La politique européenne de développement rural dans la mutation des systèmes légumiers et maraîchers normands
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Plus connue pour ses produits laitiers et cidricoles que pour ses légumes, la Normandie est une région légumière et maraîchère moins importante que les Hauts-de-France, la Nouvelle-Aquitaine, la Bretagne, ou l’Occitanie (Serrurier, 2013 ; Margetic et al., 2014 ; FranceAgriMer, 2018 – en volume dans l’Ouest : voir document 1). Mais la Basse-Normandie ((Basse et Haute-Normandie ont fusionné en 2015 dans la Région Normandie. L’ancienne Région Basse-Normandie a constitué le cadre spatial de la thèse démarrée en 2014 et à l’origine de cet article. Cette ancienne Région était composée des départements du Calvados, de la Manche et de l’Orne. A posteriori, il résulte que la Basse-Normandie constitue le périmètre du bassin légumier normand (Guillemin, 2020).)) est cependant intéressante pour la diversité des filières et mondes maraîchers qui y coexistent (Guillemin, 2020). C’est à cette échelle que s’organise le bassin légumier normand avec l’Association des Organisations de Producteurs – AOP –, Jardins de Normandie, composée de deux coopératives. Agrial et le Groupement des Producteurs de Légumes de la Manche (GPLM) mettaient en marché 179 200 tonnes de légumes en 2015 (document 2).
Document 1. Principales coopératives légumières du Grand Ouest françaisDocument 2. Productions de l'AOP Jardins de Normandie en 2015 (en tonnes) |
À rebours des dynamiques d’internationalisation et d’intégration de bassins légumiers aux circuits longs caractéristiques de ces filières agroalimentaires, cette région connaît l’émergence de filières alternatives incarnées par des micro-bassins fonctionnant en circuits courts et sur la base d’un petit maraîchage diversifié. Ces cas contrastés illustrent la mutation des systèmes agricoles au regard de la diversification de leurs fonctions productives. Différenciées, ces transformations relèvent d’initiatives locales en phase avec les politiques européennes dédiées au développement rural (deuxième pilier de la politique agricole commune – PAC –, à travers le Fonds européen agricole pour le développement rural – FEADER). Ce développement a pu viser une diversification des fonctions productives agricoles, à travers la conversion (démarrée après-guerre) de pôles herbagers du bassin laitier normand en bassins légumiers progressivement intégrés à l’industrie et à la distribution agroalimentaires. Les stratégies de développement rural participent aussi à la multifonctionnalité de l’espace rural (Perrier-Cornet et Hervieu, 2002), inscrivant les micro-bassins maraîchers dans la triple construction d’une campagne ressource (l’économie agricole et alimentaire), d’une campagne cadre de vie (le maraîchage comme nouvelle aménité résidentielle ou touristique) et d’une campagne nature (le maraîchage biologique comme système productif préservant l’eau et le sol et support de biodiversité naturelle ou cultivée). Dans les deux cas, ces dynamiques de développement rural se caractérisent par des processus de spécialisation/diversification qui ne s’opposent pas forcément et peuvent se combiner (Gasselin et al., 2021) entre l’échelle des exploitations agricoles et celle des (micro)bassins de production.
Pour analyser au plus près du terrain et des dynamiques d’acteurs ces trajectoires productives liées aux mondes maraîchers et légumiers normands, focalisons sur leur département phare, la Manche, en prenant d’abord l’exemple du Val de Saire, bassin légumier situé au nord-est de la Presqu’Île du Cotentin. Attachons-nous ensuite au micro-bassin maraîcher de Lingreville, au centre de la côte ouest du Cotentin, pour in fine identifier deux types d’agrosystèmes dont les caractéristiques dépassent les seuls cas du maraîchage et de la Normandie.
1. Boom et crise de la carotte sairaise (1950-1970) à l’origine d’un développement agroalimentaire diversifié (1970-2020)
La vocation légumière du Val de Saire est au moins séculaire et la diversification en culture de pomme de terre et de chou-fleur caractérise la première moitié du XXe siècle. Dans les années 1950, de nouvelles modes diététiques y génèrent une monoculture de carotte et la création d’une coopérative en 1957. Mais le Val de Saire connaît une crise précoce, après ce « boom de la carotte ». Dès 1965 l’épuisement des sols apparaît, la consommation nationale décline, puis une mévente en 1967 s’accompagne de cessations d’activité. Les organisations agricoles professionnelles s’attachent à diversifier les productions pendant les années 1970-1980 (document 3), en s’appuyant sur la création d’une station expérimentale, le SILEBAN, en 1973. Deux ans auparavant, les légumiers fusionnent leurs coopératives et s’inspirent de leurs clients et fournisseurs belges et hollandais en installant un marché au cadran à Barfleur (document 4).
Document 3. Diversification des productions de la Coopérative VDS entre 1970 et 1988Document 4. Carte des systèmes légumiers dans le département de la Manche |
Cependant, malgré les efforts agronomiques, la fertilité des sols reste préoccupante et les intrants massivement utilisés polluent les eaux de la conchyliculture et de la mytiliculture littorales. Une nouvelle débâcle commerciale en 1991 et les problèmes de pollution de l’eau persistants constituent la base de la mobilisation du groupe professionnel dirigeant, qui enrôle une large part des légumiers sairais dans des pratiques à même d’assurer un meilleur état des sols et de l’eau, ainsi qu’un meilleur équilibre du marché. Cent-quarante-cinq légumiers (exploitant 4 000 ha) adhèrent en 1994 au programme européen Produire autrement, qui accorde des subventions conditionnées notamment à l’intégration de 30 % de surfaces en céréales dans l’assolement (mesures agroenvironnementales subsidiées à moitié par des financements européens de la politique agricole commune – Brunet et Roupsard, 2000). Pour permettre la diversification en salades et jeunes pousses dédiées à l’industrie de 4e gamme (légumes crus) ((Avec l’intégration des productions légumières aux industries agroalimentaires, le marché s’est segmenté en gammes. La première correspond aux légumes frais ; la deuxième résulte de la pasteurisation ou de l’appertisation et désigne les conserves de légumes ; la troisième concerne les légumes surgelés ; la quatrième se rapporte aux légumes crus prêts à consommer ; la cinquième caractérise les légumes cuits sous vide et prêts à consommer ; enfin la sixième gamme qualifie les produits agricoles déshydratés.)) développée sur l’autre façade de la presqu’île (marque Florette à Lessay, dans le bassin de Créances, document 4), les légumiers doivent irriguer. L’aménagement hydraulique du parcellaire (captage de sources, drainage des eaux superficielles) est cofinancé par l’État et l’Union européenne (25 millions de francs, équivalant en 1991 à 5,8 millions d’euros d’aujourd’hui), alors que le bassin traverse une période clé de sa trajectoire. Ces politiques de développement rural concordent avec les investissements privés de jeunes exploitants qui endossent à l’époque la fonction sociale entrepreneuriale (Sarrazin, 2016). Succédant à leurs parents, ils identifient les possibilités commerciales de leurs coopératives, mobilisent les ressources nécessaires à la diversification et valorisent favorablement leurs nouvelles productions sur les marchés nationaux et internationaux (poireaux, salades et navets). Trente ans après, en fin de carrière, ils témoignent par leurs pratiques culturales d’un équilibre qui a survécu au programme agroenvironnemental efficient pour la diminution des teneurs aquatiques en nitrates : moisson du maïs plutôt qu’un ensilage de rente (pour une meilleure valorisation agronomique), irrigation utilisée ponctuellement pour les cultures d’hiver face à l’allongement des périodes sèches lors des semis et préventivement pour réduire l’usage d’insecticides contre le thrips, un nuisible du poireau.
Le document 5 témoigne des investissements capitalistiques et de l’accroissement du salariat qui ont accompagné cette diversification légumière, qui nécessite une main d’œuvre nombreuse pour les travaux de plantation, protection, récolte et conditionnement des cultures. Les toits des grandes surfaces de serre abritant les jeunes pousses pour l’industrie de 4e gamme, sont pulvérisés avec de la chaux par hélicoptère (5a), pour atténuer les rayonnements du soleil lors des premières chaleurs. Coûteuse, l’opération occupe plusieurs personnes, tout comme celle, manuelle, du sarclage des choux (5b) par des ouvriers saisonniers qui enchaînent avec la récolte des navets. Cette dernière mobilise aussi des tâcherons, embauchés du jour pour le lendemain et payés au nombre de caisses remplies. Nombreuses sont les jeunes mères en recherche d’emploi à effectuer ces récoltes saisonnières. La diversification a provoqué également une féminisation des effectifs de salariés permanents, avec des ouvrières mobilisées pour les récoltes de salades ou le lavage des poireaux (5c).
Document 5. Capital et main d’œuvre légumière de la campagne littorale du Val de Saire |
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5a. Blé en terre, jeunes pousses sous serres, hélicoptère de pulvérisation (Montfarville, mai 2014). |
Ouvriers sarclant les choux à Réville (août 2017). |
5c. Ouvrières et chef d’exploitation lavant, épluchant et conditionnant des poireaux (Gatteville-le-Phare, octobre 2018). |
Clichés : Pierre Guillemin, licence CC non commercial. |
2. Essor (1950-1995) puis déprise légumière à Lingreville (1995-2009), leader de la reconversion maraîchère (2009-2020)
Cette main d’œuvre maraîchère et légumière nombreuse aurait pu disparaître à Lingreville, ancien bassin légumier dont l’essor productif a aussi été jalonné par les soubresauts du commerce de la carotte. La culture historique du chou se diversifie avec la carotte dans les années 1950, conservée dans le sable pour une vente en primeur inversée (Brunet et Roupsard, 2000). Le développement légumier s’y appuie sur l’organisation départementale avec la création d’une coopérative locale en 1959, absorbée par une coopérative départementale en 1979, ensuite intégrée dans Agrial en 2000. À l’échelle du territoire régional de cette coopérative normande, le bassin lingremais héberge stratégiquement l’usine où est développée en 1992 la transformation des légumes de 5e gamme (marque Créaline), outre une station de lavage de légumes pour le marché du frais (1re gamme). C’est d’abord autour de cet équipement agroalimentaire que les stratégies agroindustrielles ouvrent une lente déprise légumière de 1995 à 2009. L’arrêt du lavage des carottes en 1995 marque l’entrée en crise du bassin légumier de Lingreville, qui se poursuit avec l’arrêt du lavage de tous les légumes en 2005, puis la fermeture de la station en 2009. C’est aussi l’année de la délocalisation de l’usine Créaline dans le bassin créançais voisin, à Lessay, commune distante d’une trentaine de kilomètres (regroupement dans un complexe agroindustriel de 4e et 5e gamme). Le vieillissement des producteurs lingremais et le difficile renouvellement de leurs exploitations marquent deux décennies de déprise agricole et industrielle d’un littoral qui n’est plus légumier. Même la vocation maraîchère est menacée, en 2010 s’y concentrent quelques petites exploitations maraîchères vieillissantes et Lingreville n’apparaît plus comme « bassin maraîcher littoral » dans la typologie des usages du sol en 2013 (Preux, 2018).
>>> Lire aussi : Anne Lascaux, « La plaine agricole de Berre : essor et déclin d’un espace productif maraîcher français (années 1970-2020) », carte à la une de Géoconfluences, février 2022. |
Dans ce contexte, l’ultime délocalisation en 2009 aurait pu constituer le point de non-retour d’une crise légumière. Acteurs locaux et porteurs de projets en font plutôt une opportunité pour construire un micro-bassin maraîcher alternatif. Ce néo-maraîchage bio n’est pas qu’une transition agrobiologique, ni le seul fait d’initiatives privées. Il correspond à une action de développement rural, liée à une planification intégrée. En 2008-2009, un élu local ne se résout pas à la déprise légumière de Lingreville et au non-renouvellement de nombreuses exploitations. Ce conseiller municipal se tourne vers le lycée agricole de Coutances et son Centre de Formation Professionnelle pour Adultes (CFPPA), qui témoigne d’une forte demande de formation au maraîchage bio. En 2008-2009, la formation ouverte au CFPPA connaît un franc succès. Sur la côte, le foncier est cher et les premiers diplômés peinent à s’installer. L’année suivante ce même élu local porte l’idée de créer un espace-test maraîcher. Il est soutenu par son maire puis par l’intercommunalité. Une coalition d’élus et d’enseignants locaux obtient des financements régionaux issus du FEADER et de l’Agence de l’eau pour aménager une couveuse maraîchère (Biopousses). Sont ainsi posées les bases d’une coalition de croissance rurale dont l’action s’inscrit dans la durée, nourrie des installations progressives de couples de néo-maraîchers. Ces derniers mutualisent leurs assolements pour optimiser les rotations et la charge de travail. Ils mutualisent aussi leurs débouchés commerciaux en rejoignant un groupement d’intérêt économique du sud-Manche, qui livre des paniers paysans à des collectifs de consom’acteurs d’Île-de-France (Baysse-Lainé et Guillemin, 2021). Ces trois couples de maraîchers créent même un groupement foncier agricole (GFA) pour agrandir leurs surfaces cultivées. Ils réunissent la somme nécessaire à l’investissement grâce à des citoyens et consommateurs qui prennent des parts financières dans le GFA.
En parallèle, la filière se structure à l’aval : la cuisine centrale de Coutances se dote d’une légumerie pour approvisionner la restauration collective en légumes frais, bio et locaux ; les marchés hebdomadaires du Centre et Sud-Manche se renouvellent autour d’étals de légumes biologiques ; sont même créés des marchés de producteurs à Noël ou pendant l’été ; et des artisanes de transformation des légumes bio locaux prennent part à ces marchés. Au final, pour conjurer la crise légumière, maraîchers historiques et néo-maraîchers bio rachètent la station légumière abandonnée par la coopérative régionale. Ils s’appuient sur une campagne de financement participatif organisée sur la plateforme numérique dédiée du conseil départemental (Ozé) et les collectivités locales soutiennent le projet. L’intercommunalité Coutances Mer et Bocage met notamment à disposition son ingénierie pour obtenir des financements européens (document 4). Ces fonds ont déjà financé une prospective sur l’identité et l’avenir du bassin maraîcher, conduite entre 2016 et 2018 par la Chambre d’Agriculture, et qui met notamment en avant le besoin du magasin de producteurs. En 2017-2018, les mêmes fonds LEADER (Liaison Entre Action de Développement de l'Economie Rurale) sont budgétés pour la reconversion de la station de lavage et d’expédition en lieu de vente au détail. Les diverses utilisations des fonds européens du développement rural (animation territoriale, aménagement commercial) s’illustrent encore récemment dans la trajectoire de territorialisation maraîchère locale : en 2021, la communauté de communes Granville Terre et Mer mobilise les fonds LEADER pour la création d’un espace test maraîcher (installation agricole). Cette « multifonctionnalité » des subventions fait écho à la multifonctionnalité agricole ((La multifonctionnalité du maraîchage recouvre ici les cinq dimensions décrites dans la littérature (Hervieu, 2002) : produits agricoles alimentaires et non-alimentaires ; production associée à la transformation et commercialisation ; richesses agricoles matérielles et immatérielles en tant qu’aménité ; production de biens immatériels privés et publics tels quel les paysages ; produits marchands et non-marchands, ces derniers expliquant pour partie les subventions publiques.)) (Hervieu, 2002) et rurale (Perrier-Cornet et Hervieu, 2002) qu’elles financent, à chaque fois pour une part significative (entre 40 et 80 % des budgets) aux côtés des financements des collectivités territoriales.
Document 6. Les financements de dispositifs de la transition maraîchère du bassin lingremais |
Autour de Lingreville, la reconversion maraîchère alternative s’inscrit dans un projet de territoire. La transition locale du maraîchage est appuyée par les collectivités locales en réponse à une demande des résidents secondaires et touristes franciliens qui renouvellent leur pratique balnéaire sur la base du répertoire culturel de l’alimentation éthique (Johnston et al., 2012). La territorialisation alimentaire de ce micro-bassin maraîcher est même renforcée par la crise de la covid 19 qui dynamise les circuits courts de proximité avec des Franciliens qui s’y réfugient durant les confinements. Sans rupture avec la ville donc, et pris dans une triple mobilité socio-spatiale à travers leurs trajectoires résidentielles, professionnelles et sociales, les néo-maraîchers s’appuient sur une interdépendance (immobilière, touristique et alimentaire) avec la mégarégion parisienne. Cette interdépendance repose sur une proximité socio-culturelle entre producteurs et consommateurs impliqués dans ces circuits (niveaux de diplômes, carrières professionnelles, …).
C’est le sens du tryptique présenté dans le document 7, qui propose un emboîtement d’échelle de l’étal au paysage. L’offre de légumes diversifiée, colorée et onéreuse, s’appuie sur les « codes et marqueurs de proximité socioculturelle » (Richard et al., 2014) à travers les calembours des ardoises (7a). Ces codes et marqueurs s’incarnent aussi dans un haut lieu des filières alternatives locales, le marché bio estival qui se tient dans les ruines du château de Regnéville-sur-Mer, commune littorale embourgeoisée (7b). L’intérêt patrimonial croise celui pour les produits biologiques et locaux, actualisant les pratiques contemplatives et récréatives d’une bourgeoisie parisienne qui investit la côte de la Manche depuis les années 1820 (Fleury et Raoulx, 2018) : aujourd’hui en villégiature autour de Lingreville, on va au marché bio d’été, comme on va au cinéma d’art et d’essai de la plage d’Hauteville-sur-Mer, chez l’antiquaire de Montmartin-sur-Mer ou visiter les fours à chaux du Rey à Regnéville-sur-Mer (7c).
Document 7. De l’étal au paysage : le maraîchage comme aménité territoriale |
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7a. Étal d’un maraîcher bio de Lingreville sur le marché d’Hauteville-sur-Mer (juin 2016). |
7b. Marché bio estival de Regnéville-sur-Mer (juillet 2019). |
7c. Panorama depuis le rond point de la Pêcherie Maillard à Hauteville-sur-Mer (août 2020). |
Clichés : Pierre Guillaumin, licence CC non commercial. |
3. Productions légumières et maraîchage en Normandie : entre agrosystèmes de territoires de firmes et agrosystèmes productivo-résidentiels
Ces deux trajectoires de campagnes légumière et maraîchère littorales témoignent de deux générations différentes de programmes européens de développement rural, mis au service d’une même filière. Le statut de ressource territoriale qu’elle représente a changé, avec des dynamiques de spécialisation/diversification agricole et rurale différenciées. Dans le premier cas, le second pilier de la PAC a soutenu la spécialisation d’une petite région agricole : le Val de Saire légumier. En phase avec la dynamique induite par le premier pilier de la PAC et la réforme structurelle des quotas laitiers, à la spécialisation des bocages laitiers dans les terres correspond ici une spécialisation légumière littorale. Mais assurer cette spécialisation agricole territoriale passe alors par une politique de diversification agronomique à l’échelle des exploitations agricoles qui, par la préservation de la ressource en eau, assure de concert la multifonctionnalité locale (conchyliculture, ostréiculture, pêche côtière et tourisme balnéaire), sans qu’une spécification de ces produits alimentaires n’ait été construite dans une perspective gastronomique. Cette coexistence d’activités du secteur primaire et du tourisme caractérise aussi le second cas d’étude, où la politique européenne intervient plus tard au service de la filière légumière. Là où des enveloppes importantes étaient attribuées par contractualisation à l’échelle des exploitations (contrats territoriaux d’exploitation, mesures agroenvironnementales – Desjeux et al., 2006 ), la modalité de financement se renouvelle autour d’enveloppes moindres et plus ponctuelles dans le cadre d’initiatives pluripartites (organisme consulaire et maraîchers, maraîchers et encadrement agricole, candidat à l’installation et intercommunalité), intégrées à un projet de territoire qui dépasse les enjeux agricoles.
Cette évolution des dispositifs du second pilier de la PAC et de leur mobilisation locale correspond à la production de deux types distincts d’agrosystèmes et d’espaces ruraux. Historiquement, le programme Produire Autrement a accompagné la spécialisation légumière du Val de Saire et son intégration à une filière agroalimentaire que l’Union européenne a contribué à organiser à travers les reconnaissances d’organisations de producteurs (OP) compétentes au niveau commercial (Organisation commune de marché – OCM Légumes). Comme bassin de production hébergeant le siège social d’une des organisations de producteurs légumières normandes et la station expérimentale du bassin légumier normand (dont les recherches sont régulièrement subsidiées par le FEADER), le bassin du Val de Saire constitue un des agrosystèmes du territoire des firmes coopératives Agrial et GPLM. Cette dynamique agrosystémique n’est pas propre au Val de Saire, dont la mise en place (document 8) du bassin de production présente une trajectoire et de nombreux points communs avec ceux du bassin légumier du Nord (Le Pévèle, la plaine de la Lys et le Cambrésis – Manouvrier, 2008).
Document 8. Système du bassin légumier du Val de Saire, dans le Cotentin |
Document 9. Système des micro-bassins maraîcher lingremais et alternatifs du Sud/Centre-Manche |
Outre les caractéristiques communes, le micro-bassin lingremais est pionnier dans l’aménagement d’espace-test maraîcher en Normandie, même si c’est le Perche ornais qui a pris le relais dans la régionalisation et l’essaimage du dispositif. Dans le parc naturel régional (PNR) du Perche, ce sont des fonds LEADER qui ont financé le développement de l’espace test, mais aussi la création d’un Marché d’Intérêt Local (MIL Perche). Les salaires des employés de cette plateforme d’approvisionnement local des restaurations privées et publiques dépendent à son lancement à 80 % des subventions du FEADER. C’est ainsi qu’en 2019 les fonds LEADER co-financent l’achat d’un véhicule frigorifique. La fonction commerciale et logistique est au cœur de cet agrosystème productivo-résidentiel car elle soutient le développement d’une restauration commerciale en circuits courts de proximité, segment gastronomique prisé d’une clientèle francilienne qui pratique le PNR dans le cadre de séjours en résidence secondaire ou de tourisme vert. Cette interdépendance repose sur les circuits courts distants développés à la fin des années 2000 et qui, comme dans le sud/centre Manche, approvisionnent des collectifs de consommateurs en Île-de-France. Dans le PNR c’est le Collectif Percheron qui les organise, et les légumes constituent un produit d’appel en matière de régularité des ventes. Plusieurs maraîchers l’ont donc rejoint à mesure que le maraîchage biologique s’est accru dans la partie ornaise du PNR, et ce groupement d’intérêt économique bénéficie aussi des fonds LEADER pour l’aménagement d’un nouveau local. Installation agricole, stockage, logistique-transport constituent les fonctions productives appuyées par la politique européenne de développement qui finance aussi du marketing territorial destiné à accroître l’attractivité résidentielle du PNR. Comme une sorte de boucle de rétroaction positive, ce marketing valorise le maraîchage biologique comme nouvelle aménité territoriale.
Ces exemples normands de développement maraîcher sous influences franciliennes et subsidié par le FEADER ne sont pas uniques et caractérisent des agro-sytèmes productivo-résidentiels de la périphérie de la mégarégion parisienne (Baysse-Lainé et Guillemin, 2021), où les taux de résidence des Franciliens sont importants et où « des personnes ayant pour projet de vivre à la campagne viennent créer leur propre emploi [tels] des jeunes venant des villes et souvent très diplômés [qui] s’installent en agriculture […] tout en relançant aussi des lieux de convivialité » (Rieutort et al., 2018, p. 20). On observe de telles dynamiques dans l’Yonne et jusque dans des zones historiques de la diagonale des faibles densités dans la Nièvre : installation agricoles alternatives (maraîchage biologique et transformation en conserves à la ferme, races laitières à petits effectifs pour transformation laitière biologique à la ferme par exemples) dans le Sud-Morvan, sur fond de résidences secondaires néerlandaises ou franciliennes et de renaissance des commerces et services ruraux. On retrouve ces dynamiques dans d’autres aires métropolitaines, comme celle de Nantes, où l’historicité maraîchère est propice à ce développement d’agrosystèmes productivo-résidentiels coexistant avec ceux liés aux firmes agroalimentaires du bassin maraîcher.
Conclusion
En Normandie, des bassins légumiers séculaires (Créances, Val de Saire) se sont développés à partir des années 1950 dans un contexte de changement des modes diététiques lié à l’urbanisation de la société et à l’augmentation du pouvoir d’achat au début des Trente Glorieuses, favorable à la consommation des légumes. Ces bassins se sont structurés par l’intégration à des coopératives. Leurs fusions-absorptions dans le département de la Manche a accompagné des innovations agroalimentaires qui ont permis l’implantation d’un complexe agro-industriel dédié aux marchés de 4e et 5e gammes (la conserverie et la surgélation – 2e et 3e gammes – s’étant développées dans les bassins bretons et nordistes).
Dans les années 1980 pour la Manche, la politique européenne des quotas laitiers favorise la spécialisation légumière de bassins littoraux. Dans les années 1990, des initiatives locales proactives à l’égard des financements européens engagent le Val de Saire dans des démarches agroenvironnementales, tandis que la déprise affecte d’autres bassins, comme celui de Lingreville. La fin des années 1990 et les années 2000 voient en effet les coopératives internationalisées réorganiser leurs territoires de firmes, sur la base de délocalisations qui accroissent les spécialisations légumières. Là où ces filières ont décliné et là où elles ne préexistaient pas (PNR du Perche), l’évolution de la politique européenne de développement rural et les différentes collectivités territoriales (autour des programmes LEADER notamment) ont appuyé l’émergence de micro-bassins maraîchers/agricoles alternatifs. Structurés par une interterritorialité qui s’inscrit dans de grandes aires métropolitaines, ils constituent ainsi des agrosystèmes de type productivo-résidentiels, caractéristiques d’un espace rural multifonctionnel (espace agricole productif, aménités paysagères, aire d’attractivité résidentielle, espaces touristiques, …).
Bibliographie
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Mots-clés
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Pierre GUILLEMIN
Docteur en géographie, chargé de recherche, INRAE – Département ACT – Unité Agrosystèmes, Territoires, Ressources (ASTER, à Mirecourt)
Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :Pierre Guillemin, « La politique européenne de développement rural dans la mutation des systèmes légumiers et maraîchers normands », Géoconfluences, septembre 2022. |
Pour citer cet article :
Pierre Guillemin, « La politique européenne de développement rural dans la mutation des systèmes légumiers et maraîchers normands », Géoconfluences, septembre 2022.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/france-espaces-ruraux-periurbains/articles-scientifiques/politique-ue-developpement-rural-legumes-normandie