La nuit : une nouvelle frontière pour les jeunes des espaces périurbains ?

Publié le 27/04/2018
Auteur(s) : Catherine Didier-Fèvre, Professeure de géographie en classes préparatoires littéraires - Lycée Sainte-Marie de Lyon

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Les espaces périurbains ont parfois été présentés comme un « piège spatial », en particulier pour les adolescents qui subissent souvent le choix résidentiel parental et dont les déplacements sont compliqués par leur faible motorisation. Cet article montre qu'il existe une mobilité, y compris nocturne, des adolescents. Les jeunes, leurs parents et des collectivités territoriales élaborent des stratégies d'adaptation pour leur permettre de sortir la nuit, d'autant plus que cette forme de socialisation leur paraît importante dans la construction de leur identité.

Bibliographie | citer cet article

Pour des jeunes en quête d’autonomie, sortir et plus spécifiquement la nuit s’apparente à une frontière à conquérir (Murray, 1978). La nuit est une notion éminemment spatiale (Bureau, 1997) puisqu’elle renvoie à un environnement différemment perçu dans le cadre de l’effacement de la lumière (Cabantous, 2009). Loin d’être l’envers du jour, la nuit, jeune terrain des géographes essentiellement exploré par son versant urbain (Gwiazdzinski, 2005), est un autre temps aux particularités propres, un temps des possibles dont l’accès s’apparente à l’entrée dans l’âge adulte.

Cette conquête touche particulièrement tous les jeunes mais plus spécifiquement ceux vivant dans les espaces périurbains (Didier-Fèvre, 2018). Souvent présentés comme l’espace de la captivité résidentielle (Rougé, 2005) et des mobilités subies (Razemon, 2012), les espaces périurbains apparaissent pour leurs habitants, à certains âges de la vie((Les plus jeunes (trop jeunes pour disposer du permis de conduire et d’une voiture) comme les plus âgés (trop âgés pour avoir recours à une mobilité automobile de manière sécurisée) sont obligés souvent d’avoir recours à des mobilités accompagnées.)), comme un  « piège spatial ». L’absence de moyen de transport individuel, alors que les transports en commun sont rares en journée et inexistants la nuit, n’empêche toutefois pas les jeunes de rejoindre des lieux attractifs dans le cadre de sorties nocturnes.

Quels bricolages et quelles tactiques les jeunes mettent-ils en œuvre et comment des municipalités et des communautés de communes périurbaines essaient-elles de concilier les désirs de sortie de leurs jeunes citoyens et les contraintes propres à un territoire faiblement densément peuplé ?

Entre débrouillardise et essai d’organisation, les espaces périurbains sont des laboratoires de gestion de la nuit tant pour les politiques que pour les jeunes eux-mêmes. Les spécificités des espaces périurbains rendent toutefois compliquées la mise en place de dispositifs pérennes.

 

1. Un environnement mal desservi par les transports en commun

Situés aux marges de l’Île-de-France, les espaces périurbains étudiés sont constitués de communes où au moins 40 % des actifs travaillent en dehors de leur commune de résidence (INSEE, 2010), des espaces ni trop loin, ni très proches de la ville, plus ou moins bien reliés mais reliés tout de même. Afin d’approcher les jeunes de ces espaces, notre enquête a été menée à partir de trois établissements scolaires situés à une petite centaine de kilomètres de Paris centre : Montereau-Fault-Yonne, Sens et La-Queue-Lez-Yvelines. Au-delà d’une similitude de l’offre scolaire, les deux terrains Ouest et Est ont chacun leur spécificité. La périurbanisation de ces espaces franciliens ouest, engagée dès les années 1970 (Berger 2004), est ralentie depuis les années 1990 ; alors que plus tardive dans l’Yonne, elle se poursuit encore avec des communes affichant des taux de croissance démographique de près de 3 % par an sous l’effet d’un solde migratoire positif. Enfin, la composition socio-professionnelle met en nette opposition les cantons Ouest (autour du lycée de La-Queue-Lez-Yvelines) et Est (cantons de Montereau-Fault-Yonne et de Sens) de nos terrains, ceux de l’Ouest présentant une forte part de cadres et professions intellectuelles supérieures, n’ayant pas seulement un effet sur les revenus annuels des ménages mais aussi sur les modes de vie, les loisirs et les mobilités de leurs enfants. Une telle différence entre les terrains occidentaux et orientaux doit rester présente à l’esprit tout au long de la démarche compréhensive engagée auprès des jeunes des espaces périurbains, même si ces terrains sont très proches morphologiquement : mêlant structures villageoises anciennes réhabilitées et ensembles pavillonnaires plus ou moins récents (Rougé, 2018).

Figure 1. Zonage en aires urbaines et terrains retenus

Catherine Didier-Fèvre – Carte zonage en aires urbaines et terrains en île de France

Source : Didier-Fèvre C. 2015. The place to be ? Vivre et bouger dans les « entre-deux » : jeunes et mobilités dans les espaces périurbains. Université Paris-Nanterre-La Défense. Prix Mobilithèse du Forum Vies Mobiles 2017

Figure 2. Profil sociologique des parents des élèves inscrits dans les trois lycées

Catherine Didier-Fèvre – Graphique professions et catégories socio-professionnelles

Source : base élèves des lycées enquêtés

Basée sur l’exploitation de 85 entretiens semi-directifs menés auprès de lycéens habitant des espaces périurbains situés aux marges de l’Ile-de-France et sur des enquêtes menées auprès de parents, d’élus ou d’encadrants des politiques jeunesse de ces territoires, la thèse de doctorat en géographie soutenue en 2015, intitulée The place to be ? Vivre et bouger dans les « entre-deux » : jeunes et mobilités dans les espaces périurbains, se distingue des travaux précédemment menés sur ces espaces par le choix de centrer l’observation sur une catégorie d’âge particulière (les 15-20 ans) peu investiguée jusque-là (Escaffre et al. 2007 ; Dodier et Cailly 2007 ; Devaux 2013). Cette enquête a permis, en prenant en compte la question des mobilités, d’apporter des éléments permettant de tester les modalités d’un devenir autonome singulier dans un contexte périurbain, souvent subi par des jeunes dans le cadre des choix résidentiels parentaux.

Les déplacements juvéniles sont rendus compliqués par une faible offre de transport en commun, conséquence à la fois des faibles densités de ces espaces et du fort taux de motorisation des ménages. Bien souvent, un car dessert ces communes tôt le matin (entre 6h30 et 7h) et tard le soir (19h) pendant les périodes scolaires, permettant de rejoindre la commune où se trouvent le lycée et une gare reliant Paris. Pour les communes directement desservies par une voie ferrée, la situation est plus enviable même si le cadencement des trains est très espacé dans la journée et plus encore en soirée. Les jeunes non titulaires du permis de conduire doivent combiner ces modes de transport avec la disponibilité parentale à les conduire dans des espaces où ils estiment qu’il se passe quelque chose. Ces contraintes ont toutefois un effet limité sur les spatialités adolescentes exploitant les ressources des espaces afin d’élargir le champ des possibilités de sorties y compris nocturnes.

 

2. Des jeunes tout sauf captifs, y compris la nuit

Les mobilités, y compris nocturnes, des jeunes des espaces périurbains se déploient à plusieurs échelles : celle de l’espace domestique, celle du village et d’autres communes périurbaines, celle du pôle urbain le plus proche (dans un rayon d’une vingtaine de kilomètres où souvent est localisé le lycée) ou celle de la métropole parisienne et plus particulièrement les quartiers centraux de celle-ci. Ces échelles de déploiement des mobilités, accompagnées ou autonomes, ne se sont pas explorées à la même fréquence au cours de l’année.

 
Figure 3. Essai de schématisation du territoire de vie d’un adolescent du périurbain

Catherine Didier-Fèvre – Espace vécu et mobilités des jeunes périurbains : modèle

Source : D'après Didier-Fèvre C. 2015. The place to be ? Vivre et bouger dans les « entre-deux » : jeunes et mobilités dans les espaces périurbains. Université Paris-Nanterre-La Défense. Prix Mobilithèse du Forum Vies Mobiles 2017.

 

Dans tous les cas, les sorties nocturnes tiennent une place à part dans les mobilités évoquées par les jeunes, évoquant des « soirées » passées, en plus ou moins petit comité, chez des amis à jouer à la console, à faire la cuisine, à écouter de la musique, à se déguiser, à danser ou à regarder des films. Ces soirées se terminent vers 5 ou 6 heures du matin et les participants dorment sur place, évitant ainsi à leurs parents de venir les chercher à des heures tardives. Ces pratiques peuvent être plus régulières que les sorties diurnes. Elles renvoient à un partage de l’espace : les jeunes organisant au domicile de l’un d’eux une soirée en l’absence des parents partis en week-end ou cloîtrés dans leur chambre. La vaste surface habitable des logements des espaces périurbains((En 2013, la surface habitable par personne était de 45,1 m²/personne pour les habitants d’un logement individuel contre 32,4 m²/personne dans le cas des logements collectifs. Source : https://www.insee.fr/fr/statistiques/1287961)), comparée à celle des espaces urbains, permet aux jeunes de disposer de pièces ou d'un garage où recevoir leurs amis, sans oublier les chambres des adolescents, qui sont souvent plus grandes et mieux équipées (salle de bains privée, salon où recevoir leurs amis) que celles des appartements urbains. L’espace domestique est le lieu privilégié par les adolescents vivant dans les espaces périurbains pour leurs activités nocturnes, même si la tenue de ces rassemblements demeure l’objet de négociations plus ou moins longues avec les parents. L’organisation de soirées au domicile est une frontière à conquérir, témoignage d’une confiance accordée par les parents à leur enfant sur la bonne tenue de la réunion, une étape intermédiaire consistant le plus souvent en la tenue de cet événement en présence parentale et en l’absence d’alcool.

 
Figure 4. Soirée Poker au domicile de Malo

soirée poker : loisirs jeunes périurbains

Photographie de Malo, 17 ans, terrain Est, posté sur le compte Facebook d’un ami en 2018.

 

Un autre espace de sortie nocturne des jeunes des espaces périurbains est constitué par la fréquentation du centre commercial localisé dans un pôle urbain à proximité de la commune de résidence. Présentant, sur un périmètre réduit, une offre diversifiée de loisirs nocturnes, ce lieu, souvent rejoint dans le cadre de mobilités accompagnées, se prête plus ou moins à un partage de l’espace entre parents et enfants.

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« C’est compliqué le week-end avec les filles. Elles veulent aller au ciné et au fast-food mais sans nous ! Aussi, avec Ahmed, on va voir un film tous les deux et les filles vont en voir un autre avec leurs amis. Mais, attention, il est pas question qu’on soit dans la même salle ! Hou là là ! D’ailleurs, c’est pareil pour aller manger. La dernière fois, c’était compliqué. On voulait aller chez Mac Do et les filles aussi. Finalement, on est allé chez Quick pour pas qu’elles subissent notre présence ! »

Christine((Tous les prénoms ont été changés)), mère de famille de deux filles de 17 ans, 50 ans, enseignante, terrain Est.

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Alors que les centres-villes des villes petites ou moyennes offrent peu d’opportunités de sorties, à l’exception de quelques restaurants et bars de nuit (souvent en nombre très limité), les espaces périurbains apparaissent de plus en plus comme de nouvelles polarités avec l’implantation de centres commerciaux autour desquels ont été construits des multiplexes de cinéma, bowling, restaurants, boîtes de nuit. Accessibles par automobile((Les parkings des centres commerciaux trouvent ainsi une fonction la nuit pour accueillir les clients des structures fonctionnant à des horaires nocturnes.)), bien souvent éloignées de l’habitat (limitant ainsi les potentiels conflits d’usage), ces nouvelles polarités peuvent se substituer ou non aux anciennes. Dans le cas de Sens, l’ouverture du multiplexe dans le centre commercial Sens Sud s’est accompagnée de la fermeture du cinéma du centre-ville, simultanément à l’ouverture, dans la zone commerciale nord, d’un bowling, désormais entouré de restaurants, le tout étant localisé à proximité d’une boîte de nuit. En revanche, à Fontainebleau, l’offre nocturne s’est maintenue en centre-ville (cinéma, bars de nuit, restaurants) malgré l’ouverture d’un multiplexe en périphérie. Ces ensembles sont conçus pour que tout membre de la famille trouve une offre de loisirs nocturne et diurne adaptée à son âge et à ses besoins. Les Halles Villard de Fontainebleau abritent non seulement un multiplexe mais également une plaine de jeux à destination des enfants (dotée d’un service de garderie) et des adolescents ainsi que plusieurs restaurants.

Se rendre à une soirée dans une salle des fêtes ou dans un lieu rassemblant un plus grand nombre de personnes (plus de 30) est plus rarement évoqué. C’est très souvent, à l’occasion d’un anniversaire, que des soirées de la sorte sont organisées. De même, la possibilité de réunir un plus grand nombre de personnes dans des structures (type salle des fêtes, garage, grange) différencie les pratiques des jeunes urbains (Espinasse et Buhagiar, 2004) de celles des jeunes ruraux et périurbains. À l’occasion du dix-huitième anniversaire, les parents tiennent un rôle central dans l’organisation de l’événement mobilisant des moyens financiers importants (buffet, soirée dansante, nombre d’invités supérieur aux habitudes, location des services de DJ et de vigile).

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« Un repas avec toute la famille, avec un beau gâteau d'anniversaire. Suivi le soir par une soirée entre amis (sans la famille) avec la plupart du temps une bonne prise d'alcool pour les fêter comme il se doit. »

Mélissa, 19 ans, terrain Est, mère employée, pas de père.

« Une salle des fêtes louée, la famille un peu plus éloignée que les tantes-oncles-cousins-grands-parents, de la musique, un bon repas, une pièce montée, les belles tenues et tout ce qui va avec. »

Adeline, 17 ans, terrain Est, parents agriculteurs.

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Enfin, un très petit nombre de jeunes affirme sortir en boîte de nuit (moins d’un jeune sur dix). Se rendre en boîte de nuit ou dans des bars s’apparente à un rite de passage d’entrée dans la vie adulte. « C’était extra. C’est la liberté. (…) Je me sentais bien. », voilà ce que dit Ross (17 ans, terrain Ouest) à propos de sa première nuit blanche à Paris((Anne Cauquelin (1977) montre les paradoxes de ce sentiment de liberté s’exerçant dans des cadres. Le noctambule en dérive se croit libre de toutes contraintes alors qu’un pouvoir actif est présent dans les nuits urbaines : pour les mineurs, cela se manifeste par exemple par des filtres à l’entrée des boîtes et des bars.)). Cette pratique spécifique au terrain Ouest (alors que la faible fréquentation des boîtes de nuit a été notée sur les deux terrains) consiste en une déambulation nocturne de bar en bar (sans que les jeunes puissent toujours y pénétrer lorsqu’ils sont mineurs) dans les « rues de la soif » (Crozat, 2011). L’apprentissage du noctambulisme par Ross, véritable rite initiatique, renvoie, via l’improvisation, à la mobilité et l’appropriation de l’espace urbain qu’il implique, à un nouveau rapport au temps et au lieu (en comparaison au temps et à l’espace diurne) d’autant plus valorisé par des jeunes ayant un rapport à la mobilité compliqué par les faibles densités des espaces habités.

Leur localisation résidentielle périurbaine les oblige à mettre sur pied des dispositifs pour rendre opérationnelle la réalisation de leur projet de sortie : en groupe, garçons et filles vont en train à Paris, après avoir rejoint la gare grâce à des mobilités accompagnées parentales ou autonomes (en pratiquant l’autostop ou la marche à pieds le long de routes souvent mal équipées en trottoirs et en éclairage)((L’usage d’un deux-roues est très limité de jour comme de nuit, sur les deux terrains. Les jeunes en sont très peu équipés – moins de 10 % des jeunes enquêtés déclarent utiliser un vélo ou un scooter pour se déplacer pendant leur temps libre – et ceux qui le sont craignent le vol de leur engin sur les parkings)). Après avoir marché et dansé dans les rues parisiennes, ils dorment sur les bancs de la gare Montparnasse en attendant le premier train. La plupart des parents sont au courant de ces sorties, voire les cautionnent((Seule une jeune (sur 85) du terrain Ouest interrogée sur ses sorties nocturnes avoue mettre en œuvre des stratégies pour cacher à son père ses activités : « Au final, je lui mens. Je lui dis ce qu’il lui plaît : que je vais dormir chez une copine. Il croît que je suis au bout de la rue. (…) Je vais en boîte depuis que j’ai 15 ans. On va avec un copain à Coignières car ils laissent rentrer les jeunes. On prend le train jusqu’à Versailles-Chantiers puis un bus pour Coignières. On se change au Mac Do. (…) Pour le retour, on prend le premier bus, je raccompagne mon copain à Sartrouville en train et je rentre à Houdan vers 11 h, comme si j’avais dormi chez ma copine ! » Louise, 17 ans, terrain Ouest)). Ils estiment que leurs enfants ont l’âge pour cela. « Ils ne sont pas inquiets car j’ai un portable. » (Ross, 17 ans, terrain Ouest). Quelques éléments d’explications sur ces pratiques différenciées peuvent être avancés. Ross dit que ses parents procédaient de la sorte lorsqu’ils étaient jeunes. Ils trouvent donc normal que leur fille en fasse autant. Le contraire n’a pas été prouvé pour le terrain Est : la question reste donc ouverte.

La sortie de nuit a une importance particulière dans les discours. Se coucher très tard et avoir des activités entre pairs, quand tout le monde dort, est présenté par les jeunes comme un moment majeur de la construction de leur sociabilité. Ce moment est celui du passage d’une nouvelle frontière puisque la sortie de nuit et les transgressions qu’elle symbolise permettent de dépasser ses limites, de se prouver qu’on a atteint l’âge adulte. La sortie de nuit prend d’autant plus d’importance dans le cadre d’une autonomie financière et résidentielle retardée dans le contexte de la poursuite d’études. Pour cela, les adolescents combinent les moyens à leur disposition pour se déplacer (« parents taxis », covoiturage, car, scooter, marche à pied, vélo, auto-stop…). Ces mobilités sont centrales dans la sociabilité qu’ils développent avec les jeunes de leur âge. La sociabilisation secondaire (en opposition avec la sociabilisation primaire opérée depuis l’enfance dans le cadre du cercle familial) qui s’élabore lors de ces rencontres entre pairs, est constitutive de leur identité en construction : elle leur apprend à maîtriser les codes de la vie en groupe, à s’affranchir en partie des valeurs transmises par la famille, de s’affirmer en tant qu’individu. Quel que soit son lieu de résidence, il est important d’être acteur de ces activités nocturnes pour faire sa place dans le groupe. Au-delà de la qualité de l’offre en transports en commun, se repèrent des niveaux de compétence et d’appétence différenciés à vouloir et pouvoir se déplacer : rôle de l’éducation, d’une autonomie autorisée, favorisée ou acquise plus ou moins tôt, importance du contexte social et familial – des propres expériences parentales, d’un aîné, ou du voisinage (« le fils ou la fille de »). Les différences de niveaux de compétences ont des effets sur les distances parcourues et l’intensité du programme d’activités. Ainsi se fait l’apprentissage progressif d’une spatialité périurbaine, qui peut s’appuyer, quand elles existent, sur les initiatives mises en œuvre par les politiques publiques.

 

3. Des solutions proposées par des collectivités territoriales

De rares municipalités ou intercommunalités sont sensibles aux spécificités juvéniles et proposent des structures pour répondre aux besoins qu’ils estiment être ceux des jeunes. Ces offres (pratiques sportives et culturelles pendant les vacances scolaires) sont généralement diurnes et très rarement nocturnes. Dans le cas de l’ouverture de structures pour les jeunes, des jeux (de société, baby-foot, console) sont mis à disposition des populations juvéniles en présence d’un animateur. La maison des jeunes de Pont-sur-Yonne (figure 5) a été ouverte en nocturne, dans un premier temps, en dehors de la présence d’un adulte mais des pratiques illicites (consommation de drogues et d’alcool) ont conduit la municipalité à fermer la structure en soirée.

 
Figure 5. Le « local », la maison des jeunes de Pont-sur-Yonne

Catherine Didier-Fèvre — Local des jeunes

Cliché : Catherine Didier-Fèvre, 2012.

 

La communauté de communes du Bocage Gâtinais a fait le choix de sonder les désirs des jeunes pour les amener à être des acteurs à part entière de la politique jeunesse. Après la diffusion d’un questionnaire auprès de la population juvénile du territoire, des réunions d’information ont permis de faire émerger des projets ayant abouti à la création d’une association de type loi 1901 dans le contexte de la fusion de la petite intercommunalité avec celle de Montereau-Fault-Yonne (figure 6).

 
Figure 6. Affiche de la campagne de consultation des jeunes par la Communauté de Communes du Bocage Gâtinais, Voulx, Seine-et-Marne

Catherine Didier-Fèvre — affiche consultation des jeunes

Cliché : Catherine Didier-Fèvre, 2014.

 

Les mesures phares prises par l’association @do((L’amplitude d’âge, de 13 à 21 ans, visible sur la figure 7, s’explique par l’implication de membres plus âgés dans l’organisation des soirées et correspond aux statuts adoptés par l’association.)) depuis sa création en 2015 sont l’organisation de sorties nocturnes au cinéma, avec mise en place d’un covoiturage parental dans un premier temps puis usage du transport à la demande établi par la communauté de communes, et l’organisation d’une soirée annuelle.  

Figure 7. Visuel de la soirée @do et présentation des conditions d’accès sur Facebook
 

Catherine Didier-Fèvre — affiche soirée ado

Source : compte Facebook de l’association VAVEDD, 2016

Catherine Didier-Fèvre — conditions de soirée des jeunes  

Si les déficiences des espaces périurbains en termes de transport et d’activités sont souvent mises en avant par les populations juvéniles périurbaines (Didier-Fèvre, 2014), l’action menée par les pouvoirs locaux tentant d’y remédier n’est pas à négliger, même si ces lieux ne sont pas toujours investis et appropriés par les jeunes. Des pratiques juvéniles alternatives sur le territoire communal existent : arrêts de car, lavoirs, terrains de sport sont l’objet de stationnement diurne et nocturne de populations juvéniles et d’appropriation par le biais, très souvent,  de tags ou de dépôt de déchets.

Figure 8. Une de L'Écho de Domats (Yonne), bulletin municipal

Le Conseil municipal de Domats a choisi de faire la une de son bulletin sur des graffitis relevés dans le village en 2012. Le lavoir de Domats, récemment rénové par les bénévoles de la commune et ouvert au public, est investi par les jeunes lors de leurs pérégrinations et approprié par le biais de tags. Cette appropriation a une charge symbolique forte car s’y opposent la volonté des uns d’embellir leur village dans une dimension patrimoniale et celle de groupes des jeunes cherchant à marquer leur territoire, comme en atteste l’inscription « Domats en force » !

Source : L’Écho de Domats, n° 35, octobre 2012.

Bulletin municipal Echo de Domats

Plus que l’investissement des lieux par ces jeunes, c’est leur appropriation qui pose problème. Taguer est une manière de marquer l’espace, de se l’approprier. Les maires des communes périurbaines (Le Goff et Malochet, 2012) comme celle de l’espace rural (Devaux, 2013) découvrent que ces problèmes ne sont pas seulement réservés à la ville.

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« On va sur le terrain pour faire les cons. Faire n’importe quoi ! Pas forcément du bruit. On fait ce que l’on veut. Les habitations sont loin. Personne ne se plaint, à part le garde-champêtre. On laisse des papiers. Il nous engueule. C’est drôle ! »

Jade, 15 ans, Terrain Est.

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Les initiatives municipales (ouverture de lieux spécifiques, organisation d’activités) se heurtent à la volonté des jeunes d’investir des espaces publics, des espaces de jonction et de transition qui ont l’avantage pour eux d’être à l’abri des regards et des adultes en général. Ce qui se joue dans ces lieux peut être très fort et participe à la construction de l’identité de ces adultes en devenir. Les jeunes ne veulent pas qu’on leur assigne des lieux mais désirent être libres de choisir d’en investir et/ou de les approprier. Il existe un décalage entre la volonté des uns et le désir de contrôle de la jeunesse des autres. L’extinction de l’éclairage public, « dispositif technique et spatial de l’urbain » (Deleuil, 2009 ; Bertin et Paquette, 2015) à 23 h ou minuit dans les communes périurbaines, au nom des économies d’énergie, n’empêche pas, l’été essentiellement, les jeunes de déambuler dans les rues ou d’y stationner malgré la mise en place de ce que les jeunes périurbains qualifie de « couvre-feu ». Il y a bien un décalage entre les pratiques juvéniles et les volontés d’encadrement de celles-ci par les conseils municipaux afin d’éviter les conflits d’usage entre ceux qui dorment et ceux qui s’amusent. Autant les politiques publiques municipales sont promptes à organiser les loisirs des enfants et des pré-adolescents, autant la prise en compte de désidératas des adolescents, et plus particulièrement nocturnes, est absente ou limitée. La nuit demeure le domaine de l’inconnu, du secret, s’y entrecroisent les notions d’insécurité et de liberté pour les uns et pour les autres. Cette temporalité est peu investie par les politiques publiques périurbaines sauf à rétablir le calme de la nuit pour mieux jouir des étoiles en luttant contre la pollution lumineuse (Challéat, 2011).  

 

Conclusion

Parce que la nuit est un temps de la fête et de la convivialité mais également de l’expérimentation et de la construction de soi, c’est un temps des possibles dont les enjeux apparaissent essentiels pour les jeunes quel que soit leur lieu de résidence.  Sortir la nuit, aller à des soirées, apparente au monde des adultes. Pouvoir acquis souvent de haute lutte, la sortie nocturne peut être associée à une nouvelle frontière, à comprendre comme processus de conquête territoriale et temporelle, dans le contexte de la prise d’autonomie du jeune.

Loin d’être captifs, les jeunes font preuve d’une grande inventivité pour se déplacer et rejoindre les lieux où ils estiment qu’il se passe quelque chose en mettant à profit toutes les ressources offertes par ces espaces. Ils réussissent, par des bricolages entre les opportunités s’offrant à eux et les moyens à leur disposition, à mener une vie semblable à leurs homologues urbains((La question des mobilités ne touche pas seulement les jeunes des espaces périurbains mais également ceux des espaces urbains, les pouvoirs publics n’ayant pas mis en place partout des bus nocturnes prenant en compte les attentes des noctambules. Les jeunes ruraux sont face à des enjeux de mobilité similaires aux jeunes des espaces périurbains. Toutefois, les plus faibles densités des espaces habités sont souvent à l’origine d’une sociabilité locale renforcée au sein du village (Renahy, 2006 ; Gambino, 2008). Les mobilités à l’extérieur dépendent davantage d’accompagnements proposés par la famille ou par des jeunes plus âgés, notamment à destination de boîtes de nuit.)) : sortir, aller à des soirées, se rendre en boîte de nuit, rencontrer leurs amis quand ils le désirent, pratiquer des activités de loisirs la nuit comme le jour, le tout sans avoir à demander à leurs parents de les y conduire en voiture. La relative proximité avec la ville et les aménités qu’elle offre attise leur désir d’ailleurs et de rencontres. La faible densité des espaces et la distance entre les équipements exigent d’eux adaptation et mobilisation pour passer d’un lieu à l’autre.

Les dispositifs mis en œuvre par les pouvoirs locaux visent à répondre aux besoins d’activités des jeunes et s’appuient sur un processus d’attache au territoire local, inscrit dès l’enfance. Ils se limitent toutefois aux activités diurnes alors que la nuit tient une place majeure dans l’imaginaire adolescent. Cela n’a rien d’étonnant puisque la nuit est la « dimension oubliée de la ville » (Gwiazdzinski, 2005) et encore plus des espaces périurbains. Pour les parents comme pour les adultes de ces espaces, une incompréhension persiste sur les besoins des uns et les offres d’activités des autres. La dimension sociale et culturelle complexe de la nuit constitue un enjeu essentiel entre le politique et la société, fait d’acceptations, de résistances et d’autonomie. Toutefois, une partie des adultes est consciente qu’à cet âge s’élabore une spatialité adolescente combinant proximité et ressources métropolitaines par le biais des mobilités.

Par leur côté malléable, leur caractère inachevé et incertain, les espaces périurbains sont porteurs de ressources et laissent de larges marges de manœuvre à l’agir spatial, y compris à l’adolescence. Ces espaces doivent être au cœur des politiques publiques urbaines et plus particulièrement celles portant sur la jeunesse, celle-ci ne se résumant pas à celle des banlieues. Prendre en compte la spécificité des besoins de cette catégorie d’âge et des espaces périurbains est indispensable pour consolider ces espaces au présent comme dans le futur, la nuit comme le jour.

 


Bibliographie

 

Sélection de sites et d’articles sur la nuit et la géographie de la nuit : voir La géographie de la nuit, brève de Géoconfluences, avril 2018.

 

 

Catherine DIDIER-FÈVRE
Professeure de géographie en classes préparatoires littéraires, lycée Sainte-Marie de Lyon

Mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :  

Catherine Didier-Fèvre, « La nuit : une nouvelle frontière pour les jeunes des espaces périurbains ? », Géoconfluences, avril 2018.
http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/france-espaces-ruraux-periurbains/articles-scientifiques/jeunes-periurbains-la-nuit