Le Brexit et la frontière irlandaise
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Les résultats du référendum sur le Brexit du 23 juin 2016 ont révélé un Royaume-Uni fortement polarisé – géographiquement, démographiquement, socialement et économiquement – et ont bousculé son unité, confirmant ainsi l'existence d'une crise profonde affectant le projet européen au Royaume-Uni, l'identité britannique elle-même, le système politique et le processus démocratique.
Le cas de la frontière nord-irlandaise, pratiquement impensé pendant la campagne précédant le référendum, a surgi lors de la phase qui a suivi et qui devait permettre de préparer la sortie du Royaume-Uni pour mars 2019. Il ne s’agit pas seulement de la plus grande frontière terrestre entre le Royaume-Uni et l’Union Européenne, mais aussi d’une frontière marquée par une histoire conflictuelle qui avait été apaisée. Le rétablissement d’une frontière dure entre l’Irlande du Nord sous souveraineté du Royaume-Uni et la République d’Irlande pourrait être vécu par les frontaliers, et par les habitants des deux territoires, comme un douloureux retour en arrière.
La question de la frontière irlandaise résume bien les contradictions du Brexit : il n’est pas possible pour le Royaume-Uni de maintenir la frontière entièrement ouverte tout en affirmant sa pleine souveraineté sur le contrôle des entrées et des sorties des personnes et des marchandises. Cette contradiction liée à l’indécision inhérente au processus de Brexit, à laquelle s’ajoute une dimension historique incontournable sur la question nord-irlandaise, sera au cœur du présent article.
Figure 1. Les comtés et les provinces d'Irlande et d'Irlande du Nord
1. Le Brexit et l’Irlande du Nord : un contexte local particulier
Le Royaume-Uni dans son ensemble a voté pour quitter l'Union européenne à 51,9 % contre 48,1 %. Cependant, deux nations minoritaires((On parle aussi de nations « périphériques ». L’expression nations minoritaires a été utilisée par exemple par Nathalie Duclos dans L’Écosse en quête d’indépendance ? Le référendum de 2014, Paris, PUPS, 2014.)), l’Écosse et l’Irlande du Nord, ont voté pour rester dans l’Union européenne. Le résultat fut sans appel en Écosse, où aucune circonscription n’a voté en faveur de la sortie de l’Union européenne. Les Écossais se sont prononcés à 62 % pour le maintien dans l’Union européenne (avec un taux de participation de 67,2 %).
En Irlande du Nord, le résultat ne fut pas aussi limpide, bien que 55,8 % des personnes aient voté en faveur du maintien dans l’Union européenne (avec un taux de participation de 62,7 %). Seules 7 des 18 circonscriptions parlementaires nord-irlandaises ont voté en faveur du Brexit. C’est dans la circonscription de North Antrim, avec 62,2 %, que le score fut le plus élevé. Toutes les circonscriptions frontalières avec la République d’Irlande ont voté pour rester dans l’Union européenne, avec des marges confortables allant de 58,6 % dans le Fermanagh et Tyrone du Sud à 78,3 % dans le Foyle. En outre, trois des dix circonscriptions unionistes, comme l’ensemble des circonscriptions nationalistes, ont voté en faveur du maintien dans l’UE.
Tableau 1. Populations des nations britanniques (estimations en milieu d’année) et résultats du Brexit
Source : Office for National Statistics, Central Statistics Office, BBC |
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Dans le domaine des affaires intérieures britanniques, deux questions majeures émergent immédiatement après les résultats du référendum :
- l'éventualité d’une future indépendance de l'Écosse - le SNP (Scottish National Party) au pouvoir a immédiatement annoncé que la nette majorité en Écosse en faveur du maintien dans l’Union Européenne remettait en cause le résultat du référendum d'indépendance avorté de 2014 et qu’un second référendum sur l'indépendance pourrait alors être organisé beaucoup plus tôt que prévu ;
- la frontière irlandaise, qui se trouve être la seule frontière terrestre entre le Royaume-Uni et l'Union européenne (exception faite des cas particuliers commes les frontières de Gibraltar et les bases britanniques à Chypre).
Le 11 juillet 2016, moins d'un mois après le référendum sur le Brexit, la dirigeante nouvellement élue du parti conservateur, Theresa May, déclarait : « Brexit means Brexit », « Brexit, ça veut dire Brexit ». Elle ajoutait : « nous allons réussir. Nous ne tenterons pas de rester dans l'UE. Nous ne tenterons pas de la réintégrer par une porte dérobée, il n’y aura pas de second référendum. Le pays a voté pour quitter l'Union européenne et en tant que Première ministre, je m’assurerai que nous quitterons l'Union européenne »((Traduit de l’anglais par l’auteur. Voir : BBC, The Telegraph, et Independant.)). Quelle que soit la véritable signification de l'aphorisme de Theresa May, la réalité est que les négociations entre le gouvernement britannique et l'Union européenne depuis que le Royaume-Uni a déclenché, le 29 mars 2017, l'article 50 du traité sur l'Union européenne qui permet à un pays membre de se retirer de l’Union, se sont avérées très difficiles. Parmi les questions délicates, la frontière irlandaise est sans aucun doute celle qui a rendu les négociations entre le gouvernement britannique et l'Union européenne particulièrement complexes et tendues((Les deux autres questions délicates étaient l’accord financier et la protection des droits des citoyens européens et britanniques vivant respectivement au Royaume-Uni et dans l’Union européenne.)). À terme, l’absence d’accord sur la frontière irlandaise peut provoquer l’absence totale d’accord entre le Royaume-Uni et l’Union européenne. Le Brexit prendrait alors abruptement effet au 29 mars 2019, sans période de transition, et le Royaume-Uni serait alors considéré comme un pays tiers par l’Union européenne. C’est dans ce contexte que cette contribution propose de mettre en lumière les principaux enjeux associés à la frontière irlandaise.
Tableau 2. Majorité politique par circonscription nord-irlandaise (après les élections législatives de 2017) et résultats du Brexit
Source : BBC News et Wikipedia. Note : Chaque circonscription envoie un député à la Chambre des Communes à Westminster et cinq représentants à l’Assemblée nord-irlandaise de Stormont. Les résultats des élections des représentants locaux reflètent en général ceux des élections parlementaires. Toutefois, le système proportionnel de vote transférable implique qu’il est très improbable que les cinq représentants locaux d’une circonscription appartiennent au même parti. (Voir Wikipedia). |
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Figure 2. Les résultats du référendum sur le Brexit du 26 juin 2016 en Irlande du Nord
Pour en savoir plusEn réponse à la rébellion des Irlandais Unis, un soulèvement contre la domination britannique en Irlande qui débute en mai 1798 et prend fin cinq mois plus tard par la victoire des forces britanniques, le Premier ministre britannique William Pitt Le Jeune imagine l’Acte d’Union entre la Grande-Bretagne et l'Irlande. Il estime qu’il ne faut pas doter l’Irlande d’un parlement indépendant, car les Irlandais pourraient faire le choix d’une nation indépendante et faire de l’Irlande une base pour les ennemis de l’Angleterre. Par conséquent, Pitt décide d'un Acte d'Union qui lierait totalement l'Irlande à la Grande-Bretagne. Adopté par les parlements irlandais et britannique en 1800, il entre en vigueur le 1er janvier 1801 pour former un seul royaume, le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande. Le parlement de Dublin est aboli et l'église anglicane reconnue comme l'église officielle d'Irlande. La loi crée le premier parlement britannique. L’administration directe de l’Irlande par Westminster ne règle aucun des griefs en Irlande concernant la propriété foncière, la religion ou la politique. Les problèmes sociaux et économiques en Irlande sont également ignorés. L'émancipation des catholiques aurait été essentielle (et fut préconisée par Pitt), mais les pairs britanniques propriétaires fonciers en Irlande, ainsi que le monarque britannique George III, s'opposent à des concessions aux catholiques par intolérance religieuse et pour préserver leurs propres intérêts économiques. En conséquence, l'Acte d'Union ne prévoie pas l'émancipation catholique. Les catholiques ne sont donc pas autorisés à exercer des fonctions publiques, ce qui est source d’amertume et conduit Pitt à démissionner. Les Irlandais continuent à défier l'autorité britannique tout au long du XIXe siècle. Daniel O'Connell s’empare de la question de l'émancipation des catholiques en créant la Catholic Association en 1823. Cette dernière transforme la question de l’émancipation catholique en mouvement national jusqu'à ce qu’elle devienne effective lorsque le Roman Catholic Relief Act (ou Catholic Emancipation Act) est adopté et obtient la sanction royale le 13 avril 1829. La plupart des restrictions civiles imposées aux catholiques sont levées. Ces derniers peuvent alors siéger à Westminster et être éligibles à la plupart des postes publics. Cependant, l'émancipation a un prix car l'électorat irlandais est réduit de manière drastique : la franchise de 2 livres pour voter aux élections des comtés irlandais est portée à 10 livres, ce qui réduit considérablement l’électorat paysan. La question de l'autonomie de gouvernement irlandaise prend de l'importance dans la seconde partie du XIXe siècle sous la forme d'un nationalisme constitutionnel et parlementaire. La Home Government Association, un groupe de pression formé en 1870, devient un parti politique à part entière, la Home Rule League, en 1873, puis le Parti Parlementaire Irlandais en 1882. Charles Stewart Parnell, qui dirige la Home Rule League à partir de 1880, met la question de l'autonomie de gouvernement en Irlande à l’ordre du jour des débats parlementaires, mais ne parvient pas à atteindre son objectif. Le Premier ministre libéral Gladstone ne parvint pas non plus à faire adopter ses projets de loi sur l’autonomie de gouvernement. Celui de 1886 est rejeté par la Chambre des Communes et celui de 1893 est rejeté par la Chambre des Lords. Un troisième projet de loi est présenté par le Premier ministre libéral, H. H. Asquith, en 1912. Il est adopté par le parlement en mai 1914 et reçoit la sanction royale le 18 septembre 1914. Sa mise en œuvre est toutefois officiellement reportée à cause du déclenchement de la Première Guerre mondiale. En fin de compte, la loi n’est jamais appliquée. Le début du XXe siècle voit la résurgence du républicanisme irlandais, avec la création en 1905 du parti politique Sinn Féin – « nous-mêmes » en gaélique – dont l’objectif est de libérer l’Irlande de la domination britannique et d’obtenir l’indépendance de toute l’Irlande – et la réactivation de l’Irish Republican Brotherhood, une organisation visant l’établissement d’une république démocratique indépendante en Irlande (1858-1924). Cependant, leur attractivité est limitée car l'autonomie de gouvernement semble pouvoir devenir réalité dans un avenir proche, même s’il était déjà prévu que des dispositions spéciales seraient prises pour l’Ulster unioniste. En effet, les unionistes d'Ulster s’étaient fermement opposés à une quelconque autonomie gouvernementale irlandaise et avaient commencé à faire pression pour que six des neuf comtés d'Ulster soient exclus des arrangements prévus par le troisième projet de loi. En janvier 1913, des militants unionistes protestants fondent une milice paramilitaire, la Ulster Volunteer Force (UVF), comme outil de résistance à toute tentative visant à introduire l'autonomie de gouvernement en Irlande. La même année, en réponse à la création de l'UVF, les républicains forment leur propre milice paramilitaire, les Irish Volunteers. C’est dans ce contexte d’intolérance religieuse croissante que le Conseil militaire de l’Irish Republican Brotherhood planifie un soulèvement – le soulèvement de Pâques de 1916 – partant du principe que la Grande-Bretagne est occupée par la guerre en Europe et qu’il n’y aura pas de meilleure opportunité à saisir pour établir l’indépendance de l’Irlande. De violents combats ont lieu dans le centre de Dublin. Les dirigeants républicains, menés notamment par Patrick Pearse et James Connolly, proclament la République d’Irlande, mais la rébellion est écrasée par l’armée britannique et la plupart de ses dirigeants rapidement exécutés. Le soulèvement de Pâques est le plus important en Irlande depuis la rébellion de 1798. Il remet le républicanisme de combat au premier plan de la politique irlandaise et contribue grandement à convertir l'opinion publique en faveur de la cause républicaine. Éamon de Valera, l'un des dirigeants survivants du soulèvement de Pâques, est élu président du Sinn Féin en octobre 1917, fédérant ainsi tous les groupes qui œuvrent pour une Irlande indépendante sous une direction unique. La guerre d'Indépendance irlandaise éclate le 21 janvier 1919 lorsque des membres des Irish Volunteers tuent deux membres de la gendarmerie royale irlandaise dans une embuscade près de la ville de Tipperary. Le même jour, le Dáil Éireann – une assemblée de 27 députés du Sinn Féin élus lors des élections parlementaires britanniques de 1918 qui refusent de siéger à Westminster – se réunit pour la première fois. L'embuscade n'avait pas été ordonnée par le Dáil, mais le cours des événements pousse rapidement l’assemblée à reconnaître les Irish Volunteers comme l'armée de la République d'Irlande et l'embuscade comme un acte de guerre contre la Grande-Bretagne. Le premier Dáil publie une déclaration d'indépendance et proclame la République d’Irlande en janvier 1919. Les Irish Volunteers se transforment en IRA (Armée Républicaine Irlandaise) en août 1919 et débutent une guérilla contre les forces britanniques sous la direction de Michael Collins, qui cumule les fonctions de ministre des finances du Dáil et directeur du renseignement pour l'IRA. Pendant ce temps, le gouvernement britannique tente de résoudre la question irlandaise, qui avait été mise en suspens depuis le début de la Première Guerre mondiale, en soumettant au Parlement un quatrième projet de loi sur l’autonomie de gouvernement. Le Government of Ireland Act est adoptée le 23 décembre 1920 et crée la partition de l'Irlande. Deux territoires autonomes sont créés en Irlande, l’Irlande du Sud et l’Irlande du Nord. Chacun dispose de son propre parlement et d’institutions gouvernementales et tous deux restent membres du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande. L'Irlande du Sud est constituée de 26 des 32 comtés irlandais, à l'exception des comtés d'Antrim, Armagh, Down, Fermanagh, Londonderry et Tyrone, et des circonscriptions de Belfast et Londonderry, qui composent alors l'Irlande du Nord. Cette dernière est donc conçue pour rassembler six des neuf comtés d'Ulster (à l'exclusion de Donegal, Cavan et Monaghan) où les unionistes sont assurés d’avoir une majorité sûre. Des dispositions sont prises dans la loi pour une future unification par le biais d’un Conseil d’Irlande. En Irlande du Nord, l'IRA débute une campagne de violence avant même que la partition ne devienne une réalité en mai 1921, réactivant l’Ulster Volunteer Force. Dès sa création, la nouvelle nation est donc le théâtre de tensions interreligieuses à l’origine de meurtres auxquels les deux organisations paramilitaires ont largement contribué. Lorsque la loi sur l’autonomie de gouvernement en l'Irlande entre en vigueur le 3 mai 1921, elle est déjà déconnectée des réalités irlandaises. En raison de la guerre d'indépendance et de l'existence du Dáil Éireann, le parlement décentralisé n’a jamais fonctionné en Irlande du Sud – le parlement séparatiste irlandais établi à Dublin n'a en effet pas reconnu le Government of Ireland Act de 1920. La revendication de longue date de l’autonomie de gouvernement est remplacée chez les nationalistes par une demande d'indépendance totale, alors que la guerre d'Indépendance irlandaise fait rage. En juillet 1921, le conflit est dans l’impasse. Une trêve est signée par les belligérants le 11 juillet 1921 et des négociations ont lieu les mois suivants entre les dirigeants nationalistes irlandais et le gouvernement britannique, débouchant sur le traité anglo-irlandais, signé à Londres le 6 décembre 1921 et ratifié par le deuxième Dáil en janvier 1922. Conformément au traité, le 6 décembre 1922, l’île entière d’Irlande devient un dominion de l’Empire britannique, appelé l'État libre d’Irlande, partageant un monarque avec le Royaume-Uni et les autres dominions du Commonwealth britannique. En d'autres termes, le traité exclue explicitement la création d’une république. En vertu de la Constitution de l'État libre d'Irlande, le Parlement d'Irlande du Nord, ouvert par le roi George V le 22 juin 1921 à l'hôtel de ville de Belfast, a la possibilité de quitter l'État libre d’Irlande dans le mois qui suit sa création et de rejoindre le Royaume-Uni. Il ne faut que deux jours au Parlement d'Irlande du Nord pour prendre sa décision. Le 8 décembre 1922, l'Irlande du Nord s’est retirée de l'État libre d’Irlande. Le traité provoque une profonde division du mouvement indépendantiste irlandais, qui se scinde en deux. Une brève guerre civile intestine et sanglante (de juin 1922 à avril 1923) s'ensuit, entraînant la victoire des forces de l'État libre d’Irlande, favorables au traité. L’État libre d’Irlande reste sous domination britannique jusqu’en 1937, lorsque sa constitution est remplacée par la Constitution irlandaise déclarant l’Irlande État démocratique et indépendant. L'Irlande devient officiellement une république en 1949. La frontière actuelle entre la République d’Irlande et l’Irlande du Nord remonte à la loi de 1920 sur le Gouvernement de l’Irlande. Elle fut d’abord une frontière provisoire, dont l’existence juridique en tant que frontière internationale débuta lorsque le parlement d’Irlande du Nord décida d’exercer son droit de retrait de l’État libre d’Irlande le 8 décembre 1922. La loi de 1920 prévoyait une commission chargée de déterminer la délimitation précise de la frontière, au cas où l'Irlande du Nord choisirait de se retirer de l'État libre d’Irlande. La commission fut installée en 1924, se réunit en 1925 et confirma la frontière existante à la fin de l’année 1925. L'accord final entre l'État libre d'Irlande, l'Irlande du Nord et le Royaume-Uni fut signé le 3 décembre 1925 et ratifié par leurs parlements respectifs. La frontière est donc restée provisoire pendant cinq années complètes, de la fin de l’année 1920 à la fin de l’année 1925. L'accord fut ensuite officiellement enregistré par la Société des Nations le 8 février 1926. |
Figure 3. Histoire de la frontière irlandaise en cinq cartes
2. L’échec d’un accord de sortie de l’Union européenne laborieusement négocié et âprement contesté
La Première ministre britannique Theresa May a confirmé en janvier 2017 l’intention du gouvernement britannique de négocier un Brexit dur, déclarant que le contrôle de l'immigration européenne et son retrait de la Cour européenne de justice étaient la priorité de son gouvernement. Mme May a clairement déclaré que le Royaume-Uni voulait reprendre le contrôle de ses lois. En conséquence, la Grande-Bretagne ne pourrait pas rester dans le marché unique. Les objectifs du gouvernement britannique sont en effet incompatibles avec l'appartenance au marché unique, car l'Union européenne a explicitement indiqué qu’il faut pour cela respecter ses quatre libertés – la libre circulation des personnes, des biens, des capitaux et des services – ainsi que les règles qui les régissent (source : The Guardian). Cela serait évidemment en contradiction avec la déclaration de Mme May. Mme May a également annoncé et maintes fois répété l’intention du Royaume-Uni de se retirer de l’union douanière.
L’objectif du gouvernement britannique à négocier un Brexit dur n’a cessé d’être contesté depuis que Theresa May a déclenché l'article 50 du traité sur l’Union européenne. L’inflexibilité de l'Union européenne et le débat, au Royaume-Uni, entre les avocats d’un Brexit dur et ceux d’un Brexit allégé ont exercé de fortes pressions sur Mme May et ses gouvernements, entraînant plusieurs crises gouvernementales.
Le contexte politique britannique actuel est par ailleurs défavorable à Theresa May. En effet, son gouvernement a dû conclure un accord de gouvernement avec le Parti Unioniste Démocratique d'Irlande du Nord (le DUP, fortement eurosceptique et donc en faveur de la sortie de l'UE, socialement conservateur et farouchement opposé à toute forme de desserrement des liens entre l'Irlande du Nord et le reste du Royaume-Uni) pour former un gouvernement minoritaire après les élections parlementaires inopportunes de juin 2017 qui ont vu les conservateurs perdre leur majorité absolue à la Chambre des Communes((De manière tout à fait inattendue, Theresa May avait décidé de convoquer des élections anticipées en avril 2017 dans l'espoir de renforcer le mandat de son gouvernement pour négocier un Brexit dur.)). Le parti conservateur de Theresa May a besoin des voix des unionistes du DUP à la chambre des Communes pour obtenir une très courte majorité absolue (le premier a 316 sièges et le second 10 sièges, soit un total de 326 sièges sur 650).
Après des mois de négociations (et d’impasses), les négociateurs du Royaume-Uni et de l’Union européenne sont parvenus à une proposition d'accord de sortie de l’Union européenne (« draft withdrawal agreement », voir : Commission européenne) présenté par Theresa May à son gouvernement, qui l’a validé, le 14 novembre 2018. Du côté européen, l’accord a été unanimement approuvé par les 27 chefs d’État le 25 novembre 2018. Il devait être soumis à la ratification du parlement britannique le 12 décembre 2018. Dès la publication du texte, son approbation fut en réalité très incertaine, au regard des mécontentements qu’il suscite chez les avocats d’un Brexit dur et les unionistes nord-irlandais. Une centaine de députés conservateurs avait indiqué qu’ils voteraient contre l’accord, provoquant une crise politique majeure. Theresa May a donc dû ajourner le vote avant d’affronter avec succès une motion de censure au sein du parti conservateur remettant en cause son statut de chef de parti, et donc son poste de Première ministre. Le problème est toutefois resté entier pour Theresa May, qui a certes promis de ne pas mener la campagne électorale du parti conservateur aux prochaines élections législatives qui doivent avoir lieu au plus tard en mai 2022, mais s’est trouvée dans l’obligation d’obtenir de très hypothétiques assurances supplémentaires de la part de l’Union européenne quant à la nature temporaire du « backstop » pour que l’accord de sortie soit voté par le parlement britannique. Il était évidemment trop tard pour reprendre des négociations plus ambitieuses. Le vote a finalement eu lieu le 15 janvier 2019, et le Parlement britannique a très largement refusé de voter en faveur de la proposition d’accord de retrait de l’Union européenne (source) soumis par Theresa May, déclenchant une autre crise gouvernementale (Theresa May est sortie victorieuse de peu d’une motion de censure déposée par Jeremy Corbin, le leader de l’opposition travailliste le lendemain du vote du parlement) et laissant plus que jamais planer la perspective d’une absence totale d’accord entre le Royaume-Uni et l’Union européenne.
Malgré son rejet par le parlement britannique, cet accord – qui était assorti d’une déclaration politique présentant les principes des relations futures entre le Royaume-Uni et l’Union européenne, en particulier dans les domaines des échanges commerciaux et de la sécurité – reste un document important dans les futures relations entre le Royaume-Uni et l’Union européenne, notamment dans le cas, envisagé, de nouvelles négociations. Il détaille les conditions dans lesquelles le Royaume-Uni aurait quitté l’Union européenne à partir du 29 mars 2019, tout en ouvrant une période de transition qui se serait achevée le 31 décembre 2020 (avec une possibilité d’extension d’une ou deux années), pour permettre aux administrations, entreprises et citoyens de s’adapter à cette sortie. Pendant cette période, les règles de l’Union européenne auraient continué de s’appliquer au Royaume-Uni qui serait resté membre de l’union douanière et du marché unique. Toutefois, le Royaume-Uni aurait cessé de participer au processus décisionnel de l’Union européenne.
L’accord rejeté contient un long (21 articles, 144 pages d’annexes) protocole spécifique pour l’Irlande et l’Irlande du Nord dont l’objectif est de constituer un filet de sécurité (« backstop », voir : BBC News) pour éviter le retour d’une frontière (c’est-à-dire des infrastructures physiques et des contrôles) entre l’Irlande et l’Irlande du Nord et pour préserver les conditions de l’accord de Vendredi Saint de 1998, la coopération entre les deux territoires et l’économie de l’île dans l’éventualité où le Royaume-Uni et l’Union européenne ne seraient pas parvenus, à l’issue de la période de transition, à sceller un accord définitif de libre-échange, qui devait idéalement être conclu et ratifié au 1er juillet 2020. Selon les termes de l’accord de novembre 2018, en l’absence d’accord de libre-échange à la fin de la période de transition et de solution technologique évitant les contrôles à la frontière et préservant la totale fluidité des échanges commerciaux sur l’île d’Irlande, le Royaume-Uni serait resté dans l’union douanière avec l’Union européenne, formant « a single EU-UK customs territory », et l’Irlande du Nord aurait dû respecter un certain nombre de règles du marché unique pour une durée indéterminée, à moins qu’un autre accord soit accepté par les deux parties. En d’autres termes, ce sont les conditions définies dans ce protocole spécifique pour l’Irlande et l’Irlande du Nord qui auraient alors régi les relations économiques entre le Royaume-Uni et l’Union européenne à partir du 1er janvier 2021, sans prolongation de la période de transition et aucun autre accord scellé entre les deux parties pour remplacer le « backstop ». Dans ce cas, la mer d’Irlande aurait alors joué le rôle de frontière entre l’île d’Irlande et la Grande-Bretagne : les produits en provenance du Royaume-Uni auraient être contrôlés à leur entrée en Irlande du Nord pour vérifier qu’ils satisfont aux exigences européennes. Le « backstop » prévoyait également que le Royaume-Uni respecte un certain nombre de règles de manière à ne pas constituer une concurrence déloyale au détriment des entreprises européennes : l’accord parle de l’instauration d’un « level playing field ».
Le « backstop » a été un facteur déterminant dans le rejet de l’accord par le parlement britannique. Il était en effet absolument impensable pour les avocats d’un Brexit dur et le DUP d’accepter un tel dispositif, au motif que le « backstop » menaçait gravement l’intégrité constitutionnelle du Royaume-Uni puisqu’il introduisait une différence de traitement entre la Grande-Bretagne et l’Irlande du Nord, qui aurait pu, dans la pratique, se retrouver dans une union douanière avec l’Union européenne. Selon les partisans d’un Brexit dur, cela signifiait également que le lien n’aurait pas été coupé avec l’Union européenne : le Royaume-Uni restait « enchaîné » à cette dernière pour une durée indéterminée (le Royaume-Uni était, selon le Procureur général, susceptible d’être bloqué indéfiniment dans des négociations avec l’Union européenne car il n’aurait pu sortir du « backstop » sans son accord((Heather Stewart, “Brexit legal advice warns of UK being trapped by Irish backstop”, The Guardian, 5 Dec 2018 et Dan Sabbagh and Peter Walker, “Brexit backstop would be 'practical barrier' to trade deal, leaked paper says”, The Guardian, 3 Dec 2018.))), était obligé de suivre des directives européennes sans pouvoir influer sur leur définition et était prisonnier d’un accord lui interdisant de négocier des accords commerciaux bilatéraux avec d’autres pays (Voir : The Guardian).
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La question de la frontière irlandaise n’était pas réglée avec la proposition d’accord de novembre 2018. Elle l’est évidemment encore moins maintenant que l’accord a été formellement rejeté par le parlement britannique. La seule certitude jusqu’à présent était que le Royaume-Uni et l’Union européenne avaient réaffirmé leur détermination à éviter le rétablissement d’une frontière entre l’Irlande et l’Irlande du Nord, afin de préserver la stabilité des relations intercommunautaires en Irlande du Nord, la libre circulation des personnes et les échanges économiques sur l’île. Le rejet de l’accord ouvre une nouvelle période d’incertitudes (voir : The Guardian). L’avenir nous dira si cette détermination à éviter le rétablissement d’une frontière persistera et quelles seront les solutions envisagées. Dans tous les cas, il est certain que les trois grandes questions évoquées plus haut restent pertinentes.
3. Trois enjeux majeurs : le processus de paix, la circulation des personnes, et les liens économiques
La frontière entre la République d’Irlande et l’Irlande du Nord, en raison de ses origines historiques et de ses particularités, est un point particulièrement délicat dans les négociations du Brexit, comme cela a été montré dans les deux parties précédentes. Cette partie revient sur trois aspects particulièrement cruciaux.
3.1. Le processus de paix
Depuis la signature de l’accord de Vendredi Saint en 1998, l’Irlande du Nord est une société post-conflit dans laquelle les relations intercommunautaires demeurent une question majeure. Le système politique se caractérise par de profonds blocages qui proviennent de la structure interne des institutions (le système ethnique bipartite) et de l’hostilité entre les deux principaux partis (le DUP – très eurosceptique et partisan du Brexit et le Sinn Féin, plutôt europhile et opposé à la sortie de l’Union européenne). Il est impossible pour l’instant de déterminer dans quelle mesure les relations politiques en Irlande du Nord seront altérées par le Brexit. Toutefois, il faut préciser que le vote en faveur du Brexit est survenu peu de temps après la signature en novembre 2015, après dix semaines de négociations difficiles, d’un accord important entre les cinq principaux partis politiques d'Irlande du Nord et les gouvernements britannique et irlandais. Cet accord, appelé « Fresh Start », c’est-à-dire « Nouveau Départ », est présenté comme « un accord pour consolider la paix, sécuriser la stabilité, permettre le progrès et offrir de l'espoir ». Il fallait en effet régler de toute urgence la crise politique concernant la réforme de la sécurité sociale (en particulier la mise en œuvre de l'accord de Stormont du 23 décembre 2014((Voir Stormont House Agreement sur asset.publishing.service.gov.uk [PDF].))), ainsi que l’héritage et l’impact de l’activité paramilitaire et de l’intolérance religieuse.
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La stabilité des relations intercommunautaires est donc le premier défi majeur soulevé par le Brexit car les divergences politiques et tensions provoquées par le Brexit sont de nature à rompre le fragile équilibre politique nord-irlandais. Le retour d'une frontière physique s’opposerait aux termes de l'accord du Vendredi Saint et réactiverait le souvenir des Troubles et de la partition de l'Irlande de 1921. D'un point de vue nationaliste, le retour d'une frontière est inacceptable car cela rendrait la réunification de l'Irlande encore plus hypothétique qu'elle ne l'est déjà. Par ailleurs, toute proposition de statut spécial pour l’Irlande du Nord est inacceptable pour les unionistes, qui considèrent cela comme une brèche dans l'unité du Royaume-Uni. Elle a également le désavantage de rappeler la période des Troubles. C’est ce constat simple qui exige que le Royaume-Uni et l’Union européenne s’accordent sur une solution qui interdise la réintroduction d’une frontière physique entre les deux territoires irlandais, ce que ne manque pas de rappeler le protocole d’accord sur l’Irlande du Nord.
Figure 4. Drapeaux et symboles dans les paysages urbains nord-irlandais
À gauche : la loge orangiste de Bushmills (L.O.L : Loyal Orange Lodge). Au centre : drapeaux britanniques et nord-irlandais dans les rues de Bushmills. Sur les drapeaux nord-irlandais figure la croix de saint Georges et la main rouge d'Ulster (the Red hand of Ulster), qui était l'emblème des O'Neill de Tyrone dès le XIVème siècle et qui est devenu le symbole moderne du loyalisme protestant, c'est-à-dire de l'attachement indéfectible des protestants nord-irlandais à la couronne britannique. À droite : une affiche rappelle l'origine du drapeau britannique. | ||
Photographies du Bogside, vu depuis les remparts qui entourent le centre ville. Le Bogside est le quartier catholique de Derry/ Londonderry où 14 personnes furent tuées par l'armée britannique le 30 janvier 1972 lors du dimanche sanglant (Bloody Sunday). On y voit les inscriptions IRA, le drapeau de la République d'Irlande qui flotte, ainsi que les grandes fresques murales qui entretiennent le souvenir de la lutte pour les droits civiques pendant la période des Troubles (1968-1998). |
L'Union européenne a joué un rôle politique, économique et psychologique déterminant, à travers les programmes PEACE et INTERREG, pour permettre aux unionistes et aux nationalistes de collaborer et pour maintenir des relations avec la République d'Irlande. Il se pose donc la question de la pérennité de l’existence des institutions construites autour du processus de paix puisque les cadres européens dont elles dépendent disparaissent avec la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne. Le processus de décentralisation, élément clé de l'accord de Belfast, est étroitement lié à l'Union européenne et à la Convention européenne des droits de l'homme. Comment ces institutions parviendront-elles à s'adapter à différents cadres juridiques et à poursuivre une collaboration transfrontalière ?
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Tableau 3. Financement du programme PEACE
Source : The Impact of EU funding on the Region – the PEACE and INTERREG programmes, p. 2. |
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Figure 5. Les comtés irlandais et nord-irlandais concernés par le programme PEACE IV
Source : https://www.seupb.eu/piv-overview |
Figure 6. Le Pont de la Paix enjambe la Foyle à Derry/ Londonderry.
Cliché : Fabien Jeannier, 2014 « Le 25 juin 2011, le commissaire européen chargé de la politique régionale, Johannes Hahn, a inauguré le Pont de la Paix financé par l'Union européenne à Londonderry / Derry, aux côtés du Taoiseach irlandais et des chefs de l'exécutif d'Irlande du Nord. Le Pont de la Paix a été financé par les 14 677 823 £ du prix PEACE III de l'Union européenne. Ce programme, géré par l'organisme chargé des programmes de l'UE (SEUPB), est considéré comme l'un des projets phares de l'UE dans une région que le commissaire Hahn a qualifiée de « symbole d'espoir pour les zones de conflit du monde entier ». Le financement de ce pont emblématique représente une contribution du Fonds européen de développement régional, de l'Exécutif d'Irlande du Nord et du gouvernement irlandais. » |
Les institutions européennes ont joué un rôle majeur dans le traitement de l'héritage des Troubles grâce à un financement spécifique, facilité par l'adhésion à l'Union européenne du Royaume-Uni et de l'Irlande. Le processus de paix a été promu auprès des communautés nord-irlandaises et accepté par ces dernières dans un contexte spécifique qui n’existera bientôt plus. On peut donc se demander dans quelle mesure les incertitudes suscitées par le Brexit dans le domaine des relations intercommunautaires auront pour conséquence la reprise des violences paramilitaires. De manière connexe, l’impact économique du Brexit peut avoir une incidence sur les relations entre unionistes et nationalistes : dans le cas – très vraisemblable – d’un impact négatif (voir plus loin), il y a de fortes chances pour que la partie la plus vulnérable économiquement de la société nord-irlandaise soit la plus touchée. Il se trouve que cette partie de la population était également la plus susceptible de participer à la violence intercommunautaire pendant les Troubles((Mary C. Murphy, Europe and Northern Ireland’s future: negotiating Brexit’s unique case )).
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En réponse à ce défi très spécifique, le Livre blanc sur les futures relations entre le Royaume-Uni et l’Union européenne présenté en juillet 2018 au parlement britannique par Theresa May indiquait que « le Royaume-Uni reste déterminé à mettre en œuvre un futur programme PEACE pour soutenir un travail essentiel sur la réconciliation et un avenir commun en Irlande du Nord. Le Royaume-Uni se félicite de l'engagement de la Commission européenne en faveur d’un futur programme protégeant ce travail et d'une coopération transfrontalière plus large, et s'est engagé à finaliser le cadre de ce programme conjointement avec l’UE au cours des prochains mois » (p. 77).
Le protocole d’accord sur l’Irlande et l’Irlande du Nord contenu dans l’accord de novembre 2018 rappelle effectivement l’existence des programmes PEACE et INTERREG, et exprime clairement la volonté des parties de respecter les objectifs de réconciliation et de normalisation des relations sur l’île d’Irlande, ainsi que l’ensemble des obligations définies par l’accord de Vendredi Saint, notamment dans le domaine de la coopération transfrontalière (voir en particulier les articles 4 et 13). En l’état, pourtant, les modalités pratiques restent à imaginer, y compris pour remplacer les financements européens. C’était déjà le cas dans le livre blanc du gouvernement britannique. Dans le domaine des relations intercommunautaires, l'aide financière de Londres est loin d'être assurée à long terme pour remplacer les fonds européens.
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Encadré 4. L’importance de l’Accord du Vendredi Saint de 1998
La partition de l’Irlande issue de la loi de 1920 sur le gouvernement de l’Irlande est à l’origine des Troubles en Irlande du Nord, violent conflit intercommunautaire qui débute lors d’une marche pour les droits civiques à Londonderry organisée le 5 octobre 1968 et s’achève 30 ans plus tard par la signature de l’accord de Vendredi Saint du 10 avril 1998. Pendant les Troubles, la frontière entre l'Irlande du Nord et la République d'Irlande est fortement militarisée pour d’évidentes raisons de sécurité : il faut empêcher les échanges entre républicains de chaque côté de la frontière. À certains endroits, elle est dominée par les tours de guet de l'armée et les bâtiments fortifiés du RUC (Royal Ulster Constabulary – la police nord-irlandaise) et de l'armée, ainsi que par les postes de contrôle de la police et de l'armée. Le long de la frontière, les forces de sécurité bloquent les routes secondaires en installant des blocs de béton, des barrières pourvues de pointes métalliques et en creusant des trous. Les itinéraires autorisés sont parsemés de points de contrôle permanents surveillés par l'armée et la police. Il y a alors seulement une vingtaine de passages autorisés.
L’Accord du Vendredi Saint, un accord multipartite et international signé le 10 avril 1998 à Belfast par la plupart des partis politiques d'Irlande du Nord et les gouvernements britannique et irlandais, représentés respectivement par le Premier ministre britannique Tony Blair et le Premier ministre irlandais (Taoiseach) Bertie Ahern, met fin aux Troubles. Depuis l’accord de Vendredi Saint, la frontière entre la République d'Irlande et l'Irlande du Nord est une frontière invisible, permettant la libre circulation des personnes et des marchandises. La dernière tour de guet est détruite en 2007, « étape symbolique et importante dans le processus de destruction des vestiges visibles du conflit de 30 ans dans la province » (source). L’accord de Vendredi Saint est la pierre angulaire du processus de paix en Irlande du Nord et la frontière invisible entre les deux territoires est sans aucun doute un symbole majeur du succès du processus de paix instauré par cet accord.
Il est essentiel de rappeler que l’accord de Vendredi Saint est un accord ménageant un subtil équilibre intercommunautaire dans lequel les questions liées à la souveraineté et aux droits civiques et culturels sont centrales et dont la dimension transfrontalière rend inutile et inopérante l’existence d'une frontière entre les deux territoires. L’Accord du Vendredi Saint définit des droits pour toutes les communautés de l'île d'Irlande sur la base d’une gouvernance multiscalaire : décentralisée, nationale, internationale et supranationale. Ces droits découlent en partie du droit européen et incluent la protection des droits de l'homme, fondée sur la Convention européenne des droits de l'homme. L’Irlande et le Royaume-Uni étaient tous deux membres de l’UE lors de la rédaction de l’Accord du Vendredi Saint, qui partait du principe que les deux pays le resteraient. L’appartenance du Royaume-Uni et de l'Irlande à l'UE est un élément déterminant dans l'exigence de l’accord de Vendredi Saint selon laquelle les droits en Irlande du Nord doivent refléter ceux en Irlande et vice versa. Les deux territoires sont soumis à la jurisprudence des droits fondamentaux de la Cour de justice de l’Union européenne.
L’accord fut conçu comme un « nouveau départ » pour favoriser « la réconciliation, la tolérance et la confiance mutuelle, et […] la protection et la défense des droits de l'homme pour tous »((Les citations de cette partie sont directement extraites de l’accord de Vendredi Saint. Toutes les citations sont traduites de l’anglais par l’auteur.)). Il souligne l'engagement des gouvernements britannique et irlandais à promouvoir « le partenariat, l'égalité et le respect mutuel comme base des relations en Irlande du Nord, entre le Nord et le Sud et dans les îles britanniques » et leur « engagement total et absolu à résoudre les différends concernant les questions politiques par des moyens exclusivement démocratiques et pacifiques et [leur] opposition à toute utilisation ou menace d’utilisation de la force à des fins politiques, que ce soit dans le cadre cet accord ou dans d’autres circonstances ».
Il reconnait explicitement la diversité légitime des identités, des traditions et des aspirations politiques en Irlande. Il reconnait également expressément que la majorité de la population nord-irlandaise souhaite continuer à appartenir au Royaume-Uni alors qu’une partie substantielle de la population d’Irlande du Nord et la majorité de la population de l’île d’Irlande souhaite la réunification de l’Irlande. L’accord ne tranche pas la question de la future souveraineté de l'Irlande du Nord. Il stipule que l'Irlande du Nord fait partie du Royaume-Uni et le restera jusqu'à ce qu'une majorité de la population d'Irlande du Nord et de la République d'Irlande ne le souhaite plus. Si tel était le cas, les gouvernements britannique et irlandais seraient alors soumis à une « obligation contraignante » de mettre en œuvre ce choix.
Il est également explicitement reconnu aux « Nord-Irlandais » le droit « de s'identifier et d'être accepté en tant qu'irlandais ou britanniques, ou les deux ». En outre, « leur droit à la citoyenneté britannique et irlandaise [doit] être accepté par les deux gouvernements et ne seraient pas affectés par un changement futur du statut de l'Irlande du Nord. » Par l’expression « Nord-Irlandais », l'accord signifie « toutes les personnes nées en Irlande du Nord et ayant au moins un parent qui est citoyen britannique, citoyen irlandais ou quiconque a le droit de résider en Irlande du Nord sans aucune restriction quant à sa période de résidence ».
Enfin, l’accord indique que le pouvoir du gouvernement souverain ayant compétence en Irlande du Nord sera exercé avec « une impartialité rigoureuse au nom de tous, dans le respect de la diversité des identités et des traditions et se fondera sur les principes du plein respect et de l’égalité des droits civiques, politiques, économiques, sociaux et culturels, de la non-discrimination pour tous les citoyens et de la parité et de l’égalité de traitement de l’identité, de la philosophie et des aspirations des deux communautés ».
L'accord de paix nord-irlandais
Questions consitutionnelles
1. Les participants souscrivent à l'engagement pris par les gouvernements britannique et irlandais, dans le cadre d'un nouvel accord remplaçant l'accord anglo-irlandais, de :
(i) reconnaître la légitimité de tout choix librement exercé par une majorité de citoyens d'Irlande du Nord quant à son statut, qu'ils préfèrent continuer à soutenir l'Union avec la Grande-Bretagne ou une Irlande souveraine et unie ;
(ii) reconnaître qu'il appartient aux seuls habitants de l'île d'Irlande, par accord mutuel et sans entrave extérieure, d'exercer leur droit à l'autodétermination sur la base du consentement, librement et concurremment donné, au Nord et au Sud, à réaliser une Irlande unie, si tel est leur souhait, acceptant que ce droit soit acquis et exercé avec et sous réserve de l'accord et du consentement de la majorité des citoyens de l'Irlande du Nord ;
(iii) reconnaître que si une partie substantielle de la population d'Irlande du Nord partage le souhait légitime d'une majorité de la population de l'île d'Irlande de s'unir en Irlande, le souhait actuel d'une majorité de la population de l'Irlande du Nord, librement exercée et légitime, consiste à maintenir l'Union et, par conséquent, que le statut de l'Irlande du Nord en tant que partie du Royaume-Uni reflète et s'appuie sur ce souhait; et qu'il serait erroné de modifier le statut de l'Irlande du Nord sans le consentement de la majorité de sa population ;
(iv) affirmer que si, à l’avenir, les habitants de l’île d’Irlande exercent leur droit à l’autodétermination sur la base exposée aux points (i) et (ii) ci-dessus pour créer une Irlande unie, les deux gouvernements ont obligation contraignante de présenter et d’appuyer dans leur parlement respectif une législation visant à donner effet à ce souhait ;
(vi) reconnaître le droit de naissance de tous les citoyens d'Irlande du Nord à s'identifier et à être acceptés en tant qu'Irlandais ou Britanniques, à leur guise, et à confirmer en conséquence que leur droit de détenir à la fois la citoyenneté britannique et irlandaise est accepté par les deux gouvernements et ne serait affecté par aucun changement futur du statut de l'Irlande du Nord.
2. Les participants notent également que les deux gouvernements se sont donc engagés, dans le cadre de cet accord politique global, à proposer et à soutenir des modifications de la Constitution de l'Irlande et de la législation britannique relatives au statut constitutionnel de l'Irlande du Nord.
L’accord de Vendredi Saint a créé de nouvelles institutions (et leurs instances afférentes), dont certaines ont établi une coopération transfrontalière forte et dont l’existence constitue le socle du processus de paix en Irlande du Nord.
Premier volet - la dimension interne à l'Irlande du Nord : l'accord a créé une nouvelle assemblée décentralisée (Stormont) et un exécutif pour l'Irlande du Nord, exigeant que le pouvoir exécutif soit partagé par les partis représentant les deux communautés, de manière à ce que les deux communautés soient représentées équitablement dans les débats politiques et que l’Irlande du Nord soit gouvernée grâce à un consensus intercommunautaire.
Deuxième volet - la dimension Nord-Sud : un Conseil ministériel Nord-Sud a été créé pour institutionnaliser le lien entre les deux parties de l'Irlande afin de « réunir les responsables exécutifs en Irlande du Nord et en Irlande pour développer la consultation, la coopération et l'action dans l'île d'Irlande – y compris par une mise en œuvre sur une base entièrement insulaire et transfrontalière – sur des questions d'intérêt mutuel relevant de la compétence des administrations du Nord et du Sud. »
Termes de l’accord
Les domaines de coopération et de mise en œuvre Nord-Sud peuvent inclure :
1. L’agriculture – la santé animale et végétale.
2. L’éducation – les qualifications et échanges d'enseignants.
3. Les transports – la planification stratégique des transports.
4. L’environnement – la protection de l'environnement, pollution, qualité de l'eau et gestion des déchets.
5. Les voies navigables – les voies navigables intérieures.
6. La sécurité sociale / le bien-être social – les droits des travailleurs frontaliers et le contrôle de la fraude.
7. Le tourisme – la promotion, le marketing, la recherche et le développement de produits.
8. Les programmes de l'UE pertinents tels que SPPR, INTERREG, Leader II et leurs successeurs.
9. Les pêches continentales.
10. L’aquaculture et les questions marines.
11. La santé : les services d’accident et d’urgence et autres questions transfrontalières connexes.
12. Le développement urbain et rural.
D'autres domaines sont à examiner par le Conseil Nord / Sud fantôme.
Troisième volet - la dimension Est-Ouest : un Conseil des Îles a été créé, reconnaissant la « totalité des relations » au sein des Îles britanniques, composé de représentants des gouvernements britannique et irlandais et des institutions décentralisées d'Écosse, du pays de Galles et d'Irlande du Nord.
Termes de l’accord
1. Un Conseil anglo-irlandais sera créé en vertu d'un nouvel accord anglo-irlandais visant à promouvoir le développement harmonieux et mutuellement avantageux de l'ensemble des relations entre les peuples de ces îles.
2. Le Conseil anglo-irlandais comprendra des représentants des gouvernements britannique et irlandais, des institutions décentralisées d'Irlande du Nord, d'Écosse et du pays de Galles, ainsi que, le cas échéant, ailleurs au Royaume-Uni, ainsi que des représentants de l'île de Man et des Îles anglo-normandes.
3. Le Conseil anglo-irlandais se réunira sous différentes formes : un sommet, deux fois par an; dans des formats sectoriels spécifiques sur une base régulière, chaque partie étant représentée par le ministre compétent; dans un format approprié pour traiter des questions intersectorielles.
4. Les représentants des membres fonctionneront conformément aux procédures d'autorité et de responsabilité démocratiques en vigueur dans leurs institutions élues respectives.
5. Le Conseil anglo-irlandais échangera des informations, discutera, consultera et fera de son mieux pour parvenir à un accord de coopération sur des questions d'intérêt mutuel relevant de la compétence des administrations concernées. Les questions pouvant faire l’objet d’une première discussion au sein du Conseil anglo-irlandais incluent les liaisons de transport, les questions agricoles, environnementales, culturelles, de santé, d’éducation et de dimension européenne. Des arrangements appropriés seront mis en place pour une coopération sur le plan pratique en ce qui concerne les politiques à propos desquelles des accords auront été conclus.
Du côté britannique, l’accord entre le Royaume-Uni et l’Irlande a remplacé le Government of Ireland Act de 1920. En Irlande, le gouvernement s’est engagé à modifier les articles 2 et 3 de la Constitution afin de refléter l’aspiration à l’unité de l’Irlande de manière uniquement démocratique. L’article 3 reconnaît implicitement que l’Irlande du Nord fait partie du territoire souverain du Royaume-Uni - la République d’Irlande renonçant à sa revendication territoriale historique sur l’Irlande du Nord (qui a donc été retirée de la Constitution irlandaise). D’un point de vue unioniste, il devenait alors acceptable que la frontière soit invisible, car elle devenait moins contestée et les revendications territoriales de l’Irlande sur l’Irlande du Nord ne menaçaient plus l’unité du Royaume-Uni.
3.2. L’immigration et la libre circulation des citoyens britanniques et irlandais
Aujourd'hui, les dirigeants irlandais et nord-irlandais semblent être d'accord sur le fait qu'il y a 208 points de passage le long de la frontière de 500 kilomètres. C’est peu dire que compter et cartographier les points de passage ne fut pas une tâche facile à mener. La question n’est en réalité pas tant celle du retour d'une frontière, qui semble à la fois essentiel et inévitable (d’autant plus si le Royaume-Uni quitte l’Union européenne sans accord) mais celle du type de frontière et de l’éventail des solutions possibles pour contrôler la circulation des personnes (y compris celle des ressortissants de l'UE) et appliquer les futurs règlements et taxes douanières (le Royaume-Uni doit à terme de quitter le marché unique et l’union douanière) sur les flux de marchandises entre les territoires européen et britannique puisque l’Union européenne et le Royaume-Uni ont à maintes reprises rappelé leur engagement à ne pas réinstaurer une « frontière dure », que l’on doit comprendre comme une frontière avec postes de contrôles et gardes.
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La question cruciale concerne donc les possibilités technologiques (en supposant que les problèmes politiques soient résolus) permettant de concilier d’inévitables contrôles douaniers, que ce soit pour les personnes ou pour les marchandises, avec l'apparence d'une frontière complètement ouverte, une « frontière transparente », sans infrastructures physiques ni gardes-frontières. La question peut être posée différemment, mais reste très simple : quels sont les moyens technologiques qui permettent à une frontière dure d’être invisible ? En d’autres termes encore, un « frontière intelligente » est-elle la solution adéquate dans le contexte irlandais ?
La question de la frontière irlandaise est éminemment délicate car c’est une frontière très fréquentée. Son rétablissement pose donc en premier lieu la question de la libre circulation des Irlandais, qu’ils soient du nord ou de la République d’Irlande. Traverser la frontière est un acte quotidien pour beaucoup d’entre eux. Ils traversent la frontière pour diverses raisons : travail et affaires, études, shopping, tourisme, traitements médicaux, visites à des amis et à la famille, soit environ 110 millions de passages de personnes et 72 millions de passages de véhicules par an. Il n'est pas rare que de nombreux habitants de la région transfrontalière traversent la frontière plusieurs fois par jour. Il ne fait aucun doute que le retour des contrôles aux frontières serait un inconvénient majeur pour ces personnes – il est donc inenvisageable – même si l’exemple franco-suisse montre qu’il est possible de conserver une frontière ouverte pour les navetteurs (il ne faut toutefois pas oublier l’aspect traumatique, dans le cas de la frontière irlandaise, d’un éventuel retour d’infrastructures physiques). Par ailleurs, les traversées est-ouest de la mer d'Irlande représentent environ 23 millions de personnes et 3,1 millions de véhicules par an.
Reprendre le contrôle de la migration européenne au Royaume-Uni était l’une des principales promesses des Brexiters et reste l’une des priorités du gouvernement britannique. Mais le gouvernement britannique est pris entre deux feux : d'un côté, il est politiquement inacceptable de laisser les personnes traverser librement la frontière irlandaise, comme c’est actuellement le cas. Cela signifierait qu'il n’honore pas ses engagements vis-à-vis de son électorat eurosceptique de contrôler l'immigration européenne – l'Irlande pourrait alors être considérée par les migrants européens comme la porte d’entrée au Royaume-Uni : une fois parvenu en Irlande du Nord, un migrant serait de fait sur le territoire britannique. D’un autre côté, il est tout aussi politiquement inacceptable de rétablir une frontière avec gardes et barrières. Unionistes et nationalistes s’y opposent fermement, car cela contreviendrait aux dispositions de l’Accord du Vendredi Saint et constituerait un sérieux obstacle à la vie quotidienne de la population locale.
En outre, le rétablissement d'une frontière soulève la question de la libre circulation des citoyens britanniques et irlandais qui bénéficient actuellement du Common Travel Area (CTA). Ni le Royaume-Uni ni l'Irlande ne sont membres de l'espace Schengen. Le CTA a été mis en place sous diverses formes depuis la partition de l’Irlande et réglemente les voyages entre l’Irlande, le Royaume-Uni, les îles Anglo-Normandes et l’île de Man. Les citoyens irlandais et britanniques peuvent se déplacer librement, s'installer, travailler, voter et avoir accès à l'aide sociale dans l’espace du CTA, qui implique une coordination étroite entre les autorités irlandaises et britanniques. L’article 5 du protocole sur l’Irlande et l’Irlande du Nord contenu dans l’accord de sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne protège les droits du CTA.
3.3. L’importance des liens économiques de part et d’autre de la frontière
Les échanges économiques et commerciaux entre le Royaume-Uni, l'Irlande du Nord et l'Irlande sont conséquents, complémentaires et sont à l’évidence facilités par l’absence de frontière.
La Grande-Bretagne est le principal partenaire économique de l’Irlande du Nord. Ainsi, en 2016, les ventes de l’Irlande du Nord à la Grande-Bretagne représentaient 1,3 fois plus que toutes les autres exportations (Irlande, reste de l’UE, reste du monde combiné) et 3,7 fois plus que ses exportations vers l’Irlande. La valeur des ventes de l’Irlande du Nord en Grande-Bretagne s’élevait à 14,6 milliards de livres en 2016, soit 56,2 % de ses ventes externes((Les ventes externes sont l’ensemble des ventes de produits et services réalisées hors d’Irlande du Nord.)) et 19,2 % de ses ventes totales. Toutefois, l’Irlande reste le principal marché d’exportation de l’Irlande du Nord, avec 4,0 milliards de livres en 2016, représentant 35 % de ses exportations et 15,4 % de ses ventes externes (5,3 % de ses ventes totales).
Un examen attentif des exportations de marchandises vers l'Irlande montre qu'elles représentaient 2,4 milliards de livres en 2016 et que le secteur des exportations de nourriture et d’animaux vivants représentait 31 % des exportations totales. Les deuxième et troisième secteurs étaient ceux des machines et matériel de transport (17 %) et des produits manufacturés (16 %). Les trois secteurs combinés représentaient 64 % de toutes les exportations d'Irlande du Nord vers l'Irlande en 2016, pour une valeur de 1,5 milliard de livres.
Figure 7. Exportations de l'Irlande, l'Irlande du Nord et la Grande Bretagne, entre elles, vers l'UE et vers le reste du monde |
La République d'Irlande est le cinquième plus gros client des exportations britanniques et le Royaume-Uni est le deuxième plus gros client des exportations irlandaises. Le Royaume-Uni représentait 13,8 % des exportations totales de produits irlandais en 2015 et représentait 25,7 % des importations irlandaises. L’exportation de services au Royaume-Uni en provenance d'Irlande représentait 17,7 % de l'ensemble des services irlandais en 2014 (17,98 milliards de livres) et l’importation en provenance du Royaume-Uni représentait 11,4 milliards de livres (10,4 % de tous les services d'importation).
En 2016, les entreprises nord-irlandaises (dans les secteurs non financier et non agricole) ont effectué environ 758 000 livraisons transfrontalières vers l'Irlande, pour une valeur estimée à 3,4 milliards de livres. En 2015, environ 410 000 livraisons ont eu lieu de l'Irlande vers l'Irlande du Nord, pour une valeur avoisinant 2 milliards de livres. On estime que 11 100 ou 21 % des entreprises nord-irlandaises ont exporté vers ou importé en provenance d’Irlande en 2016. La majeure partie de ce commerce se fait par route et représente un sous-ensemble des 110 millions de passages de personnes ou 72 millions de passages de véhicules en 2016 entre les deux territoires. La majorité de ces transactions transfrontalières a été réalisée par des micro- et petites entreprises, qui dominent l’économie nord-irlandaise : environ 74 % des livraisons d’exportations en provenance d’Irlande du Nord sont le fait d’entreprises de moins de 50 employés et 33 % d’entreprises de moins de 10 employés.
Les conséquences économiques du Brexit sont par définition difficiles à prévoir. Elles vont dépendre de la nature de l’accord auquel parviendront le Royaume-Uni et l’Union européenne, si les deux parties parviennent à un accord. Nous connaitrons alors les conditions d’accès du Royaume-Uni au marché unique et le coût de la réintroduction éventuelle de taxes douanières. D’ici là, il est impossible de prévoir avec certitude les conséquences du Brexit sur les relations commerciales anglo-irlandaises, sur les PIB britannique et irlandais et sur l’économie nord-irlandaise. Toutefois, le Brexit est presque unanimement présenté comme une menace pour la prospérité du Royaume-Uni et de l’Irlande. Les divergences concernent l’ampleur des conséquences. De nombreuses projections ont été réalisées, dont un rapport du think-tank Institute for Government fait la synthèse, en rappelant justement la difficulté de l’exercice (d’autant que plusieurs scénarios sont à prendre en compte), et en insistant sur le large spectre couvert par ces projections.
Figure 8. Scénarios prospectifs de long terme sur l'évolution du Brexit sur le produit intérieur brut du Royaume-Uni, par rapport à un maintien dans l'UESource : Institute for government, Understanding the economic impact of Brexit, oct. 2018, p. 3. |
Un très récent rapport du gouvernement britannique indique que, certes, l’économie britannique va continuer à croître à long terme, mais que le Brexit aura des effets négatifs sur cette dernière, dont l’ampleur variera selon les conditions dans lequel le divorce avec l’Union européenne aura lieu. Les résultats d’une projection à 15 ans varient considérablement en fonction des variables utilisées (notamment avec ou sans immigration) et des quatre scénarios étudiés (pas d’accord, accord de libre-échange avec l’Union européenne, appartenance du Royaume-Uni à l’espace économique européen, Brexit allégé sur la base du livre blanc de juillet 2018) : l’absence d’accord avec l’Union européenne serait le scénario le plus dommageable pour l’économie britannique, alors qu’un Brexit allégé serait le scénario le moins défavorable, pour l’ensemble des régions britanniques. Le recul du PIB est compris dans une très large fourchette allant de –0,6 % à –9,3 % par rapport à la situation actuelle.
Le rapport apporte bien peu d’éléments concernant l’économie de l’Irlande du Nord. Tout au plus note-t-il que c’est dans le secteur manufacturier que l’Irlande du Nord (de même que l’Ecosse et le pays de Galles) souffrirait le plus en cas de Brexit sans accord (p. 67). C’est en Irlande du Nord que se trouve la plus forte proportion de travailleurs non qualifiés de l’industrie du Royaume-Uni travaillant dans les secteurs industriels les plus susceptibles d’être touchés par le Brexit. En cas de perte d’emploi, les chances d’en retrouver un sur le même territoire seront minces (source, p. 54-55). Il faut donc s’attendre à ce que l’économie de l'Irlande du Nord souffre, d’autant plus qu’elle est fragile et en difficulté par rapport au reste du Royaume-Uni (elle dépend notamment largement des dépenses publiques et des fonds européens, en particulier pour l'agriculture). L’emploi et le PIB de l’Irlande du Nord dépendent plus que toute autre région britannique de l’agriculture et de l’industrie agro-alimentaire (« agri-food business », ibid., p. 51.). L’impact du Brexit dans ce domaine dépendra donc de la manière dont le Royaume-Uni compensera le retrait de l’Union européenne. Il convient ici de souligner le rôle majeur joué par les différents fonds européens pour la construction d’infrastructures et le développement économique, en particulier dans le secteur agroalimentaire en Irlande du Nord. Le programme INTERREG a notamment une importante dimension transfrontalière.
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Figure 9. Le programme INTERREG : territoires concernés et montant des fonds
Les comtés irlandais, districts nord-irlandais et wards écossais concernés par Interreg VA. Source : https://www.seupb.eu/iva-overview |
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Le rétablissement des contrôles et des taxes douanières est de nature à rendre les échanges moins fluides et plus coûteux et donc à nuire à l’économie de chaque côté de la frontière. Un rapport publié par la banque centrale irlandaise prévoit une contraction de 9,6 % des échanges entre l’Irlande et le Royaume-Uni à cause de l’augmentation des obstacles non tarifaires aux échanges (normes, quotas, contrôles, etc.). Les boissons, denrées périssables et matières premières seraient les plus touchées (source : Banque Centrale d’Irlande). Malgré une économie florissante et des perspectives très positives, l’Irlande risque donc également de souffrir du Brexit.
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Conclusion
L’Irlande du Nord est une nation vulnérable du Royaume-Uni. Cette vulnérabilité qui est à la fois économique, sociale et politique risque fort d’être exacerbée par les conséquences du Brexit et le nécessaire rétablissement d’une frontière, quelle qu’en soit la forme. La question de la frontière s’inscrit également dans le contexte plus large de la crise de l'identité britannique et des arrangements constitutionnels actuels des quatre nations formant l'État britannique. L’Irlande du Nord ne peut être considérée comme une exception par le gouvernement britannique, qui sera alors confronté à la colère des unionistes et aux velléités indépendantistes de l’Écosse.
En tant que zone périphérique, l’Irlande du Nord ne semble pas faire l’objet d’une attention soutenue de la part de Londres, et ses divisions et faiblesses politiques constituent sans aucun doute un handicap sérieux pour faire entendre sa voix. La fragmentation politique et les divisions ethno-nationales rendent la défense des intérêts de l’Irlande du Nord beaucoup moins efficace qu’en Écosse. Le livre blanc du gouvernement britannique publié en juillet 2018 ne proposait aucune solution pratique pour préserver la stabilité globale de l’Irlande du Nord. Sa seule et unique promesse était de ne pas rétablir une frontière dure, c'est-à-dire dans ce cas particulier, compte tenu du contexte historique, politique et social, une frontière avec des gardes et des postes de contrôle frontaliers. L’accord de novembre 2018 entre l’Union européenne et le Royaume-Uni réitère ce postulat mais n’apporte pas plus de solutions technologiques concrètes. Le gouvernement britannique est très désireux, pour ne pas dire désespéré, de « protéger l’Union, d'éviter la nécessité d'une frontière dure entre l'Irlande du Nord et l'Irlande, de préserver l'intégrité constitutionnelle et économique du Royaume-Uni et de répondre aux besoins de la famille britannique au sens large, incluant les dépendances de la Couronne et les territoires d’outre-mer » (source). Mais il est légalement contraint d’organiser la sortie de l’Union européenne sans pouvoir réinstaurer une frontière terrestre avec cette dernière. C’est une redoutable équation, à laquelle il n’a toujours pas trouvé de solution.
Pour compléter
Bibliographie
- Anne-Laure Amilhat Szary, Qu’est-ce qu’une frontière aujourd’hui ?, Paris, PUF, 2015.
- Karine Bigand, « L’Irlande du Nord : un territoire vulnérable face au Brexit », Recherches internationales, 2017, p. 65-81.
- Karine Bigand, « Les Élections à l’Assemblée nord-irlandaise de 2016 et 2017 : contextes, résultats, perspectives », Revue Française de Civilisation Britannique, 2017.
- Nathalie Duclos, L’Écosse en quête d’indépendance ? Le référendum de 2014, Paris, PUPS, 2014.
- Christophe Gillissen, « L’Irlande et le Brexit : un avenir incertain », Questions internationales, n° 85-86, 2017, p. 136-141.
- Wesley Hutchinson, « La dimension irlandaise », Outre-Terre n° 49, 2017, p. 154-165
- Valérie Peyronel, « Northern Ireland: Devolution as an Electoral Issue in the 2015 UK General Election », Revue française de civilisation britannique, 2015.
- Carine Berberi, « Northern Ireland: Is Brexit a Threat to the Peace Process and the Soft Irish Border? », Revue française de civilisation britannique, 2017.
Webographie en deux ressources
- Analyse des scénarios possibles pour la frontière irlandaise après le Brexit, par Katy Hayward, sociologue de Queen’s University à Belfast.
- La frontière en 4 diapositives clés, les différents types de contrôles selon les différents types de frontières avec l’Union européenne après la sortie du Royaume-Uni, selon le Dr Katy Hayward.
Webographie complète
L’évolution de la démographie en Irlande du Nord :
- https://www.irishcentral.com/news/irishvoice/why-can-unionists-not-see-a-united-ireland-is-inevitable
- https://www.irishcentral.com/news/thenorth/shock-as-expert-predicts-catholic-majority-in-northern-ireland-by-2021
- http://www.ninis2.nisra.gov.uk/InteractiveMaps/Population/Population%20Change/Population%20Estimates%20Broad%20Age%20Bands/atlas.html
Chiffres sur les religions en Irlande du Nord :
Les résultats du Brexit par nom de lieu ou code postal :
- https://www.theguardian.com/politics/ng-interactive/2016/jun/23/eu-referendum-live-results-and-analysis or https://www.bbc.com/news/politics/eu_referendum/results
- Les résultats du Brexit : https://www.bbc.com/news/uk-politics-36616028
Analyse détaillée des résultats du Brexit :
- https://geoconfluences.ens-lyon.fr/actualites/eclairage/brexit-un-an-apres
- https://geoconfluences.ens-lyon.fr/actualites/veille/brexit-cartes-infographies-analyses-sur-le-vote-du-23-juin
- https://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/brexit
Les tours de guet à la frontière irlandaise pendant les Troubles :
Perspective historique sur la frontière :
- http://www.irishborderlands.com/irishborder/index.html
- http://www.borderroadmemories.com
- Analyse complète de l’accord de Vendredi Saint, du Brexit et des droits en Irlande du Nord :
- https://www.britac.ac.uk/sites/default/files/TheGoodFridayAgreementBrexitandRights.pdf
L’accord de Vendredi Saint :
- https://www.theatlantic.com/international/archive/2018/04/good-friday-agreement-20th-anniversary/557393/
- http://www.bbc.co.uk/history/events/good_friday_agreement
- http://www.thejournal.ie/good-friday-agreement-what-is-it-3928739-Mar2018/
- https://www.historyextra.com/period/20th-century/a-brief-history-summary-of-the-good-friday-agreement/
- https://www.independent.co.uk/news/uk/politics/good-friday-agreement-what-is-it-northern-ireland-belfast-1998-sinn-fein-the-troubles-a8278156.html
L’héritage des Troubles :
- Borderland : https://info.arte.tv/fr/borderland
- https://info.arte.tv/fr/en-irlande-du-nord-la-reconciliation-populaire-avance
- https://www.arte.tv/fr/videos/081327-016-A/20-ans-de-paix-en-irlande-du-nord-les-plaies-sont-elles-cicatrisees/
- https://www.arte.tv/fr/videos/081406-000-A/les-zones-d-ombre-du-conflit-nord-irlandais/
- https://www.theguardian.com/artanddesign/2018/may/02/john-duncan-best-photograph-belfast-sectarian-divide-wall-northern-ireland
- https://www.theguardian.com/cities/2015/sep/29/belfast-berlin-wall-moment-permanent-peace-walls
- http://healingthroughremembering.org/
- http://www.slate.fr/story/161886/irlande-du-nord-mere-fils-tirer-dessus-ira#xtor=RSS-2
- Conflit et politique en Irlande du Nord - CAIN Web Service : http://cain.ulst.ac.uk/index.html
Les points de passage à la frontière :
- https://www.bbc.com/news/uk-politics-40949424
- https://www.independent.co.uk/arts-entertainment/photography/brexit-photos-irish-border-ireland-good-friday-agreement-life-northern-republic-a8296151.html
- https://info.arte.tv/fr/irlande-vers-un-retour-des-controles-la-frontiere
Les débats sur la frontière
- Northern Ireland Affairs Committee – The land border between Northern Ireland and Ireland:
- https://www.parliament.uk/business/committees/committees-a-z/commons-select/northern-ireland-affairs-committee/inquiries/parliament-2017/future-of-the-irish-land-border-17-19/
- Dr Katy Hayward’s written statement on the Irish border: http://data.parliament.uk/writtenevidence/committeeevidence.svc/evidencedocument/northern-ireland-affairs-committee/the-land-border-between-northern-ireland-and-ireland/written/79307.html
- Le blog de Mary C. Murphy : https://www.centreonconstitutionalchange.ac.uk/about/people/mary-c-murphy
- Frontières invisibles, l’exemple norvégien : https://www.bbc.co.uk/news/technology-41412561
- ‘Technology’ cannot make a hard border in Ireland soft : https://www.independent.co.uk/voices/irish-hard-border-soft-brexit-technology-theresa-may-a8242461.html
- https://www.theguardian.com/uk-news/2018/may/04/irish-border-backup-plan-suggests-checks-ports-airports-brexit
- https://www.theguardian.com/politics/2017/jun/21/how-does-the-irish-border-affect-the-brexit-talks
- http://theconversation.com/q-a-whats-going-on-with-brexit-and-the-irish-border-88520
- http://www.europeanfutures.ed.ac.uk/article-3093
- https://www.nytimes.com/2018/02/28/world/europe/uk-northern-ireland-brexit.htm
Rapports de la British Academy :
- https://www.britac.ac.uk/brexit-briefings
- https://www.britac.ac.uk/tag/brexit
- https://www.britac.ac.uk/sites/default/files/BAR31-07-Fuchs.pdf
Contributions d’universitaires qui soutiennent le Brexit :
- https://briefingsforbrexit.com/what-on-earth-is-a-hard-border-by-martin-davison/
- https://briefingsforbrexit.com/eu-demands-violate-northern-ireland-human-rights/
- https://briefingsforbrexit.com/brexit-and-the-irish-border/
- Revue des dirigeants d’entreprises et législateurs : https://www.agendani.com/
Autres ressources :
- https://fullfact.org/europe/eu-referendum-and-irish-border/
- https://www.bbc.com/news/uk-northern-ireland-43576458
- https://www.bbc.co.uk/news/uk-northern-ireland-politics-44615404
- The hardest border: https://www.bbc.co.uk/news/resources/idt-sh/The_hardest_border
- Un témoignage sur la frontière :
- https://www.flickr.com/photos/tiocfaidh_ar_la_1916/37557068136
Vidéos :
- Brexit and the Irish Border Problem: https://www.youtube.com/watch?v=napewyY5YVE
- Could Brexit lead way to a united Ireland?: https://www.youtube.com/watch?v=pXXIGxJTnpM
Euronews :
- Is Ireland headed for trouble at the border?: https://www.youtube.com/watch?v=LB1FY7Q1pgQ
- The Irish border Brexit dilemma: http://www.euronews.com/2018/06/27/the-irish-border-brexit-dilemma
France 24 :
- What will happen to invisible Ireland-UK border after Brexit?: https://www.youtube.com/watch?v=8cDjT0r9IgM
- Future of Irish border still a thorny Brexit issue: https://www.youtube.com/watch?v=4C1CxYhafY8
- Border - Brexit and the Irish Border | Short Documentary
- https://www.youtube.com/watch?v=HiY5kZewGgo
BBC Newsnight: BBC Newsnight Irish Border
- What would Brexit mean for the border between Ireland and NIreland?: https://www.youtube.com/watch?v=uvvtwMWdXd0
- How do we solve the Brexit border problem?: https://www.bbc.co.uk/programmes/p0677d2b 15 May 2018
- Brexit, dissidents and the Irish border: https://www.bbc.co.uk/programmes/p067cfdm 16 May 2018
- Brexit: ‘Stakes are high’ for Strabane: https://www.bbc.co.uk/programmes/p067jh8f 18 May 2018
- Conférence de Mary C. Murphy: Europe and Northern Ireland’s Future: Negotiating Brexit’s Unique Case
Fabien JEANNIER
Docteur en civilisation britannique, professeur d’anglais, lycée Aristide Briand, Gap.
Mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :Fabien Jeannier, « Le Brexit et la frontière irlandaise », Géoconfluences, janvier 2019. |
Pour citer cet article :
Fabien Jeannier, « Le Brexit et la frontière irlandaise », Géoconfluences, janvier 2019.
URL : https://geoconfluences.ens-lyon.fr/actualites/eclairage/brexit-frontiere-irlandaise