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Fabriquer la ville avec les moyens du bord : L’habitat précaire à Yaoundé (Cameroun)

Publié le 10/09/2018
Auteur(s) : Martin Luther Djatcheu, Docteur en urbanisme, aménagement de l’espace et environnement - Université de Bretagne Occidentale

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Cet article montre les stratégies d’édification de l’habitat précaire par les populations à Yaoundé au Cameroun. Il en ressort qu’avec la crise économique, l’offre de logements par la puissance publique est insuffisante. Ainsi, les populations fabriquent elles-mêmes leur habitat avec les moyens du bord, ce malgré de nombreux risques liés aux sites d’implantation.

Bibliographie | citer cet article

Comme la plupart de ses homologues d’Afrique sub-saharienne, le Cameroun est un pays à urbanisation récente et rapide. Depuis son indépendance le 1er janvier 1960, plusieurs centres urbains y ont été créés. Le nombre de villes d’au moins 5 000 habitants a rapidement augmenté, passant de « 195 en 1976 à 208 en 1987 puis à 312 en 2005. La proportion de la population urbaine y est passée de 28,5 % en 1976 à 37 % en 1987 pour atteindre 48,8 % en 2005 » (RGPH de 2005) et sans doute largement au-dessus de 50 % aujourd’hui. L’augmentation de la population s’accompagne de l’accroissement de la demande de logements de 10 % chaque année, soit 100 000 logements par an pour chacune des seules villes de Yaoundé et Douala (MINDUH, 2010). Or, l’offre étatique pour l’ensemble du Cameroun est annuellement estimée à environ à 10 000 logements (ibid.), chiffre difficilement vérifiable ((L’État à travers le Société Immobilière du Cameroun, a à ce jour, construit deux cités et 14 camps à Yaoundé. De sa création à ce jour, la SIC a aménagé 5250 logements de différents standings dont 2 454 en location simple et 2 796 en accession à la propriété à Yaoundé)). De plus, les rares logements décents qui sont construits sont hors de portée de la bourse de l’écrasante majorité des citadins. Ainsi, face à l’incapacité de la puissance publique et du secteur privé formel de produire suffisamment de logements bon marché, les citadins sont eux-mêmes les producteurs de leur habitat, généralement sur des terrains en principe non-constructibles, et dans une dynamique d’autoconstruction où se côtoient faux et vrais maçons (Kengne et Djatcheu, 2015). À partir des observations faites dans douze quartiers de la ville de Yaoundé (figure 1) ((Observations faites dans le cadre de notre thèse de doctorat, sur la base d’un échantillon de 1115 ménages enquêtés, et sous la codirection des Professeurs René-Paul Desse de l’Université de Bretagne Occidentale, et Kengne Fodouop de l’Université de Yaoundé I au Cameroun)), cet article s’attache à faciliter et à illustrer la compréhension de la fabrique de l’habitat précaire (encadré n°1), malgré les risques liés aux sites d’implantation.

Figure 1a. Localisation de Yaoundé au Cameroun et dans la région du Centre

Martin Luther Djatcheu — carte localisation région Centre et Mfoundi
Figure 1b. Localisation des quartiers étudiés à Yaoundé

Martin Luther Djatcheu — carte localisation Yaoundé

Figure 1c. Le centre et le péricentre de Yaoundé

Martin Luther Djatcheu — carte centre-ville Yaoundé

 
Encadré 1. Pourquoi parler « d’habitat précaire » et non « d’habitat spontané » ou de « bidonville » ?


« L’habitat spontané » le plus souvent révèle l’absence de la contrainte étatique, et semble perpétuer l’idée d’une urbanisation désorganisée et effectuée en dehors de toute logique et de règles. De cette manière, nous pensons que cette terminologie est limitée, et estimons qu’avant toute chose, ce type d’urbanisation est le fruit d’une réflexion, même si elle s’exprime en dehors de toute planification étatique.

Le « bidonville » se limite généralement à la précarité architecturale de l’habitat. Comme nous le montre la figure 2 ci-dessous, l’habitat précaire que nous étudions va au-delà de la précarité architecturale. En effet, dans les quartiers à habitat précaire d’Afrique en général et de Yaoundé en particulier, il existe des maisons de moyen voire de haut standing. Leur précarité n’est donc pas architecturale, mais juridique, dans la mesure où elles sont construites en marge de la légalité.

Par exemple, dès le début des années 2000, la construction de la nouvelle ambassade des États-Unis dans le quartier Bastos à Yaoundé a attiré les couches sociales aisées qui sont venues s’installer dans les marécages de la vallée située à proximité, au mépris des normes d’urbanisme. Se croyant au-dessus de la loi et fascinés par le quartier chic de Bastos, certains ministres, députés, cadres supérieurs de l’armée comme des généraux, cadres supérieurs de l’administration publique, hommes d’affaires, etc., y ont construit des maisons coûte que coûte (Mabou, 2013). Les constructions mises en cause sont des villas, des « châteaux », des châtelets, des duplex, des pavillons, etc. en cours de construction ou déjà achevés à cette époque. La précarité de leur habitat n’est donc pas architecturale, mais juridique. La Communauté Urbaine de Yaoundé a procédé à la démolition desdites constructions en 2005. Des sources officieuses ((Quotidien Mutations n° 1372, Ekoudou-Bastos : « Destruction, pleurs et désolation », du mardi 29 mars 2005)) attribuent au président Biya (qui a lui-même sa villa personnelle à côté de l’ambassade des États-Unis), la décision de les faire déguerpir.

Figure 2. Contenu du concept d'habitat précaire

Martin Luther Djatcheu — Habitat précaire concept diagramme

 

1. Pratiques populaires d’accès au sol et d’édification de l’habitat précaire à Yaoundé

Les acteurs de la fabrique de l’habitat précaire usent de nombreuses astuces pour acquérir des terrains et pour édifier leurs maisons d’habitation, en marge de la légalité.

1.1. Les pratiques populaires d’accès au sol

Les transactions foncières mettent en jeu une multiplicité d’acteurs aux logiques variées à partir desquels on peut lire l’insécurité foncière. Tant à l’intérieur des structures familiales et lignagères qu’à l’extérieur, on retrouve une constellation de relations sociales entre personnes qui s’impliquent dans les pratiques de formalisation des droits fonciers. Il s’agit notamment des autorités traditionnelles ou des descendants de clans et des intermédiaires.

Les autorités traditionnelles (chefs autochtones ou descendants de clans) sont aujourd’hui les principaux maîtres des institutions foncières dans les espaces non-constructibles de la ville et en périphérie, à travers lesquelles se dessinent tous les enjeux de l’appropriation de la terre. En effet, les chefs sont des gestionnaires des terres qu’ils devraient défendre, mais qui les vendent. En fait, dans le droit coutumier, l’autochtone n’est pas propriétaire à proprement parler, mais plutôt un usufruitier. La formule « que la terre de nos ancêtres te soit légère », très souvent utilisée lors des rites funéraires au Cameroun, traduit l’idée selon laquelle la terre n’était pas considérée comme un bien individuel, mais comme un bien collectif. L’apport du droit européen a créé des mutations du droit coutumier, remettant ainsi en question l’ordre ancien fondé sur la communauté. La conséquence directe de ces mutations est l’introduction d’un nouveau mode fondé sur l’individu et l’argent, et débouchant sur l’appropriation progressive des terres par achat non légalisé. Ainsi, les chefs autochtones peuvent offrir, louer, échanger ou vendre une parcelle de terre directement à ceux qui, sur la base de leurs réseaux de relations, engagent des négociations. En leur qualité de vendeurs (chefs autochtones) et acheteurs (néo-citadins), ils sont toujours accompagnés de témoins qui attestent de la formalisation de la transaction lors de la contractualisation de l’acte de vente (Mimche, 2011). Le chef coutumier à Yaoundé est un Ewondo qui transmet la terre par héritage, vente, location ou prêt, à tous ceux qui sont en quête urgente d’une parcelle pour construire une « baraque ».

Ainsi, l’Acteur n° 1, descendant de clan et propriétaire terrien au quartier Oyom-Abang affirme que : « Pour l’obtention d’une parcelle de 100 m², la contrepartie ressemble à la liste suivante : deux gros porcs, cinq casiers de boisson, deux cartons de vin rouge, quatre bouteilles de whisky, une somme de trois cent mille FCFA, correspondant à environ 3000 FCFA (4,5 euros) le m² ». Ces présents sont distribués aux membres du clan. Plus rarement une ou plusieurs couvertures de laine, des cartouches de cigarettes ou des pagnes sont exigés. Ces composantes et prix dérisoires, Yapi Diahou (1994) les qualifie de prix de « boisson » dans le contexte ivoirien.

Comme le souligne ONU-Habitat en 2009, plus de 80 % des transactions foncières sont réalisées de manière informelle dans les villes du Cameroun. La vente du terrain dans les quartiers à habitat précaire se fait ainsi de façon coutumière à cause de l’impossibilité de la vente officielle, car ces zones sont non-aedificandi, interdites à toutes constructions, selon la réglementation nationale en matière d’occupation des espaces en milieu urbain.

Les nombreux intermédiaires ou « démarcheurs » sont des hommes qui exercent un métier qui ne les occupe pas à plein temps (Tonato, 2000). Mais il y a aussi des ouvriers, des déscolarisés et des chômeurs, pour lesquels il s’agit de la seule source de revenu, devenant ainsi de « véritables professionnels du marché foncier » (Carli, 2001). Les démarcheurs sont des personnes très actives dans les transactions entre le propriétaire et l’acquéreur. Leur rôle est de trouver une terre disponible pour un néo-citadin qui en cherche une ou de trouver un acheteur pour une personne voulant vendre son terrain. Si un propriétaire est d’accord, ils vont chercher des témoins. Ils sont assez mobiles, connaissent bien tous les quartiers et travaillent en équipe ou individuellement. En contact permanent avec les propriétaires terriens, ils sont en mesure d’informer toute personne du potentiel foncier, ainsi que de sa valeur. Les démarcheurs sont donc des acteurs très importants de la vente illégale des terrains à Yaoundé, et sont même aux yeux de leurs clients, indispensables dans la recherche et l’achat des terrains.

1.2. Les mécanismes économiques et techniques de la production des habitations précaires

Les prix de tous les matériaux traditionnels de construction sont supportables par la plupart des populations. La maison en poto-poto ((Maison possédant une armature composée de piquets verticaux en bois et de bambous horizontaux attachés aux piquets, sur lesquels on projette à la main des boules de terre malaxée avec de l’eau. C’est un terme générique à plusieurs pays d’Afrique.)), constitue plus de 70 % des constructions des habitations des quartiers à habitat précaire enquêtés de la ville de Yaoundé (figure 3).

Figure 3. Vue des maisons en poto-poto et poto-poto crépi dont l’état de dégradation est très avancé

Martin Luther Djatcheu — photos potopoto
3a. Maisons en poto-poto. Clichés de Martin Luther Djatcheu, 2015

Martin Luther Djatcheu — photos potopoto
3b. Maisons en poto-poto crépi. Clichés de Martin Luther Djatcheu, 2015

Les 30 % restant concernent les maisons en planche de bois (figure 4), en brique de terre crue (figure 5) et en parpaings de ciment (figure 6). Le poto-poto reste le matériau le moins coûteux pour l’édification des murs. Les parties les plus onéreuses de ce type de case sont la charpente et les huisseries. Le prix de revient d’une telle construction (murs de terre et toit de tôles) est estimé de nos jours à environ 12 000 FCFA (18 euros) le m² et peut même être ramené à 9 000 FCFA (13,5 euros) en utilisant une main-d’œuvre familiale (Djatcheu, 2018). II est en effet bien rare que le propriétaire n’ait pas, parmi les membres de sa famille ou parmi ses amis quelque tâcheron, maçon, charpentier ou menuisier auquel il ne puisse faire appel à prix réduit ou même gratuitement. Tout au contraire, une construction en dur suppose le recours à des professionnels du bâtiment, de sorte que son coût au m² se situe entre 50 000 et 100 000 FCFA (75 et 150 euros).

Figure 4. Maisons construites en planches de bois
Martin Luther Djatcheu — maisons en planches de bois
Clichés de Martin Luther Djatcheu, 2015.
Figure 5. Maisons construites en briques de terre crue

Martin Luther Djatcheu — maisons en brique de terre crue
Clichés de Martin Luther Djatcheu, 2015.

Figure 6. Maisons construites en parpaings de ciment

Martin Luther Djatcheu — maisons en parpaings
L’inscription « AT » sur la maison de la figure 6 (en haut à gauche) est faite par la Commune d’arrondissement dans laquelle est localisée ladite maison, et signifie « Arrêt des Travaux », montrant ainsi le statut illégal de la construction. Clichés de Martin Luther Djatcheu, 2015. 

Pour ce qui est du financement de la construction, il faut préciser que les populations pauvres des villes n’ont généralement pas accès aux circuits bancaires ou aux caisses populaires. Ils doivent donc passer par des systèmes d’épargne à la portée de leurs moyens. Ces systèmes reposent sur des tontines ((une forme de microcrédit entre particuliers qui se regroupent et versent régulièrement de l’argent à une caisse commune. L’argent récolté est alors remis à l’un des membres et ainsi de suite. Chacun des cotisants aura un jour sa part.)) sous leurs différentes formes. Durant nos enquêtes dans le quartier Melen, nous avons recueilli le témoignage de l’Acteur n° 2, âgé de 67 ans, originaire de l’ouest-Cameroun, et agent de l’État à la retraite : « C’est grâce à ma tontine que j’ai construit ma maison. Chaque dimanche, je cotisais la somme de 2 500 FCFA. Après 10 mois, j’ai obtenu 100 000 FCFA. Cette somme m’a permis d’entamer les constructions et plus tard, d’entrer dans ma maison en attendant le prochain tour de la cotisation. Lorsque j’ai bouffé (bénéficié) la deuxième fois, j’ai procédé aux travaux de finition ». Pour certains cas, les réseaux de solidarité s’étendent dans des cercles religieux, surtout évangélistes où « l’amour du prochain » se manifeste parfois par des soutiens financiers. Le témoignage de l’Acteur n° 3 est une illustration de cette aide financière. En effet, âgé de 66 ans, cet ancien agent commercial dans une société de la place, membre d’une église au quartier Nlongkak précise : « Lorsque j’entamais les travaux de construction de ma maison en 1979, je n’avais vraiment pas de moyens. J’ai rencontré le pasteur de la paroisse à qui j’ai posé mon problème. Au départ, c’était pour qu’il prie pour moi, mais grande a été ma surprise lorsqu’il m’a proposé d’en parler aux autres fidèles. Ces derniers ont été touchés par le "Saint-Esprit", et j’ai au final obtenu une enveloppe de 36 000 FCFA, si mes souvenirs sont bons ».

On s’est rendu compte qu’il n’y a pas en tant que telles de techniques de construction. Ces techniques se transforment en réalité en techniques sociales. Le chantier est en fait « le lieu de sédimentation d’histoires individuelles, familiales, collectives. Le foncier est le champ où se manifeste avec le plus de vivacité la coïncidence de la technique et du social. » (Canel et al., 1990). La famille qui va bâtir l’habitation bénéficie souvent de diverses formes de solidarité de la part des habitants du voisinage ; cela peut aller du simple « coup de main » à l’apport de capacités techniques particulières de l’un ou de l’autre. Les populations pauvres qui habitent dans les quartiers à habitat précaire ont ainsi créé des circuits de construction directs et économiques. La main-d’œuvre utilisée est familiale et amicale, avec souvent l’encadrement de journaliers qui apprennent leur métier en même temps qu’ils le pratiquent.

Après les périlleuses étapes de recherche du terrain, du financement et de la fabrique de l’habitat précaire, les acteurs doivent maintenant faire face aux risques liés au milieu physique. En effet, les quartiers à habitat précaire en se développant dans les secteurs non-aedificandi (pentes fortes rocailleuses et les fonds de vallées marécageuses), sont soumis aux risques divers.

 
Encadré 2 . Les risques des quartiers à habitat précaire de la ville de Yaoundé


Les quartiers à habitat précaire de la ville de Yaoundé en se développant sur les pentes fortes rocailleuses et les bas-fonds marécageux sont soumis aux risques d’effondrement, de glissements de terrain et d’inondation. Le non-respect des normes de construction sur les sites de fortes pentes est la principale cause de l’effondrement des constructions dans les quartiers à habitat précaire. En effet, les populations y construisent des habitations sur des zones à risques qui nécessitent des aménagements préalables avant toute opération de construction (figure 7). 

Figure 7. L’effondrement des murs des maisons construites sur des versants de collines escarpées 

photo Martin Luther Djatcheu — effondrement des murs
Clichés de Martin Luther Djatcheu, 2015.

Les glissements de terrain constituent des descentes massives et relativement rapides des matériaux le long d’un versant. Ils impliquent des arrachements suivis de déplacements de masses de terre sur des distances plus ou moins longues. La vitesse et le volume de la masse font souvent de certains de ces mouvements, des phénomènes spectaculaires voire catastrophiques. À Yaoundé, de nombreuses maisons situées sur des versants de collines escarpées en sont exposées (figure 8).

Figure 8. Maisons exposées à des risques de glissement de terrain

photo Martin Luther Djatcheu — maisons exposees au risque
Clichés de Martin Luther Djatcheu, 2015.

Les inondations affectent surtout les « élobi » ou fonds de vallée de l’agglomération. En effet, de par leurs caractéristiques pédologiques et topographiques, les bas-fonds de Yaoundé constituent un environnement favorable aux inondations, notamment lors de la saison des pluies. À Yaoundé en général, il pleut presque tous les mois de l’année. Les crues les plus spectaculaires ont lieu en septembre et en octobre. Le phénomène d’inondation d’origine naturelle est amplifié de manière considérable par « l’anthropisation » anarchique et la poldérisation des bas-fonds (figure 9) orchestrées par les différents intervenants et aménageurs de tout bord (figure 10).

Figure 9. L'occupation totale des bas-fonds

photo Martin Luther Djatcheu — occupation complète des bas-fonds
Clichés de Martin Luther Djatcheu, 2015.

Figure 10. Schéma simplifié des causes des inondations à Yaoundé

schéma Martin Luther Djatcheu — inondations à Yaoundé

L’encombrement des bas-fonds du fait des dépôts des déchets solides (ordures ménagères, bouteilles, plastiques, carcasses des véhicules, etc.) dans les rivières existantes, est une autre cause majeure de ces inondations dans les quartiers à habitat précaire étudiés (figure 11), à des fréquences de plus en plus importantes (figure 12).

Figure 11 : Vue des cours d’eau encombrés par les déchets solides à Yaoundé

photo Martin Luther Djatcheu — pollution des cours d'eau
Clichés de Martin Luther Djatcheu, 2015.

Figure 12 : Vue de deux secteurs inondés à Yaoundé

photo Martin Luther Djatcheu — secteurs inondés
Clichés de Martin Luther Djatcheu, 2015.

 

Au regard des mécanismes qui ont conduit à la fabrique de l’habitat précaire par des acteurs très astucieux et imaginatifs, des interrogations suscitent à présent notre attention. Comment en est-on arrivé là ? Pourquoi l’État camerounais n’a pas pu contrôler le phénomène lié à l’extension des quartiers à habitat précaire ? Il est question pour nous maintenant de comprendre les origines de ce phénomène.

 

2. Les origines du développement des quartiers à habitat précaire dans la ville de Yaoundé

L’extension des quartiers à habitat précaire dans la ville de Yaoundé trouve globalement ses origines dans l’incapacité de l’État à fournir des logements bon marché aux populations pauvres des villes, en provenance pour la grande majorité des zones rurales du pays.

2.1. Un contexte de crise économique très favorable à l’installation des populations dans les quartiers à habitat précaire de Yaoundé

Pendant les deux premières décennies après son accession à la souveraineté nationale en 1960, le Cameroun a connu une remarquable croissance économique doublée d’une stabilité politique interne, qui a favorisé une nette amélioration des conditions de vie des populations camerounaises, en accentuant par ailleurs la migration urbaine vers les capitales politique et économique. Mais, à partir de 1986, le début de la crise économique marque comme un coup d’arrêt à l’efficacité de ce schéma organisationnel. Elle conduit à une contraction des financements de l’État avec entre autres, l’arrêt des grands investissements urbains, au moment où la proportion des citadins dépasse les 37 % de la population totale. Des ruptures d’équilibre sont observées sur les plans socio-politique et économique. Les paysages urbains et le marché du travail portent aussi les stigmates de cette déliquescence généralisée. De plus, l’application des premiers programmes d’ajustement structurel suivie d’une dévaluation du FCFA (Franc de la Communauté Financière Africaine) en 1994, ont été des mesures dont les effets sociaux sont encore plus difficiles à digérer par les Camerounais (Courade, 1994). La migration urbaine prend ainsi de l’ampleur avec l’appui de multiples réseaux sociaux (ethniques, familiaux, etc.). Les villes de Douala et de Yaoundé sont devenues d’importants pôles de la migration des populations d’horizons divers.

2.2. Les raisons d’installation des migrants dans les quartiers à habitat précaire

Les raisons d’installation des populations dans les quartiers à habitat précaire sont nombreuses, au regard des résultats des enquêtes effectuées auprès des ménages (figure 13). Dans les détails, les principales raisons pour lesquelles les chefs de ménage d’installent dans ces quartiers sont les opportunités foncières et le désir de se rapprocher de leurs lieux d’activité.

Dans l’ensemble des quartiers à habitat précaire étudiés, l’écrasante majorité des chefs de ménage propriétaires de leurs logements enquêtés affirment que c’est le faible coût du terrain qui les a motivés à l’acquérir. En effet, au terme des négociations relatives à la vente et à l’achat des terrains, une somme d’argent est alors versée pour la transaction. Cette somme d’argent est fonction des caractéristiques suivantes : l’accessibilité du terrain d’une part, et sa dimension d’autre part. Au regard des enquêtes menées, il ressort que plus de 55 % des ménages ont été attirés par les faibles coûts des terrains. Cela n’est pas surprenant, puisque ceux-ci ont affirmé avoir acheté le m² à environ 1000 FCFA (1,5 euro) pour la plupart, dans les années 1970 et 1980, alors qu’à cette époque, il coûtait déjà entre 5 000 et 10 000 FCFA (7,5 et 15 euros) dans les secteurs viabilisés de la ville de Yaoundé (Bopda, 1985).

Figure 13. Répartition des chefs de ménage en fonction des motivations de l’installation
 

graphe Martin Luther Djatcheu — motivations de l'installation
Source : Martin Luther Djatcheu, enquêtes de terrain, janvier-septembre 2015. Voir la figure 1 pour la localisation des groupes de quartiers.

 

Cependant, les motivations divergent selon les types de quartiers enquêtés. En effet, on remarque d’après le graphique précédent que les motivations liées aux opportunités foncières sont plus nombreuses dans les quartiers périphériques par rapport aux quartiers centraux et péricentraux. Ce qui pourrait expliquer ce démarquage c’est la forte proportion de locataires dans les quartiers centraux et péricentraux, qui recherchent la proximité par rapport à leurs lieux de travail, alors que dans les quartiers périphériques, nous avons interrogé une forte proportion de propriétaires (figure 14), qui y ont trouvé de bonnes opportunités foncières. De toutes les façons, l’intégration en ville se fait via une diversité de réseaux sociaux comme en témoignent les entretiens recueillis durant nos enquêtes.

 
Figure 14. Répartition des ménages selon le statut d’occupation des logements

Graphique Martin Luther Djatcheu — propriétaires et locataires
Source : Enquêtes de terrain, janvier-septembre 2015

 

Pour la famille de l’Acteur n° 4, âgé de 68 ans, originaire de la région de l’ouest Cameroun, l’arrivée à Yaoundé et l’installation dans le quartier Nlongkak (quartier péricentral) s’est effectuée par le biais du fils d’un vendeur au marché périodique du village, donc un « ami du village ». C’est ce dernier qui l’invite à quitter le village pour la ville où les conditions de vie sont, d’après lui, meilleures. À son arrivée en 1979, il est d’abord locataire dans une maison située sur un versant de colline escarpé, avec sa femme et son fils d’un an. Le loyer est dans premier temps payé par le fils du voisin du village, propriétaire d’une maison de trois pièces non loin de là, mais trop petite pour le loger avec sa famille. Quelques mois plus tard, il est recruté dans une société de fabrication de cigarettes au quartier Bastos, située à environ deux kilomètres de son habitation. Avec des économies accumulées pendant un an de travail, il va acquérir un terrain dans un bas-fond du même quartier en 1981. La cherté des terrains au niveau des interfluves l’a orientée vers le « marché parallèle ». Ainsi, compte tenu de ses ressources modestes, s’installer dans ce bas-fond marécageux lui est apparu comme ultime recours pour accéder à un logement en propriété. D’ailleurs, il le dit si bien : « les prix des terrains étaient au-delà de mes possibilités financières. Ils variaient de 7 000 à 10 000 FCFA (de 11 à 15 euros) le m², alors qu’ici, j’ai eu une opportunité à 2000 FCFA (3 euros) le m². Installé ici, je me sens proche du centre-ville ».

L’investissement dans les quartiers à habitat précaire peut aussi être lié aux attaches dont les familles peuvent disposer en arrivant. En effet, l’arrivée de certaines familles comme celle de l’Acteur n° 5 au début les années 1980 s’est effectuée sur le modèle du rapprochement familial ou amical. En fait, il a perçu les « mains tendues » de ses frères, originaires tout comme lui de la région du nord-ouest, comme des occasions pour acheter dans le quartier Melen (quartier péricentral), des lots et s’y installer. Cette raison a très souvent décidé des familles à franchir le cap pour s’aventurer dans les quartiers à habitat précaire. Il faut préciser que l’Acteur n° 5 a, dès son arrivée à Yaoundé, cohabité avec son cousin déjà marié et ayant vécu deux ans dans la ville. Quelques mois plus tard, il décide d’y acheter un lot de terrain. Sa présence quotidienne dans le quartier lui a également donné la possibilité d’activer les réseaux d’intermédiaires et d’obtenir plus rapidement un lot auprès d’un propriétaire terrien : « lorsque je suis arrivé dans ce quartier, je ne m’enfermais pas sur moi-même. Je saluais toujours les voisins. J’allais de temps en temps offrir du vin au chef du quartier. Ce sont ces petites relations que j’ai nouées dans le quartier qui m’ont permis d’obtenir facilement cette parcelle de terrain. En fait, c’est le "secret" que m’avait donné mon cousin ». On se rend donc à l’évidence que s’adresser à un membre de la famille, que l’on connaît bien, autorise plus facilement « à traiter » avec un propriétaire terrien, souvent celui avec lequel son parent a déjà conclu un quelconque achat de terrain.

La « tolérance » que manifestaient les pouvoirs publics à l’égard des quartiers à habitat précaire a permis aux familles de courir le risque de s’y installer. En effet, la menace quasi permanente du déguerpissement qui pèse sur ces types de quartiers, est un inconvénient réel mais qui ne constitue pas intrinsèquement un handicap suffisant pour dissuader les familles de s’installer dans des zones interdites. Toutes sont bien évidemment conscientes d’être en situation fragile, mais aucune ne regrette son choix, et toutes espèrent que, un jour ou l’autre, leur quartier sera reconnu et équipé.

 

Conclusion

L’analyse a permis de mettre en exergue le fait que la crise économique a accentué les migrations vers les villes et leurs conséquences sur l’accès au logement. L’État à travers la SIC, en charge de la production des logements sociaux, ne semble pas s’être adapté à la situation économique de crise. Face à cela, les populations se lancent dans la construction de leur habitat, et deviennent ainsi les principaux bâtisseurs des villes. Elles construisent leurs habitations précaires dans les zones non-aedificandi, et font appel à une large gamme de matériaux dont les techniques d’utilisation sont plus ou moins bien maîtrisées. L’habitat précaire, en se développant sur les pentes fortes rocailleuses et les bas-fonds marécageux, est soumis aux risques d’effondrement, de glissements de terrain et d’inondation. Avec la crise, et malgré les efforts importants faits dans certains pays par les pouvoirs publics, le rythme de construction des bâtisses décentes semble ralentir dans la plupart des capitales africaines. Pourtant, il devrait plutôt accélérer, notamment en termes de logements et de lotissements sociaux dignes de ce nom, au vue de l’importance des flux migratoires vers les principales villes africaines et camerounaises en particulier.

 


Bibliographie

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Martin Luther DJATCHEU
Docteur en aménagement de l’espace et urbanisme, Université de Bretagne Occidentale, chercheur associé au Laboratoire de géoarchitecture

Mise en web : Jean-Benoît Bouron

 

Pour citer cet article :
Martin Luther Djatcheu, « Fabriquer la ville avec les moyens du bord : L’habitat précaire à Yaoundé (Cameroun) », Géoconfluences, septembre 2018.

URL : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/de-villes-en-metropoles/articles-scientifiques/habitat-precaire-yaounde

 

Pour citer cet article :  

Martin Luther Djatcheu, « Fabriquer la ville avec les moyens du bord : L’habitat précaire à Yaoundé (Cameroun) », Géoconfluences, septembre 2018.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/de-villes-en-metropoles/articles-scientifiques/habitat-precaire-yaounde