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Brasília, de la vitrine à la métropole

Publié le 10/10/2017
Auteur(s) : Hervé Théry, directeur de recherche émérite au CNRS-Creda - professeur à l'Université de São Paulo (PPGH-USP)

Mode zen

Avec plus de quatre millions d'habitants, Brasília est aujourd'hui la capitale politique du pays et sa quatrième agglomération par la population. Mais la « vitrine » qu'elle devait être est menacée, notamment par sa croissance urbaine effrénée qui remet en cause le modèle voulu par ses concepteurs, une ville logique et fluide et un modèle de fraternité entre ses habitants.

Bibliographie | citer cet article

Construite en quatre ans au milieu des savanes alors quasi désertes du plateau central brésilien, inaugurée le 21 avril 1960 avec un peu plus de 100 000 habitants, Brasília en a aujourd'hui près de trois millions et est à la tête d'une agglomération qui en compte plus de quatre millions ((Respectivement 2 852 372 et 4 118 154 en 2014, selon l'IBGE, l'Institut brésilien de géographie et de statistique.)). Le revenu mensuel par habitant y était en 2014 de près de deux fois la moyenne nationale, et quatre fois et demie celle du Maranhão, l'État le plus pauvre du pays.

Pourtant, aussi paradoxal que cela puisse paraître pour une ville aussi jeune, beaucoup de ses habitants ont déjà la nostalgie d’un âge d’or à jamais passé. Plus que de la dégradation des paysages et de la qualité de l’eau, c’est de celle de l’environnement social qu'ils se plaignent le plus : embouteillages, pollution et montée des tensions sociales sont pour eux les symptômes de la « crise » de Brasília.

Dans le projet des fondateurs, la ville devait pourtant être exemplaire à tout point de vue. Ils voulaient qu'elle ait un fonctionnement parfaitement logique et fluide, qu'elle soit un modèle de fraternité entre ses habitants, riches et pauvres. Il s’est produit une banalisation de la ville rêvée par ses créateurs, sans doute parce que la ville qu’ils ont conçue n’est plus désormais qu’une (petite) partie d’une métropole. Brasília ne se résume plus aujourd’hui au « Plan Pilote », la ville planifiée par Lúcio Costa, elle est entourée d’une vingtaine de « villes-satellites » qui ont grandi plus vite qu’elle, et dans cet ensemble composite apparaissent des clivages et des évolutions contrastées, semblable à celles que connaissent d’autres métropoles brésiliennes.

 

1. La genèse d'une capitale ex-nihilo

1.1. Pourquoi Brasília ?

Une idée née au XIXe siècle

L’idée du déplacement de la capitale vers le centre du pays, de manière à arrimer solidement l’intérieur du pays à sa frange littorale mieux développée, remonte au début du XIXe siècle. Il a cependant fallu attendre 1956 pour que le projet voie enfin le jour. En plus d’un siècle et demi, de nombreux projets avaient été proposés, depuis le repli au Brésil du roi du Portugal Dom João VI (entre 1808 et 1821, du temps des guerres napoléoniennes), puis durant l'Empire, les débuts de la République (entre 1889 et 1904), sous l’Estado Novo de Getúlio Vargas, puis la nouvelle République (entre 1930 et 1955). C'est en fin de compte Juscelino Kubitsche (Président de 1956 à 1960), qui fait sortir Brasília de terre.

Figure 1. Brasília, au milieu des savanes arborées du Plateau Central brésilien
  Hervé Théry – Brasilia photographie plateau et savanes

Cliché Hervé Théry.

 

Pendant la période républicaine, le projet avait suscité un grand engouement. Chaque groupe de pression justifiait à sa manière la nécessité d’une nouvelle capitale : la ville de Rio de Janeiro, trop peuplée, était un foyer insurrectionnel et une menace constante pour le pouvoir. Placée trop près de la mer, une capitale est vulnérable en cas de conflit armé : au centre du pays, le siège du pouvoir serait mieux protégé, justifiaient les militaires. Une position centrale, ajoutaient les géographes de l’IBGE, permettrait de dynamiser l’activité économique du pays et de rééquilibrer la répartition démographique brésilienne. 

 
Encadré 1. Ces capitales déplacées vers l'intérieur

Brasilia n’est pas le seul exemple de capitale déplacée vers l’intérieur. Alors que la localisation littorale des grandes villes est un trait caractéristique des États d’origine coloniale, plusieurs États post-coloniaux ont fait du déplacement de la capitale un enjeu de décolonisation ou d’aménagement du territoire. Ce peut aussi être une façon de transformer une ville secondaire en cité administrative paisible, éloignée des centres de peuplement (et dans certains cas, des foyers d’insurrections supposés). Yamoussoukro, capitale politique et administrative de la Côte d’Ivoire depuis 1983, est la cinquième ville du pays par sa population. Naypyidaw, capitale de la Birmanie depuis 2005, est parfois qualifiée de coquille vide, ou de « tranche géante de banlieue post-apocalyptique » (Matt Kennard and Claire Provost, "Burma's bizarre capital: a super-sized slice of post-apocalypse suburbia", The Guardian, 2015). Au Nigéria, Lagos reste la capitale économique et culturelle, et ses habitants regardent avec dédain le déménagement des autorités à Abuja, destiné à affirmer l’unité d’un pays multiethnique et multiconfessionnel, et pourtant effectif depuis 1991 (Mandana Parsi, « Abuja-Lagos, "Je t’aime moi non plus" », RFI, 2016).

 

Beaucoup d’initiatives avaient alors été prises en vue de la réalisation du transfert, des commissions d’exploration du Planalto central réunies pour déterminer la meilleure position et le site le plus adapté (commissions Cruls entre 1891 et 1895, Poeli Coelho de 1946 à 1948, Pessoa, de 1954 à 1955). Aussi, lorsque Juscelino Kubitschek accéda au pouvoir en janvier 1956, les étapes préliminaires avaient-elles été réalisées. L’État de Goiás avait désapproprié le site choisi pour la future capitale et construit une première piste d’atterrissage.

Promettant pendant sa campagne électorale, en 1955 « cinquante ans de progrès en cinq ans », Kubitschek avait choisi la construction de la nouvelle capitale dans l’intérieur du pays comme symbole de la nouvelle politique économique d’industrialisation par substitution des importations. Et dès son investiture il prit les mesures pour rendre effectif ce transfert. Le projet du Plan Pilote de Lúcio Costa a été sélectionné en mars 1957 et la capitale inaugurée le 21 avril 1960.

Choisir le bon emplacement

Francis Ruellan, géographe français membre de la commission Peoli Coelho, résumait bien dès 1948 dans un article publié dans le Bulletin de l’association des géographes français, l’alternative entre deux fonctions possibles, qui conditionnaient le choix du site :

« Il convient de définir ce que l’on attend de la nouvelle capitale. Doit-elle être exclusivement un centre politique et administratif, jouissant de toutes les commodités possibles pour elle-même et dans son voisinage, placée dans une zone déjà très peuplée ? Dans ce cas c’est au sud du plateau central que l’on trouvera les meilleurs sites. Au contraire si la capitale doit être en plus un ferment, un centre de colonisation et d’irradiation vers le grand sertão, ou intérieur, du Nord et de l’Ouest, il faut la placer comme le sont les grandes cités, Pékin par exemple, capitale politique en même temps que grand port terrestre et point de départ des caravanes vers la Mongolie et la Mandchourie. Belo Horizonte a joué ce rôle de ferment pour le sertão du São Francisco, Goiânia le joue en ce moment de la façon la plus heureuse pour ses environs et plus au nord ».

Dans cette perspective,

« En organisant comme il se doit un réseau de routes et, le plus tôt possible, un réseau ferré entre la nouvelle capitale fédérale et les capitales des États, on créera immédiatement des grands axes de colonisation vers Bahia, le Piauí, le Maranhão, le Pará et le Mato Grosso, reliant par voie de terre et par une colonisation continue le Brésil oriental et méridional avec le Brésil septentrional qui ne sont pratiquement reliés aujourd’hui que par voie de mer et par le long, précaire et coûteux périple qui donne à cette grande république continentale les communications et l’économie d’un archipel ».

On ne peut qu’admirer la clairvoyance du diagnostic et de cette vision de l’avenir, pleinement réalisée aujourd’hui, à l’exception de la construction du réseau ferré, le Brésil ayant choisi de privilégier la route pour ses transports à longue distance.

Du point de vue des liaisons régionales, le site finalement choisi présentait bien des avantages, eux aussi discernés par Ruellan : « Il est clair que sur l’axe Inhumas, Anápolis, Planaltina et Formosa il y a une chaîne de carrefours qui ouvrent des voies vers l’Amazonie, le Nord-Est, les côtes atlantiques et le Mato Grosso et sont des sites privilégiés pour l’installation d’une capitale nationale. ».

Suivant son texte, on peut construire une carte (figure 2) qui montre comment Brasília a permis de relier deux séries de routes (ou, à l’époque, de pistes), celles de la région qu’il appelait le « triangle minérien » (le Triângulo mineiro, à l’ouest du Minas Gerais) et les axes principaux du « rectangle de Cruls », défini comme le site de la future capitale. La construction de la route partant de Brasília vers le Sud a permis de croiser les deux réseaux en un deuxième point, outre le carrefour de Goiânia, la nouvelle capitale du Goiás construite en 1933. Située au croisement des routes – précaires – reliant d’une part, d’est en ouest, Bahia et le Mato Grosso, d’autre part, du nord au sud, le Goiás et São Paulo, la nouvelle capitale avait donc tout, dès sa naissance, pour remplir sa mission. On remarquera que la construction des routes nouvelles a suivi rigoureusement les axes décrits par Ruellan, soit à partir de Brasília elle-même, soit à partir de Goiânia qui lui a servi de relai vers le Nord et l’Ouest.

Figure 2. Le raisonnement de Francis Ruellan

Hervé Théry – Brasilia schéma transports

Réalisation : Hervé Théry, 2017.

1.2. La réalisation du projet

Le concours d'urbanisme

La construction de Brasília a été menée tambour battant : la publication au Diario Official de l’appel d’offres pour la construction de la capitale date du 30 septembre 1956, et le résultat fut annoncé le 15 mars 1957: le projet de Lúcio Costa était choisi parmi 41 projets présentés par 26 candidats.

La forme du Plan Pilote a alimenté bien des débats sur sa signification : c’est le symbole de la croix explique son auteur, renvoyant ici à l’imaginaire du défricheur et du fondateur : « le geste de celui qui désigne un site ou se l’approprie ». C’est un oiseau aux ailes déployées, diront les poètes. C’est un avion, affirmeront enfin les plus attentifs aux enjeux techniques et économiques de Brasília. Il est vrai que le Plan Pilote se présente sous la forme d’un axe élancé (l’axe monumental) qui pourrait être comparé au fuselage d’un avion, coupé en son dernier tiers par un axe large et incurvé (l’axe résidentiel) pouvant être comparé aux ailes de l’avion. Brasília serait alors la parabole d’un Brésil prenant son envol, sortant de l’âge colonial pour entrer résolument dans l’ère moderne.

Pour Lucio Costa (1973), le point de départ du plan de la ville, comme en témoignent ses croquis (figure 3) est le croisement des axes sur des niveaux différents : « Le centre administratif ne pouvait être absorbé par la ville, de ce fait, la composition urbanistique fut poussée à l’extrême. La localisation de la place des Trois Pouvoirs à l’extrémité permettait qu’elle demeure toujours une place, où les trois pouvoirs de la démocratie sont offerts au peuple, comme la paume ouverte d’une main dont le bras serait l’esplanade des Ministères ».

 
Figure 3. Les croquis initiaux de Lucio Costa, 1957

Les croquis de Lucio Costa Brasila

Source : acervo Casa de Lucio Costa via "Brasília, marco da arquitetura modernista", DasArtes.com.

 

Le plan élaboré par Costa portait donc un message : « La ville a été conçue pour exprimer l’entrée du Brésil dans une nouvelle phase de son histoire, celle d’un Brésil entièrement tourné vers le futur » et une innovation, « les quadras, définies comme aires de voisinage, dans lesquelles les habitants doivent être en parfaite sécurité et se sentir déconnectés de la zone urbaine. Pour ce faire, les quadras seront densément arborées, de manière à leur donner un aspect complètement différent de la ville » (Costa, 1973).

 
Figure 4. Schémas de circulation dans la ville et dans les quadras

circulation à Brasilia schéma

Source : Plan Pilote de Lucio Costa, extraits de la page Concursos de Projeto.

 

L’image de Brasília est aujourd’hui si familière que l’on oublie que d’autres solutions étaient envisageables, et que d’autres choix auraient pu être faits. Il s’en fallut même de peu, puisque, si l’on en croit l’histoire qu’il se plaisait à raconter, Lucio Costa ne déposa son projet qu’à l’extrême dernière minute, ses filles apportant le dossier au ministère pendant qu’il garait tant bien que mal sa voiture, prise dans le chaos de la circulation des rues étroites de Rio de Janeiro. Quelques-uns des projets concurrents ne manquaient pas de mérites, mais aucun n’avait le souffle et la simplicité qui séduisirent le jury.

 
Figure 5. Projets alternatifs pour Brasília

Brasilia projets alternatifs

Sources : Cronologia do Pensamento Urbanistico et "Brasília, por Rino Levi / Célia Castro Gonsales", Arch Daily, 2013.

 

Même si la suite de l’histoire a montré que les prévisions sur son avenir étaient quelque peu hasardeuses, le nom de Lúcio Costa aurait mérité d'être retenu autant que celui d'Oscar Niemeyer, l'architecte qui a dessiné les monuments publics de la ville.

 
Figure 6. Le projet de Lúcio Costa retenu pour Brasília

Brasilia projet final retenu Lucio Costa

Source : Plan Pilote de Lucio Costa, extraits de la page Concursos de Projeto.

Figure 7. Oscar Niemeyer et la maquette du Planalto, le palais présidentiel

Oscar Niemeyer et la maquette du Planalto

Source : "Brasília, 50 anos", FGV CPDOC 

 

 

Diaporama 1. La construction de Brasília

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Retrouvez ici les images composant le diaporama : 

  La croix initiale, Source : Arquivo Público do Distrito Federal. La croix initiale, Source : Arquivo Público do Distrito Federal. L'axe monumental au début de la construction de Brasilia. Source : brasilia.df.gov.br. L'esplanade des Ministères en 1957, source : Portalbrasil. Brasilia en construction. Source : trabalhosujo.com.br  
La cathédrale en construction. Source : Alberto Ferreira. Arrivée des immigrants. Source : Cultura.estadao.com.br. Arrivée des candangos. Source : Brasiliaseis Première messe. Source : Arquivo Público do Distrito Federal.  
 
Encadré 2. Chronologie
  • 1823 : José Bonifacio présente un projet de déplacement de la capitale du littoral vers l’intérieur du pays, pour la protéger des attaques étrangères, et suggère de la nommer Brasília.
  • 1891 : La Constitution détermine que la nouvelle capitale doit être transférée sur le Plateau central, dans un quadrilatère à délimiter selon les conclusions d’une commission scientifique.
  • 1922 : Pose de la première pierre « de la future capitale fédérale des États-Unis du Brésil », près de Planaltina, dans l’actuel District fédéral.
  • 4 Avril 1955 : Au cours d’une réunion électorale le candidat à la Présidence de la République, Juscelino Kubitschek, en réponse à la question d’un électeur, fait la promesse, s’il était élu, de transférer la capitale sur le Plateau central.
  • 31 janvier 1956 : Juscelino Kubitschek devient Président de la République
  • 18 Avril 1956 : Juscelino Kubitschek envoie au Congrès National le « message d’Anápolis » qui propose la création de la Companhia Urbanizadora da Nova Capital et le nom de Brasília.
  • 19 Septembre 1956 : Le Congrès approuve à l’unanimité ce projet, qui devient la loi n° 2874.
  • 15 Mars 1957 : Choix du projet de Lúcio Costa, parmi 41 projets présentés par 26 candidats.
  • 5 Juin 1958 : Fondation de Taguatinga, la première « ville satellite ». Existaient toutefois auparavant la « cidade livre » (l’actuelle Nucleo Bandeirante) et les villes de Planaltina (fondée en 1859) et Brazlandia (1932), ultérieurement incorporées au District fédéral.
  • 21 Avril 1960 : Inauguration de Brasília, les trois pouvoirs s’installent dans la nouvelle capitale.
  • 1964 : Réforme créant des régions administratives dans le District fédéral.
  • 1973 : Officialisation de l’existence des villes-satellites.
  • 7 Décembre 1987 : La ville est classée par l’Unesco au Patrimoine historique et culturel de l’humanité. 15 Octobre 1990 : Brasília élit son premier gouverneur et ses premiers députés. De 1960 à 1969 elle avait eu des maires puis des gouverneurs nommés.
  • 19 Février 1998 : Le Sénat autorise par la loi complémentaire n° 94, la création de la Région intégrée de développement du District fédéral et de ses environs (RIDE), approuvée.
     

Source : Hervé Théry, « Brasília. De la capitale à la métropole ? », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 1/2004 (n° 81), p. 93-105.

 

2. Une ville en fonctionnement

Le projet de Brasília repose sur un zonage précis des activités (résidence, travail, commerce, loisirs, etc.) qui a bien fonctionné pendant cinquante ans mais connaît aujourd'hui quelques blocages.

2.1. Le zonage

Le plan de la ville (figure 8) détermine de manière rigide des zones fonctionnelles dans lesquelles ne se mélangent pas travail et habitation. Les aires résidentielles Nord et Sud sont découpées en quadras résidentielles, carrés des 500 m sur 500 m accessibles deux à deux par le biais d’une entrée unique et pourvues de différentes infrastructures (éducation, santé, loisir, religion et petits commerces). Les activités économiques et administratives sont localisées le long des axes est-ouest, on y accède par le biais de voies rapides et l’axe central autoroutier. Les ministères sont disposés le long du « bec d’avion », alors que les activités commerciales, les hôtels, les banques et diverses autres installations (armée, communications, parc) sont localisés dans le « corps de l’avion ».

Le projet a été réalisé presque tel quel et la ville est tout à fait conforme à la maquette conservée sous la place des Trois Pouvoirs (figures 9 et 10). De rares adaptations ont été faites dans des quartiers ajoutés plus tard au Plan Pilote, comme le quartier Sudoeste (figure 11), où les commerces et services ne sont pas intercalés entre les quadras, mais alignés sur les axes de circulation. Cela prend en compte le fait qu'aujourd'hui les habitants ne vont plus faire leurs courses courantes dans des commerces de proximité (ils les font en voiture au supermarché) mais aiment flâner à pied et découvrir des biens et services plus rares.

Figure 8. Le zonage du Plan Pilote

Hervé Théry — plan pilote zonage

 
Figure 9. Maquette et réalité, le schéma général

Hervé Théry — maquette et réalité

 
Figure 10. Maquette et réalité, l'Aile Sud

Hervé Théry — maquette et réalité, l'aile sud

Figure 11. Les quadras du quartier Sudoeste

Hervé Théry — photographie les quadras du quartier Sudoeste

Photographies d'Hervé Théry, 2003.

 

Diaporama 2. Habitants de Brasília

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Retrouvez ici les images composant le diaporama : 

  La prise de fonction de Lula, le 1er janvier 2003. Cliché H. Théry Une villa au Lac sud. Cliché H. Théry Guara Beach. Cliché H. Théry « Churrasco » (barbecue) au « clube » Cliché H. Théry Réunion de commission au Sénat. Cliché H. Théry  
Manifestation de femmes de militaires. Cliché H. Théry Pavage manuel. Cliché H. Théry « Camelô » (vendeur ambulant). Cliché H. Théry Secte au « Vale do amanhecer ». Cliché H. Théry  
  Clichés Hervé Théry, 2003-2005.  

2.2. Les blocages

Dans un certain nombre de domaines le modèle semble avoir rencontré ses limites, notamment pour ce qui est de la circulation automobile. Bien que les axes de circulation aient été largement dimensionnés, ils ont été conçus en fonction des critères de la fin des années 1950. La multiplication du nombre des voitures par ménage et surtout la centralisation des emplois dans la partie centrale du Plan Pilote font qu'à certaines heures apparaissent des embouteillages et que les problèmes de stationnement deviennent aigus aux environs des ministères.

 
Figure 12. Embouteillages et problèmes de stationnement

Hervé Théry — photographie bouchons à Brasilia

Cliché : Hervé Théry

 

Un autre problème sérieux est celui de la pression sur l'environnement. Alors qu'il avait été prévu de très vastes espaces protégés et que beaucoup d'autres sont protégés par la législation générale sur la protection de l'environnement (comme les zones humides et les zones de forte déclivité), la pression s'accentue avec la croissance de la population et en particulier avec les « invasions » (lotissements illégaux) qui se produisent par définition dans des zones inconstructibles.

 
Figure 13. Aires protégées et « invasions » (lotissements illégaux)

Hervé Théry — invasions et aires protégées carte IEMA CODEPLAN SIV SOLO

Source : Iema/Codeplan 1995, Siv-Solo, 2004.

 

Ces « invasions » se glissent dans les interstices des espaces planifiés, le plus souvent avec l'appui d'élus locaux qui s'assurent ainsi une clientèle captive d'électeurs fidèles. Elles sont présentes partout dans le district fédéral et plus particulièrement dans le sud-ouest et le nord-est du District fédéral, dans les zones où se développent les nouvelles villes-satellites. Dans ces « invasions », les logements sont – dans un premier temps du moins – de construction précaire et dépourvus de tout confort, bien loin des rêves initiaux des fondateurs de la ville. Certaines « invasions » peuvent être de grande taille, comme celles qui se sont développées dans les années 2000 à Sobradinho (14 530 baraquements et 57 672 personnes selon les services du District fédéral), à Planaltina (12 995 et 54 553) et Guará (7 482 et 32 108).

 
Figure 14. Domiciles improvisés dans les « invasions »

Hervé Théry Nelli A. De Mello — cartographie domiciles improvisés

Source : Neli A. de Mello, 2004, données IBGE, 2000.

 

3. Un modèle original ou une métropole comme les autres ?

3.1. La capitale

Brasília est bien désormais la capitale politique et symbolique du Brésil, et paraît avoir trouvé sa place dans la trilogie qu'elle forme avec São Paulo et Rio de Janeiro. 

La Novacap

Dès les premières pages de l'introduction de son livre Brasília entre le mythe et la nation (2014), Márcio de Oliveira écrit cette phrase surprenante : « Brasília n’aurait jamais dû exister ». Cependant il continue : « Mais celle qui n’aurait jamais dû exister est devenue, dans les faits, la nouvelle capitale du Brésil ». Il montre que Juscelino Kubitschek avait une proposition audacieuse pour moderniser un pays jusque-là principalement agraire, et qu’à côté d’un vaste programme de modernisation des principaux secteurs économiques, la construction de la nouvelle capitale visait à refonder un « mythe de la nation » aux fortes implications symboliques. Selon lui, pour le nouveau président, « Brasília est devenu le moyen le plus rapide et efficace de développer l’intérieur du pays, de le moderniser et de l’intégrer ».

Cette intégration ne passe pas seulement par les axes concrets (comme le réseau de routes reliant la nouvelle capitale à toutes les parties du pays, Amazonie comprise), mais aussi par la force du discours justifiant l'aventure de sa construction. « L’hypothèse générale de ce livre est que les arguments favorables au changement de capitale développés par le gouvernement JK ont progressivement conquis le soutien populaire, intellectuel, économique, politique et militaire, pendant la période qui va du début de la construction à l’inauguration, parce qu’ils ont donné un reflet positif à l’image générale qu’on avait du Brésil à l’époque ». Il rejoint là les arguments développés par Laurent Vidal dans un autre grand livre, De Nova Lisboa à Brasília. L'invention d'une capitale, XIXe-XXe siècle (2002).

Parmi les attributs d'une capitale figure la présence de monuments, et de ce point de vue Brasília a été bien servie par l'architecture monumentale d'Oscar Niemeyer.

Diaporama 3. Cartes postales de Brasília

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Retrouvez ici les images composant le diaporama : 

  Le Catetinho, palais présidentiel provisoire. Cliché Hervé Théry. Le premier cinéma. Cliché H. Théry L'axe monumental. Cliché H. Théry Les deux candangos. Cliché H. Théry La Cathédrale (extérieur). Cliché H. Théry La Cathédrale (intérieur). Cliché H. Théry  
L'« église bleue », Dom Bosco. Cliché H. Théry Le Planalto, le palais présidentiel. Cliché H. Théry L'Itamaraty (ministère des Affaires Étrangères) et le Congrès. Cliché H. Théry Musée et Bibliothèque nationale. Source : MelhoresDestinos.com La résidence présidentielle, l'Alvorada. Cliché H. Théry Le temple du Vale do Amanhecer. Cliché H. Théry
  Clichés Hervé Théry, 2003-2005 sauf 10, musée et bibliothèque nationale (source).  

Un autre attribut d'une capitale est d'être le siège de cérémonies de portée nationale. C'est le cas du défilé militaire de la fête nationale, le 7 septembre, qui parcourt l'axe monumental de la ville. Il peut prendre parfois une tonalité particulière, comme celui de 2015, le dernier présidé par Dilma Rousseff avant sa destitution en août 2016.


Une place à part dans la trilogie des capitales

Capitale politique et symbolique, Brasília s'est donc bien insérée dans la trilogie des capitales brésiliennes ((Voir les articles de Géoconfluences sur Rio et São Paulo : « Portrait de São Paulo (1) : une capitale du Brésil », « Portrait de São Paulo (2) : contrastes, problèmes, défis » et « Rio de Janeiro, portrait géographique »)). Mais si elle rivalise avec les autres grandes villes brésiliennes pour ce qui est des indicateurs démographiques et sociaux, sur le plan économique elle est en revanche loin derrière les deux grandes métropoles, São Paulo et Rio de Janeiro, car le choix fait par ses concepteurs a été d’en faire une ville politique et administrative (comparable à Washington, Ottawa ou Canberra), sans activités productives. Elle a été créée à dessein sans activité industrielle, pour éviter les troubles inhérents à la présence d’usines polluantes … et d’une classe ouvrière.

 
Tableau 1. Population, PIB et PIB par habitant des grandes métropoles brésiliennes
  Population 2014 Rang PIB 2013 en millions de reais PIB par habitant en 2013 en reais Rang
São Paulo 11 895 893 1 570 706 48 275 1
Rio de Janeiro 6 453 682 2 282 538 43 941 2
Salvador 2 902 927 3 52 668 18 264 10
Brasília 2 852 372 4 175 363 62 859 3
Fortaleza 2 571 896 5 49 746 19 494 12

 

 

Malgré le poids de son PIB, la plupart des grands indices économiques montrent donc la faiblesse du rôle du District fédéral dans l’économie du pays. Brasília est principalement entretenue par le budget fédéral, la population active du District fédéral est formée en grande partie de fonctionnaires fédéraux, dont les salaires sont la base de toute une économie de services. S’y ajoutent un grand nombre de personnes qui viennent tenter de jouer de leur influence au plus près du gouvernement et du Congrès. Cette population de politiciens, hauts fonctionnaires et lobbyistes jouit de très hauts revenus et « tire » les indices moyens vers le haut.

Mais de nouveaux courants migratoires modifient la physionomie de la ville en attirant vers elle une population importante de personnes pauvres qui ne trouvent pas à s’y employer, puisque la ville est dépourvue de véritables fonctions industrielles ou commerciales et que le nombre de fonctionnaires n’y augmente pas. D'où les problèmes de pauvreté et de violence que doit désormais affronter une ville qui se vantait volontiers de ne pas les connaître.

Sur d'autres plans la fondation de la ville a été un succès : créée pour rééquilibrer la distribution de la population brésilienne trop concentrée à proximité du littoral, Brasília a de ce point de vue atteint son objectif.

Brasília recentre le pays

Sur la carte des densités de population (figure 15) le District fédéral et ses abords apparaissent comme un îlot de fortes densités à l’intérieur du pays. Il s’est créé ici un ensemble de grande taille, étendu au-delà du District fédéral, qui rejoint aujourd’hui les zones peuplées du Minas Gerais et de São Paulo, unissant une nouvelle « île » à l’archipel du Brésil peuplé. 

 
Figure 15. Brasília dans le contexte démographique brésilien

Hervé Théry — démographie brésil peuplement carte

Hervé Théry 2017, source : IBGE, 2014.

 

De surcroît, les routes construites pour desservir la nouvelle capitale ont eu, elles aussi, un effet peuplant vers le Nord et l’Ouest, vers les régions pionnières d’Amazonie et du Centre-Ouest, faisant de Brasília un élément clé de la « marche vers l’Ouest », un autre thème fort de la présidence de Juscelino Kubitschek. Vers le Nord, la Brasília-Belém a permis la mise en valeur du Goiás et du Tocantins. Vers l’Ouest, la Brasília-Acre, devenu la BR364, a été l’axe majeur de la conquête de l’Amazonie occidentale. Dans la numérotation des routes brésiliennes, une catégorie à part portant le préfixe 0 a d'ailleurs été réservée aux axes rayonnant à partir de Brasília, qui la relient de fait aux principales villes du pays, même s'il faut pour cela franchir de longues distances (figure 16). 

 
Figure 16. Routes rayonnantes à partir de Brasília et distances
Hervé Théry — cartographie routes brésil carte

Réalisation Hervé Théry 2017, source de la carte: ANTT/DNIT, clichés Hervé Théry.

 

La carte des villes desservies en bus depuis Brasília (figure 17) montre que le pari des constructeurs de la nouvelle capitale a été gagné puisqu’elle est reliée à la plupart des villes brésiliennes. À première vue, seule la moitié du territoire national est couverte puisqu’elles sont presque toutes situées au sud-est d’une ligne Belém-Cuiabá. Mais au nord-ouest de cette ligne ne s’étendent que des régions à très faible densité de peuplement ou en cours de conquête par des fronts pionniers. Elles ne sont pourtant pas hors de portée de la capitale, puisqu’elles sont commandées par des villes-relais, Ji-Paraná en Rondônia par exemple, où l’on se rend en changeant de bus à Cuiabá, ou Altamira, dans le Pará, directement accessible de Brasília. Dans le reste du pays, on distingue bien les axes au long desquels se concentrent les destinations les plus demandées : vers Rio de Janeiro, vers São Paulo, vers Salvador de Bahia, vers Belém. Brasília est donc bien à la croisée des grandes routes du pays, et joue à plein son rôle de plaque tournante.

Les liaisons aériennes concernent un public bien différent, dont les revenus sont plus élevés, ou dont le trajet est souvent pris en charge par les employeurs. Et elles donnent à la capitale une place bien particulière, car on y va beaucoup pour parler au gouvernement et à la machine d’État, pour les sessions officielles du Congrès et pour les discrètes conversations de couloir. Autrement dit, Brasília est bien une ville où l’on « monte » pour des démarches et des négociations, et d’où l’on part pour inspecter, encourager ou punir, en un mot une capitale.

 
Figure 17. Liaisons par bus et liaisons aériennes

Hervé Théry — cartographie carte bus et liaisons aériennes

Réalisation : Hervé Théry, 2017.

 

Brasília est par définition un lieu de pouvoirs. Mais aujourd’hui, contrairement à ce qui se passait sous le régime militaire, de 1964 à 1985, elle n’est plus un poste de commandement centralisé ayant autorité sur l’ensemble du pays. Le Brésil est une fédération composée de 27 États qui ont repris de l’importance. Brasília est certes le lieu du pouvoir fédéral, et prime donc pour toutes les décisions concernant l’ensemble du territoire brésilien, mais ce n’est plus la seule capitale, même sur le plan politique.

Pourtant, parmi les nouvelles fonctions que la capitale a acquises avec le retour de la démocratie, on doit souligner l’utilisation de la ville pour des manifestations publiques. Brasília est aujourd’hui reconnue comme « capitale de la citoyenneté », selon l’expression de l’ancien gouverneur du District fédéral Cristovão Buarque. En 1982, lors du mouvement des diretas já (qui réclamait le rétablissement des élections présidentielles au suffrage universel), on avait interdit aux citoyens des autres États d’entrer dans la ville. Aujourd’hui la capitale est devenue le cadre idéal pour des manifestations de protestation d’ampleur nationale. 

 

3.2. Croissance et ségrégation

Croissance démographique et spatiale

Brasília, comme beaucoup d’autres villes dans le monde, est en train de changer d’échelle. Son espace fonctionnel réel est le Distrito Federal (le « District fédéral » à l'origine sous juridiction directe de l’État fédéral) et son « entorno » (ses « alentours »), et depuis 1998, elle fait officiellement partie de la RIDE, (Região Integrada de Desenvolvimento do Distrito Federal e Entorno) créée pour « articuler l’action administrative de l’Union, des États de Goiás et Minas Gerais et du Distrito Federal ».

Or cet entorno devient de plus en plus l’exutoire des courants migratoires qui y mènent une population provenant en majorité du Goiás voisin, mais aussi de tout le pays. Les contraintes urbanistiques du centre-ville, renforcées depuis son inscription au Patrimoine de l’humanité par l’Unesco, expliquent en partie sa stabilisation. Le Plan Pilote s’est rempli petit à petit, passant de 68 000 habitants en 1960 à un peu plus de 200 000 en 2010. Les deux extensions du Lac Nord et du Lac Sud et le quartier de Cruzeiro ont été détachés administrativement du Plan Pilote au milieu des années 1980, expliquant la baisse de population dans la région administrative de Brasília. Néanmoins, même en les y réintégrant, le cœur de la ville ne dépasse guère aujourd’hui 300 000 habitants et sa croissance reste moindre que celle des autres parties du District fédéral. 

 
Encadré 3. Les différents sens du mot « Brasília »

Le toponyme Brasília possède plusieurs sens selon le contexte. Ainsi, pour le gouvernement fédéral, Brasília désigne la capitale dans son ensemble, alors que pour le gouvernement du District fédéral, ce n’est que l’une de ses régions administratives. On peut résumer comme suit les principales acceptions :

• Administrativement, Brasília est l’une des régions administratives du District fédéral, elle comprend la partie centrale du Plan Pilote avec ses « ailes » nord et sud.

• Brasília peut aussi désigner la partie planifiée de la ville conçue par Lúcio Costa, soit les régions administratives du Plan-Pilote, du lac Nord et du Lac Sud.

• Pour beaucoup des habitants du District fédéral, les quatre ensembles qui composent la région administrative Cruzeiro (Cruzeiro Velho, Cruzeiro Novo, Octogonal et Sudoeste) sont des parties de Brasília, et non des villes-satellites. C’est dans ce dernier sens que l’on peut parler d’une ville de près de trois millions d’habitants.

• Enfin Brasília est une aujourd’hui une agglomération polynucléaire qui inclut des espaces urbanisés au-delà des limites du District fédéral, débordant sur les États de Goiás et Minas Gerais. 

Source : Hervé Théry, « Brasília. De la capitale à la métropole ? », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 1/2004 (n° 81), p. 93-105.

 

Les villes-satellites se sont donc multipliées plus rapidement que ne l’avaient prévu les concepteurs du Plan Pilote. Leurs origines sont diverses : certaines ont été créées pour loger les ouvriers des chantiers demeurés sur place, comme Cidade Livre, le premier campement de Brasília, légalisée en 1961 sous le nom de Nucleo Bandeirante. D’autres de ces villes ont été créées par la suite pour résoudre le problème des « invasions ».

En effet, le succès de la ville a attiré une population importante – et pauvre – dans le District fédéral. Ne pouvant prétendre à des logements normaux, ces migrants ont créé des quartiers spontanés, ici dénommés invasões (« invasions »). Le rôle de vitrine assigné à Brasília ne permettant pas au gouvernement du District fédéral de tolérer ces poches de pauvreté, plusieurs opérations de déplacement vers des lotissements planifiés ont été réalisées. Ces déplacements ont pu être massifs : dans les années 1970 plus de 80 000 personnes ont été réinstallées en huit mois à Ceilândia (dont le nom dérive du nom de la CEI, Companhia de Eradicação das Invasões).

 
Tableau 2. Évolution de la population des régions administratives du District fédéral
  Date de création 1960 1980 2010
Ceilândia 1989   285 197 402 729
Taguatinga 1964 26 111 196 328 361 063
Sobradinho 1964 8 478 64 067 210 119
Brasília 1964 68 665 316 058 209 855
Samambaia 1989     200 874
Planaltina 1964 2 917 40 653 171 303
Guará 1989   83 904 142 833
Gama 1964   135 015 135 723
Recanto das Emas 1993     121 278
Santa Maria 1992     118 782
São Sebastião 1994     100 659
Cruzeiro 1989     81 075
Riacho Fundo 1993     71 854
Brazlândia 1964   19 474 57 542
Paranoá 1994     53 618
Núcleo Bandeirante 1964 21 033 17 778 43 765
Lago Norte 1994     41 627
Lago Sul 1994     29 537
Candangolândia 1994     15 924
Total   127 204 1 158 474 2 570 160

 

 

Ces rejetons périphériques du Plan Pilote ont connu une croissance explosive, par exemple 87 % de croissance moyenne annuelle pour Recanto das Emas entre 1991 et 1996. De 1960 à 1980, alors que la population du Plan Pilote était multipliée par quatre, celle de Taguatinga l’était par huit. Lorsque le tissu urbain se consolide, l’afflux de population se réduit, et l’on observe une certaine normalisation de la ville et un début de gentrification des zones les mieux équipées, accompagnées de hausses de loyer et d’une modification de la composition sociale.

 
Figure 18. La croissance des villes-satellites

Hervé Théry — carte croissance des villes satellites brasilia

Réalisation : Hervé Théry, 2015.

 

Différenciation socio-spatiale

La métropole en voie de formation, contrairement à la ville planifiée qui a été son point de départ, est en effet désormais un territoire fragmenté, marqué par des oppositions de plus en plus fortes entre quartiers. Alors que le plan initial visait à faire cohabiter riches et pauvres dans un ensemble harmonieux et planifié, la réalité d’aujourd’hui révèle une différenciation accentuée entre quartiers riches et quartiers pauvres.

À titre d'exemple de ces disparités, la première carte de la figure 19 prend pour indicateur la nature et l’équipement des domiciles. D’une part, les logements dotés de quatre salles de bains ou plus, donc très confortables : une pour chacune des chambres ou suites, une pour les invités, une ou plusieurs pour les employés domestiques résidents. Les zones où ce type de logement est le plus fréquent (entre 73 % et 97 % des logements) sont les deux quartiers résidentiels du bord du lac, Lago Sul et Lago Norte. Non prévus dans le plan de Lúcio Costa, ces quartiers situés dans la partie la plus agréable du district fédéral et à proximité immédiate des ministères et des ambassades sont rapidement devenus les quartiers chics de Brasília. Plus au sud, le quartiers des « manoirs » (mansões) apparaît moins, car il partage un certain nombre de secteurs avec des exploitations agricoles périurbaines (chácaras) évidemment moins bien équipées.

 
Figure 19. Contrastes sociaux à Brasília

Hervé Théry — banheiros et comodos Brasilia carte

Part des logements équipés de quatre salles de bain ou plus (gauche) et Part des logements ne comportant qu'une seule pièce (droite).

 

La seconde carte recense les logements composés d’une seule pièce, en général louée ou cédée gratuitement (cômodo), par opposition aux autres logements, qui sont en général des appartements (dans le Plan Pilote) ou des maisons (partout ailleurs) : ce type de logement connote la pauvreté, c’est le logement les immigrants récents qui attendent une distribution de lots de terre pour construire leur maison. Leur concentration maximale se situe au sud-ouest de la ville, à Samambaia, Recanto das Emas et Santa Maria, et serait plus forte encore dans les communes situées hors du District fédéral.

Diaporama 4. Villes satellites

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Retrouvez ici les images composant le diaporama : 

  Nucleo Bandeirante, vue générale. Cliché Hervé Théry. Nucleo Bandeirante, une rue. Cliché H. Théry. Le secteur des mansões (manoirs). Cliché H. Théry Taguatinga. Cliché H. Théry Ceilândia. Google Earth, 2017.  
Banlieues lointaines. Cliché H. Théry Riacho Fundo. Cliché H. Théry Ville satellite et pivot d'irrigation 1. Google Earth, 2017. Ville satellite et pivot d'irrigation 2. Cliché H. Théry Périphéries lointaines. Cliché H. Théry.
  Clichés Hervé Théry, 2003-2016, vues aériennes (5 et 8) : Google Earth 2017.  

Au-delà des villes-satellites la croissance urbaine se poursuit en dehors du District fédéral, au long des voies de communication. Son axe principal se développe vers le sud, au long de la route qui mène aux grandes villes du Sudeste, où de nombreuses petites villes sont en formation, comme Valparaiso (population estimée par l'IBGE à 156 419 habitants en 2016) ou Cidade Ocidental (65 520 habitants).

Vers l'ouest, sur la route BR070, est née dans les années 1990 Aguas Lindas de Goias, juste à la sortie du District fédéral. Démembrée de Santo Antônio do Descoberto en 1995, elle avait déjà au recensement de 2000 une population de 105 746 habitants. Ils étaient 131 884 en 2007, 159 378 au recensement de 2010, et la population estimée à 2016 est de 191 499 habitants, ce qui fait d'Aguas Lindas la sixième ville la plus peuplée du Goiás, selon l'IBGE.

 
Figure 20. Croquis de synthèse

Hervé Théry — Carte de synthèse Brasilia

Réalisation : Hervé Théry, 2015.

 

Brasília a donc été dépassée par son succès même, attirant des migrants bien au-delà de sa capacité à les absorber et à leur procurer de bonnes conditions de vie, et les voit s'accumuler dans d'immenses périphéries peu et mal planifiées, ce qui fait d'elle une métropole comme les autres. On peut le regretter, parce que son projet original s’est affadi et parce qu’elle connaît désormais les mêmes tensions sociales que les autres métropoles brésiliennes. On peut aussi penser que, de ce fait, elle revient dans la norme et devient plus représentative de la nation brésilienne.

 

Conclusion

Deux approches complémentaires permettent de mesurer le chemin parcouru. Sur le plan régional, on peut revenir à l'analyse de Francis Ruellan et constater que Brasília a rempli les deux fonctions que devrait, selon lui, remplir la nouvelle capitale : elle est bien « un centre politique et administratif » et jouit de fait « de toutes les commodités possibles, pour elle-même et dans son voisinage », au point d’attirer des migrants fascinés par cet îlot de richesse. Même si elle n’était pas « placée dans une zone déjà très peuplée », le mouvement migratoire s’est chargé de créer cette situation. Elle a également été « un ferment, un centre de colonisation et d’irradiation », par l’intermédiaire des routes construites pour la desservir et la relier tant aux régions déjà peuplées qu’aux fronts pionniers de l’Ouest et du Nord.

À l'échelle intra-urbaine on peut rapprocher deux images mettant dans son contexte une des plus belles églises de Brasília, Nossa Senhora de Fátima, si petite qu'elle est connue comme l'Igrejinha, la petite église.

 
Figure 21. L'Igrejinha en 1958 et 2016

Hervé Théry — L'igrejinha en 1958 et 2016 photographie

Sources : CPDoc.fgv.br et Google Earth.

 

Elle a été la première église de Brasilia, bâtie à l'initiative de Sarah Kubitschek, l'épouse du Président, dessinée par Oscar Niemeyer, construite en cent jours et inaugurée en 1958. Sur la première photo elle se détache d'autant mieux qu'elle est la seule construction achevée au milieu de chantiers et de savanes encore intactes, alors que sur l'image de 2016 elle est incluse dans un quartier où résidences et services sont environnés d'arbres et de terrains de sport, et reconnaissable uniquement par sa forme triangulaire. Le symbole de la volonté modernisatrice qu'a représenté Brasília fait maintenant partie d'une ville – ou du moins d'une partie de ville – à haute qualité de vie, n'est-ce pas là la marque de la réussite du projet ?

 

Bibliographie

Sitographie en français

 

 

 

 

Hervé THÉRY
Directeur de recherche émérite au CNRS-Creda
Professeur à l'Université de São Paulo (PPGH-USP)

 

Mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :  

Hervé Théry, « Brasília, de la vitrine à la métropole », Géoconfluences, octobre 2017.
http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/de-villes-en-metropoles/corpus-documentaire/brasilia