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Démonstration de puissance ou aveu d’impuissance ? La nouvelle capitale administrative de l’Égypte

Publié le 30/03/2023
Auteur(s) : Karine Bennafla, professeure des universités - université Jean-Moulin Lyon 3
Hala Bayoumi, ingénieure de recherche CNRS - affectée au CEDEJ (Le Caire)

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À une cinquantaine de kilomètres du centre historique du Caire et de la place Tahrir, les autorités égyptiennes dotent le pays d'une nouvelle capitale. Sortie du sable en peu de temps, elle doit incarner la modernité verte et vertueuse. En fait, ce mégaprojet témoigne d’un renoncement de l’État face aux ressorts de l’informalité cairote et il repose sur une consommation effrénée de ressources, en suivant un modèle importé du golfe Arabo-persique.

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Le mégaprojet urbain initié en 2015 par le président-maréchal égyptien Abdel Fattah al-Sissi, un an après son élection, est le dernier avatar d’une politique de planification urbaine encline depuis plus de cinquante ans à créer des cités nouvelles dans le désert plutôt qu’à restructurer des quartiers existants, majoritairement produits de manière informelle (Sims, 2014). Inscrite dans un cortège de grands travaux tels le canal de Suez élargi en 2015, le projet de bonification agricole d’un million et demi de feddans (Acloque, 2022) ou la ligne à grande vitesse Aïn Sokhna-Le Caire-Alexandrie, la Nouvelle Capitale Administrative (NCA) est conçue comme la capitale-vitrine d’un régime militaire qui souhaite exhiber une image de modernité, restaurer le prestige de l’État et faire la preuve d’un développement urbain maîtrisé. Pourtant, ce choix de construire une capitale ex-nihilo consacre plutôt l’incapacité de l’État à contrôler la croissance et la fabrique informelle du Caire (17,5 millions d’habitants en 2022, encadré 1) ; il témoigne de son renoncement assumé à améliorer les quartiers hyperdenses et mal équipés de la mégapole, sauf à raser certains d’entre eux pour récupérer un emplacement foncier stratégique ((Parmi les quartiers marginalisés à la situation centrale stratégique, citons les îles agricoles de Warraq et Dahab dont les habitants sont menacés par des projets de renouvellement urbain (Delpuech 2022) ou encore le « Triangle Maspéro », un espace du centre-ville bordant le Nil qualifié par les autorités de « unsafe slum area » (zone de bidonvilles inalubres) et rasé en 2019, malgré les mobilisations citoyennes, pour y construire des tours à vocation résidentielle, commerciale et touristique.)).

Ce choix d’un urbanisme de grand projet au détriment d’un urbanisme de la réparation érigé par certains en impératif avec l’urgence climatique (Leconte et Grisot, 2022) nourrit un flot convergent de reproches à l’encontre de la nouvelle capitale administrative, ciblant en particulier sa dimension sécuritaire, son modèle de durabilité, sa démesure, son coût ou encore son opacité (Evanno, 2015 ; Stadnicki, 2017 ; Monfleur, 2022) : « bulle spéculative », « grand projet inutile », « extravagant », « irréaliste », « Sissi city », « rêve des riches de vivre à part »… la nouvelle capitale administrative irrite, décriée sur un ton acerbe qui rappelle la dénonciation de l’hypercapitalisme doubaïote par Mike Davis (2007) ou les critiques récentes contre les mégaprojets urbains qui se multiplient dans le Golfe et la péninsule arabique (Moser et al., 2015 ; Rizzo, 2019). Ces critiques sont le plus souvent fondées sur trois registres : politique avec le procès d’une gouvernance autoritaire ; anticapitaliste avec la dénonciation des mutations du capitalisme urbain et des logiques marchandes (Elmouelhi, 2019) ; environnemental avec une interrogation sur le green urbanism et les dérives d’une économie verte.

Document 1. Le Caire et la nouvelle capitale administrative

nouvelle capitale carte

 

Notre intention n’est pas d’abreuver la controverse autour de la nouvelle capitale administrative ni de faire l’apologie de l’aménagement en cours, mais d’exposer l’ambition affichée aux échelles nationale et globale, et d’aborder à travers cette étude de cas l’uniformisation des modes de production et de gestion urbains au Moyen-Orient selon des référents davantage inspirés d’autres pays émergents que des normes et des goûts esthétiques occidentaux. Nous proposons ici un point d’étape de l’avancée du chantier de la nouvelle capitale administrative qui prolonge la présentation du projet urbain effectuée en 2019 dans l’Atlas de l’Égypte contemporaine (Bayoumi et Bennafla, 2020). Le présent article extrait d’un travail en cours s’appuie principalement sur l’analyse des documents officiels de promotion et sur une visite du chantier de « la Capitale » (el-‘acima) effectuée en mai 2022, guidées par un représentant officiel. De fait, le chantier urbain progresse à vive allure à l’est de la mégapole cairote, au-delà des quartiers résidentiels de Tagamou‘ et de Madinaty qui font partie de la ville nouvelle de New Cairo ((Initiée en 2001, New Cairo (220 000 habitants en 2022 selon le CAPMAS) a grossi avec l’accueil de résidents issus des classes moyennes et supérieures en majorité logés dans des lotissements d’habitat collectif ou individuel (plus ou moins fermés) qui sont appelés compounds en Égypte. Cette ville nouvelle se distingue par l’installation en 2011 du campus de l’Université américaine du Caire (transféré de la place Tahrir) et par un gigantesque mall, le Cairo Festival City Mall, qui abrite le magasin Ikea de la capitale.)) (document 1). Loin d’être isolée au milieu du désert, la NCA s’inscrit dans la continuité d’un front d’urbanisation oriental et laisse présager un renforcement de la métropolisation.

 
Encadré 1. Le Caire en chiffres : comment compter la population d'une mégapole ?

En Égypte, les statistiques de population émanent du Central Agency for Public Mobilization and Statistics (CAPMAS), un organisme public en charge du recensement officiel. Cette institution créée en 1964 est dirigée par un général de l’Armée qui a rang de ministre.

Le dernier recensement égyptien date de 2017 et le prochain est prévu en 2027. La collaboration entre le centre français de recherches du CEDEJ (au Caire) et le CAPMAS a permis l’ouverture en libre-accès des données du recensement depuis 2019 sur un portail cartographique. La ville du Caire s’étend à cheval sur trois régions administratives dénommées gouvernorats (mouhafaza) : Le Caire, Gizeh (au sud-ouest), Qalioubiya (au nord).

Les gouvernorats de Qalioubiya et de Gizeh sont classés ruraux par le CAPMAS, mails ils incluent des districts urbains. Dans les calculs du CAPMAS, Le Caire correspond à l’ensemble du gouvernorat du Caire, à la zone urbaine du gouvernorat de Qalioubiya (ville de Choubra) et à la zone urbaine du gouvernorat de Gizeh (ville de Gizeh). Sont inclues dans ce découpage les villes nouvelles ceinturant Le Caire : Cheikh Zayed, Six-Octobre, 15 Mai, New Cairo, Badr, Chorouk, Al-Obour.

Le 1er juillet 2022, le Caire abrite 17,5 millions d’habitants répartis ainsi : 9,3 millions dans le gouvernorat du Caire, 5,6 millions dans la zone urbaine du gouvernorat de Gizeh et 2,6 millions dans la zone urbaine du gouvernorat de Qalioubiya. Ces estimations du CAPMAS sont fondées sur les données du recensement de 2017, l’enregistrement des naissances, des décès et des migrations au-delà de cette date, ainsi que sur des enquêtes annuelles par sondage auprès d’un échantillon de personnes au niveau des quartiers.

Le nombre de 25 millions d’habitants au Caire en 2022 prend en compte la superficie totale des trois gouvernorats, y compris pour Qalioubiya et Gizeh, incluant des districts ruraux.


 

1. Le récit d’une mégapole ingérable : l’hyperdensité et la croissance urbaine non maîtrisée du Caire

Le récit est entendu ici comme construction politique qui oriente des pratiques. À l’origine du projet de la nouvelle capitale administrative, il y a la formulation d’un aveu d’impuissance des autorités étatiques face au défi démographique et à la croissance non maîtrisée du Caire. Les chiffres de population sont mobilisés au sommet de l’État pour légitimer la nouvelle capitale en arguant d’une option impérative. Les recensements officiels indiquent que de 4 millions d’habitants en 1966, Le Caire est passée à 8,5 millions en 1986 puis 13 millions en 2006 et elle devrait atteindre 30 millions d’habitants d’ici 2035 selon le CAPMAS (document 2). Depuis 20 ans, le principal moteur de l’expansion urbaine est le solde naturel avec un indice synthétique de fécondité national qui avoisine 2,8 enfants/femme en 2021. Mégapole hypertrophiée dans un État très centralisé, la capitale cairote domine le réseau urbain national, la seconde ville, Alexandrie, comptant 5 millions d’habitants. Près d’un quart des Égyptiens habitent la région du Caire en 2022, en raison des opportunités d’emplois et de ressources offertes par la concentration des activités administratives, industrielles, culturelles ou commerciales.

Document 2. Population du gouvernorat et de l’agglomération du Caire, 1938-2022

population du Caire

 

Les corollaires de cette macrocéphalie sont un étalement urbain vers le désert et au détriment des rares terres agricoles de la vallée du Nil (document 1), une hyperdensité de l’habitat notamment dans les quartiers centraux, une extension des quartiers informels auto-construits où vivent près de deux-tiers des citadins, et des taux de pollution atmosphérique record. Ville congestionnée et marquée par l’ampleur de la pauvreté, Le Caire cumule les difficultés des mégacités et les inégalités en matière de condition citadine - la criminalité y reste toutefois limitée. Les transports en commun, insuffisants, sont saturés ((Première ville d’Afrique à être équipée d’un métro en 1987, Le Caire dispose de deux lignes principales d’orientation Nord-Sud, les premiers tronçons de la troisième ligne (Est-Ouest) ont été inaugurés en 2012 et la phase 3 est initiée depuis 2017. Les travaux d’une quatrième ligne (Le Caire-Gizeh-Six Octobre) doivent démarrer en 2023.)) et les déplacements motorisés dominent, du bus au triporteur. Au cœur de la métropole, les espaces verts accessibles au public se limitent au zoo de Gizeh et au parc Al-Azhar ouvert en 2005 ; les felouques sur le Nil louées à l’heure ou, pour les classes moyennes et supérieures, la fréquentation de clubs sportifs privés tel le club Gezirah à Zamalek sont d’autres lieux de respiration (relatifs) ponctuels.

La saturation, le bruit, la dégradation de l’air et le fonctionnement informel concourent à ériger Le Caire en ville-repoussoir et contre-modèle dans les documents de planification urbaine qui préconisent de s’en éloigner et de conquérir le désert par nécessité. Constatant « la croissance extensive de la population égyptienne » ((Cette citation et celles qui suivent ont été traduites de l’anglais.)) et « la congestion accablante » de la capitale selon les mots du ministre égyptien du Logement, le site web du cabinet Cube Consultants – en charge du projet de la nouvelle capitale – dépeint la future ville comme une sorte de miroir inversé du Caire : « verte », « marchable », « soutenable », « vivable », la NCA sera un « endroit sûr, calme et agréable [smooth] » pourvu d’une « remarquable qualité de vie » contrastant ainsi avec « les infrastructures du Caire, vieillissantes » ((Source : https://cubeconsultants.org/thecapitalcairo/, consulté le 27 décembre 2022.)). À l’instar des autres générations de villes nouvelles programmées autour du Caire depuis les années 1970 (Florin, 2005 ; El Kadi et Magdi, 1995), la nouvelle capitale vise officiellement à désengorger Le Caire en accueillant six à sept millions d’habitants et en canalisant la croissance sur un site désertique de 700 km2 dans l’est de la vallée du Nil.

Destiné à accueillir la Présidence, la haute administration, les organes gouvernementaux (ministères, Parlement, Sénat) et les ambassades, le projet de nouvelle capitale administrative est le fruit de réflexions anciennes. En effet, le transfert des ministères hors du centre-ville cairote fut envisagé à plusieurs reprises à l’époque contemporaine (document 1). Sous Nasser, en 1956, le premier schéma directeur urbain prévoyait un déménagement vers la ville nouvelle de Medinat Nasr (ou Nars city, dont le nom signifie « ville de la victoire »). Dans les faits, seuls le ministère de la Planification et du Développement économique, la Cour des comptes et le CAPMAS s’y installèrent. Sous Sadate ensuite, en 1978, un transfert administratif au profit de Medinat Sadate est resté sans suite. Enfin, au lendemain du soulèvement de 2011, le projet utopique d’une « Ville du 25 janvier » formulé par Ahmed Rashed, un professeur d’ingénierie architecturale de l’Université britannique du Caire suggérait une nouvelle capitale dans le désert pour incarner la réinvention d’une identité citoyenne inspirée de « l’esprit de Tahrir » ((Référence aux 18 jours d’occupation de la place Tahrir au centre-ville du Caire avant la chute d’Hosni Moubarak. Cet espace-temps d’effervescence révolutionnaire est scandé par l’installation de tentes protestataires où se mêle une foule variée en termes d’âge, de sexe, d’appartenances sociales, politiques ou religieuses, ici unie pour une même cause. Tahrir fut le symbole et la principale scène de la révolution en 2011 : lieu de débats publics, elle incarne une utopie dans la mémoire collective militante.)) (Gohar, 2019). En mai 2022, dans le quartier gouvernemental de la nouvelle capitale administrative, le Sénat (document 3a) et la plupart des ministères sont sortis de terre, imposants édifices cubiques d’allure massive (3b et 3c) : ils voisinent, à l’ouest, avec le quartier de la Finance et des Affaires abritant les banques telle Misr (3d) et, au nord, avec le quartier présidentiel. De celui-ci, on aperçoit les arcades du mémorial campé à l’entrée sud du parc présidentiel et bordé de parterres fleuris (3e et 3f) ; sur le même axe se succèdent vers le sud une « place du peuple » dédiée aux rassemblements populaires, un mât pour le porte-drapeau et, à l’arrière-plan, la mosquée et le centre culturel islamique Masr (3d).

Document 3. Le quartier gouvernemental de la nouvelle capitale administrative

sénat

Document 3a. Le Sénat. Cliché : Karine Bennafla, 2022.

ministère

Documents 3b et 3c. Les bâtiments massifs des ministères. Cliché : Karine Bennafla, 2022.

ministère

banque misr

Document 3d. La banque Misr dans la zone « finances et affaires », à proximité de la zone gouvernementale. Cliché : Karine Bennafla, 2022.

parc présidentiel

Documents 3e et 3f. Le parc présidentiel. Cliché : Karine Bennafla, 2022.

parc présidentiel

Le projet de la nouvelle capitale administrative reprend en partie des éléments contenus dans les deux plans d’orientation précédents, élaborés par les experts du General Organization for Physical Planning (GOPP), l’agence publique en charge de l’aménagement du territoire, équivalent de ce que fut en France la DATAR. Le plan Cairo 2050, conçu en 2008 à l’époque d’Hosni Moubarak puis abandonné avec sa chute en 2011, prévoyait déjà d’ériger la capitale en ville « mondiale, globale, verte et connectée » d’ici 2050 en intégrant les aspects du développement durable. En 2012, le plan stratégique national Egypt 2052, présenté sous le gouvernement Morsi (renversé en 2013) envisageait une décentralisation des activités grâce au développement de pôles urbains secondaires ainsi que l’élargissement du canal de Suez afin de promouvoir une Égypte « développée et compétitive ». Outre ces deux plans officiels, il convient de signaler l’influence d’un autre plan stratégique dénommé Egypt 712 (Mahmoud et Abd el-Rahman, 2014) : cette contre-proposition préparée en 2012 par l’ONG Remal imaginait une réorganisation du territoire national axée sur la création de 12 nouvelles régions et de 7 nouvelles capitales, celles-ci étant esquissées en fonction d’une spécialisation fonctionnelle : Le Caire serait ainsi une capitale « culturelle et spirituelle ». Si ce projet Egypt 712 est resté dans les cartons, certaines idées ont percolé dans le projet actuel (celles d’une nouvelle capitale et d’un zonage fonctionnel), favorisées par la présence ou la circulation de mêmes personnes au sein de différentes structures opérationnelles – citons par exemple l’architecte Ashraf Abdel Mohsen, à la fois fondateur de Remal, de Cube Consultants et du cabinet 5+UDC (en charge du schéma directeur de la NCA depuis 2017) ou encore Mostafa Madbouly, tour à tour directeur du GOPP (2009-2011), ministre du Logement et des Communautés urbaines (à partir de 2014), et Premier ministre depuis 2018.

Symbole du nouveau régime mis en place depuis 2013, le projet de la nouvelle capitale administrative poursuit une politique de programmation de villes dans le Sahara, pourtant controversée en raison du faible taux d’occupation des cités. En 2018, la présidence al-Sissi annonce le lancement de 20 villes nouvelles dont 13 créations, six extensions et la NCA : dans le discours d’État, il s’agit d’une extension contrôlée de l’écoumène pour préserver les terres cultivées avec l’objectif de l’élargir de 7 % à 14 % de la superficie nationale selon une déclaration du Premier Ministre en septembre 2018. Propriété de l’État et souvent de l’armée depuis les années 1950-60, le désert constitue une réserve foncière et une ressource commode pour projeter la capitale : le vide relatif ou le sous-peuplement des terres arides limitent la polémique autour des expulsions et les protestations qui accompagnent les opérations d’aménagement urbain dans les zones denses du Caire. Ce parti pris d’un urbanisme d’extension à rebours d’un urbanisme de conversion (Gateau Leblanc et Paris, 2004) permet surtout de fabriquer plus facilement une autre image de la capitale égyptienne. Loin des stéréotypes attachés au Caire (hyperdensité, informalité, pollution) l’image exhibée par la nouvelle capitale est celle de l’innovation urbanistique, technologique et culturelle. Cette politique de changement d’image à l’étranger est l’une des caractéristiques de la ville entrepreneuriale.

 

2. Une fabrique top-down de la ville entrepreneuriale scellant l’alliance sino-égyptienne

Le projet de la nouvelle capitale administrative participe d’une stratégie d’attractivité des capitaux, des ressources et des emplois selon une logique de ville entrepreneuriale (Le Galès, 2003). Grâce à l’environnement offert et à son image séduisante, la future capitale doit permettre d’attirer des investisseurs et contribuer à relancer le tourisme égyptien dans un contexte de compétition entre métropoles arabes et africaines pour capter les investissements et peser dans l’économie mondialisée, dans la lignée de grands projets similaires comme Masdar, Abou Dhabi, Doubaï, Doha ou Rabat. Le site web de l’Administrative Capital for Urban Development (ACUD), la société publique pilotant le projet de la NCA, est explicite sur cet objectif de croissance économique : « la nouvelle capitale aidera à renforcer et à diversifier le potentiel économique national avec la création de nouveaux lieux pour vivre, travailler et à visiter » ((Source : http://www.acud.eg, consulté le 18 janvier 2023.)). La production d’un nouveau lieu urbain est destinée à renforcer et diversifier le potentiel économique national au même titre que la zone franche du Canal de Suez (à vocation industrielle et logistique) située à 60 km avec laquelle la NCA est très bien reliée par autoroute - une liaison ferroviaire Aïn Sokhna-Marsa Matrouh est programmée. Le mégaprojet urbain de la NCA et la création du statut de Zone économique spéciale du canal de Suez ont d’ailleurs été annoncés à la même époque (2015), tous deux présentés comme une opportunité de développement et d’emplois grâce aux effets positifs de partenariats public-privé et au voisinage de la route maritime mondiale de la soie qui longe la mer Rouge.

Le paysage de la nouvelle capitale donne à voir une démarche de marketing : le long de la large route asphaltée menant au chantier depuis Tagamou‘, une rangée de panneaux publicitaires (Villa Verde Development, Amazon Dev., Talaat Mostafa…) enjoint les investisseurs, particuliers et entreprises, à parier sur la capitale surgie des sables en achetant aux promoteurs bureaux, appartements ou villas (document 4a). Avec un numéro de hotline et des slogans en anglais qui vantent « une nouvelle philosophie » ou proposent de « construire le futur ensemble ». La vente de terrains désertiques aux promoteurs, révélatrice d’une marchandisation du Sahara, concourt au financement de la nouvelle capitale en réduisant son coût (estimé à plus de 45 milliards de dollars) pour un État surendetté. Sur la photo 13, une pancarte indique le siège de l’ACUD détenue à 51 % par les Forces Armées et à 49 % par le ministère du Logement via la NUCA (New Urban Communities Authority), une agence en charge des villes nouvelles fondée en 1979. Comme nombre de mégaprojets urbains au Moyen-Orient, le pilotage de la NCA est confié à une structure créée ad hoc, sous contrôle direct du pouvoir central, ici l’ACUD maîtrisée par l’armée égyptienne. Pilier de l’économie nationale et disposant de la main-d’œuvre des conscrits, les forces armées s’impliquent fortement dans l’avancée du projet urbain, par exemple en construisant les infrastructures routières. On mesure la verticalité (« top-down ») du processus décisionnel.

 
Document 4. Marketing urbain et mise en scène du pouvoir

Marketing territorial

Document 4a. Panneaux publicitaires sur la route menant au chantier depuis Tagamou‘. Cliché : Karine Bennafla, 2022.

culte personnalité

Document 4b. Les portraits géants du maréchal al-Sissi sur les panneaux du chantier. Les logos indiquent les sociétés bénéficiaires du contrat, d’un montant de 4,5 milliards de dollars américains signé sous la houlette du ministère des Transports : en bas, Orascom, Arabco et le français Alstom ; à droite, la société américaine de conseil en construction Hill international ; à gauche l’américain Innova Technologies Inc., le groupe d’ingénierie espagnol Sener et le cabinet égyptien de conseil et d’ingénierie Shaker Consultancy Group. Cliché : Karine Bennafla, 2022.

Sur le site du chantier de la NCA, suspendus au pont ou incorporés aux affiches géantes, les portraits du président Abdel Fattah al-Sissi et le slogan officiel Tahiya Misr (« vive l’Égypte ») rappellent la nature présidentielle du mégaprojet urbain et un culte de la personnalité emblématique d’un État hégémonique (document 4b). Fait du prince et décidée sans débat public, la nouvelle capitale revêt maints aspects géopolitiques internes : dans une logique développementaliste obéissant à la loi des experts (Mitchell, 2002), elle reflète les prouesses technologiques et démiurgiques du régime capable de vaincre la Nature et de transformer le désert, mettant ainsi en scène la puissance de l’appareil d’État comme à l’époque de Gamal Abdel Nasser ; dans une perspective sécuritaire, le projet permet d’éloigner les bâtiments présidentiels et gouvernementaux des zones populaires du Caire dont le potentiel contestataire, démontré durant la séquence révolutionnaire de 2011-2013, est resté gravé dans les mémoires de l’équipe dirigeante.

Contrôlée par un barrage militaire, l’entrée du chantier est matérialisée par une succession d’arcades sculptées et disposées en demi-cercle (document 5). Là, à proximité d’une station-essence Wataniya (« La patrie ») ouverte en 2020, se croisent dans un nuage de poussière des taxis, des camions, des pick-up et des bus scolaires. En 2022, plusieurs écoles internationales comme la britannique Sahara international School drainent vers la nouvelle capitale des élèves depuis les villes voisines de Tagamou‘, Badr, Chorouk ou Masr Gedida (Héliopolis). Quatre universités sur les dix prévues y ont déjà ouvert des campus – les universités britannique, canadienne, allemande et européenne. La présence d’écoles et d’universités délivrant des programmes et des diplômes équivalents et reconnus à l’international doit en effet constituer l’un des pans de l’attractivité de la NCA, tout comme la cité médicale et l’offre de loisirs.

Document 5. Arcades matérialisant l’entrée du chantier et présence d'ouvriers égyptiens et chinois

camionnette

Document 5a. Une camionnette transporte des ouvriers sur la route longeant le chantier de la ligne de métro léger. À gauche, on voit les baraquements en préfabriqué destinés aux ouvriers. Les arcades monumentales se dressent à l’arrière-plan. Cliché : Karine Bennafla, 2022.

arcades

Document 5b. Les arcades vues de près. Cliché : Karine Bennafla, 2022.

Ouvriers à pied

Document 5c. Roulement d’ouvriers à proximité du chantier de l’église de la Nativité. À gauche, des bâtiments adjacents à l’église de la nativité. Cliché : Karine Bennafla, 2022.

La crise sanitaire du covid-19 a eu un impact limité sur le rythme des constructions. Sous une chaleur écrasante, plusieurs milliers d’ouvriers égyptiens et chinois s’affairent et se relaient (document 5c), certains étant logés dans des préfabriqués rectangulaires (visibles sur le document 5a) parfois empilés sur deux ou trois niveaux. Cette présence de main-d’œuvre étrangère surprend dans un pays riche en nombre d’habitants (plus de cent millions) et pourvoyeur notoire de travailleurs vers les pays voisins. Si le savoir-faire chinois en matière de constructions de tours, une explication avancée par notre guide, éclaire cette embauche de travailleurs expatriés chinois, celle-ci tient aussi aux clauses des contrats clés en main ; ce recours à une main-d’œuvre étrangère demeure néanmoins limité par rapport à la situation d’autres pays africains comme l’Algérie, le Nigeria ou l’Angola (Pairault, 2020).

Signataire en 2014 d’un « partenariat stratégique intégral » avec l’Égypte, la Chine est devenue depuis 2018-19 le premier fournisseur du pays (selon la Banque centrale) et elle apporte un concours déterminant à la réalisation de la nouvelle capitale en matière de finances et d’investissements, pour la fourniture des biens commerciaux (véhicules, équipements électriques et électroniques, produits en fer ou en acier) et avec l’implication d’entreprises de construction comme China State Construction Engineering Corporation (CSCEC) ou China Fortune Land Development. C’est aux sociétés chinoises que l’on doit, par exemple, la création d’un métro léger électrifié dit LRT (Light Rail Transit), inauguré en juillet 2022, en direction de la ville Dix-de-Ramadan (document 1) ou encore le quartier d’affaires de la nouvelle capitale dominé par l’Iconic tower (document 6). Au pied de cette tour-totem, on peut observer des enseignes écrites en chinois et les camions de l’armateur taïwanais Yang Ming Marine Transport Corp. (document 7a) emblématiques de l’essor d’une Chinafrique au sens large.

Document 6. Le chantier du Central Business District (CBD)

iconic tower

Document 6a. La route Ben Zayed Sud, le monorail et l’Iconic Tower en construction (à gauche). Cliché : Karine Bennafla, 2022.

iconic tower

Document 6b. Palmiers plantés le long de la route et constructions verticales, avec l'Iconic Tower (au milieu derrière). Cliché : Hala Bayoumi, 2022.

Document 7. Camions et engins de chantier

camions taiwanais

Document 7a. Camions de l’armateur taïwanais Yang Ming Marine Transport. Cliché : Karine Bennafla, 2022.

engins chantier

Document 7b. Engin de chantier Orascom travaillant sur le monorail en construction. Cliché : Karine Bennafla, 2022.

Bien d’autres acteurs économiques tirent parti du gigantesque et lucratif chantier, en particulier les poids lourds égyptiens du bâtiment et des travaux publics Arab Contractors (Arabco) et le groupe Orascom du milliardaire Naguib Sawiris (voir l’engin de chantier sur le document 7b). Une constellation d’entreprises égyptiennes, chinoises, et secondairement occidentales, œuvre à la concrétisation du rêve urbain. Le cas du monorail (document 1), un autre transport collectif chargé de connecter sur 57 km la zone des ministères à Nasr City (ligne orientale) atteste de l’un de ces consortiums fondés sur des montages financiers complexes (document 4b).

Sur le plan géopolitique externe, le chantier de la nouvelle capitale administrative témoigne du renforcement des liens avec la Chine en écho à la participation de l’Égypte à la Belt and Road Initiative (2013) ainsi qu’à l’extension de l’influence économique et politique chinoise à l’étranger, perceptible dans d’autres projets d’éco-cités de pays émergents (Moser et Avery, 2021). Si le mégaprojet égyptien s’appuie sur une diversité de partenariats économiques, il reste que les acteurs européens et nord-américains (urbanistes, entrepreneurs, bailleurs) mobilisés pour une expertise particulière, un savoir-faire technologique ou des financements, n’occupent pas ou plus une place de premier plan dans son exécution. Significatif est le transfert de la maîtrise d’œuvre de la NCA, initialement conçue par l’agence américaine Skidmore, Owings et Merill puis confiée à un groupement local d’agences d’architecture et d’urbanisme installées au Caire Urban Design Consortium +5 (UDC +5) ((Ce consortium regroupe cinq agences égyptiennes : CUBE consultants ; Land consultants ; Ökoplan ; Yasser Mansour Concept Architects ; ARCHPLAN architects & Planners.)).

 

3. « The smart city of tomorrow » : entre désir de modernité, exaltation du passé et obsession du contrôle

Si les images de synthèse de la NCA présentées sur le bandeau des sites web de Cube consultants ou d’ACUD diffusent un imaginaire de modernité et mettent en scène une ville ordonnée, verte et futuriste dans ses choix stylistiques (l’anneau géant lumineux n’est pas sans rappeler la porte des étoiles de films de science-fiction, document 8), deux traits singularisent la présentation du projet urbain qui attestent le mélange de référents nationaux et internationaux : d’une part, la volonté de concevoir la NCA comme « un pont » vers la civilisation et les grandeurs de l’Égypte antique afin de « stimuler la construction de l’esprit national » (site web de Cube Consultants) ; d’autre part, l’influence d’un modèle urbain venu du Golfe.

Document 8. Les agences d’urbanisme influencées par la science-fiction ?

Stargate Ring Tower

À gauche : image de synthèse du projet de « Ring tower », nouvelle capitale administrative du Caire. Source : site internet de l’agence Cube Consulting, consulté le 17 mars 2023. À droite : couverture de la pochette du DVD de la saison 2 de la série Stargate Atlantis (2005-2006), source FlickR.

 

Lors de notre visite du chantier, le représentant officiel souligne d’emblée l’inspiration du schéma directeur urbain avec l’époque pharaonique. Ainsi la « rivière verte » (green river) qui traverse la capitale au centre renvoie à la vallée du Nil, avec le même effet de structuration majeure attendu. En pivotant à 90°, sur sa suggestion, le plan schématique fourni par le bureau d’étude égyptien REC (document 9), l’analogie entre la « rivière verte » et le fleuve est décelable avec une partition imaginée de la future capitale entre une rive orientale et une rive occidentale comme au temps des Pharaons. Les taches de verdure visibles sur le fond d’image satellitaire de janvier 2022 (document 10) esquissent le début d’aménagement de la coulée verte au centre de l’imagerie urbanistique : ponctuée à terme de lacs, d’un jardin botanique et d’un zoo ouvert, cette coulée verte où la circulation automobile serait bannie devrait être longée par une piste cyclable et jalonnée de cafés.

Document 9. Traduction en français du plan fourni par le bureau d’étude égyptien REC

plan du projet

Schéma directeur de la Nouvelle Capitale Administrative (phase 1) : document de travail du bureau d'étude Realty Experts Consultancy, mai 2022

Document 10. Avancement de la phase 1 de la nouvelle capitale égyptienne

plan avancement phase 1

État d’avancement de la phase 1 de Nouvelle Capitale Administrative en janvier 2022. Image satellite annotée et légendée par les autrices.

 

La construction de la nouvelle capitale administrative sert un récit commun glorifiant la civilisation antique égyptienne. Ainsi, certains détails architecturaux imitent les temples, par exemple les portes monumentales (document 11a) ou les fleurs de lotus sculptées sur les bâtisses du district gouvernemental (document 11b). Cette instrumentalisation de l’histoire antique et d’un passé légendaire peut être lue comme un outil de consolidation du pouvoir en place : elle vise non seulement à attiser la ferveur nationaliste, mais aussi à dévier l’attention citoyenne des difficultés quotidiennes et des sujets politiques ; elle concourt accessoirement à balayer la mémoire récente de la révolution de 2011 dont les traces matérielles font l’objet d’une politique d’effacement (Abaza, 2014).

Document 11. La récupération des références historiques et culturelles

portes monumentales

Document 11a. Portes monumentales mêlant les références : à l'antiquité pharaonique et à l'art islamique. Cliché : Hala Bayoumi, 2022.

Le centre islamique Masr

Document 11b. Dans le quartier gouvernemental, on voit la mosquée et le centre culturel islamique Masr à l’arrière-plan. Les fleurs de lotus stylisées sur les portes au premier plan sont une référence à l’antiquité pharaonique. Au centre, on aperçoit le porte-drapeau. Cliché : Karine Bennafla, 2022.

Dans le Central Business district (CBD), de la nouvelle capitale, dominées par les grues qui s’activent en arrière-plan, les premières constructions de la nouvelle capitale administrative égyptienne émergent au milieu du désert, offrant ici un paysage doubaïote standardisé d’immeubles et de tours (Documents 6a et 12a), là un paysage de grands ensembles de logements comme au niveau du bloc résidentiel R2 (document 12b). Symptomatique de l’attraction du modèle émirati, la référence au Golfe est omniprésente, qu’il s’agisse de la silhouette urbaine du CBD, de la toponymie des axes routiers portant le nom de l’émir d’Abou Dhabi, du style de la mosquée Masr inspiré de la mosquée Cheikh Zayed à Abou Dhabi (document 12c), ou bien encore de la stratégie marketing avide de superlatifs : la plus grande cathédrale du Moyen-Orient, la plus haute tour d’Afrique, la plus grande station de train du Moyen-Orient (‘Adli Mansour – document 1), le plus long monorail ou le plus haut porte-drapeau d’Afrique… Un autre élément de doubaïsation voué à « faire métropole » est la place centrale laissée aux malls (environ 200 sont prévus) et à l’hôtellerie de luxe dont l’icône est depuis 2017 l’hôtel al-Massa situé à côté du quartier gouvernemental (document 10) et doté d’une vaste piscine : sa salle de conférences l’érige en lieu de prédilection des grandes manifestations officielles.

Document 12. La reproduction standardisée des paysages urbains du golfe Arabo-persique

paysage doubaiote

Document 12a. Paysage « doubaïote » : large route asphaltée (axe Ben Zayed Sud) plantée de maigres palmiers et bordée par la mosquée Chuhada 2, silhouette urbaine verticalisée avec l'Iconic Tower à l'arrière-plan. Cliché : Karine Bennafla, 2022.

ensembles résidentiels

Document 12b. Ensembles résidentiels du bloc R2. Cliché : Karine Bennafla, 2022.

mosquée masr

Document 12c. La mosquée Masr entre le centre-ville et le quartier gouvernemental, inspirée de la mosquée Cheikh Zayed à Abou Dhabi. Cliché : Hala Bayoumi, 2022.

Pensée comme le symbole d’un pays tourné vers l’avenir en alliant tradition et modernité, la NCA est également conçue comme la capitale spirituelle de la nation. Au sein du périmètre de la phase 1, la densité du semis de mosquées est remarquable : le plan prévoit une mosquée par compound, et nous en recensons déjà 38 sur l’image satellite en décembre 2022. Elles sont moins destinées à satisfaire une religiosité populaire, certes croissante depuis cinquante ans, qu’à appuyer un mode de légitimation islamique du pouvoir d’Abdel Fattah al-Sissi, soucieux d’incarner un islam modéré et surtout de contrôler le champ religieux après avoir renversé le gouvernement des Frères musulmans en juillet 2013 (Lacroix et Zaghloul Shalata, 2018). Parmi les relais de cet islam d’État, trois mosquées blanches au style moderne dénommées Chuhada (« mosquée des martyrs ») et construites à l’identique se dressent le long des axes Cheikh Zayed qui traversent d’Est en Ouest la capitale, telle la mosquée Chuhada 2 (document 12a).

Les lieux de culte ont été, avec les infrastructures routières, parmi les premiers éléments achevés, ce qui semble perpétuer le primat islamique de la fonction religieuse pour définir l’urbain (la ville, madîna, signifiant littéralement le « lieu de la religion ») et déterminer un rang dans la hiérarchie urbaine. Dès 2019, les deux fleurons religieux de la nouvelle capitale ont été mis en exergue à grands renforts de communication : la mosquée Fattah el-‘Alim, préconisée pour la grande prière du vendredi (photos 4 et 5), et l’église de la Nativité du Christ dont on peut distinguer l’intérieur décoré de peintures murales avec, tout au fond, des légendes écrites en trois langues, anglais, arabe et copte (photo 12). Comme la plupart des églises coptes, elle demeure placée sous haute surveillance policière et militaire, le régime du maréchal al-Sissi se posant en rempart sécuritaire et défenseur des chrétiens égyptiens. Leur nombre oscille, selon les sources, entre 5 et 10 millions de fidèles. Minorité en souffrance, ces derniers ont été ciblés depuis 2012 par une recrudescence de violences et d’attentats perpétrés par des groupes islamistes jihadistes.

Document 13. Les édifices religieux, premiers bâtiments achevés

Mosquée extérieur

Document 13a. La mosquée Fattah el-‘Alim (extérieur). Cliché : Karine Bennafla, 2022.

mosquée intérieur

Document 13b. La mosquée Fattah el-‘Alim (intérieur). Cliché : Karine Bennafla, 2022.

église nativité

Document 13c. L’église de la Nativité du Christ. Cliché : Karine Bennafla, 2022.

La nouvelle capitale administrative incarne le rêve d’un nouvel ordre urbain et le fantasme d’un contrôle par la technologie (Khedira 2020). Elle réactive une série de mythes inhérents à la mise en valeur du désert : construire une société nouvelle, créer une urbanité nouvelle, s’inscrire dans la modernité avec l’expérimentation d’innovations technologiques, celles aujourd’hui accolées à la « ville intelligente ». Le bandeau du site web de l’ACUD proclame « Bienvenue dans la capitale de l’Égypte, la ville intelligente de demain », dépeignant une « ville intelligente par nature » dotée de « bâtiments intelligents », de « circulation intelligente », de « services publics intelligents » et d’une « gestion électrique intelligente ». L’équipement phare et stratégique de la nouvelle capitale est ainsi le centre de données, pierre angulaire de la ville intelligente et incarnation du haut-modernisme dépeint par James Scott (1998) en tant qu’idéologie planificatrice hégémonique. Le centre de données aurait constitué l’un des premiers achats auprès d’une société américaine. Son installation gage d’un mode de gestion urbaine innovant appuyé sur la technologie numérique, que ce soit pour les infrastructures hydrauliques, les équipements, les démarches administratives ou la sécurité. Complété par 6 000 caméras, le dispositif informatisé doit permettre de détecter les moindres déplacements (« y compris celui d’une mouche » selon les mots de notre interlocuteur), de dépister tout dysfonctionnement technique et d’y remédier à distance grâce à un système d’alerte automatique. Une surveillance à la Orwell en somme, basée sur des smart codes et la détention de smart cards individuelles. Ville nouvelle dernier cri, la nouvelle capitale administrative illustre une régulation ancrée sur l’intelligence artificielle et une gamme de services numériques concrétisant à la fois la modernité numérique de l’Égypte, la mise en place d’un gouvernement électronique et l’acmé d’une politique nationale de sécurité.

 

Conclusion : les paradoxes d’une « cité verte et durable » dans le désert

Alors que le site web de CUBE consultants martèle à l’envi « la capitale est verte » en pointant sur un schéma l’agencement de la NCA autour de 12 nouvelles vallées pour créer une « oasis naturelle », les documents 1 et 10 montrent la forte emprise au sol des voies routières qui tiennent une place décisive dans la structuration et le désenclavement de la future capitale. La présence antérieure du « périphérique régional » (da’iri aqlimi) aurait joué un rôle déterminant dans le choix du site urbain, assurant une connexion directe aux gouvernorats du delta en évitant le Caire. Au sein de la future capitale, des tunnels permettent de faire demi-tour sans recourir aux dangereux dispositifs de U-turn (qui permettent de faire demi-tour sur une double-voie en opérant un virage en « U »), nombreux au Caire. Le réseau routier se décline selon une hiérarchie bien ordonnée : autoroutes périphériques (da’iri) ; axes principaux (mehouar) larges de 96 à 240 m ; voies secondaires (tariq) ; rues de quartier (chari). Avec une ampleur de 18 à 76 m, celles-ci ont une largeur minimale « qu’on ne trouve même pas au Caire » d’après notre guide. Cette prééminence de la desserte routière étonne dans une ville annoncée « verte » depuis le début.

L’approvisionnement en électricité et en eau de la NCA demeure une question sensible et les informations afférentes sont parcellaires et difficiles à obtenir. Une centrale électrique (13 GW) fonctionnant au gaz naturel égyptien ((La découverte en 2015 du gisement gazier de Zohr en Méditerranée orientale a modifié la situation énergétique de l’Égypte, devenue autosuffisante en gaz depuis 2018. Les deux usines de liquéfaction du gaz, construites dans les années 2000 à Idku et Damiette, tournent à pleine capacité depuis 2021 avec l’achat de gaz israélien réexporté vers Israël sous forme de gaz naturel liquéfié. La centrale électrique d’Aïn Sokhna est une centrale à gaz à cycle combiné employant du gaz naturel liquéfié.)), achevée en 2018 par la société allemande Siemens près d’Aïn Sokhna (document 1), doit pourvoir aux besoins de la future ville en complément des centrales solaires photovoltaïques prévues. Le pays affiche une stratégie en effet une stratégie de développement des énergies renouvelables (parc éolien) et de l’hydrogène bas carbone envisageant un mix électrique à 42 % d’origine renouvelable d’ici 2035 – contre 5% en 2021 ((Source : Lettre économique d’Égypte, n°133, Ambassade de France en Égypte, novembre 2022.)).

Deux lignes d’adduction d’eau potable ont été prolongées depuis les villes de Tagamou‘ et Dix-de-Ramadan ; pour l’arrosage des nombreux jardins et espaces verts, qui constituent des équipements de luxe dans cet environnement aride, le recours croisé aux eaux recyclées, aux eaux dessalées et à des réservoirs d’eau est évoqué. La mobilisation des nappes profondes fossiles, par exemple l’aquifère des grès de Nubie localisé dans le désert occidental, n’est pas mise en avant. En revanche, l’extension du programme de dessalement a été annoncée par le ministère du Logement en 2020 pour atteindre neuf millions de mètres cubes d’eau par jour en 2050 (contre un million en 2021). Le flou entourant la mobilisation d’eau et d’énergie surprend alors que l’Égypte a accueilli en novembre 2022 la COP 27 sur le changement climatique, que son passage sous le seuil de pénurie absolue en eau (500 m3/hab./an) a été officiellement acté par la Présidence, et que l’achèvement du barrage éthiopien de la Renaissance augure d’une réduction inquiétante du débit du Nil qui fournit plus de 90 % des besoins nationaux en eau. Pour l’heure, la cité sportive de la NCA a été achevée pour conforter la candidature nationale aux Jeux olympiques de 2036 et le chantier de la Cité olympique internationale au sud (document 1) progresse. En cas de succès, les autorités égyptiennes espèrent donner à voir au monde leur nouvelle capitale, icône d’une Égypte tournée vers l’avenir, mais désormais éloignée du Nil et surtout confrontée à de fortes incertitudes environnementales tues par la machine de l’expertise.

 


Bibliographie

Mots-clés

Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : capitale | Chinafrique | développementalisme | macrocéphalie | mégapole | mégaprojets urbains | planification urbaine | silhouette urbaine | ville entrepreneuriale.

 

Les autrices remercient les relecteurs et relectrices de Géoconfluences pour leurs remarques constructives.

 

Karine BENNAFLA

Professeure de géographie, université Jean-Moulin Lyon 3, UMR 5600 Environnement, Ville, Société

Hala BAYOUMI

Ingénieure de recherche CNRS, affectée au CEDEJ (Le Caire)

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :  

Karine Bennafla et Hala Bayoumi, « Démonstration de puissance ou aveu d’impuissance ? La nouvelle capitale administrative de l’Égypte », Géoconfluences, mars 2023.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/de-villes-en-metropoles/articles-scientifiques/nca-nouvelle-capitale-egypte