Peut-on parler de lieux sacrés dans le christianisme ?
La géographie universitaire française ne s’est intéressée que tardivement au fait religieux. Il faut attendre 1948, avec la publication par Pierre Deffontaines de Géographie et religions, pour avoir une première approche générale du phénomène religieux par un géographe français. Les Anglo-Saxons ont davantage exploré le sujet, comme l’a montré Paul Claval, lui-même acteur majeur de la géographie culturelle et religieuse contemporaine, dans sa synthèse de 2008, Religion et idéologie, perspectives géographiques. Dans la prise en compte du fait religieux par les sciences humaines et sociales, la catégorie du sacré s’avère pertinente, dans la mesure où elle permet de considérer le phénomène religieux dans sa généralité, comme détaché des contingences singulières des différentes religions. Elle est déjà historiquement inscrite ainsi dans l’ouvrage fondamental d’Émile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912). On associe couramment au terme de sacré celui de sacralité qui fait référence à la possession ou à l’acquisition d’un caractère sacré et se situe dans la sphère des manifestations et des marques du sacré .
Les géographes se sont emparés de ce thème : dans sa contribution à l'Encyclopédie de la géographie, Henri Chamussy affirme que « ce mot de sacré est la clé d’une entrée en géographie » et représente « un processus primordial d’organisation de l’espace » (Chamussy, 1992), citant un article antérieur de Claude Raffestin (Raffestin, 1985). En effet, le couple lexical sacré/profane est en lui-même porteur de spatialité, d'abord dans son origine latine : « Étymologiquement, sacré s’oppose à profane. Sacré désigne ce qui est à la fois séparé et circonscrit (en latin sancire : délimiter entourer, sacraliser, sanctifier), tandis que profane indique ce qui se trouve devant l’enceinte réservée (pro-fanum) » [1]. Cette définition du sacré par la délimitation légitime sans doute son application à des territoires, mais aussi plus généralement à l’espace, comme l’a fait le géographe américain Yi-Fu Tuan, qui, le premier, a placé explicitement au centre d’une étude géographique le concept-même d’espace sacré, « sacred space » [2] .
Si la grille de lecture du sacré s’applique à toutes les traditions religieuses, il s'agit ici d’évaluer sa pertinence pour le christianisme, notamment en Europe, afin de saisir son influence culturelle, qui s’inscrit dans la très longue durée et dans l’évidence de ses manifestations, quels que puissent être les débats sur sa dimension matricielle. Partant de France, cette approche implique les pratiques du catholicisme romain majoritaire mais aussi celles de la Réforme protestante, qui l’emportent dans une partie de l’Europe nordique et germanique, alors que les reconnexions de l’après-Guerre froide rendent à nouveau visibles les traditions du christianisme oriental, dit orthodoxe, autonome ou rattaché au patriarcat de Constantinople. À la base de cette détermination spatiale du sacré et du religieux s’impose la question des lieux sacrés, parce que le lieu peut être considéré comme constitutif de l’espace, comme l'a mis en lumière Yi-Fu Tuan [3], et parce que le lieu sacré peut être symboliquement pensé comme le lieu par excellence, le « haut lieu » reconnu comme tel par Bernard Debarbieux [4], voire l’antithèse des « non-lieux » que l’anthropologue Marc Augé a associés à une « surmodernité » éminemment profane [5]. Il s’agit alors d’envisager en quoi certains lieux plus particulièrement associés à la religion chrétienne peuvent être pensés comme des lieux sacrés mais aussi vécus comme tels, par les chrétiens eux-mêmes.
Ces lieux sont à rechercher parmi les marqueurs spatiaux du christianisme, visibles dans les paysages, à savoir surtout les églises, les bâtiments cultuels. Le clocher en est certainement l’élément le plus emblématique (Boutry, 1997), présent dans les représentations artistiques ou symboliques, du célébrissime tableau, L’Angélus, de Millet à l’affiche de la campagne électorale de François Mitterrand en 1981. Il ne s’agit pas seulement d’un patrimoine hérité des temps passés mais bien d’un patrimoine vivant, « pratiqué » au plein sens du terme, et même de nouvelles constructions contemporaines, édifiées depuis la Seconde Guerre mondiale, en France mais aussi dans toute l’Europe,principalement dans les villes (Blanchet, Vérot, 2015) .
Affiche de la campagne présidentielle de François Mitterrand en 1981Source : Institut François Mitterrand |
Cathédrale de la Résurrection à Évry (Essonne)Source : © CAUE de l'Essonne, 2015. |
Toutefois ces bâtiments, encore couramment considérés aujourd’hui comme des lieux sacrés, le sont-ils vraiment ? Leur caractère sacré est-il vécu comme tel par les croyants eux-mêmes ou relève-t-il d’une influence extérieure qui aurait appliqué au christianisme, au gré de son histoire, des marques de sacralité étrangères à ses origines propres ? Le christianisme ne serait-il pas, au fond, en rupture fondamentale avec un sacré qui lui aurait été imposé a posteriori ? En outre, « religion de sortie de la religion », selon l’expression célèbre de Marcel Gauchet [6], le christianisme ne subit-il pas une contestation externe appliquée à ses lieux sacrés par la sécularisation contemporaine des sociétés occidentales ? Quelle est la pertinence de parler de lieux sacrés dans le christianisme ?
Nous verrons que le paradoxe d’une apparente inadéquation du sacré à caractériser des lieux chrétiens s’éclaire quand on approfondit les singularités du christianisme par rapport au judaïsme ancien et au polythéisme antique qui l’ont précédé. S’il est alors possible d’envisager un sacré chrétien, celui-ci s’avère singulier et divers dans son empreinte spatiale, en lien aussi avec le milieu sécularisé dans lequel il évolue depuis déjà longtemps, notamment en France.
1. Un refus chrétien du sacré ?
Dans le courant du XXe siècle, parallèlement à la mise en valeur du sacré par les sciences humaines à la suite de Durkheim, s'est affirmée, parmi les théologiens chrétiens, une contestation interne de la validité de la notion de sacré appliquée au christianisme. Sous cet angle comme dans beaucoup de domaines, après les luttes idéologiques du XIXe siècle qui avaient surtout conforté dans leur résolution les camps qui s’affrontaient sur le thème de la laïcité, la terrible épreuve de la Seconde Guerre mondiale et de ses atrocités a influencé profondément la réflexion. On peut évoquer ici le rôle fondamental de la notion de « christianisme adulte » élaborée par Dietrich Bonhoeffer [7]. Peu connue en France à l'époque, elle y a été diffusée par des traductions au début des années 1960 et a eu une influence indirecte importante en milieu catholique à l’époque du concile Vatican II (1962-1965). Elle traduit non seulement un acquiescement face à la sécularisation du monde extérieur mais encore la revendication d’une sécularisation interne du christianisme, comme accomplissement de son évolution propre, d’où l’emploi de l’adjectif « adulte ». Cette sécularisation, qui signifie d'abord la diminution du fait religieux dans la société, suppose aussi, dans les représentations du monde et de l’espace, un effacement du caractère sacré, une part de désacralisation (Piveteau, 1994). Pour Bonhoeffer, elle se situe également, dans une tradition héritée de la Réforme, en rupture avec ce qui, dans le domaine du culte et des rites, est associé au sacré dans le catholicisme romain ou le christianisme oriental. Dans le monde catholique, ce refus du sacré a été théorisé par certains théologiens, au début de la période de Vatican II, à la fois comme l’occasion d’une rencontre enfin pacifiée avec le monde laïque contemporain mais aussi d’un retour à un christianisme conçu comme originel, enfin libéré de sacralités surimposées. Ainsi, le sacré aurait-il alors été condamné dans la double dynamique de la sécularisation contemporaine de l’espace social et de la restitution d’un christianisme initial, comme le revendiquait un théologien français à la fin des années 1950 : « Le sacré risque de ne plus pouvoir justifier la part prélevée par lui sur le temps et l’espace autrement que par des rappels historiques et la restauration plus ou moins artificielle d’états de conscience révolus » (Audet, 1957).
Depuis une quarantaine d’années, les positions sur le sacré ont évolué. En milieu catholique, la mise en œuvre de la réforme liturgique postconciliaire a certes pu être lue comme la mise en actes de la désacralisation, comme une « sécularisation interne du christianisme » (Isambert, 1976), mais cette dynamique connaît maintenant un étiage [8] et les réticences envers le sacré, sans avoir disparu, ne sont plus dominantes (Bezancon, 2009). À l’opposé, dès les années 1960, les critiques ont été nombreuses devant la radicalité de certains réaménagements d’églises liés à la réforme liturgique, comme l’enlèvement systématique des autels et du mobilier anciens, estimés porteurs d’une surcharge néfaste de sacré. Certaines critiques ont pu aller jusqu’à des suspicions de vandalisme [9]. Les décennies suivantes ont vu la montée d’un intérêt pour le patrimoine artistique liturgique, dont les restaurations récentes sont la manifestation. Ainsi, le refus du sacré n’est plus aujourd’hui un thème mobilisateur, au moins dans le catholicisme français, alors que l'accent est mis sur la piété, dans le sillage du développement des « communautés nouvelles » où dominent les mouvements charismatiques [10], et, dans une certaine mesure, sur une revalorisation du « mystère » [11]. Depuis le milieu des années 1980, le retour partiel de la liturgie romaine préconciliaire, autorisé par Jean-Paul II et Benoît XVI, va également dans ce sens. Les positions catholiques demeurent toutefois nuancées, alors que les protestants, notamment calvinistes, sont restés ancrés, dès la Réforme, dans un refus des marqueurs sacrés de l’espace dans les lieux de culte : que ce soit l’existence d’un autel monumental, la distinction du sous-espace du chœur ou l’orientation de la prière. Ce refus est visible dans les transformations opérées à l’époque de Calvin dans les anciennes cathédrales de Genève et de Bâle : abandon du chœur et disposition des sièges en amphithéâtre dans la nef ou le transept, autour de la chaire de prédication et de la table de communion qui remplace l’autel. Les protestants contemporains le comprennent encore ainsi (Bieller, 1961). |
Un exemple de temple calviniste : le temple de Villars-sous-Yens (canton de Vaud, Suisse)Source : Bernard Reymond, « Les temples protestants réformés aux XIXe et XXe siècles », Chrétiens et sociétés, n° spécial 1, 2011. |
Constater ces disparités de points de vue parmi les chrétiens incite à poursuivre le questionnement sur l’aptitude fondamentale des catégories du sacré à appréhender de façon pertinente l’inscription spatiale du christianisme en ses lieux.
2. Un lieu sacré né d’une rupture à l’intérieur du sacré ?
Si l’étude du fait religieux par la géographie française, développée depuis l'ouvrage de Pierre Deffontaines, s'est rendue visible à l’occasion du Festival International de Géographie de Saint-Dié en 2002, dont le thème était « Religions et géographie », elle concerne surtout, outre la répartition mondiale des différents croyants, les composantes sociales et électorales du fait religieux, à l'image de l’étude de la Fondation Jean Jaurès sur le catholicisme en France (Fourquet, Le Bras, Todd, 2014). La question de la relation fondamentale des religions à l’espace a été moins explorée. Elle a pu toutefois être appliquée au christianisme, dans le cadre de la relation au territoire, de façon théorique [12] ou de façon appliquée dans la recomposition et le regroupement des territoires paroissiaux dans la France de l’Ouest [13]. Si la question de l’existence de lieux sacrés chrétiens en tant que tels est peu abordée, la démonstration a été faite d'une rupture spatiale historique du christianisme par rapport au judaïsme ancien, qui n'est pas sans conséquence sur la conception d’un possible lieu sacré. En effet, la dimension spatiale du sacré est très importante pour le judaïsme ancien. Steven Grosby a montré qu’elle se situe à une double échelle, en distinguant l’échelle territoriale de la Terre promise et la centralité cultuelle de Jérusalem avec son temple, liées par des relations fonctionnelles fortes (Grosby, 1993). Dans ce cadre, le monothéisme juif marque une structuration extrême autour du temple de Jérusalem, comme le souligne Jean-Luc Piveteau : « Pour Israël […] de même qu’il n’y a qu’un seul Dieu, il n’y a qu’un seul centre dans le pays : Jérusalem et son temple ; toute l’histoire des Hébreux et des Juifs peut se lire comme une montée progressive, obsédante, d’une centralité spirituelle structurant l’espace » (Piveteau, 1995). Cette structuration de l’espace par un lieu central, sacré par excellence, souvent soulignée dans l’approche spatiale des religions (Eliade, 1972), est particulièrement marquée dans le judaïsme ancien.
En ce qui concerne le territoire de la Terre promise, patrie sacrée donnée par Dieu à son peuple, la rupture apportée par le christianisme est décisive, irrévocable, comme le marque l’envoi en mission des apôtres et la dimension explicitement universelle des dernières recommandations du Christ ressuscité : « Toute puissance m’a été donnée dans le ciel et sur la Terre. Allez donc, enseignez toutes les nations… » (Matthieu, XXVIII, 19 ; Marc, XVI, 15). Cette dimension universelle est très rapidement mise en œuvre par une expansion de l’évangélisation à l’ensemble du monde romain puis, au long des siècles, à la planète entière. L’autre dimension spatiale du judaïsme ancien, celle du temple de Jérusalem, est spécifiquement cultuelle. Elle est celle qui engage vraiment la notion de lieu sacré. Le temple est un lieu unique, le seul lieu de culte sacrificiel pleinement agréé, alors que les autres lieux de prière, les synagogues, permettent surtout la prière vocale, la lecture des textes bibliques et la prédication.
On peut alors se demander si le christianisme apporte en ses origines, sur cette idée de lieu sacré, la même rupture que sur la dimension sacrée antérieure du territoire. Le texte évangélique fondamental est, sans aucun doute, le passage de l’évangile de Jean qui décrit le dialogue entre le Christ et la Samaritaine, femme qui appartenait à un mouvement dissident du judaïsme, ne participant pas au culte de Jérusalem mais pratiquant – ou en ayant pratiqué – un autre sur une montagne voisine du « puits de Jacob » où se déroule l’entretien. Il s’agit ici des versets qui suivent ceux, plus célèbres, de la conversion de cette femme : « Nos pères ont adoré sur cette montagne, et vous, vous dites que c’est à Jérusalem qu’est le lieu où il faut adorer ». Jésus dit : « Femme, crois-moi, l’heure vient où ce ne sera ni sur cette montagne, ni dans Jérusalem que vous adorerez le Père […]. L’heure approche, et elle est déjà venue, où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité ; ce sont de tels adorateurs que le Père demande. Dieu est esprit, et ceux qui l’adorent doivent l’adorer en esprit et en vérité » (Jean, IV, 20-24). Outre la difficulté de définir précisément ce qu’est l’adoration « en esprit », le texte grec original utilisant ici le mot pneuma (« souffle », à l’origine), il est évident que ce passage traduit un processus de déconnexion non seulement de la prière mais surtout de l’adoration, avec un lieu précis, unique. Toutefois, comme le texte grec évangélique utilise le verbe proskunéô, traduit en français par adorer, il suggère explicitement le mouvement corporel rituel de la prosternation ce qui laisse entendre que l’adoration n’est pas exclusivement mentale ou vocale mais comporte aussi une composante gestuelle et corporelle. Cette composante corporelle permet-elle de lui assigner une place dans l’espace, un lieu ? |
La montagne des Samaritains, un autre temple que celui de JérusalemSource : Joconde, Portail des collections des musées de France. |
La question essentielle est dès lors de savoir si cette déconnexion d’avec la centralité ancienne du temple implique une quasi-disparition de toute relation du culte à un lieu, que ce soit Jérusalem, la montagne des Samaritains ou tout autre lieu, ou au contraire sa diffusion dans les limites, historiquement dilatées, de l’expansion chrétienne. Face à la connotation corporelle de l’adoration, précédemment évoquée, qui semble plaider pour le maintien d’une composante spatiale, matérialisée et gestuelle, d’autres passages de l’Évangile pourraient faire pencher vers une migration de la présence divine, et donc du culte à lui vouer, dans des personnes, le Christ et les membres de son Église, sans lieu attribué. À l’appui de cette dernière thèse, on peut citer le discours sur la ruine du temple, le texte grec désignant alors toujours le temple dans la totalité de ses enceintes et constructions (Luc, XXI, 6 ; Marc, XIII, 2 et Matthieu, XXIV, 2) par l’adjectif substantivé hiéron (c’est-à-dire le sacré). Le « lieu sacré » du culte est alors appelé à devenir le Christ lui-même, avec ailleurs la promesse de la présence de ce Christ au milieu de ses disciples : « Là où deux ou trois sont assemblés en mon nom, je suis au milieu d’eux. » (Matthieu, XVIII, 20). Cette alternative - entre multiplication ou impossibilité des lieux sacrés - est importante dans l’histoire du christianisme. Elle recouvre à nouveau en partie, au moins au regard de la nature du culte et de son organisation dans des lieux spécifiques, la division apparue au XVIe siècle en Europe, entre le catholicisme et la Réforme, le christianisme réformé voyant dans le lieu du culte (appelé dans la tradition calviniste « temple » et non plus « église » ) la simple enveloppe spatiale d’une communauté priante. |
Le temple de Jérusalem vs l'église chrétienneVitrail du cloître de l’église St-Etienne-du-Mont, Paris, début du XVIIe s. |
Sur la possibilité d’un sacré localisé, la rupture chrétienne existe donc dès les origines mais elle n’est pas totale et il sera possible de trouver dans le christianisme extérieur aux traditions de la Réforme – notamment catholique et oriental – matière à évoquer un certain lieu sacré, celui où prend place de façon stable l’adoration, le culte. Toutefois, ce dernier n’a plus le caractère dominant qu’on pouvait lui appliquer dans le judaïsme originel. Le lieu sacré, dans le christianisme a perdu son statut de lieu axial majeur et, si l’une des marques principales de la sacralité de l’église réside depuis les premiers siècles dans l’orientation de la célébration (en Orient encore aujourd’hui et dans l’Occident catholique de façon systématique au moins jusqu’au XVIIe siècle), c’est une orientation dans une direction cosmique, l’orient, et non pas vers un point, un lieu précis, comme on le voit pour les synagogues (vers Jérusalem) ou les mosquées (vers La Mecque), selon le modèle déjà souligné par Pierre Deffontaines : « Les églises chrétiennes n’ont pas [comme les synagogues] leur abside tournée vers Jérusalem, mais vers le soleil levant, de manière que les rayons solaires illuminent le chœur au moment de la messe qui se dit le matin » (Deffontaines, 1948).
Le lieu sacré peut sans doute être défini comme celui où s’accomplissent les rites. Ces derniers sont, avec la croyance, un constituant principal du fait religieux, selon Durkheim : « Les phénomènes religieux se rangent tout naturellement en deux catégories fondamentales : les croyances et les rites. Les premières sont des états de l’opinion, elles consistent en des représentations ; les secondes sont des modes d’action déterminés ». Dans le christianisme, ces rites sont regroupés dans ce qu’on appelle la liturgie. C’est en ce sens que les églises où les chrétiens se réunissent pour la célébrer peuvent être fonctionnellement définies comme des lieux sacrés. Elles ont, de fait, été très tôt reconnues comme telles. L’existence de lieux sacrés spécifiquement chrétiens peut être considérée comme acquise au moins au IVe siècle. C’est la conclusion d’une synthèse contemporaine sur le sujet : « Nul ne conteste que les édifices de culte [chrétiens] sont devenus, à la fin de l’Antiquité, des lieux chargés de sacré, comme l’attestent avec abondance la littérature hagiographique, les pratiques liturgiques et le vocabulaire » (Sotinel in Vauchez, 2000). De plus, dès avant Constantin et l’édit de tolérance de 313, avait eu lieu une sorte de reconnaissance officielle a contrario de la spécificité du lieu de culte chrétien, le bâtiment liturgique, car son nom classique d’ecclesia apparaît explicitement dans l’édit de persécution de Dioclétien en 303, attestant la notabilité du terme dans la société romaine [14]. Après la liberté constantinienne, les édifices chrétiens acquièrent une stabilité juridique et leur sacralité s’affirme. Dans leur conception même, ces lieux sont toutefois différents de ceux qui les ont précédés, tant du côté du polythéisme classique que du judaïsme ancien, dans la mesure où le culte public n’y est plus célébré devant le bâtiment sanctuaire mais à l’intérieur de celui-ci, où l’assemblée des fidèles trouve elle-même sa place, ce qui est sans doute, de ce point de vue, la nouveauté la plus notable introduite par le culte chrétien. Elle ne vaut cependant pas nécessairement pour une conception démocratique de l’assemblée, dans la mesure où les lieux de culte chrétiens se trouvent, de façon générale au moins jusqu’à la Réforme du XVIe siècle, organisés de façon hiérarchique [15]. |
Une célébration dans l'abbatiale de Saint-Denis à la fin du Moyen Âge : La Messe de Saint-Gilles (vers 1500)©The National Gallery, Londres.
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3. Un sacré relatif ou un sacré de relation ?
Dans le catholicisme romain, non seulement des lieux peuvent être considérés comme sacrés mais de plus, l’organisation juridique de l’Église les considère de fait comme tels. Des lieux sacrés explicites, loca sacra, sont définis dans le Code de droit canonique publié en 1983 et qui détermine les règles actuelles d’organisation de l’Église catholique romaine. Ils concernent officiellement le culte et, ce qui peut paraître plus mineur, la sépulture, selon leur définition : « lieux destinés au culte divin (lieux de culte) ou à la sépulture (cimetières) par une dédicace ou une bénédiction constitutive (can. 1205-1213) ». Ces lieux deviennent donc sacrés par une dédicace (dedicatio), dont la définition est aussi précisée : « consécration d’un lieu (église, autel, cimetière, etc.) faite normalement par l’évêque (can. 1169 et 1205-1213) ». En 2004, 21 ans après la promulgation du Code de droit canonique, le Vatican a confirmé son attachement à la notion de lieu sacré, en lien avec la messe, en rappelant que la célébration eucharistique doit se faire, sauf nécessité contraire, dans un « lieu sacré » [16]. Cela ne veut pas dire que ces lieux aient une valeur sacrée qui leur serait intrinsèquement liée, et la dédicace (dedicatio) des lieux peut être considérée comme révocable et relative. En cela, elle diffère, comme le souligne Maurice Gruau dans son Anthropologie du rituel catholique, de la consécration sacramentelle des personnes (par le baptême ou l’ordre) qui est, elle, conçue comme indélébile : « Les lieux où l’homme s’adonne à la célébration des rites ne sont pas des territoires particuliers. Ce sont des lieux ordinaires où se déroule la vie des hommes mais qui, pour un temps plus ou moins long, recevront un caractère rituel » (Gruau, 1999).
Quelles que soient les cérémonies inaugurales de consécration des églises, qui ont connu un important déploiement médiéval, avec la mise en valeur de l’évêque comme leur acteur principal, c’est la pratique du rite, d’abord eucharistique, qui fonde le caractère sacré de ces lieux. Ils ne sont pas par essence des « territoires sacrés » et on comprend alors comment les églises ont pu être non seulement démolies sans regret et reconstruites mais également déplacées, si on estimait que le nouvel édifice ou la nouvelle implantation correspondait mieux à la destination liturgique. Le cas est particulièrement net dans la Haute-Bretagne ultramontaine et fervente de la fin du XIXe siècle, où les paroisses ont rivalisé dans ces démolitions-reconstructions : ainsi, dans la petite commune de Val d’Izé, près de Vitré, le maire, tenant de l’Ordre moral, fit reconstruire l’église sur une nouvelle place en lisière de l’agglomération, conservant debout l’ancienne, avec son clocher, pour y installer les services de la mairie, qui y sont restés depuis. Le Code de droit canonique prévoit, en effet, qu’une église puisse être « réduite par l’évêque diocésain à un usage profane qui ne soit pas inconvenant » ; c’est ce qu’on appelle la « désacralisation » d’une église (can.1222). |
La mairie de Val d'Izé (Ille-et-Vilaine)Source : http://www.all-free-photos.com |
Ce caractère relatif vient aussi de l’affinité complexe que la notion de lieu sacré entretient dans le christianisme avec celle de lieu saint, tout aussi problématique sur le fond.
Complément 1 : lieu sacré et lieu saint, quelles différences ?
Le terme de lieu saint est apparu, d’abord au pluriel, dans les textes chrétiens, au IVe siècle, sous la forme grecque d’hagioi topoi, diffusée par les Byzantins. Au singulier, l’adjectif hagios est employé par la version grecque de l’Ancien Testament, la Septante, comme dans celle du Nouveau Testament, pour désigner ce que le christianisme nomme habituellement « saint », mot spécifiquement choisi dans le vocabulaire auparavant employé par la Grèce païenne. C’est donc bien le même adjectif, presque systématiquement repris par sanctus et sa famille dans la Vulgate latine, qui signifie saint dans la Bible, avant et après le Christ, et est utilisé dans l’expression « lieu saint ». Cette expression peut être estimée, dans une certaine mesure, comme connexe à celle de lieu sacré et historiquement les deux adjectifs sont très proches. L’affinité entre saint et sacré repose aussi sur l’origine commune des deux termes dans l’hébreu biblique. En effet, « l’étude des textes bibliques révèle qu’il est difficile de parler de "sacré" sans parler de "sainteté". La raison en est simple : contrairement au langage courant, qui distingue nettement le "saint" du "sacré", l’Ancien Testament n’a qu’une racine qds et ses dérivés, pour exprimer ce que l’on traduit par "saint" ou "sacré" » . La distinction entre les deux notions émane donc essentiellement de la traduction de l’hébreu biblique en grec puis en latin : « Déjà la Bible grecque avait eu des difficultés pour rendre la racine hébraïque qds qu’elle avait tendu à rendre par hagios et ses dérivés, réservant hiéros pour le temple et ce qui y attenait. La Bible latine avait proliféré en suivant le dynamisme de sa sémantique propre sans référence au langage biblique (sacrificium [rattaché au sacré, selon l’étymologie latine] correspond à des termes bibliques tout à fait indépendants de la racine qds, de même que les sacramenta). Les langues modernes ont poursuivi ce dynamisme propre [de création de mots] avec le sacral, la sacralisation et la désacralisation. D’où la grande confusion qui règne actuellement dans la notion de sacré ».
Source : Henri Cazelles, André Feuillet, Dictionnaire de la Bible, Supplément, t. X, Paris, Letouzey et Ané, 1985, p. 1353.
Si l'on veut pousser la distinction entre les notions de saint et de sacré dans le christianisme, en gardant à l’esprit le lien intrinsèque qui existe entre elles dans la Bible, on peut donc légitimement penser que le sacré est plutôt apparenté au grec hiéros qu'au mot hagios et que sa connotation est essentiellement liturgique, liée au culte. Plus tardif dans son origine, le lieu saint nous entraîne du côté du pèlerinage [17]. Le lieu saint peut être associé à l’idée de but de pèlerinage (c’est-à-dire d’un déplacement), alors que le lieu sacré est plus spécifiquement celui de la pratique du culte, de la liturgie. Les deux notions sont bien connexes et on comprend comment elles se confondaient dans la structure spatiale du judaïsme ancien, avant la destruction ultime du temple de Jérusalem en 70, quand celui-ci était à la fois le lieu sacré unique et le but du pèlerinage juif universel. Dans le cas de la sainteté comme dans celui du sacré, la qualité accordée au lieu par le christianisme est toujours conditionnée à une relation : à Dieu dans le culte pour le sacré ou au souvenir du Christ ou de ses saints dans le pèlerinage. Elle n’est jamais plus une qualité intrinsèque du lieu lui-même. Cette relativité a été soulignée, pour le lieu saint, par Yi-Fu Tuan, qui a montré qu’à la différence d’autres religions, le lieu saint chrétien n’est pas redevable d’une vertu inhérente au lieu lui-même mais dépend de la sainteté personnelle de Dieu ou des saints qui s’y sont manifestés [18].
4. Un sacré en évolution
S’il est légitime d’associer la notion de lieu sacré au christianisme, ce sont seulement le catholicisme et le christianisme oriental, dit orthodoxe, qui l’acceptent comme telle. La rupture apportée par la Réforme est bien en ce sens irrévocable, dans la mesure où le christianisme réformé restreint fermement, mais plus ou moins drastiquement selon ses tendances, les caractères propres d’organisation spatiale (la place séparée de l’autel, son orientation, etc.) ou de registre décoratif (communément appelé « art sacré ») des églises qui participent de l’identité sacrée de ces bâtiments [19]. Plus fondamentalement, dans le culte, il donne une primauté essentielle à la lecture méditée des textes bibliques et à l’intelligibilité de la parole, lue, entendue ou prononcée, par rapport à la dimension plus symbolique ou gestuelle du rite. C’est ce que traduit, dès Luther, l’abandon de la langue liturgique latine (que l’on peut associer à l’usage encore actuel du grec byzantin ou du slavon dans les Églises orientales) et l’adoption généralisée de la langue du peuple. Louis Bouyer, théologien catholique contemporain (1913-2004), lui-même issu de la tradition protestante, a montré que, dans la double composante gestuelle et verbale du rite, la Réforme a manifesté clairement un parti pris pour la parole (Bouyer, 2009). Les lieux de culte sont toutefois présents et estimés dans les traditions protestantes et les luthériens ont tout autant souffert que les catholiques de la difficulté qu’ils avaient à construire des églises dans l’Allemagne de l’Est communiste, ce qui explique peut-être la magnificence avec laquelle ils ont récemment voulu reconstruire à l’identique l’étonnante et baroque Frauenkirche de Dresde, détruite par les bombardements de 1945. De plus, la ritualité n’est pas totalement étrangère au protestantisme, y compris dans sa forme calviniste, réputée plus austère, au moins par la dimension cérémonielle qu’il accorde à la prédication en chaire. Au sein du catholicisme lui-même, la place du sacré a évolué et sa présence peut être considérée comme amoindrie depuis le XVIe siècle et la Réforme, après un apogée médiéval, mais sans aller jusqu'à une disparition de nos jours, puisque que le sacré chrétien est toujours visible dans les lieux qu’il désigne. C’est une présence surtout constatée, factuelle et vécue, car rares sont les théologiens qui, dans la France du XXe siècle, ont théorisé de façon positive le sacré dans sa dimension rituelle et architecturale.
De nos jours, les théologiens catholiques ne traitent plus le sacré de façon négative. Dans les églises catholiques, l’atmosphère spirituelle est à un renouveau de la religion populaire, qui était vue avec une certaine suspicion dans les années de l’après-concile [20]. En progrès en Europe, cette religion populaire, fortement teintée de sacré (statues, icônes, cierges, fleurs…), est aussi présente sur les autres continents et n’est pas étrangère à l’orientation spirituelle de l’actuel pape François, venu d’Amérique latine. Parallèlement et non sans lien avec le dialogue interreligieux, l’Église catholique semble mieux accepter désormais le regard porté sur elle par les sciences sociales, avec cet outil indispensable de l’approche commune des religions qu’est le thème du sacré, après y avoir longtemps vu un regard extérieur hostile, surtout lors de la crise moderniste du début du XXe siècle, au moment de ses propres doutes (Poulat, 1987). Le milieu intellectuel et spirituel catholique semble donc aujourd’hui plus propice à la réception d’un discours sur le sacré (même s’il y participe peu lui-même), et moins hostile à l’idée de concevoir ses lieux de culte comme des lieux sacrés. Parmi les confessions chrétiennes, la plupart des Églises protestantes peuvent être estimées, au contraire, dans une rupture confirmée avec ce caractère sacré, au moins de façon implicite pour les assemblées actuelles. Toutefois, de nombreux cas particuliers demeurent, notamment pour toute une partie de l’Église anglicane, pourtant de doctrine réformée, où survit, pour des raisons liées aux aléas historiques de la Réforme en Angleterre, l’organisation spatiale intérieure de l’église médiévale, avec le jubé entre le chœur et la nef, telle qu’elle n’existe plus depuis longtemps dans le monde catholique.
Créateur de lieux sacrés, par la multiplication des églises construites, le Moyen Âge a aussi contribué à doter ces lieux d’une certaine identité territoriale, non seulement par la connotation étymologique de délimitation associée au sacré, qui a permis au géographe Jean-Christophe Gay de voir dans le sacré un élément fondateur de la discontinuité territoriale (Gay, 1995), mais aussi par la construction sociale historiquement associée à ces constructions architecturales. Dominique Iogna-Prat a montré comment, des âges carolingiens jusqu’à la fin de l’époque romane, le développement de l’architecture sacrée (l’église) mène à construire également un modèle de société religieuse (l’Église) qui influence de façon majeure la société civile en associant de plus en plus fermement la reconnaissance du caractère sacré des églises à la régulation de la vie sacramentelle parmi les laïcs (Iogna-Prat, 2006). Il est alors évident que l’avènement d’une société laïcisée ne peut que se positionner en porte-à-faux vis-à-vis de cette organisation d’un espace à la fois religieux, social et architectural. Jean-Paul Willaime y a vu l’« occasion de vérifier, une fois de plus, l’intérêt de la longue durée pour comprendre la juste mesure des mutations du religieux chrétien en Occident : le passage du christianisme objectivé et collectivisé d’une société chrétienne au christianisme subjectivisé et individualisé d’une société sécularisée, le passage d’une société ordonnant l’espace et la société à une "religion en mouvement" d’individus construisant personnellement leur identité religieuse dans un monde définitivement séculier » [21].
Doit-on pour autant penser que la montée d’un espace séculier, surtout urbain, visible à partir de la Renaissance quand les places et les palais rivalisent de faste avec les églises, se fait surtout en dehors des repères sacrés de l’architecture chrétienne ou contre eux ? Dominique Iogna-Prat vient de montrer récemment que cette évolution ne peut être lue que dans le temps long : « Au-delà de l’indéniable rupture que marque la Réforme dans sa "neutralisation" des lieux et de l’espace chrétiens, on peut voir dans cette transformation de la ville moderne, le lent aboutissement d’une "ingérence" progressive des fidèles dans l’espace fonctionnel des clercs et la "municipalisation" afférente des pôles et des instruments de la sacralité urbaine » (Iogna-Prat, 2016). Il insiste aussi sur le fait que le processus correspond « à un phénomène historique de transfert de sacralité de l’Église à d’autres instances civiles de gouvernement (la cité ou l’État), sous la forme d’un glissement de la relation métonymique contenant/contenu de l’église/Église à la ville/cité » (ibid.). Dans ce cadre, il souligne le rôle fondateur des traités d’architecture très nombreux à la Renaissance, notamment italienne : « Les théories du bâti élaborées dans les années 1450 marquent le passage notable d’une architecture théorique de la société à une autre, de l’ecclésiologie à l’urbanisme » (ibid.). L’organisation spatiale de la ville moderne, en Europe, intègre encore les églises dans ses projets architecturaux monumentaux, comme on peut le voir dans les villes nouvelles françaises de cette période, de Versailles à Napoléon-Vendée/La Roche-sur-Yon, mais des églises qui, d’une certaine façon, se plient désormais aux exigences du plan laïc de l’architecte-urbaniste. On le voit nettement avec la perte de l’orientation effective obligatoire vers l’est, remplacée par l’impératif urbain de la façade sur rue, désormais presque systématiquement privilégiée, comme on le constate à Paris pour les édifices nouveaux à partir du XVIIe siècle, dès la construction de l’église des jésuites (actuelle église St-Paul-St-Louis, rue St-Antoine, au Marais) commencée en 1627, dont le chevet est au sud pour respecter l’alignement des façades.
Deux principes liturgiques, deux organisations de l'espace
La cathédrale Notre-Dame de Créteil (Val-de-Marne) : une organisation de l'espace selon les principes de la réforme liturgique post-Vatican IISource : Chantiers du Cardinal, © Yves Mernier. |
L’église abbatiale de Triors (Drôme) : une organisation de l'espace selon les principes de la liturgie bénédictine traditionnelleSource : Diocèse de Valence. |
5. Un sacré en résistance ?
Il faut envisager, pour la France, une étape ultérieure de la sécularisation, à partir du dernier quart du XIXe siècle lors de la mise en place de la politique qui mène à la rupture du Concordat par la loi de séparation de décembre 1905. Cette période correspond à la volonté politique d’un cantonnement du sacré chrétien dans les églises et à son exclusion de l’espace public, comme l’attestent les mesures municipales prises dans de nombreuses villes pour interdire les processions [22]. Ensuite, après la loi de 1905 et l’arrêt des inventaires qui avaient été prévus, les églises catholiques sont demeurées très majoritairement propriété de l’État et des collectivités locales, à la différence des lieux de culte juifs et protestants dont les autorités religieuses ont accepté la propriété par le biais des « associations cultuelles » prévues par la loi de séparation.
Complément 2 : Le régime juridique des lieux de culte en France depuis 1905
Le principe de la séparation des Églises et de l’État définit les règles concernant le régime de propriété, de jouissance et d’entretien des édifices cultuels. La loi de 1905 prévoit trois cas de figure :
- les édifices cultuels propriétés de l’État ou des collectivités territoriales avant la loi de 1905 (notamment ceux nationalisés en 1789) restent la propriété de l’État, des départements ou des communes,
- les édifices cultuels qui appartenaient aux anciens établissements publics du culte doivent être dévolus aux associations cultuelles. En 1905, les associations cultuelles protestantes et israélites sont devenues propriétaires des biens jusque là détenues par les établissements publics du culte. En revanche, la loi n’a pas pu être appliquée pour l’Église catholique, celle-ci refusant la constitution d’associations cultuelles. Une loi a été adoptée en 1907 pour résoudre les problèmes de propriété des édifices catholiques. La loi du 2 janvier 1907 pose que tous les biens en question deviennent propriété publique mais sont mis à la disposition des fidèles et des ministres du culte. En conséquence, les édifices cultuels catholiques font partie du domaine public et leur entretien est pris en charge par la collectivité publique, ce qui, au final, constitue un réel avantage financier pour la communauté catholique.
- les édifices cultuels postérieurs à 1905 sont la propriété des associations cultuelles ou diocésaines qui les ont construits.
Source : Vie publique.fr, L'État et les cultes. Dossier Le régime de séparation.
De nos jours, dans les campagnes, de façon plus visible encore que dans les villes, les chrétiens sont confrontés au grand reflux de la pratique religieuse régulière et à la raréfaction du clergé qui en assure la fonction sacramentelle. Après une période où furent tentées des Assemblées Dominicales en l’Absence de Prêtre (ADAP), dont le principe subsiste surtout pour des cérémonies d’obsèques, le choix majoritaire est désormais celui d’un regroupement des paroisses, avec roulement des messes dominicales entre les différentes églises des paroisses élargies (Merdrignac et al., 2013). Les églises deviennent alors trop importantes pour la fréquentation du culte. Le coût élevé de l’entretien de certains édifices n’apparaît plus justifié tant par la fréquentation religieuse que par la valeur patrimoniale artistique, surtout dans certaines parties du Grand Ouest de la France où les reconstructions du XIXe siècle furent nombreuses et de grande taille. Plusieurs destructions d’églises paroissiales ont ainsi eu lieu en Anjou autour de l’an 2000, rendues légalement possibles par transfert de l’exercice du culte vers un nouvel édifice, avec comme autre motif avancé localement la fragilité particulière de la pierre tuffeau, très utilisée dans cette région au XIXe siècle. |
Les églises détruites en France depuis 2000 : surtout l'Ouest et le NordSource : « Patrimoine : les églises, une passion française », La Croix, 13 mai 2016. |
Toutefois, ce mouvement de destructions a été freiné, en lien avec une reconnaissance nouvelle du patrimoine architectural de cette époque [23], mais aussi avec une prise de conscience par les populations locales de la valeur symbolique de leur clocher, sans nécessaire proportion avec l’intensité de leur pratique religieuse, montrant les permanences de l’attachement au lieu sacré. C'est ainsi que le conseil départemental du Maine-et-Loire a mis en place une aide spécifique à l’entretien des bâtiments non protégés au titre des monuments historiques [24]. Pierre Vérot donne d’autres exemples de destructions contemporaines d’églises, non remplacées, notamment dans les anciens bassins industriels du Nord et de l’Est de la France où les lieux de culte avaient initialement accompagné la construction des usines, souvent propriété des compagnies industrielles. Il évoque aussi le problème posé un peu partout en Europe occidentale, surtout en ville, par la vente ou la transformation d’églises qui, désormais conservées pour leur intérêt architectural, sont reconverties en musées ou galeries d’art. Dans ce contexte de « patrimonialisation » des églises, on peut poser la question d’un glissement du cultuel vers le culturel et d’une possible survivance, comme à l’arrière-plan, du caractère sacré de ces anciens lieux sacrés désaffectés, pour lesquels Pierre Vérot avance l’idée d’un possible « témoignage muet » (Blanchet, Vérot, 2015) . |
La désacralisation de l'église d'Hirson (Aisne)Source : J.J. Thomas, 6 juin 2014 |
Le christianisme est donc porteur de sacralités qui lui sont propres, à l’exception elle-même riche de nuances, du protestantisme. Celles-ci ont été en partie effacées par la sécularisation du monde contemporain, avec ou sans son assentiment. Il est créateur de sacralités spatiales qui lui ont parfois comme survécu, en des lieux sacrés qui demeurent des repères essentiels des paysages et de l’espace culturel et social européens. À côté des lieux sacrés majeurs que sont les lieux de culte, il faudrait revenir sur cette autre sacralité d’origine chrétienne, celle des lieux de sépulture, présente encore en théorie dans le code de droit canonique romain mais confrontée en France, dès le XIXe siècle, à l’irréversible laïcisation des cimetières, plus radicale dans ses effets que pour les églises (Lalouette, 2005). C’est pourtant au christianisme que l’on doit la naissance du cimetière comme lieu sacré spécifique en Europe, avec une forte identité sociale et spatiale qui n’avait jamais existé de cette façon auparavant (Lauwers, 2005). Cessant d’être un lieu chrétien, le cimetière est pourtant demeuré aujourd’hui pleinement un lieu sacré en France, reconnu légalement comme tel, puisque sa profanation (explicitement définie sous ce terme) est toujours punie par la loi [25].
Notes
[1] André Dumas, « Sacré », Encyclopaedia Universalis, Paris, 1995, vol. 20, p. 459.
[3] Yi-Fu Tuan, “Space and place : humanistic perspective”, Progress in Geography, 1979, 6, p. 211-252.
[4] Bernard Debarbieux, « Du haut lieu en général et du mont Blanc en particulier », Espace géographique, 1993, vol. 22, n° 1, p. 5-13.
[12] Contribuent à cette réflexion théorique, Jean-Luc Piveteau, Temps du territoire. Continuités et ruptures dans la relation de l’homme à l’espace, Genève, Zoé, 1995, 260 p., ainsi que Jean-René Bertrand et Colette Muller (dir.), Religions et territoires, Paris, L’Harmattan, 1999, 292 p., consacré en grande partie au catholicisme, ainsi que l’ensemble du numéro spécial des Archives de Sciences Sociales des Religions, n° 107, juillet-septembre 1999, Catholicisme et territoire.
[16] Congrégation pour le Culte divin, Instruction Redemptionis Sacramentum sur certaines choses à éviter concernant la très sainte eucharistie, 25 mars 2004, n° 108.
[19] Yves Krumenacker, « Les temples protestants français, XVIe-XVIIe siècles », Chrétiens et sociétés, n° spécial 1, 2011, Le calvinisme et les arts, p. 131-154 ; Bernard Reymond, « Les temples protestants réformés aux XIXe et XXe siècles », Ibid., p. 201-221.
[21] Jean-Paul Willaime, « De l’inscription territoriale du religieux à sa prise en charge individuelle et subjective : les mutations du religieux chrétien en Occident », Archives de sciences sociales des religions, 1999, n° 107, p. 139-145. Sur le concept de « religion en mouvement », l’auteur fait ici référence à Danièle Hervieu-Léger, Le pèlerin et le converti, La religion en mouvement, Paris, Flammarion, 1999, 296 p.
[24] Guy Massin-Le Goff, « La polémique autour de la démolition des églises : le cas du Maine-et-Loire », In Situ, Revue des patrimoines, 12, 2009, p. 2-16.
Pour compléter :
Ressources bibliographiques
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- Association des Recteurs de Sanctuaires (ARS), portail des sanctuaires catholiques en France, Belgique, Suisse, Portugal et Liban.
- Inventaire des sanctuaires et lieux de pèlerinage chrétiens en France, recensement des sites connus depuis les débuts de la christianisation jusqu'à l'époque contemporaine. Né en 2002, le projet qui rassemble des universitaires, des conservateurs du patrimoine et des jeunes chercheurs, historiens, historiens d'art ou archéologues, spécialistes de toutes les périodes historiques, est en cours de réalisation. Il compte 453 sanctuaires en juin 2016.
- Narthex, site officiel catholique sur le patrimoine religieux et l’art sacré, rattaché à la Conférence des Evêques de France (CEF)
- Patrimoine en blog, site sur l’art et le patrimoine religieux, hébergé par Le Pèlerin et tenu par le journaliste du patrimoine Benoît de Sagazan.
- In Situ, la revue du ministère de la Culture : liste des articles consacrés au patrimoine religieux.
- Les temples protestants de France, une base collaborative de données iconographiques.
- Observatoire du Patrimoine Religieux (OPR), association de défense du patrimoine religieux français. Avec un annuaire des édifices religieux.
- Un site d'agent immobilier parisien qui vend des édifices religieux en France.
- Portail de la liturgie catholique, rattaché à la Conférences des Evêques de France (CEF), avec un dictionnaire et un onglet sur l'art sacré.
- New liturgical movement, site représentatif de la mouvance liturgique catholique traditionnelle anglo-saxonne.
- Église Protestante Unie de France (réunissant luthériens et calvinistes) : la page 'Célébrer Dieu, les liturgies'.
- Introduction à la divine liturgie, textes et commentaires de la liturgie orthodoxe (site francophone basé au Québec).
Marc LEVATOIS,
professeur de chaire supérieure de géographie en CPGE, Maison d’Education de la Légion d’Honneur de Saint-Denis,
Conception et réalisation de la page web : Marie-Christine Doceul,
Pour Géoconfluences, le 30 juin 2016
Pour citer cet article :
Marc Levatois, « Peut-on parler de lieux sacrés dans le christianisme ? », Géoconfluences, octobre 2016.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/fait-religieux-et-construction-de-l-espace/articles-scientifiques/peut-on-parler-de-lieux-sacres-dans-le-christianisme