Philippe Rekacewicz, un cartographe confronté à la représentation des frontières
NB. Le contenu de cet article donne des informations disponibles au moment de sa publication en 2008.
Qu'est-ce que l'idée de frontières, de mur, de séparation ... à quoi cela ressemble-t-il ? Philippe Rekacewicz, cartographe et journaliste, mais aussi géographe, témoigne de ses pratiques et de sa réflexion professionnelles ainsi que de ses expériences personnelles et de ses vécus sur le terrain.
La carte géographique est tout au plus une représentation ou une "perception" du territoire et elle n'offre aux yeux du public que ce que le cartographe (ou ses commanditaires) ont voulu montrer. Et il n'existe pas de représentations officielles, admises par tous, du découpage politique du monde. Lorsqu'elles sont imprimées, les cartes politiques du monde – celles qui figurent les complexes réseaux de lignes symbolisant les frontières – apparaissent aux yeux du public comme des représentations admises par tous. Elles paraissent harmonieuses, donnant l'illusion d'un monde parfaitement découpé en unités de vie, en régions ou en pays.
Or, l'imaginaire cartographique s'exprime dans trois dimensions : l'espace, le temps et la pensée. En donnant aux frontières un caractère définitif, indélébile, ces cartes trompent l'observateur sur ce qu'elles sont vraiment. Les frontières de la carte sont des lignes virtuelles dont le tracé peut laisser penser une séparation là où il n'y a parfois rien de concret. C'est fréquemment le cas en Afrique où les frontières étatiques héritées de la colonisation n'ont jamais empêché la circulation des biens et des personnes. Les limites ne sont donc pas des réalités aussi sûres que leur tracé cartographique pourrait le laisser penser, que ce soit en termes de perméabilité, mais aussi en termes de positionnement dans l'espace. Mais elles peuvent aussi se dresser en barrières épaisses et infranchissables.
À quelles réalités les frontières africaines correspondent-elles ? C'est Achille Mbembe, professeur d'histoire et de sciences politiques originaire du Cameroun, qui nous a donné l'occasion de relever ce défi impossible en publiant, en novembre 1999, un article intitulé "Les frontières mouvantes du continent africain", dans lequel il dépasse les représentations traditionnelles de l'Afrique et nous propose une tout autre interprétation de l'organisation spatiale du continent noir. Aux schémas anciens — limites coloniales, découpages régionaux —, il oppose une vision inédite, identifiant les territoires non plus par leur position dans l'espace, mais au travers des mutations culturelles, géopolitiques ou géoéconomiques qui les affectent.
L'approche d'Achille Mbembe, stimulante et visionnaire, est un défi pour le cartographe. La cartographie, qui n'est déjà qu'un reflet partiel de la réalité, est mise ici face à une difficulté supplémentaire : dessiner les contours des territoires pensés par l'auteur, formaliser une construction intellectuelle. Il faudra beaucoup d'imagination pour représenter ces nouveaux "espaces intersticiels", le passage d'une région à l'autre n'étant jamais vraiment incisif, et faire un choix que rend forcément injuste la nécessaire simplification de la carte.
Et les cartes vieillissent vite parfois, pour devenir, presque sans prévenir, des cartes historiques. Elles se meuvent dans le temps et dans l'espace quand l'histoire bouscule le monde. Lors des grands découpages contemporains, du Congrès de Vienne à Yalta, des générations de diplomates ont gribouillé, dessiné à la main maintes esquisses malhabiles, imparfaites, pour tenter de trouver les tracés frontaliers qui leur étaient le plus favorable. L'esquisse préfigure la carte, permet d'exprimer plus librement mais plus subjectivement le caractère incertain ou temporaire de ces lignes de partage et la diversité de leur statut : il y a aussi des "murs" dans les têtes, des frontières culturelles, symboliques, que seuls les crayons de couleurs arrivent à formellement mettre en valeur.
Un processus de création cartographique
Quand l'Est passe à l'OuestRéalisations : Philippe Rekacewiz, Visions cartographiques |
Les trois frontières de l'EuropeCette carte a été imaginée et conçue sur la base d'une serie d'entretiens menés avec Olivier Clochard (Laboratoire Migrinter, Poitiers), Alain Morice (CNRS, Paris), Stefano Liberti (Il Manifesto, Rome) et les permanents de l'association United aux Pays-Bas. |
Après la "chute du Mur" en novembre 1989, et au cours des trois années qui ont suivi, les bouleversements frontaliers étaient tels que très vite, nous avons rangé (et oublié) les atlas existants pour redessiner la "nouvelle Europe", le "nouveau monde", et pour publier ces nouvelles cartes dans de nouveaux atlas. La frontière entre les deux Allemagnes a bel et bien disparu des cartes et, dans l'espace concret, il n'en reste que quelques lambeaux symboliques, quelques mètres de mur à Berlin et deux ou trois miradors ici et là. L'Allemagne est donc réunifiée, mais l'ancienne frontière est-elle aussi invisible que la carte le laisse croire ? Que dire de l'image cartographique qui nous est offerte lorsqu'on redessine, longtemps après, le paysage socio-économique ou démographique du pays ? Les frontières mentales perpétuent souvent celles qui se sont évanouies sous la pression de l'histoire. Certains amis berlinois disent continuer aujourd'hui de circuler dans la ville selon les mêmes itinéraires que lorsque le mur séparait l'Est et l'Ouest ! La barrière physique disparue, c'est le Berlin mental qui continue d'exister.
C'est la relation entre les migrations internationales et les frontières que l'exposition "Frontières" (du 3 octobre 2006 au 4 février 2007 au Muséum de Lyon) se proposait, notamment, d'explorer. Des pays, toujours plus nombreux (Union européenne, Russie, Australie, Chine, Brésil, États-Unis, etc.) , renforcent leurs frontières, dressent toujours plus de barrières et de murs infranchissables, appliquent une véritable "stratégie de guerre" (l'expression est d'Alain Morice, anthropologue et chercheur à l´unité Immigration et Société du CNRS), pour contenir les "envahisseurs" et pour mieux sanctuariser leurs territoires. Les lois criminalisant l'immigration se durcissent et des accords de coopération avec les pays dit de "transit" se multiplient pour créer des camps de "filtration" qui finissent par constituer autant de zones tampons, de zones frontières.
Les frontières des camps de réfugiés constituent aussi des enclaves extra-territoriales tout à fait particulières. Souvent hors de portée des organisations humanitaires ces populations demeurent la plupart du temps sans assistance ni protection dans des situations de clandestinité et d'extra-territorialité fondant leur précarité. Comment les représenter et avec quelles données fiables ?
Prenons l'exemple de l'Afrique de l'Est : de l'Angola au Soudan et à la Somalie, des millions de personnes se croisent sur les chemins de l'exil, traversent des frontières au-delà desquelles elles ont la vie sauve, mais perdent, parfois pour de longues années, leurs droits et leur citoyenneté. Et les autres ? Combien sont-ils en tout ? 20, 50 ou 80 millions ? Personne n'est capable de le dire aujourd'hui, les statistiques se contredisent. Le Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) s'occupe de 20 millions de personnes, mais ce chiffre n'inclut pas l'essentiel des populations déplacées – entre 20 et 30 millions de personnes selon les estimations – qui ne relèvent pas du mandat du HCR (elles n'apparaissent d'ailleurs pas dans les statistiques de l'institution). Le Comité des États-Unis pour les réfugiés et les migrants (USCRI) ainsi que le Centre d'études pour les personnes déplacées du Conseil Norvégien pour les réfugiés (IDMC) publient annuellement des estimations imparfaites.
Ainsi, mettre en cohérence les statistiques, s'appuyer sur des données fiables, est un défi permanent pour le cartographe.
Autour des réflexions de Philippe Rekacewicz [liens supprimés en 2024]
- Aperçu sur l'exposition "Frontières", du 3 octobre 2006 au 4 février 2007 au Muséum de Lyon et à propos de cette exposition "Migrations et réfugiés : le monde qui accueille et celui qui se ferme". Michel Foucher et Henri Dorion, étaient commissaires scientifiques de l'exposition et Philippe Rekacewicz en était le cartographe.
- "Cartographier le présent", site multilingue de recherche et de documentation des changements géopolitiques en cours à l'échelle planétaire, exploitant les outils spécifiques à la cartographie et les technologies multimédias. Un projet du Comité International de Bologne pour la Cartographie et l'Analyse du Monde Contemporain
- "Visions cartographiques", un carnet, sous forme de blog, destiné à présenter, sous forme d'esquisses ou de documents finalisés, des projets cartographiques en gestation (pour les présenter au public et pouvoir les développer collectivement), une réflexion sur la création cartographique, sur les choix visuels et terminologiques, sur la rédaction des légendes, sur les manipulations et utilisations politiques des cartes, sur les démarches méthodologiques (de l'intention à l'esquisse, de l'esquisse à la digitalisation)
- De nombreuses réalisations cartographiques de Philippe Rekacewicz
- Ses interventions dans le cadre du Café géographique
D'après les travaux de Philippe Rekacewicz,
Comité international de Bologne pour la cartographie et l'analyse du monde contemporain
Mise à jour : 11-03-2008.
Pour citer cet article :
D'après les travaux de Philippe Rekacewicz, « Philippe Rekacewicz, un cartographe confronté à la représentation des frontières », Géoconfluences, mars 2008.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/doc/typespace/frontier/FrontViv.htm