralia

No. 3 de Histoire et sociétés rurales (1995) et no. 1 de Ruralia (1997)

Pour autant, la géographie française ne renonce pas à penser les mutations de la territorialité, une nouvelle génération de géographes prenant à bras le corps les nouveaux objets qui surgissent à un rythme accéléré sous l’effet des innovations technologiques, économiques et sociétales. La création en 1997 du laboratoire Dynamiques sociales et recomposition des espaces (Ladyss), par le rapprochement de sociologues et de géographes de la région parisienne, atteste la volonté de renforcer le potentiel d’accompagnement et de questionnement de ces mutations, notamment aux frontières de l’urbain. Les travaux de Monique Poulot sur la périurbanisation (Poulot, 2008) sont emblématiques de cette capacité inentamée de la géographie à repenser ses propres catégories. À ce titre, la disparition du terme « rural » dans la nomenclature des formations du ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche en 2015 n’est pas le moindre des paradoxes d’une époque qui s’essaie à faire de l’agroécologie le nouveau paradigme du pilotage du vivant, mais qui maintient des politiques agricoles libérales et industrialistes, et qui exalte dans les campagnes les lieux du bien-vivre et de la pérennisation des ressources patrimoniales de la nation, mais qui ne sait comment répondre au sentiment d’abandon des habitants, des producteurs et des élus des territoires ruraux.

Figure 7. Le goût du terrain

Pierre-Marie Georges — Le goût du terrain en géographie rurale

La formation des géographes ruralistes passe toujours par le terrain. Ici des étudiants en master 2 en entretien avec un éleveur en estives dans le Beaufortain. Cliché Pierre-Marie Georges, septembre 2012, avec l'aimable autorisation de l'auteur.

Figure 6. Une représentation des ruralités dans les travaux récents : le modèle spatial de l'emboîtement des ruralités

Pierre-Marie Georges — emboîtement des ruralités

Illustration extraite de la thèse de Pierre-Marie Georges, Ancrage et circulation des pratiques artistiques en milieu rural : des dynamiques culturelles qui redessinent les ruralités contemporaines (2017), avec l’aimable autorisation de l’auteur.

Conclusion

Tel est donc le défi auquel doit faire face la géographie rurale aujourd’hui, dans les configurations régionales et universitaires qui sont les siennes : porteuse de questionnement centraux sur les logiques écosystémiques, sur la re-territorialisation de la question alimentaire, sur la nature en ville, sur la topographie de la pauvreté et de l’exclusion ou encore sur la gouvernance locale du changement global, il lui faut « faire avec » une position objectivement marginale dans l’espace universitaire, et davantage encore dans l’espace politique et médiatique, malgré l’indéniable dynamisme de la recherche et le succès des formations, disciplinaires pour partie, mais de plus en plus interdisciplinaires, qui touchent au « rural » (Mathieu, 2017). Les thèses portées et soutenues dans ce qui reste de l’archipel ruraliste français attestent par leurs mots-clés de la vitalité et de l’inventivité d’un champ de la recherche qui, loin de se replier sur ses fondamentaux, a décidé d’affronter résolument les grandes questions transversales qui animent le débat public, le tout sans renoncer à ce qui fait, depuis plus d’un demi-siècle, la marque de cette géographie rurale française, et qui se retrouve aujourd’hui jusque dans le cœur de pratiques des études urbaines : le goût du terrain, de la rencontre, de la co-construction des savoirs de l’action, de l’imagination partagée sur le devenir des territoires, avec un renouvellement générationnel et des prises de risque interdisciplinaires, aussi bien vers « l’urbain généralisé » qu’en direction des spécialistes de l’environnement, qui ne peuvent qu’inciter à l’optimisme sur l’avenir de la géographie rurale, de quelque manière qu’elle choisisse d’épouser et de nommer les mutations de son objet d’étude.

 

Jalons monographiques et épistémologiques pour une histoire de la géographie rurale

 

Remerciements
Cet article doit beaucoup à l’Association des ruralistes français comme « école » de l’interdisciplinarité et au Laboratoire d’études rurales de Lyon comme lieu d’expérimentation d’un véritable dialogue de recherche entre histoire et géographie. L’auteur tient à remercier tout particulièrement Claire Delfosse pour sa générosité intellectuelle et son sens du partage scientifique, Julie le Gall pour sa relecture bienveillante et suggestive d'une version initiale de cet article, Pierre-Marie Georges pour la mise à disposition gracieuse de ses productions graphiques, et les collègues et doctorants du LER pour les réflexions partagées au quotidien depuis tant d'années sur les héritages des études rurales et les voies de leur régénération. 

 

Pierre CORNU
Professeur d’histoire contemporaine, directeur adjoint du Laboratoire d’études rurales, Université de Lyon

Mise en web : Jean-Benoît Bouron

Dernière modification : 18 avril 2023.

Pour citer cet article :  

Pierre Cornu, « La géographie rurale française en perspective historique », Géoconfluences, avril 2018.
http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/france-espaces-ruraux-periurbains/articles-scientifiques/histoire-geographie-rurale