Le modèle des super-îlots à Barcelone : un exemple de régénération d’une ville
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La ville de Barcelone a engagé depuis 2016 une transformation urbaine de grande ampleur. Portés par l’urbaniste Salvador Rueda, les superblocks (en anglais), également appelés superilles en catalan, supermanzanas en castillan et super-îlots en français, proposent de repenser le plan Cerdà (Rueda, 2020). Ildefons Cerdà, auteur de La théorie générale de l’urbanisation en 1867, est considéré comme un des grands théoriciens de l’urbanisme moderne comme discipline scientifique. Il appliqua sa théorie à la ville de Barcelone, lui donnant une trame urbaine caractéristique, parfaitement régulière et composée d’îlots carrés de dimensions identiques. Barcelone, comme de nombreuses villes, fait face à des problèmes environnementaux, climatiques, sanitaires et sociaux. Les superblocks proposent d’y répondre en regroupant plusieurs îlots d’habitation au sein desquels l’espace public, les mobilités et la végétalisation sont repensés. Toutefois, comme toute évolution urbaine, les changements engendrés par ce nouveau modèle peuvent être accompagnés d’un certain nombre de risques et d’obstacles : augmentation des prix de l’immobilier, risque de gentrification, problèmes de transports et de mobilités, et difficulté à accepter des changements. Plus globalement, ce modèle participe au renouveau de la ville et s’inscrit dans des changements nécessaires en milieu urbain portés à échelle mondiale par les objectifs de développement durable des Nations Unies. Cet article a pour objectif de comprendre le processus de régénération urbaine de la ville de Barcelone à travers le modèle des superblocks, d’en comprendre les nuances, les apports et les limites, et de s’intéresser à son étendue internationale.
1. Du plan Cerdà au projet de super-îlots
L’évolution de la ville de Barcelone au cours des deux derniers siècles a été marquée par une adaptation urbaine aux contextes auxquels elle a dû faire face. D’abord, la révolution industrielle et le développement économique de la ville ont fait naître un des premiers grands plans de l’urbanisme moderne, le plan Cerdà. De nos jours, le modèle des superblocks est une réponse aux défis environnementaux actuels qui s’inscrit dans une réflexion de remaniement de l’héritage urbain.
1.1. L’eixample : l’œuvre urbaine de Cerdà
Jusqu’au milieu du XIXe siècle, la ville de Barcelone vit dans les limites de ses remparts datant du début du XVIIIe siècle. Pourtant, la révolution industrielle touche aussi l’Espagne et en particulier la Catalogne et sa capitale. L’exode rural engagé pendant cette nouvelle phase économique provoque une augmentation de la population barcelonaise dans un espace limité. Elle passe de 64 000 habitants en 1800 à 150 000 habitants en 1854 (Novarina, 2023). La municipalité de Barcelone lance en 1859 un concours ayant pour objet l’expansion de la ville en dehors de ses remparts. Cette extension, appelée eixample en catalan, ensanche en espagnol, donnera son nom au district qui va alors naître. Ildefons Cerdà, ingénieur catalan des Ponts et chaussées, propose alors un projet qui donne aujourd’hui toute sa particularité au plan d’urbanisme de Barcelone. À l’image de ce qui sera réalisé plus tard dans d’autres transformations urbaines majeures en Europe, comme les travaux du baron Haussmann à Paris, la proposition de Cerdà vise à répondre aux préoccupations de son époque. Face à l’augmentation rapide de la population et aux mauvaises conditions de vie, l’ingénieur, qui s’inscrit dans les pensées progressistes, hygiénistes et sociales, imagine une ville répondant aux risques de ségrégation et offrant de meilleures conditions de vie, de l’espace, de la lumière, de la végétalisation et de la circulation, en anticipant les flux de déplacements.
Document 1. Le plan CerdàSource : Archivo histórico Municipal de Barcelona |
La forme que choisit Cerdà est celle d’un quadrillage régulier, reprenant une trame hippodamienne (document 1). Son originalité tient à ses dimensions et ses caractéristiques claires et raisonnées (Magrinyà and Marzá, 2017). La trame carrée est organisée en îlots mesurant 113 mètres par 113 mètres, les angles des carrés sont coupés afin de dégager les carrefours, et les rues mesurent généralement 20 mètres de largeur. Ces dernières sont composées de trottoirs de 5 mètres de large et d’une voie de 10 mètres de large pour un partage équilibré entre les piétons et les voitures. Les îlots n’étaient à l’origine construits que partiellement, végétalisés au centre, et devaient être caractérisés par une diversité architecturale afin de rompre la monotonie du plan. La trame générale de ce dernier est orientée afin d’optimiser le temps d’ensoleillement à l’intérieur des quatre côtés des bâtiments construits. Il modernise la ville en termes d’habitat, d’espaces publics et d’équipements. Les voies de circulation sont optimisées par les diagonales et quelques grands axes, plus larges, qui participent à la régulation des flux. L’Eixample, par son organisation, contraste ainsi avec le centre historique (document 2) et donne à Barcelone une trame urbaine à l’aspect si caractéristique.
Document 2. Le centre de l’agglomération barcelonaise et les projets d’urbanisme actuels |
L’ensanche de Barcelone est un plan unique dans le monde et sa singularité en fait un des modèles les plus étudiés en urbanisme. Toutefois, l’œuvre de Cerdà ne se limite pas à la réalisation de ce plan. Son ouvrage Teoría general de la urbanización – Y aplicación de sus principios y doctrinas a la reforma y ensanche de Barcelona, paru en 1867, est considéré comme une des œuvres majeures de l’urbanisme en tant que discipline scientifique et fait de Cerdà l’un des pères fondateurs de la discipline. Toutefois, celui-ci aura pendant longtemps été peu reconnu et n’aura eu que peu d’influence en dehors de l’Espagne (Coudroy de Lille, 2010).
1.2. L’émergence des superblocks face aux défis de la ville de Barcelone
Le plan de la ville de Barcelone imaginé par Cerdà a évolué progressivement avec l’accroissement de sa population, la spéculation foncière, l’industrialisation continue et l’émergence de l’automobile. Aujourd’hui, tous les îlots sont construits et fermés, la végétalisation des cœurs d’îlot est minime et l’automobile a pris une place prépondérante. La population actuelle de Barcelone est de 1 646 193 habitants, dont 270 000 dans le district de l’Eixample, pour une des densités les plus importantes d’Europe (16 144 habitants par km²) (Idescat, n.d.). Ainsi, la ville est confrontée à des défis similaires à ceux auxquels sont confrontées les autres villes européennes. Les problèmes environnementaux liés à la pollution atmosphérique, leurs conséquences sanitaires, la question des modes de transport, des déplacements et des mobilités, les inégalités sociales et le partage de l’espace public sont aujourd’hui au cœur des politiques locales.
Selon les estimations publiées par l’Institut de Santé Global (ISGlobal, n.d.), la ville de Barcelone connait un niveau de pollution de l’air par les particules fines PM2,5, issues de la population industrielle et résidentielle, de 17,3µg/m3, ce qui est supérieur aux recommandations de l’OMS (>5µg/m3) mais inférieur à celles de l’Union européenne (>25µg/m3). Pour les oxydes d’azote (NO2), issus principalement de la pollution des transports, ce niveau est de 41,2 µg/m3, dépassant le niveau européen recommandé de >40µg/m3 et multipliant par 4 le niveau recommandé par l’OMS (>10µg/m3). Par ailleurs, 83,4 % de la population est exposée à des niveaux de bruit nocifs et 16,5 % de la population est fortement gênée par le bruit. 86,20 % de la population vit dans des espaces avec moins de 25 % de superficies vertes à moins de 300 mètres et 81,9 % de la population vit sous les seuils de végétalisation de la ville formulés par l’OMS. À partir de ces données, l’ISGlobal a estimé le nombre de morts que la ville de Barcelone pourrait éviter selon la nuisance si les seuils et les recommandations de l’OMS étaient atteints (document 3). Ces morts évitables estimées ne sont pas cumulatives entre les nuisances et sont le résultat d’un modèle mathématique combinant plusieurs données de mortalité, de niveau de nuisances et des scénarios théoriques.
Document 3. Estimation des morts évitables selon le type de nuisance pour la ville de Barcelone et son aire métropolitaine
Source : ISGlobal |
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Face à ces défis, la ville de Barcelone, à travers son agence d’écologie urbaine et sous l’impulsion de son directeur Salvador Rueda, a proposé une régénération du plan Cerdà. L’idée des superblocks émerge ainsi (Rueda, 2019) et est intégrée dans le plan de mobilité urbaine 2013-2018. À l’origine, dans le plan Cerdà, les circulations étaient imaginées et possibles autour de chaque îlot d’habitation, les « blocks ». Avec les superblocks, plusieurs îlots d’habitation sont regroupés. Autour de ceux-ci la circulation reste la même ; c’est à l’intérieur de chaque superblock qu’elle est limitée aux habitants, aux livraisons et aux camions de ramassage des ordures. Une partie de l’espace utilisé par la voiture est réaménagé en espace public, pour les modes doux et pour la végétalisation de la ville (document 3). Il s’agit de regagner de l’espace public sur la voiture pour réduire la place des transports motorisés et la pollution de l’air, et en même temps de favoriser les mobilités actives et l’activité physique, les espaces verts et des îlots de rafraichissement. Les superblocks apportent des réponses aux problèmes urbains par l’augmentation de l’espace pour les piétons, de l’accessibilité, de la qualité de l’air et du confort acoustique (López et al., 2020).
Document 4. Le modèle des superblocks à Barcelone |
2. La réalisation du projet de super-îlots à Barcelone
Le plan de mobilité de la ville de Barcelone avec les superblocks est définitivement approuvé en mars 2015. Commencent alors des premières expérimentations d’aménagement qui valideront la pérennisation du modèle. Cependant, si la concrétisation des superblocks apporte des effets positifs en matière de qualité de vie, d’environnement et de santé, elle soulève également des questions sociales et immobilières majeures.
2.1. Du modèle initial « tactique » vers la création des « axes verts »
Salvador Rueda imagine initialement 503 superblocks pour l’ensemble de la ville de Barcelone (document 5). De l’origine théorique du projet aux premières réalisations, deux formes de superblocks vont voir le jour. La première s’inspire de l’urbanisme tactique et la deuxième, dénommée « axes verts », implique des réaménagements plus conséquents et pérennes.
Document 5. Carte des 503 superblocks proposés par Salvador RuedaChaque contour noir représente les axes entourant un superblock. Les superblocks prennent des formes différentes selon les types de trames. Les points verts symbolisent les croisements au cœur des superblocks visés pour créer des places et de la végétalisation. Source : BCNecologia. |
Les deux premiers superblocks développés ont été réalisés dans deux quartiers bien distincts (document 2). Toutefois, ils ont été construits sur les mêmes modèles et selon les principes de l’urbanisme tactique. Ce type de méthode de transformation de l’espace urbain est un processus qui revêt plusieurs caractéristiques. Il se veut « fondé sur l’expérimentation, participatif et pouvant donner lieu à des interventions temporaires et/ou transitoires. […] Il s’appuie sur trois principes fondamentaux permettant des concrétisations rapides : interventions localisées à petite échelle et de court terme (pour amorcer des transformations sur le long terme) avec un petit budget (low-cost) » (Haddak-Bayce, 2020). Le développement des deux premiers superblocks en 2016 et 2018 a ainsi rempli un premier objectif : tester le modèle à partir d’éléments facilement démontables et modifiables. Ils sont aussi visuellement marqués et colorés et reprennent ainsi les codes graphiques de l’urbanisme tactique.
Le premier superblock en modèle tactique a été mis en place dans le quartier de Poblenou en 2016 (document 6). Ce quartier, situé dans le nord-est de la ville, anciennement industriel et ouvrier, est en pleine mutation, devenant un quartier d’affaires important dans la ville. Le superblock regroupe principalement six îlots et est délimité par les rues Carrer de Tanger, Carrer de la Llacuna, Carrer dels Almogavers et Carrer de Badajoz.
Document 6. Le superblock de PoblenouCoordonnées géographiques : 41,40°N ; 2,19°E. |
Document 7. À Poblenou, réaménagement des espaces publics sur des voies autrefois réservées à l’automobile
Piste d’athlétisme, aire de jeux pour enfants (on distingue la tour Glòries de Jean Nouvel à l’arrière-plan), et espaces publics réaménagés, au croisement des rues Ciutat de Granada et Sancho de Ávila. Clichés de Jeffrey Blain, août 2022. Coordonnées géographiques : 41,40°N ; 2,19°E. |
Le deuxième superblock a été construit en 2018 dans le quartier de Sant Antoni (document 8), en même temps que le réaménagement des halles alimentaires portant le même nom. Il est limitrophe du quartier du Raval, le plus pauvre de Barcelone, et situé dans la partie ancienne de la ville. Le superblock comprend quatre îlots et est délimité par les rues Carrer de Manso, Ronda de Sant Pau, Carrer del Marques de Campo Sagrado et Carrer de Viladomat.
Document 8. Le superblock de Sant AntoniCoordonnées géographiques : 41.37°N, 2.16°E. Document 9. À Sant Antoni, marquage au sol, végétalisation et mobilier urbain |
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Croisement des rues Carrer del Comte Borrell et Carrer del Parlament (clichés Jeffrey Blain, novembre 2022). Coordonnées géographiques : 41.37°N, 2.16°E. |
Le développement des superblocks a donné naissance à un deuxième modèle, visant à les formaliser et à les ancrer définitivement dans l’espace urbain : les « axes verts » (« eixos verds » en catalan, « ejes verdes » en castillan) (document 13). Ce modèle tend à remplacer le modèle des superblocks « tactiques ». Il s’agit de créer des axes structurants, avec des effets plus forts dans les changements de pratiques urbaines à l’échelle de la ville. Les « axes verts » sont considérés comme une nouvelle étape d’un plan de transformation majeur de la ville, en généralisant le modèle et en changeant l’échelle d’action qui passe de quelques îlots d’habitation à l’ensemble du district de l’Eixample. Ils permettent d’allier de nouveaux modes de déplacement, des espaces verts et la création d’espaces publics, notamment des places au croisement des axes. La longueur de ces axes permet de connecter des espaces publics majeurs de la ville et des quartiers entre eux et ils sont conçus comme des infrastructures environnementales. Actuellement, un « axe vert » majeur est en construction. Il s’agit de celui de la rue Consell de Cent qui traverse l’ensemble des quartiers de l’Eixample (documents 10 et 11).
Document 10. Carte du projet des axes vertsSource : Mairie de Barcelone. Traduction : Géoconfluences |
Document 11. Un axe vert en cours de réalisation en 2022
11a. Affiche d’information des travaux d’implantation de l’axe vert sur la rue Consell de Cent et information sur la nouvelle organisation de circulation. Cliché de Jeffrey Blain, novembre 2022. |
11b. Construction de l’axe vert de la rue Consell de Cent. Cliché de Jeffrey Blain, novembre 2022. |
2.2. Des apports environnementaux, des enjeux sociaux et des interrogations immobilières
Le modèle de superblocks dits « tactiques » a permis dans un premier temps d’engager cette vaste opération de transformation urbaine et de régénération de la ville de Barcelone. La dimension temporaire de l’aménagement tend à se réduire et le réaménagement de la ville à s’ancrer. En effet, la transformation du modèle vers les « axes verts » affirme une politique volontariste de la municipalité face aux critiques que ces changements peuvent engendrer et aux réticences d’une partie de la population concernant les effets directs sur les déplacements et la circulation automobile (López et al., 2020 ; Zografos et al., 2020).
Les deux types de superblocks ont des vocations différentes. Les « axes verts » ont pour objectif de développer des axes structurants traversant la ville et modifiant structurellement les modes de déplacement et les axes de circulation avec des zones « apaisées », alors que la version « tactique » a une dimension plus fine, elle s’intéresse principalement à réaménager des angles de rues en les convertissant en places et en espaces publics plus intimistes. Cette version est aussi moins chère, entre 40 et 50 € par mètre carré, contre 10 fois plus pour les aménagements des « axes verts » (source entretiens). Ce changement de stratégie engagé en 2021 par la municipalité a pour objectif de généraliser la politique de végétalisation de la ville et de réduire le trafic automobile (Anguelovski et al., 2023).
Concernant les effets sur l’environnement et la santé, une étude a estimé que si les 503 superblocks tels qu’imaginés initialement par Salvador Rueda étaient réalisés, 667 morts prématurées pourraient être évitées par an : 291 par la réduction des oxydes d’azote, 163 par la baisse des nuisances sonores, 117 par la diminution de la chaleur, 60 par le développement des espaces verts (Mueller et al., 2020). De plus, 65 000 personnes augmenteraient leur activité physique, ce qui éviterait 36 morts. La population adulte de Barcelone augmenterait son espérance de vie d’environ 200 jours en moyenne et le bénéfice économique serait de 1,7 milliards d’euros. Même si ces estimations sont positives, elles sont encore loin de contrebalancer les conséquences environnementales de la pollution atmosphérique sur la mortalité à Barcelone (voir document 3). La mise en place de la stratégie de déploiement des 21 km d’« axes verts » dans l’Eixample planifiés pour 2030 pourrait permettre à 93,1 % des habitants de ce quartier d’avoir un accès à un espace vert à moins de 500 mètres (Magrinyà et al., 2023).
Au-delà des transformations apportées par les superblocks en matière de mobilités, d’environnement et de santé, les dynamiques immobilières et le risque d’accélération de la gentrification sont d’autres enjeux urbains importants. Dans un contexte où la ville de Barcelone a connu une forte augmentation des prix de l’immobilier durant ces dix dernières années portée par les effets de l’airbnbsation sur le marché immobilier (Garcia-López et al., 2020), la question est sensible et soulève de fortes préoccupations au sein de la population. La municipalité a mis en place une planification spécifique pour réguler le développement touristique et les logements en location temporaire ou touristique (Blanco-Romero et al., 2018). Ces zones, « apaisées », moins confrontées aux pollutions et aux nuisances automobiles, plus végétalisées, sont également source de bien-être et les espaces publics aménagés renforcent la qualité de vie dans la ville, mais les différentes aménités qui sont mises en place engendrent également des effets sur le marché immobilier.
Entre 2013 et 2022, les prix de l’immobilier ont nettement augmenté à l’échelle de la municipalité de Barcelone (+60,3 %) (document 12). Dans le quartier de Sant Antoni, les prix ont connu une hausse de 123,4 % pendant la même période, avec un pic entre 2017 et 2018 (+36,2 %), alors qu’au même moment les prix stagnaient pour l’ensemble de la ville de Barcelone (+0,3 %). Avec le réaménagement du marché Sant Antoni et l’implantation du superblock dont les travaux ont commencé en 2016, les transformations urbaines dans le quartier ont pu participer aux effets sur l’immobilier. La zone centre de Barcelone a aussi connu une augmentation entre 2017 et 2018 de 8,8 %, moindre qu’à Sant Antoni. Dans le cas du quartier de Poblenou, les prix de l’immobilier ont augmenté de 105,1 % entre 2013 et 2022, avec deux pics entre 2015 et 2016, et 2016 et 2017 (+16 % et +16,3 %). Sur ces mêmes périodes, les augmentations étaient respectivement de 9 % et de 15,7 % pour l’ensemble de la ville de Barcelone. Aujourd’hui, le secteur de Poblenou est l’un des plus chers à l’achat (5 359 €/m² au premier trimestre 2022, contre 4 524 €/m² pour Sant Antoni et 4 358 €/m² pour Barcelone) (document 13). Si les périodes de hausse des prix de l’immobilier dans ces deux quartiers correspondent aux moments du développement des superblocks, cette augmentation reste à nuancer, les tendances globales du marché immobilier barcelonais croissent depuis dix ans, rattrapant ainsi les niveaux connus avant 2008 et la crise des subprimes (idealista.com, n.d.). Une étude menée par l’entreprise CBRE, et relayée dans la presse locale, fait état d’une augmentation des prix des locations de 64,91 % dans les rues concernées par le premier axe vert construit (carrers de Consell de Cent, Rocafort, Comte Borrell et Girona) entre février 2022 et mai 2023 (Salvador, 2023).
Document 12. Taux d’évolution des prix de l’immobilier à l’achat (€/m²) de 2013 au premier trimestre 2022Document 13. Évolution des prix de l’immobilier à l’achat (€/m²) de 2013 au premier trimestre 2022Données des deux graphiques : Mairie de Barcelone (Ajuntament de Barcelona, n.d.). Données collectées par Jeffrey Blain. Réalisation : J. Blain et J.-B. Bouron, Géoconfluences, 2024. |
Ces dynamiques immobilières alimentent au sein de population une crainte de voir les prix augmenter et d’avoir comme effet une gentrification dans les quartiers des superblocks. Bien que la concertation soit au cœur de ces aménagements, la population s’interroge et s’organise. L’exemple du tract ci-dessous photographié dans le quartier de Sant Antoni (document 14) témoigne d’une volonté forte de la population de la ville à s’impliquer dans les décisions et de l’inquiétude des effets négatifs que cette politique urbaine pourrait avoir sur la vie du quartier.
Document 14. « Superilla en perill ! », photographie d’une affichette militante collée sur les murs du quartier de la Nova esquerra de l’EixampleTraduction du texte : « Superblock en danger ! Les voisins de la Casa Orsola #NousRestons. Traduit par l'auteur. Affiche photographiée par Jeffrey Blain, novembre 2023. |
Les changements de composition sociale dans le quartier de Sant Antoni ne sont pas encore visibles. Il est encore prématuré de parler de gentrification, bien que des transformations urbaines aient été apportées et que des changements de résidents aient pu être constatés. Si c’est un risque que l’on peut toutefois craindre, le développement du modèle de superblock et en particulier des « axes verts » à l’ensemble de la ville pourrait neutraliser le risque de gentrification en apportant les bénéfices de ces transformations à tous les quartiers et à un maximum d’habitants (Anguelovski et al., 2023).
Les aménités mises en place participent au développement et au renouveau d’une vie de quartier. Sur la photographie ci-dessous (document 16), les tables d’échecs du superblock de Sant Antoni regroupent des habitants un samedi soir du mois de novembre. Les différents espaces publics conquis sur l’espace de la voiture sont autant d’espaces nouveaux de convivialité à destination des familles, des enfants, des jeunes et des personnes âgées.
Document 15. Parties d’échec dans le superblock de Sant AntoniPhotographie prise le samedi 12 novembre 2022 à 20h10. Cliché de Jeffrey Blain. |
3. Le développement et l’exportation du modèle en dehors de Barcelone
Ces exemples de développement de superblocks sont imaginés et intégrés dans un plan de transformation à grande échelle de la ville de Barcelone. Le terme de superilla est aujourd’hui le nom de ces transformations et ne se réfère pas à un modèle ou à un autre (tactique ou axe vert), mais à une politique urbaine très large visant à régénérer la ville en mettant en avant la justice sociale, les défis climatiques, l’habitabilité, la dynamique économique, le paysage et la mémoire (Ajuntament de Barcelona, 2021). L’atteinte de ces objectifs passe par des actions de transformation de l’espace public, d’amélioration des quartiers, de réactivation des tissus économiques et d’impulsion des mobilités durables (Ajuntament de Barcelona, n.d.). Cela se concrétise aujourd’hui par 69 actions urbaines réalisées ou en cours de réalisation dans l’ensemble de la ville (ibid.). Ces dynamiques s’inscrivent dans une tradition urbaine forte (Tomàs et Négrier, 2018) et la prospérité de ce modèle est source d’inspiration en Europe et dans le monde.
3.1. Les super-îlots : l’exemple lyonnais
Les dynamiques urbaines lyonnaises ont été influencées depuis plusieurs décennies par la ville de Barcelone. Depuis Michel Noir (maire de 1989 à 1995), qui s’était intéressé de près au dynamisme barcelonnais post Jeux olympiques 1992, jusqu’à Grégory Doucet (maire depuis 2020) en passant par Gérard Collomb (maire de 2001 à 2020, avec une année d’interruption), les relations ont toujours été dynamiques et la ville catalane érigée en modèle. Les superblocks n’échappent pas à ces liens. La municipalité actuelle s’est intéressée à ce modèle et diverses réflexions ont été développées au sein de la ville depuis 2022 pour une concrétisation possible. L’adaptation du modèle a d’abord été évoquée dans le 6e arrondissement (Lamy, 2020). Puis, ce modèle pouvant être adapté à toute trame hippodamienne, les quartiers de la Guillotière et de la Confluence ont été dans les réflexions (Nouveau Lyon, 2022). Finalement, c’est dans le quartier de la Part-Dieu que le premier super-îlot a commencé à voir le jour (document 16). Il se situe au croisement de la rue Danton et de la rue du Pensionnat. D’une part, cette transformation est associée à une autre politique urbaine de la ville, celle de créer des rues piétonnes à proximité de l’entrée des écoles, « la ville des enfants ». D’autre part, elle s’ancre dans une transformation de l’ensemble du quartier de la Part-Dieu, historiquement très bétonné et minéral, en quartier plus vert. L’aménagement du quartier Danton reprend les objectifs des superblocks : piétonniser les rues, repenser la circulation, diminuer la circulation et végétaliser l’espace public. Les aménagements sont ici moins marqués que les superblocks tactiques de Barcelone. La végétation, plantée récemment, est assez limitée (document 17).
Document 16. Représentation cartographique du super-îlot DantonExtrait du magazine de la métropole de Lyon (Kaufmann, 2023). Document 17. Diffusion de l’exemple barcelonais : mise en place d’un super-îlot à Lyon |
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Affichage présentant les travaux en cours ; la place Danton (croisement des deux rues Danton et du Pensionnat) au cœur du super-îlot ; l'aménagement de la rue Danton. Clichés de Jeffrey Blain, mai 2023. |
3.2. Une visibilité urbaine internationale
Le modèle des superblocks a été identifié comme modèle à développer dans l’adaptation des villes au changement climatique, au même titre que d’autres propositions comme la ville du quart d’heure à Paris, la ville sans voitures à Fribourg, le low traffic neighbourhood à Londres (Nieuwenhuijsen, 2021), ou encore les villes d’une minute en Suède (Fontana et Cárdenas, 2021). Il fait l’objet d’un intérêt mondial, souvent relayé dans la presse spécialisée comme généraliste, et de nombreuses études et publications. Le modèle barcelonais a été développé dans d’autres villes dans le monde : les Park Blocks à Los Angeles, les Barrios Vitales à Bogota, les Kiezblocks à Berlin, le Superbloc Oude Westen à Rotterdam et le Supergrätzl à Vienne (Ajuntament de Barcelona, n.d.). Des simulations d’application de ce modèle ont également été publiées à Séoul (Maing, 2022) ou à Los Angeles (Li and Wilson, 2023).
Lors du C40 World Mayors Summit, réseau mondial de municipalités engagées face à la crise climatique, le modèle des superblocks a été présenté par Ada Colau, maire de Barcelone de 2015 à 2023 (Ajuntament de Barcelona, n.d.). Cela a contribué encore un peu plus au rayonnement de la ville, voire à son marketing urbain, et à entretenir l’image d’une métropole dynamique et internationale.
Conclusion
Le modèle des superblocks est la réponse portée par la municipalité de Barcelone aux problèmes urbains et environnementaux auxquels elle est confrontée. Il permet de répondre à des exigences d’amélioration de la qualité de l’air, de la qualité de vie et de santé et bien-être en ville. La végétation, les nouveaux espaces publics, la place pour les nouvelles mobilités et l’activité physique, sont autant de réponses aux défis urbains du XXIe siècle. Toutefois, comme pour toute modification urbaine majeure, et à moins d’être réellement généralisé, les effets négatifs de ce modèle peuvent se traduire par une gentrification et une augmentation des prix de l’immobilier, surtout dans un contexte de métropole européenne à destination touristique forte, ce qui favorise le phénomène d’airbnbsation de la ville. C’est pourquoi les autorités municipales, conscientes de ces problèmes auxquels la ville fait face depuis plusieurs années, restent vigilantes. Ainsi, des mesures visant l’encadrement des loyers et des contrôles renforcés des locations courte durée ont été mises en place et la concertation est un élément important dans l’implémentation des superblocks. Le passage du modèle d’urbanisme tactique aux « axes verts » témoigne de la réflexion profonde menée par la municipalité afin d’adapter au mieux la régénération de la ville et de l’ancrer définitivement dans le paysage urbain. Ce modèle est l’un des visages d’une nouvelle forme d’urbanisme durable dont le modèle théorique peut inspirer d’autres villes ayant des trames hippodamiennes et se développer, se multiplier et s’adapter à d’autres formes de trames, selon les contextes urbains et les objectifs de transformation urbaine de chaque ville. Le modèle suscite une certaine curiosité dans le monde et des premières adaptations sont en cours révélant ainsi les perspectives d’évolution de nombreuses métropoles mondiales. Cette internationalisation participe à l’image de marque de la ville de Barcelone, héritière d’une tradition forte de réflexion urbaine.
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Mots-clés
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Jeffrey BLAIN
Enseignant-chercheur en urbanisme, École supérieure des professions immobilières – campus de Lyon, laboratoire ESPI2R Research in Real Estate
Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :
Jeffrey Blain, « Le modèle des super-îlots à Barcelone : un exemple de régénération d’une ville », Géoconfluences, février 2024.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/de-villes-en-metropoles/articles-scientifiques/superilots-barcelone